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Introduction : les émotions au coeur du travail d’intervention en relation d’aide

Les professionnels en relation d’aide font face à des défis et des difficultés multiples associés aux réalités cliniques qu’ils rencontrent sur le terrain ainsi qu’aux conditions organisationnelles au sein desquelles ils opèrent. La relation d’aide implique que l’intervenant soit soumis régulièrement et de façon chronique à diverses émotions inhérentes au travail d’aide auprès de clientèles vulnérables, traumatisées et en détresse, notamment des émotions négatives telles que la colère, l’hostilité, la tristesse, la peur, l’impuissance ou l’agressivité (Berkout, Tinsley et Flynn, 2019 ; Norcross et Kobayashi, 1999 ; Pryce et al., 2011 ; Ressler et al., 2004 ; Saini, 2009). Ces émotions vécues par les intervenants sont souvent perçues comme nuisibles ou même dangereuses et sont susceptibles de les placer, de façon réelle ou imaginée, en situation de conflit avec leur rôle professionnel ainsi qu’avec les attentes que l’on attribue culturellement à ce rôle (p. ex. : l’image d’un professionnel accueillant, acceptant, rassurant et calme) (Wolf, Goldfried et Muran, 2017). Bien que le domaine de la relation d’aide reconnaisse l’importance et la prépondérance des émotions au sein de ce travail, trop peu d’intérêt et de légitimité sont accordés aux émotions, notamment négatives, vécues par les intervenants eux-mêmes et trop peu d’attention est portée également à la façon de les gérer et de les comprendre (Hervé et al., 2008). Pourtant, il est reconnu que le fait d’invalider la présence d’émotions, de ne pas leur donner de place ou de les percevoir comme un danger ne permet pas à une communauté, par exemple celle des professionnels de la relation d’aide, de développer ses compétences émotionnelles à l’égard du travail d’intervention (Benitez, Howard et Cheavens, 2020 ; Gilbert et Sliep, 2009 ; Holmes, 2015). Ainsi, la charge émotionnelle ressentie par l’intervenant au quotidien repose entièrement sur ses épaules, alors que sa reconnaissance, sa mise en mots, sa valorisation et sa prise en charge s’avèrent pourtant collectives, de nature interactionnelle et intersubjective (Stern, 2005a). Les émotions, concept fondamentalement influencé par les normes sociales et la société dans laquelle s’inscrit l’individu (Damasio, 1999 ; Diefendorff et al., 2011 ; Grecucci et al., 2015 ; Hutchison et Gerstein, 2017 ; Humphrey et al., 2020 ; Krauth-Gruber, 2009 ; Minner, 2019 ; Von Scheve et Slaby, 2019 ; Weissberg et al., 2015), sont pourtant inhérentes à la condition humaine de façon générale et plus particulièrement à la relation d’aide, ayant des implications directes pour l’intervenant. De ce fait, il apparaît fondamental de réfléchir à la place offerte aux émotions vécues par les intervenants au sein du travail de relation d’aide et aux compétences émotionnelles pouvant collectivement être valorisées, promues et développées.

Cet article propose donc un regard sur le travail émotionnel chez les professionnels en relation d’aide, et de façon plus spécifique présente la régulation émotionnelle et la mentalisation comme des compétences complémentaires et potentiellement fondamentales leur permettant de mieux reconnaître et gérer les émotions ressenties dans le cadre de leurs fonctions. Ces concepts et leurs implications seront explicités, de même que leur pertinence pour permettre aux intervenants de préserver leur bien-être et de demeurer accordés et sensibles aux personnes accompagnées. Dans un premier temps, les processus de mentalisation individuels et internes seront exposés, pour ensuite en dégager les applications collectives, notamment au sein d’une équipe. La présentation d’un cas clinique au sein d’un centre de jour pour personnes vivant avec des problèmes de santé mentale permettra d’illustrer les applications concrètes de la régulation émotionnelle et de la mentalisation chez les intervenants en relation d’aide.

La réalité et les défis émotionnels inhérents au travail d’intervention en relation d’aide

Le travail d’intervention en relation d’aide concerne tous les métiers relationnels, qu’il s’agisse d’intervenants psychosociaux, de travailleurs sociaux, de psychoéducateurs, de psychologues, d’infirmières, d’éducateurs ou d’autres travailleurs communautaires, de la santé ou des services sociaux. Ces emplois au sein de diverses disciplines comportent des enjeux et défis nombreux, notamment en raison de la grande vulnérabilité des personnes accompagnées. En effet, la relation d’aide s’instaure souvent auprès de populations précaires socialement, traumatisées, marginalisées ou présentant des psychopathologies sévères (Muran et Eubanks, 2020 ; Vallée et al., 1998 ; Wacker et Dziobek, 2018). Les difficultés rencontrées peuvent concerner le revenu, la santé mentale et physique, la violence conjugale et familiale, l’abus, le deuil, la toxicomanie, le parcours migratoire, les habiletés parentales ou la judiciarisation ; des réalités variées, mais également déroutantes auxquelles les professionnels en relation d’aide sont quotidiennement exposés (Bouterfas, 2014 ; Girard, Joud et Duret, 2018 ; Lessard, 2019 ; Sjølie, Binder et Dundas, 2017 ; ROHSCO, 2016). Pour diverses raisons liées à leur situation de vie, leur vécu et leur histoire, les personnes rencontrées peuvent se montrer peu mobilisées par rapport au changement, avoir épuisé leurs réseaux de soutien existants (Vallée, Courtemanche et Boyer, 1998) ou entretenir un réseau inadéquat. Dans le cadre de l’intervention, certaines personnes accompagnées tendent aussi à mettre à l’épreuve la relation avec les intervenants en réagissant parfois de façon impulsive, hostile ou troublante en raison d’expériences traumatiques passées et de difficultés relationnelles majeures (Milot, Collin-Vézina et Godbout, 2018). L’adversité rencontrée peut mener les personnes accompagnées à entretenir des attentes irréalistes envers les services d’aide, à remettre la responsabilité de leur état sur leur intervenant ou à se présenter en grande détresse et dans l’urgence d’aller mieux ou de régler rapidement une problématique complexe (Brillon, 2013). Ces comportements sont particulièrement exigeants pour les intervenants puisqu’ils tendent à éveiller d’intenses émotions chez ces derniers. Les comportements agressifs et attaques verbales à l’égard des professionnels sont d’ailleurs, avec les menaces suicidaires, reconnus comme étant les plus grandes sources de stress pour les professionnels (Prikhidko et Swank, 2018). Les professionnels en relation d’aide sont donc habités au quotidien de vécus émotifs difficiles tels que l’envahissement ou la confusion et font fréquemment face à des situations de crise (p. ex. : crises suicidaires ou homicidaires) et de rechutes récurrentes éveillant des sentiments d’impuissance, de frustration et même de peur (Sjølie et al., 2017).

