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La diversification et la complexification croissante de l’univers médiatique imposent aux politiciens, qui sont dépendants de ces relais pour diffuser leurs messages, une agilité et une capacité d’adaptation toujours plus grande dans leur façon de paraître face aux citoyens. Dans son ouvrage Incarner la politique, Guylaine Martel se propose de brosser le portrait des stratégies mises en place par les acteurs et actrices politiques québécois.es pour tenter de naviguer au sein d’un paysage en transformation constante.

Son approche principalement sociologique et interactionnelle, inspirée des travaux de Goffmann, lui permet d’éviter les écueils classiques des approches technologiques qui tendent à dominer le champ des études en communication politique. Ainsi, pour l’auteure, la communication publique se comprend comme une construction sociale au centre de laquelle trône l’éthos politicien. Celui-ci est une négociation entre l’individu et son auditoire qui va permettre d’établir la crédibilité du premier en tant que politicien.

Il n’est donc pas surprenant de retrouver, au coeur de l’analyse de Martel, le concept de personnalisation. Loin de se limiter à une vision superficielle du phénomène, elle explore de façon exhaustive les multiples dimensions de ce concept polysémique, rendant compte fidèlement de la diversité des approches communicationnelles des politicien.ne.s québécois.es face aux exigences de la personnalisation. De fait, l’un des premiers constats du livre, qui sera confirmé par les nombreuses analyses de matériau audiovisuel, est qu’il n’y a pas de stratégie universelle quant à l’incarnation de la politique. Ce qui marche pour une élue ne fonctionnera pas pour un autre candidat, car l’imposition du sens ne se fait pas de façon verticale : celui-ci est coconstruit par un échange constant de messages et d’interprétations entre le politicien et son public.

Dans le premier chapitre, Guylaine Martel revient sur les évolutions contemporaines du système médiatique québécois. S’inscrivant dans la lignée des analyses de Strombäck, elle avance que le contexte de médiatisation de la politique joue un rôle actif dans la prise d’importance du phénomène de personnalisation. Elle montre ensuite comment ce contexte favorise l’établissement d’une quasi-interaction interpersonnelle avec le public. Si la nécessité d’atteindre le plus grand nombre interdit de ne se reposer que sur les interactions interpersonnelles pour le politicien, ce dernier possède à sa disposition tout une gamme d’outils et d’astuces pour recréer un contexte similaire lors de son passage dans les médias.

Elle revient ensuite sur l’importance de l’éthos de politicien, en rappelant le poids de la « matière première » de l’individu. Pour être crédible, l’image construite doit se reposer sur un fond préexistant : une personnalité qui irait totalement à l’encontre de ce que le public sait déjà de lui créerait des réactions très négatives. Cette perspective permet d’affiner la compréhension des effets des médias et de la persuasion des électeurs. En effet, par son approche interactionnelle de la communication politique, Martel rappelle que le public n’est pas une masse passive qui accepte sans broncher les messages venus d’en haut : la réception est un acte d’interprétation qui permet une distance critique et qui oblige le messager à une certaine cohérence.

Dans le deuxième chapitre, Martel passe en revue les différents rôles et modèles de politiciens, qu’elle classe sur un continuum allant du stéréotype au marginal. Le rôle de politicien est acquis, pas inné, et c’est un processus de négociation constante pour l’individu concerné. Elle montre notamment comment les stéréotypes mobilisés et les techniques pour se démarquer peuvent varier en fonction des contextes, notamment régionaux ou administratifs. Une large partie de ce chapitre est consacrée aux politiciennes, dont l’absence de modèle stable historique complique la tâche. L’auteur détaille comment les politiciennes québécoises se positionnent face à cette difficulté supplémentaire, certaines reprenant l’éthos masculin à leur compte alors que d’autres tentent de construire un éthos différent, propre aux politiciennes. De fait, l’éthos est au carrefour de l’identité sociale correspondant au rôle de politicien et de l’identité personnelle : les variations sont donc nombreuses et les ajustements constants pour les acteurs.

Dans le troisième chapitre, l’auteure revient sur un phénomène bien étudié au Québec, celui de l’infodivertissement. Plus qu’une analyse de ce contexte nouveau d’hybridation, elle explique la façon dont cette nouvelle donne augmente le risque et les pièges pour le politicien, qui doit être capable, au sein d’un même passage média, de varier les registres entre l’information politique traditionnelle et le divertissement réputé plus léger. De fait, cet exemple vient renforcer son hypothèse initiale : l’action de communication n’est pas une règle obligatoire qui s’impose, mais un usage, une entente, un cadre de référence qui participe à la construction du sens entre la scène médiatique et le public. En brouillant le cadre de référence, l’infodivertissement offre un défi de taille pour les politiciens, qui doivent être capable de jauger et de réagir instantanément à des signaux parfois contradictoires par rapport à ce qu’ils exigent de lui.

Enfin, dans le quatrième chapitre, Martel inscrit sa réflexion dans les développements contemporains de la personnalisation. Se basant sur des concepts comme le « charisme quotidianisé » ou la « peopolitique », elle montre comment les politiciens québécois renégocient leur éthos et font évoluer l’image qu’ils renvoient en fonction des nouvelles exigences médiatiques et démocratiques. Des aspects comme l’authenticité, la spontanéité ou encore la vedettisation s’imposent aux acteurs politiques, qui en retour utilisent des stratégies telles que la variation du registre langagier pour s’adapter.

Incarner la politique s’inscrit parfaitement dans les études contemporaines en communication sur la personnalisation. Bien que revendiquant une approche plus descriptive que prescriptive, son analyse interactionnelle et sa compréhension fine des phénomènes de personnalisation permettent de rendre parfaitement compte des logiques à l’oeuvre dans la sphère politico-médiatique québécoise. Le choix méthodologique d’un matériau exclusivement audiovisuel répond bien aux exigences fixées par l’auteure quant à sa réflexion. Il serait particulièrement intéressant de reprendre le même type d’analyse sur les nouveaux moyens de communication, comme les réseaux sociaux, pour tenter d’y discerner des variations dans l’éthos de politicien et sa négociation. Cela questionnerait notamment le poids du contexte médiatique dans les constructions sociales des rôles de politiciens par rapport à d’autres variables comme la culture.

Plus généralement, cette approche sociologique et historique complète idéalement les analyses technocentrées qui dominent généralement ce type d’études. De fait, la contribution de Guylaine Martel permet d’enrichir la compréhension de la communication politique québécoise tout en posant les jalons d’analyses futures sur le même sujet grâce à un cadre théorique robuste, ancré dans une littérature sociologique et communicationnelle variée.