En plus des défis associés au contact avec la détresse humaine et à la gestion d’événements de vie difficiles, rappelons que des émotions souffrantes peuvent aussi émerger des conditions organisationnelles au sein desquelles évoluent les professionnels en relation d’aide. Les divers contextes d’intervention, notamment au sein du secteur public et communautaire au Québec, impliquent souvent un travail de proximité dans les milieux de vie des personnes accompagnées (Vallée et al., 1998), des conditions de travail précaires, une charge de travail importante, un roulement de personnel, des réponses en urgence, un manque de reconnaissance, de la pression de la part des gestionnaires, une faible rémunération, un manque de formation et peu d’implication dans les prises de décision (Bouterfas, 2014 ; Brillon, 2013 ; Côté, MacDonald et Renard-Robert, 2020). La pénurie de personnel, l’absentéisme et l’épuisement professionnel sont également des enjeux récurrents dans ces divers milieux d’intervention (Grenier et al., 2016 ; Lessard, 2019). La complexité du travail de relation d’aide est souvent rendue invisible par la standardisation des pratiques et l’approche managériale qui limitent la place réservée à l’autonomie et au jugement clinique des professionnels (Benhaïm, 2018 ; Côté, Gosselin et Dagenais, 2020). Les services s’articulent de plus en plus autour de la rentabilité, de l’efficacité et de l’immédiateté, ce qui nuit à la qualité de l’accompagnement et la prise en compte d’une situation dans sa globalité (Benallah et Domin, 2017). Les professionnels assistent ainsi à une déshumanisation des soins au profit du rendement qui accélère le rythme d’offre de service attendu (Petiau, 2018). Il peut en résulter une perte de sens du travail de relation d’aide sous les pressions bureaucratiques, où l’intervention et la relation d’aide sont vécues comme marchandes plutôt que soignantes (Benhaïm, 2018). La charge émotionnelle portée par les professionnels peut donc se voir décuplée par les conditions du milieu de travail et la façon d’être soutenu et reçu au sein de ce milieu (Grenier, Bourque et St-Amour, 2016 ; Sjølie et al., 2017).

Les défis à la fois organisationnels, relationnels et cliniques rencontrés par les professionnels en relation d’aide sont susceptibles d’induire chez ces derniers une vaste gamme d’émotions intenses difficiles à contenir, à comprendre et à gérer (Normandin et Ensink, 2007 ; Weight et Kendal, 2013 ; Muran et Eubanks, 2020). Prenons par exemple la frustration ou la colère qui peut être ressentie face à une personne accompagnée qui présente un comportement méprisant ou passif, le sentiment d’impuissance ou de ne pas être à la hauteur face à une victime de traumatismes répétés, la peur face à quelqu’un en crise ou menaçant, ou l’incompréhension face à des comportements troublants. De par la nature du rôle d’intervenant, les vécus qui habitent les professionnels ne peuvent pas nécessairement être exprimés de façon ouverte dans le cadre de leurs fonctions. Ces situations exigent inévitablement des professionnels en relation d’aide une gestion de leurs propres réactions ainsi que le maintien difficile d’une position de neutralité (Green et Zacharias, 2004).

Les notions de travail émotionnel et de règles de sentiments appliqués à la relation d’aide

Le cadre théorique du travail émotionnel et des règles de sentiments présente un intérêt pour analyser le rôle des émotions spécifiquement chez les professionnels en relation d’aide. Le travail émotionnel se définit comme l’effort et le travail sur soi que fait une personne afin d’afficher publiquement une émotion feinte ou de dissimuler celle proscrite, selon les exigences ou valeurs du milieu dans lequel elle se trouve (Fortino, Jeantet et Tcholakova, 2015). Le travail émotionnel est généralement déclenché par une divergence entre ce qu’une personne ressent et ce qu’elle souhaite ressentir en fonction des règles de sentiments dans un milieu donné (Hochschild, 2003). C’est le cas des professionnels en relation d’aide qui doivent être en mesure de ne pas mettre en acte leurs réactions (aussi nommé « agir » ; Gelso et Hayes, 2001) lorsque confrontés aux émotions difficiles ou négatives au sein du travail d’intervention. Les professionnels en relation d’aide doivent à plusieurs moments modifier le degré ou la nature des émotions ressenties. Les règles de sentiments spécifiques au domaine de la relation d’aide attribuent notamment un caractère idéal à ce qu’il est attendu de ressentir (Hochschild, 2003), par exemple, d’être un professionnel de la relation d’aide qui est acceptant en toutes circonstances, qui ne juge pas, qui est en mesure de tout entendre ou qui se montre toujours disponible à l’autre. Notons par ailleurs que ces règles de sentiments peuvent être imposées implicitement et explicitement tant par les professionnels eux-mêmes que par leurs collègues et employeurs, ces derniers attendant de leurs travailleurs qu’ils gèrent leurs sentiments en fonction de règles prédéfinies (Diefendorff et al., 2011 ; Wharton, 2009). En réalité, l’empan émotionnel ressenti par les professionnels au contact des personnes accompagnées est grand et implique des émotions dites négatives (p. ex. : dégoût, peur, colère, mépris) et des mouvements pouvant être considérés ou ressentis comme étant « laids » (p. ex. : l’envie de rire, de rejeter ou de mettre l’autre à distance) ou inappropriés (p. ex. : l’envie de prendre en charge) (Friedman et Gelso, 2000). La complexité et l’intensité du monde émotionnel des intervenants lorsque mobilisé au sein d’une relation d’aide est un phénomène reconnu et documenté (Lecomte, Savard, Drouin et Guillon, 2004 ; Muran et Eubanks, 2020). Pourtant, bien que ces vécus ne puissent pas être évités, leur existence est souvent niée, tant par certains professionnels que par leurs employeurs, souvent parce qu’ils ne savent pas quoi en faire ou en craignent les impacts (Berthoud et Noyer, 2021). L’intervenant se retrouve face à l’obligation de montrer certaines émotions malgré le fait qu’elles soient par moment non congruentes au ressenti. Il en résulte potentiellement l’émergence d’une importante dissonance émotionnelle (Wharton, 2009). Cette dissonance peut être difficile à vivre pour les professionnels en relation d’aide, plus encore si le vécu réel est teinté de honte et menace le sentiment de compétence comme professionnel, parce que non congruent avec les règles de sentiments du milieu. En effet, l’expression de sentiments négatifs à l’égard d’une personne accompagnée est parfois perçue comme inacceptable et incompatible avec le professionnalisme (Bessette, 2010 ; Berthoud et Noyer, 2021). Le travail émotionnel réalisé s’articulera alors possiblement autour d’une tendance à se couper du vécu émotif, à tenter de ne pas sentir ou à éviter ces émotions divergentes des règles de sentiments en place. Ultimement, un tel travail émotionnel risque de mener à de la détresse et à une étrangeté à soi en raison des coupures installées entre le monde affectif et l’identité du professionnel (Wharton, 2009). Certains auteurs soulignent d’ailleurs une corrélation positive entre la présence de dissonance émotionnelle et l’épuisement émotionnel (Abraham, 1998 ; Kenworthy et al., 2014). Bien entendu, il ne serait pas souhaitable que le professionnel exprime de façon spontanée et non régulée l’empan des charges affectives ressenties. Toutefois, une coupure, un déni ou un détachement des émotions réelles représentent, lorsqu’effectués de façon chronique et quotidienne, un risque à la fois pour la santé émotionnelle de l’intervenant et pour la qualité des services offerts.

Les conséquences des charges émotionnelles vécues lors du travail de relation d’aide

Les émotions vécues quotidiennement par les professionnels en relation d’aide sont susceptibles d’avoir diverses répercussions, surtout si ces émotions ne sont pas reconnues et régulées (Ellis, Schwartz et Rufino, 2018 ; Michaud et al., 2021 ; Raab et al., 2015). Elles peuvent notamment leur occasionner de la détresse psychologique (Diefendorff et al., 2011 ; Sprang, Clark et Whitt-Woosley, 2007). En effet, il est reconnu que les émotions ressenties au contact des personnes accompagnées ne disparaissent pas et tendent même à s’accumuler chez l’intervenant au fil des années d’expérience (Cortese, Colombo et Ghislieri, 2010 ; Fortin, 2014 ; Guntupalli et al., 2014 ; Saakvitne et Pearlman, 1996 ; Sommer, 2008 ; Tabor, 2011). L’accumulation de ces charges peut s’avérer délétère pour la santé et le bien-être psychologique de l’intervenant, notamment en ayant l’effet de diminuer son intérêt pour le travail, son sentiment de compétence ou son engagement. La charge de travail ainsi que la charge émotionnelle quotidienne portées par les professionnels en relation d’aide sont d’ailleurs des prédicteurs de l’épuisement professionnel (Bouterfas, 2014 ; Diefendorff et al., 2011 ; Veach, LeRoy et Callanan, 2018). La fatigue de compassion, notion qui fait référence à une usure profonde et douloureuse à la détresse d’autrui, représente en effet la porte d’entrée de l’épuisement chez les professionnels en relation d’aide puisqu’elle opère des changements dans la vision de soi, du soin et du monde (McCluskey et O’Toole, 2019). Il peut en résulter une perte de sens, une diminution de l’estime de soi comme soignant, une perte d’intérêt envers la relation d’aide ainsi qu’une réduction du sentiment de sécurité au travail (Thomas, Barruche et Hazif-Thomas, 2012). Lewis, Lewis et Garby (2013) constatent aussi que l’exposition aux traumatismes des personnes accompagnées (tant dans la lecture de dossiers que dans les récits entendus ou les situations observées) a des impacts importants sur les professionnels en relation d’aide. L’épuisement professionnel, les difficultés sexuelles, les problèmes familiaux, la colère, la distorsion de la vision du monde, l’isolement social et émotionnel ainsi que la surresponsabilisation seraient des effets de cette exposition répétée (Tabor, 2011). Un état d’alerte constant, de l’évitement et l’appropriation par le professionnel des images et des contenus traumatiques à travers des reviviscences après avoir entendu des descriptions détaillées d’histoires traumatiques de façon répétée correspondent d’ailleurs aux effets du traumatisme vicariant, concept largement documenté par la littérature scientifique (Saakvitne et Pearlman, 1996 ; Sommer, 2008 ; Tabor, 2011). Notons également que les conditions de travail discutées plus tôt sont aussi fortement associées à l’épuisement professionnel puisqu’elles contribuent à la perte de sens au travail (Bouterfas, 2014).

Dans un autre ordre d’idées, il est établi que les émotions ressenties par l’intervenant qui offre les services à l’égard de la personne qui les reçoit auront une influence directe sur la qualité des services rendus (Koufane, Négroni et Vion, 2000), surtout si ces émotions ne sont pas conscientes, reconnues et prises en considération dans le travail d’intervention (Hayes et al., 2018 ; Kiesler, 2001). La littérature clinique désigne comme « contre-transfert » les émotions ressenties par les professionnels en relation d’aide lors d’interactions avec les personnes qu’ils accompagnent (Hayes et al., 2018 ; Hétu, 2019). Ces émotions ressenties par le professionnel peuvent provenir à la fois des difficultés vécues par la personne accompagnée, ou de celles éveillées chez le professionnel lorsqu’il se trouve au contact de cette personne (Kiesler, 2001). Ces réactions émotionnelles peuvent interférer avec la capacité de réfléchir et d’offrir un accompagnement optimal, notamment en devenant envahissantes (Hayes, Gelso et Hummel, 2011), en biaisant la compréhension clinique qui soutient les interventions (Laporte et al., 2014 ; Racker, 2018) et en étant à l’origine d’erreurs professionnelles (Hayes, Nelson et Fauth, 2015). Comme le démontre l’étude de Laporte et al. (2014), ces vécus contre-transférentiels peuvent par exemple mener à un désinvestissement affectif de la part des professionnels, une moins grande empathie, de l’intolérance, l’évitement de certaines clientèles, le choix d’interventions plus réactives et la prise de décisions peu objectives. Les charges émotives vécues peuvent aussi conduire à des réponses restrictives, coercitives ou négligentes de la part des professionnels et influencer la qualité des soins reçus, tant sur le plan médical que social (Bowring et al., 2017 ; Willems et al., 2014 ; Zijlmans et al., 2012). Les émotions ressenties par l’intervenant peuvent ainsi mener à des « agirs » contre-transférentiels à l’égard de la personne accompagnée (p. ex. : réaction hostile, oubli d’un rendez-vous) ou à l’égard de l’intervenant lui-même (p. ex. : critique sévère de soi, doute profond de sa compétence, perte de motivation au travail) (Morrison, 2007).

Face au caractère inévitable des émotions et des réactions contre-transférentielles dans le cadre de l’intervention, le travail émotionnel et les règles de sentiments permettent certainement aux professionnels de la relation d’aide d’éviter, du moins par moments, de mettre en acte de façon dommageable des émotions, sentiments ou réactions qui ne seraient pas profitables aux services d’intervention. Or, un travail émotionnel visant uniquement à invisibiliser le vécu affectif indésirable comporte aussi ses risques pour l’intervenant et ses impacts au sein du travail d’intervention spécifiquement (Cortese et al., 2010 ; Guntupalli et al., 2014). Les émotions activement niées, minimisées ou cachées se retrouvent à exercer leur pression hors du champ de conscience et d’attention du professionnel, et donc hors de son contrôle (Friedman et Gelso, 2000).

La régulation émotionnelle et la mentalisation

L’activation de la régulation émotionnelle et de la mentalisation du professionnel dans le contexte du travail d’intervention représente une alternative au travail émotionnel visant à dissimuler les émotions indésirables. La régulation émotionnelle se définit comme étant la capacité à augmenter, à diminuer ou à maintenir une ou plusieurs composantes de la réponse émotionnelle par le biais de stratégies conscientes ou inconscientes (Gross, 1998 ; Guan et Jepsen, 2020). Elle permet à l’individu d’influencer, par diverses stratégies, quand et comment surviennent ses émotions, ainsi que leur mode d’expression (Côté et al., 2013). La mentalisation, compétence interpersonnelle étroitement reliée à la régulation émotionnelle, est la capacité à se représenter et à comprendre nos états mentaux et affectifs (mentalisation envers soi) ainsi que ceux d’autrui (mentalisation envers l’autre), la capacité à les verbaliser, à les réfléchir (Bateman et Fonagy, 2004) et à identifier de quelles façons ils influencent nos comportements et notre bien-être (Bateman et Fonagy, 2008 ; Choi-Kain et Gunderson, 2008 ; Holmes, 2015). La mentalisation, de par sa nature interpersonnelle et émotionnelle, permet à l’individu d’interpréter les subtilités de ses émotions, pensées et comportements ainsi que de ceux d’autrui en se représentant les états ou motivations sous-jacents (Bateman et Fonagy, 2004). Elle intègre à la fois un volet affectif, soit le fait de reconnaître, ressentir et moduler les émotions, et un volet cognitif, soit la capacité à penser, réfléchir, nommer les émotions et à développer des représentations symboliques de son propre esprit et de celui de l’autre (Weir, 2016). La mentalisation permet donc de mieux comprendre et prédire le monde social et de mieux s’ajuster aux relations interpersonnelles (Allen, Fonagy et Bateman, 2008).

La régulation émotionnelle et la mentalisation sont acquises en bas âge par le biais de la relation d’attachement parentale sécurisante (Taubner et al., 2013), mais elles poursuivent leur développement au fil des expériences reliées à différents contextes (Allen et al., 2008 ; Fonagy, Gergely et Jurist, 2018). Ce sont des compétences qui peuvent d’ailleurs s’activer dans tous types d’interactions, dont celles qui sont reliées aux activités professionnelles. Dans la population générale et clinique, de bonnes capacités de régulation émotionnelle et de mentalisation sont associées à un plus grand bien-être et à moins de symptômes de détresse psychologique (John et Gross, 2004 ; Hayden et al., 2018), à des relations interpersonnelles plus saines et plus satisfaisantes (Aldao, Nolen-Hoeksema et Schweizer, 2010), ainsi qu’à une identité et une image de soi plus stables (Euler et al., 2021). La régulation émotionnelle et la mentalisation font l’objet d’un nombre grandissant d’études menées spécifiquement auprès des professionnels qui interviennent dans des contextes émotionnellement chargés et auprès de clientèles vulnérables (p. ex. : psychothérapeutes, intervenants sociaux, infirmières, militaires, premiers répondants) (Berking, Meier et Wupperman, 2010 ; Salvarani et al., 2019 ; Satran et al., 2020). Ces études tendent à démontrer une association positive entre ces compétences chez les professionnels en relation d’aide et la fréquence d’émotions positives ressenties à l’égard du travail, un plus grand bien-être et une meilleure santé mentale et physique (Bassal et al., 2016 ; Moskowitz et al., 2019), notamment du fait que ces compétences protégeraient les professionnels des effets néfastes liés aux défis et au stress du travail (Allen et al., 2008 ; Cologon et al., 2017). La mentalisation permettrait aussi aux intervenants de mieux réguler leurs émotions, d’être plus présents dans la relation avec les personnes accompagnées et de formuler des interventions plus sensibles et accordées au vécu de ces personnes. La mentalisation permet en effet à l’intervenant d’être conscient et curieux à l’égard des émotions qu’il ressent, plutôt que d’utiliser une stratégie non productive comme l’évitement ou le refoulement (Beitel, Ferrer et Cecero, 2005). Elle agit à la fois de manière intentionnelle et délibérée (p. ex. se questionner sur son ressenti après une rencontre ou une interaction particulièrement difficile) et de façon automatique et implicite (p. ex. s’adapter au rythme d’une personne qui pleure en baissant son ton de voix (Choi-Kain et Gunderson, 2008 ; Fonagy et Target, 2002 ; Bateman et Fonagy, 2008). Elle contribue donc à prévenir les réactions impulsives via une meilleure régulation émotionnelle (Fonagy et Target, 2002). Des émotions régulées sont d’ailleurs plus faciles à mentaliser et en retour, une mentalisation efficiente favorise la régulation émotionnelle (Bateman et Fonagy, 2008 ; Schwarzer et al., 2021, Tribiño et Tribiño, 2013).

Des études soulignent aussi que les difficultés de régulation émotionnelle des personnes accompagnées en intervention, récurrentes chez les personnes vulnérables, traumatisées ou présentant une problématique de santé mentale, sont susceptibles d’affecter la régulation émotionnelle de l’intervenant lui-même et sa capacité à mentaliser (Fonagy et Allison, 2014 ; Muran et Eubanks, 2020 ; Sharp et al., 2020). Certains contenus, notamment les émotions négatives et les événements de nature traumatique, sont d’ailleurs plus difficiles à mentaliser. Cette intensité affective peut ainsi diminuer l’accès aux capacités de mentalisation du professionnel, ce qui peut interférer avec sa capacité à réfléchir et à intervenir adéquatement ainsi qu’à demeurer sensible et disposé à l’intervention. En retour, la capacité de l’intervenant à mieux réguler ses états émotionnels et à mentaliser est susceptible d’influencer positivement la régulation émotionnelle de la personne accompagnée (Soma et al., 2020). Certains auteurs abordent même la notion de « régulation émotionnelle sociale », comparativement à la régulation émotionnelle individuelle, pour définir cette notion d’interaction entre la régulation de ses propres émotions et la régulation de celles des autres (Grecucci et al., 2015 ; Shuman, 2013), cette notion s’appliquant directement au travail d’intervention. L’aspect intersubjectif et interpersonnel de la régulation affective et émotionnelle est ainsi directement au coeur du travail en relation d’aide (Schore, 2003 ; Schore et Schore, 2014). Les émotions négatives plus spécifiquement, à la différence des émotions positives, nécessitent un dispositif interpersonnel de régulation. Même si la régulation des émotions négatives semble une capacité individuelle, elle repose en fait sur une construction interpersonnelle et reste contextuelle (Sroufe et Waters, 1977 ; Hervé et al., 2008 ; Schore et Schore, 2014). C’est pourquoi la mentalisation, qui permet de comprendre à la fois l’autre et soi-même au sein de relations interpersonnelles (Bateman et Fonagy, 2012 ; Choi-Kain et Gunderson, 2008), devient particulièrement importante lorsque ces interactions sont émotionnellement chargées (Beitel et al., 2005 ; Ruch, 2005). L’intervenant doit donc être conscient de ses réactions affectives, les réguler et les utiliser pour mieux comprendre le monde interne et les difficultés de la personne accompagnée et favoriser ainsi la mentalisation chez cette dernière (Bessette, 2010 ; Ensink et al., 2013 ; Soma et al., 2020). Voyons comment ces compétences peuvent être mises en application dans le cadre du travail d’intervention.

Le travail émotionnel de l’intervenant sous l’angle de la régulation émotionnelle et de la mentalisation

Application à l’exemple d’un intervenant

La peur ou le dégoût ressentis par un professionnel en relation d’aide à l’égard d’une personne accompagnée sont des exemples de vécus émotionnels pouvant apparaître comme étant non souhaitables ou même indésirables selon les règles de sentiments au sein des milieux d’intervention. Ces ressentis exigent ainsi du professionnel un travail émotionnel important pour les dissimuler et ne pas les mettre en acte. Plusieurs intervenants auront d’ailleurs le réflexe de tenter de s’en départir en les niant, en les mettant à distance, en les banalisant, en les sublimant dans l’humour ou en les exprimant de façon plus ou moins consciente dans des contextes plus acceptables (p. ex. : le sport, l’art, ou dans des relations à l’extérieur du travail). Bien que ces stratégies puissent être efficaces en partie si utilisées de façon flexible, elles ne seront pas suffisantes pour faire disparaître la charge émotionnelle induite dans le travail d’intervention (Acquadro Maran et al., 2015). D’autres stratégies d’adaptation plus dommageables pour l’intervenant peuvent aussi être utilisées, telles que la consommation ou l’isolement. La régulation émotionnelle et la mentalisation appliquées spécifiquement à l’intervenant et à son travail de relation d’aide deviennent ainsi des compétences particulièrement utiles pour naviguer entre les attentes et besoins exigés par le contexte d’intervention tout en créant un espace de reconnaissance et d’accueil des émotions réelles ressenties.

Dans l’exemple de cet intervenant, la régulation émotionnelle permet à ce dernier de ressentir les affects de peur et de dégoût et d’en prendre conscience, puis d’en moduler l’intensité, plutôt que de tenter de ne pas les sentir. Ce processus permet donc à l’intervenant de reconnaître qu’une émotion, bien qu’envahissante, l’habite, lui procurant ainsi un certain contrôle sur l’intensité et l’expression de ces affects. Il pourrait par exemple décider consciemment de « baisser le volume » de l’émotion en présence de la personne accompagnée, mais choisir volontairement de « monter le volume » de cette émotion une fois la rencontre terminée, en supervision ou dans un espace sécuritaire favorisant l’expression et l’apprivoisement de ces ressentis. La régulation des émotions présente donc des distinctions importantes et des apports potentiels par rapport à leur déni ou à leur suppression.

La mentalisation, permettant une posture dite réflexive à l’égard des vécus affectifs ressentis par l’intervenant, favoriserait quant à elle non seulement une meilleure régulation émotionnelle, mais aussi l’élaboration d’un sens et d’une pertinence clinique du ressenti, permettant ainsi d’ajuster le comportement et les interventions aux besoins de la personne accompagnée, tout en préservant l’intégrité psychique du professionnel (Barreto et Matos, 2018 ; Hoffman, 2015 ; Schore, 2001). En effet, au sein de la rencontre intersubjective se déploient des signaux à la fois verbaux, non verbaux et infra-verbaux qui contribuent à la communication de ressentis conscients et inconscients s’inscrivant de façon unique dans la dyade intervenant-personne accompagnée (Georgieff, 2014 ; Georgieff et Speranza, 2013 ; Stern, 2005b). Les sentiments contre-transférentiels portés par le professionnel sont donc souvent un indice du monde émotionnel et relationnel de la personne accompagnée. La reconnaissance, l’expression, l’exploration et la compréhension de ces sentiments contre-transférentiels permettent ainsi de retrouver une position empathique et de se rapprocher du vécu de la personne accompagnée (Schore, 2001). Dans l’exemple présenté ci-dessus, la reconnaissance et l’exploration des émotions de peur et de dégoût permettraient au professionnel de remarquer ses émotions et de les associer à des comportements ou des réactions chez la personne accompagnée (p. ex. : « Je ressens de la peur à son contact, car son regard est insistant et sa voix est chargée d’agressivité. »). Mentaliser cette expérience pourrait permettre au professionnel d’associer son senti à un vécu similaire chez la personne accompagnée ou à ce que cette expérience peut induire au sein de ses autres relations interpersonnelles. Il pourrait ainsi y être plus sensible et plus attentif et possiblement utiliser cette compréhension dans ses interventions auprès de la personne accompagnée.

Les émotions de peur et de dégoût seront aussi moins envahissantes chez l’intervenant qui les aura mentalisées, cela lui permettant d’élaborer un sens de ses propres émotions vécues en intervention, de les symboliser et de s’en dégager émotionnellement. Dans cet exemple, la peur ou le dégoût ressentis par l’intervenant peuvent ainsi être reconnus et validés, plutôt que de représenter une menace pour l’intervenant. Rendre l’expérience interne de peur et de dégoût consciente et comprise par ce dernier est susceptible d’augmenter son sentiment de contrôle et d’auto-efficacité, en plus de favoriser la régulation de ses affects et son bien-être personnel. Une expérience mentalisée et mieux régulée lui permettra aussi de choisir des mots et des façons d’être plus bénéfiques pour la personne accompagnée et plus près de sa réalité interne. La mentalisation favoriserait de ce fait l’établissement d’un lien de confiance avec les personnes accompagnées par des interventions ajustées (Allen et al., 2008 ; Brugnera et al., 2021 ; Cologon et al., 2017 ; Ensink et al., 2013 ; Hazen et al., 2020). Après avoir mentalisé son vécu, l’intervenant sera plus en mesure de demeurer curieux à l’égard de ce qu’il ressent et de tolérer les prochains contacts avec la personne, ayant affiné son empathie pour celle-ci. Il sera ainsi plus disposé à demeurer dans le lien avec la personne, malgré l’envie de s’en éloigner. Il est d’ailleurs largement admis que l’ingrédient actif de la relation d’aide est la qualité du lien établi entre le professionnel et la personne accompagnée (Bachrach, 1993 ; Wampold, 2015). L’établissement de ce lien implique inévitablement un partage d’expérience relationnelle et la possibilité de se laisser toucher par l’autre (Vallée et al., 1998). Être en mesure de tolérer et d’explorer l’entièreté de son empan émotionnel, même sa partie négative, est d’ailleurs une qualité essentielle à l’efficacité thérapeutique d’un intervenant (Bessette, 2010).

Illustration clinique au sein d’une équipe d’intervention

L’exemple suivant permettra d’illustrer concrètement l’application de la régulation émotionnelle et de la mentalisation aux intervenants d’une équipe d’intervention interdisciplinaire. De par la nature développementale et relationnelle de la mentalisation, le processus de reconnaissance, de mise en mots et de compréhension des ressentis portés par le professionnel en relation d’aide peut se faire individuellement, mais est d’autant plus efficace lorsque réalisé au sein d’une relation (p. ex. : avec un collègue, un superviseur ou une équipe). L’exemple montrera donc l’effet potentialisé par le contexte de groupe des processus de mentalisation. Il s’agit d’une situation réelle à laquelle plusieurs intervenants ou équipes pourront s’identifier, plus particulièrement face à des clientèles ou personnes présentant des comportements difficiles ou confrontant.

La situation de madame C. J.

Usagère des services d’un centre de jour, C. J. tend à se montrer très critique, à formuler des reproches sévères et s’est récemment rendue jusqu’à la violence verbale avec les employés du centre. En revanche, C. J. présente des besoins importants sur le plan physique et psychologique, en plus de répondre à plusieurs facteurs de vulnérabilité psychosociale (isolement, niveau socio-économique précaire). Elle est suivie par l’équipe depuis plusieurs années déjà. Au fil du temps, l’équipe d’intervention est devenue réactive au contact de madame, certains ayant tendance à l’éviter, d’autres devenant plus impatients avec elle (p. ex. : « Si vous n’êtes pas contente, il existe d’autres centres que vous pouvez fréquenter. »), ce qui suscite d’autant plus de critiques de la part de C. J. Lorsque les membres de l’équipe parlent d’elle en réunion, cette irritation et cette impatience s’expriment progressivement dans le langage qu’ils utilisent et les mots choisis à son égard, soit un discours moins professionnel et qui se fait par moments dénigrant et stigmatisant. Ces manifestations peuvent être conceptualisées comme étant des agirs contre-transférentiels, témoignant du fait que l’équipe est en contact avec des charges affectives importantes au contact de madame. Bien que ces charges puissent affecter négativement les services qui sont offerts à madame, elles sont également une source précieuse d’information sur ses difficultés et ses besoins. Ainsi, ces charges ne peuvent pas être uniquement niées ou supprimées par les intervenants. Elles doivent être reconnues par les membres de l’équipe et « digérées », c’est-à-dire mentalisées et régulées, tant pour le bien-être de l’équipe que pour la qualité des services rendus à madame. Lors de l’une des réunions d’équipe, tous s’entendent sur l’idée qu’il faut poser un cadre clair qui mette des balises définies aux comportements de C. J. D’emblée, il apparaît cependant ardu pour l’équipe de penser à une intervention permettant de poser un cadre bienveillant plutôt qu’un cadre punitif ou restrictif, considérant l’ampleur de l’irritation ressentie par l’équipe envers madame. Si, d’un côté, l’option de poser uniquement un cadre soutenu par des lignes de conduite administratives ou techniques puisse être envisagée (p. ex. : « Nous ne tolérons pas dans cette institution le manque de respect et la violence, ceci ne doit pas se répéter. »), d’un autre côté, la possibilité de réaliser une intervention de recadrage réfléchie et mentalisée présente plusieurs avantages, à la fois pour l’équipe et pour la suite des interventions auprès de madame.

Comme l’équipe bénéficie mensuellement de la présence d’un superviseur externe, les intervenants choisissent d’aborder avec lui le cas de C. J. afin de s’accorder un espace volontaire et délibéré de mentalisation. Le superviseur invite chaque membre du groupe à explorer librement et sans jugement son ressenti, quelque dérangeant qu’il puisse être. Par l’échange et les questionnements sur leur état interne, sur ceux des collègues et sur celui de madame C. J., chacun des membres contribue à étayer sa propre expérience et l’expérience des autres pour en construire un sens partagé.

L’équipe exprime ressentir beaucoup de colère face à madame ainsi qu’un vif désir de lui refuser l’accès à leurs services. En s’efforçant de mentaliser ces sentiments, notamment en « montant le volume » (régulation positive) de certains vécus affectifs, les membres de l’équipe arrivent à ressentir consciemment et à identifier le mépris et la colère vécus envers C. J. Les participants sont invités, soit par le superviseur ou par les autres participants, à détailler leur expérience interne, à y demeurer curieux et à tenter d’y donner un sens (p. ex. : Qu’est-ce qui pourrait induire cette émotion chez moi ?). Ils mettent ainsi en mots de façon plus ciblée et élaborée ces réactions négatives, par exemple en les liant à un profond sentiment d’incompétence et d’inadéquation vécu au contact de madame, ainsi qu’à une envie d’éviter ces ressentis en la rejetant. À noter que cette expérience pourrait être collective au sein de l’équipe, mais également se décliner de façons différentes ou complémentaires chez chacun des membres. L’expression du vécu et sa mise en mots visent donc à temporairement « monter le volume » des émotions ressenties par les membres de l’équipe. En y accordant un espace et potentiellement un sens, ce processus est susceptible en retour de « baisser le volume », permettant la régulation émotionnelle chez les intervenants, diminuant le besoin de mise en acte et préservant ainsi l’espace mental de réflexion. Un processus de mentalisation dans cette situation est susceptible de contribuer également à éviter l’accumulation de tensions émotionnelles chez les intervenants à risque d’affecter leur propre bien-être psychologique.

Bien que les comportements de C. J. soient inacceptables et potentiellement dommageables pour les intervenants et les autres usagers, ils témoignent également de difficultés et de besoins chez la cliente. L’équipe pourrait donc, dans un deuxième temps, porter son intérêt et sa curiosité sur le vécu affectif de madame lorsqu’elle présente ses comportements hostiles (mentalisation envers l’autre). Ce processus peut se déployer plus facilement si les intervenants ont préalablement mentalisé leur propre ressenti, ainsi que nous l’avons décrit dans le paragraphe précédent (mentalisation envers soi). Dans cette situation, l’équipe émet donc par la suite des hypothèses sur ce qui sous-tend les réactions de madame et établit des liens entre les ressentis de ses membres et ceux potentiellement portés par madame dans ses modes relationnels. Ces réflexions pourraient mener à une intervention du type « Lorsque vous n’approuvez pas nos façons de faire, vous semblez habitée d’une grande colère et parfois portée à nous le faire sentir, par exemple en attaquant durement les interventions offertes. Malheureusement, ce type de comportement n’est pas possible ici et ne nous permet pas de vous aider. Comment pouvons-nous travailler ensemble à nous assurer que vous puissiez continuer à bénéficier de nos services ? Voyez-vous une autre façon de nous exprimer votre mécontentement ? » Le processus de mentalisation du vécu au contact de madame rend donc possible une intervention plus calme et accordée à son monde interne ainsi que l’utilisation du recadrage comme une opportunité de collaboration et de construction de lien. C’est d’ailleurs parce que les intervenants ont pris le temps de mentaliser leur envie de rejeter madame que l’équipe est en mesure d’orienter l’intervention vers un maintien du lien avec elle. C’est parce qu’ils ont pu réguler leur sentiment d’incompétence et leur propre agressivité, notamment par la compréhension de leur expérience en lien avec le mode relationnel de madame, qu’ils sont en mesure de l’inviter à exprimer son mécontentement de façon appropriée et à nommer sa colère, plutôt que de chercher à éviter tout sentiment d’incompétence que cela pourrait éveiller. Se sentir incompétent n’apparaît plus si menaçant à l’équipe, ce qui envoie du même coup le message à madame que sa propre incompétence/inadéquation pourrait être tolérable.

Discussion

Comme nous l’avons exposé précédemment, les émotions ressenties par les intervenants en relation d’aide au contact des personnes qu’ils accompagnent ont une pertinence clinique, qu’elles soient mentalisées de façon individuelle ou en contexte d’équipe. Ce postulat est soutenu par un large corpus scientifique concernant le contre-transfert (Segal, 2018). En s’intéressant à leur propre vécu affectif, les professionnels peuvent s’approcher davantage de la réalité interne des personnes qu’ils accompagnent. Il s’agit là du paradoxe de l’écoute, c’est-à-dire que pour réellement écouter avec empathie une personne, il faut également que l’intervenant puisse écouter les mouvements de son propre monde interne (Burnham, 2018). Les expériences internes (émotions, sensations physiques, images, pensées, souvenirs, etc.) des professionnels apparaissent de ce fait pertinentes et utiles, voire nécessaires en intervention, et ce, bien au-delà du contexte de psychothérapie classique. Un travail émotionnel visant à modifier en profondeur ou à cacher les ressentis « négatifs » ou « inacceptables », comme y encouragent les règles de sentiments en place dans le domaine de la relation d’aide et les milieux d’intervention, est susceptible de nuire non seulement au bien-être des professionnels (dissonance émotive et risque d’épuisement), mais aussi à la qualité de la pratique clinique que ces derniers sont en mesure d’offrir. C’est conséquemment dans l’optique de permettre un compromis entre le maintien du lien avec la personne accompagnée et l’existence libre et non culpabilisante des émotions négatives vécues dans le contexte de la relation d’aide qu’un travail émotionnel basé sur la régulation émotionnelle et la mentalisation est proposé.

Le développement et l’utilisation des compétences de régulation émotionnelle et de mentalisation des professionnels nécessitent l’existence d’espaces réflexifs entre professionnels où la vulnérabilité est encouragée, de même que l’exploration et l’expression de vécus qui contreviennent aux règles de sentiments socialement acceptées dans les milieux de travail. Plusieurs études, d’ailleurs, rapportent des situations où les professionnels marqués par les charges affectives liées au travail de relation d’aide expriment le besoin de tels espaces réflexifs pour mieux comprendre les enjeux relationnels et leur propre vécu en intervention (Laporte et al., 2014). Ces espaces peuvent prendre la forme d’une supervision individuelle ou de groupe, d’une intervision au sein des réunions d’équipe ou de formations sur les thèmes de la mentalisation et de la régulation émotionnelle (Ensink et al., 2013 ; Lee et Kealy, 2018 ; Satran et al., 2020). Avant tout, les interactions dans ces espaces doivent être sensibles, validantes et sécuritaires pour les professionnels qui y prennent part, une responsabilité qui incombe tant aux intervenants impliqués qu’aux milieux de travail souhaitant promouvoir le bien-être de leurs employés. Au sein de ces espaces, les professionnels doivent en quelque sorte pouvoir « jouer » avec leur vécu affectif, au sens du jeu énoncé par Winnicott (1991), c’est-à-dire pouvoir exprimer et explorer leur ressenti dans un contexte non menaçant permettant de voir sous un jour nouveau leur pratique clinique et les dynamiques relationnelles en place avec les personnes qu’ils accompagnent (Tschopp et al., 2007 ; Yerushalmi, 2020). Un intervenant pourrait donc se permettre, au sein de ces espaces réflexifs entre professionnels, d’exprimer une envie de se mettre en colère contre une personne accompagnée, et ce, sans que sa compétence professionnelle, son envie réelle de venir en aide, sa motivation ou sa posture thérapeutique soient remises en doute. Notons d’ailleurs qu’une mentalisation efficiente de ces émotions ou vécus internes atténue les risques d’agirs contre-transférentiels, les charges affectives n’oeuvrant plus hors de la conscience des professionnels (Barreto et Matos, 2018). Lorsque non mentalisés, les contenus émotifs risquent plutôt de s’accumuler à l’intérieur de l’intervenant. À force d’accumulation, certains professionnels se retrouvent chargés d’un malaise diffus, qui affecte la qualité des interventions réalisées ou attaque le sentiment de compétence, la motivation et le bien-être au travail. Se dessine alors le spectre de l’épuisement professionnel, exigeant un effort à démêler ce qui est porté au-dedans par le professionnel afin de permettre un retour de la vitalité. La mentalisation apparaît donc comme un outil de prévention de l’épuisement et d’amélioration des pratiques faisant partie intégrante d’une hygiène clinique saine. C’est par la mentalisation et la régulation des vécus contre-transférentiels que le professionnel atteindra la position de neutralité bienveillante recherchée en relation d’aide, les émotions vécues dans le contexte du travail étant reconnues, régulées et mises en sens, permettant ainsi ultimement de se sentir libre, dégagé et disposé à l’intervention (Duriez, 2017).

Conclusion

Le développement et l’utilisation des compétences de régulation émotionnelle et de mentalisation par les professionnels nécessitent qu’ils y soient sensibilisés et formés tôt dans leur parcours. Le cursus de formation des intervenants en relation d’aide (p. ex. : formation universitaire menant aux titres de travailleurs sociaux, psychoéducateurs, psychologues) n’offre toutefois que très peu d’éducation en ce qui a trait aux émotions négatives et troublantes que les intervenants sont susceptibles de ressentir en relation avec les personnes accompagnées, à la gestion de ces émotions ou à leur pertinence clinique. La mentalisation est pourtant une compétence qui pourrait être soutenue et développée spécifiquement pour les professionnels de la relation d’aide (Hazen et al., 2020 ; Brugnera et al., 2021). Comme il est démontré que l’acquisition de cette compétence se fait tôt dans le développement humain (Bateman et Fonagy, 2004), il est possible de postuler qu’elle mériterait aussi d’être entraînée tôt dans le cursus de formation des intervenants. Cette compétence pourrait faire l’objet de cours lors de la formation initiale ou continue et être intégrée à la pratique dès les premiers stages en intervention.

Puisqu’il est reconnu que les habiletés de mentalisation s’acquièrent au sein de contextes interpersonnels (Sharp et al., 2018), l’apprentissage et la mise en application de ces compétences chez les intervenants nécessitent aussi un dispositif organisationnel qui privilégie le travail d’équipe, la supervision, la formation ainsi qu’un environnement de travail agréable et sécurisant (Bell, Kulkarni et Dalton, 2003 ; Boucher, 2019 ; Fortin, 2014 ; Laporte et al., 2014). La supervision devrait être réalisée de manière à soutenir le développement et la mise en pratique de la régulation et de la mentalisation chez l’intervenant, c’est-à-dire en mettant en place un espace ouvert et sans jugement où les intervenants peuvent se sentir libres d’explorer et de jouer avec leurs ressentis et leurs émotions à l’égard de leur rôle d’intervenant. Les programmes d’entraînement à la mentalisation dans la formation des jeunes professionnels apparaissent prometteurs et leur mise en place est judicieuse pour favoriser les meilleures pratiques en relation d’aide (Ensink et al., 2013 ; Glaze, 2001 ; Satran et al., 2018).

À la lumière des éléments discutés ci-dessus, il apparaît contre-productif et insensé de tenter d’éviter et de nier l’existence des expériences affectives des professionnels en relation d’aide, celles-ci étant d’ailleurs reconnues comme inévitables dans le cadre du travail de relation d’aide et même comme pouvant être une source précieuse d’information clinique (Lecomte et al., 2004). Des études soulignent même que la compétence de mentalisation de l’intervenant lui-même pourrait représenter un facteur commun à l’efficacité de tout type de relation d’aide en santé mentale, notamment en ayant un impact positif sur l’alliance et le changement thérapeutiques (Berthelin, 2018). Il n’en demeure pas moins que peu de place est offerte au développement et au maintien de la compétence de mentalisation au sein des milieux de travail en santé mentale et au sein de la formation, la charge émotionnelle des intervenants étant peu documentée et investie sur le plan des pratiques. Cette négation de la charge émotionnelle vécue par les intervenants se traduit d’ailleurs sur les plans politique et social, comme l’illustrent par exemple le sous-financement des services d’aide, le maintien des tabous concernant la santé mentale des intervenants, le peu de soutien qui leur est offert et la difficulté à faire reconnaître la complexité de la réalité terrain des métiers d’intervention. Un changement idéologique au sein des équipes et des institutions s’impose donc pour modifier les règles de sentiments à l’égard de la relation d’aide. Rappelons enfin que les compétences émotionnelles et interpersonnelles des intervenants, soit leur capacité à reconnaître, nommer et moduler leurs émotions et à les utiliser au sein de leurs pratiques d’intervention, se développent de façon collective au sein des contacts interpersonnels (Gilbert et Sliep, 2009 ; Holmes, 2015). Il incombe donc à la société et aux institutions de veiller à ce que les intervenants évoluent et pratiquent en ayant les outils et la formation nécessaires pour assurer leur bien-être, mais aussi celui des personnes qu’ils accompagnent au quotidien.