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Introduction

Peu de recherches en sciences sociales se sont penchées sur la catégorie du workaholism comme forme de mal-être au travail. Le workaholism, que l’on peut traduire par « dépendance au travail », est communément définie comme une forme de dépendance sans substance, au même titre que la dépendance au sexe, à Internet, au jeu, au sport. Les dépendances dites comportementales font l’objet, actuellement, d’un vif intérêt médiatique. De nombreux articles de la presse quotidienne ou spécialisée déclarent, par exemple, que nous sommes tous « accros » à quelque chose (Dortier, 2011 ; Pharo, 2018). Les termes d’addiction et de dépendance font aussi désormais partie du langage ordinaire, en servant à décrire des comportements jugés excessifs ou des rapports (aux objets, aux personnes) considérés toxiques. Néanmoins, à l’heure actuelle, la dépendance au travail, comme l’ensemble des dépendances comportementales, fait largement débat au sein de la communauté scientifique psychologique et médicale, et ce, tant en ce qui concerne leur étiologie, leur définition que leur prise en charge (Irvine, 1995 ; Schaffer, 1997 ; White, 2000 ; Holden, 2001 ; Levy, 2006 ; Young, 2009 ; Kafka, 2010 ; Freimuth, Moniz et Kim, 2011 ; Andreassen et al., 2012 ; Király et al., 2015). Des désaccords subsistent quant à leur inscription au sein des manuels diagnostiques, comme le DSM-5 et CIM-11 et à ce jour, seule la dépendance au jeu figure dans le DSM-5.

L’absence de consensus scientifique autour de la définition de ces dépendances sans substance se reflète dans la difficulté à mesurer leur prévalence, notamment en ce qui concerne la dépendance au travail (Gladu de Vette, 2019)[1]. Bien qu’il n’existe à ce jour aucune étude sur cette prévalence au sein de la population canadienne, l’Enquête sociale générale sur l’emploi du temps de 2005 (Statistique Canada)[2] évaluait que près d’un tiers des Canadien.ne.s âgé.e.s de 19 à 64 ans (31 %) s’auto-identifiaient comme workaholic. Or, s’il s’agit d’un trouble a priori répandu socialement, ce sont les savoirs psychologiques (psychologie, psychiatrie, neuropsychologie) qui disposent, à l’heure actuelle, de son « monopole d’explication », comme pour l’ensemble des dépendances comportementales par ailleurs (Varescon, 2009 ; Billieux et al., 2015 ; Karim et Chaudhri, 2012). Pourtant, la littérature psychologique interroge peu les causes ou les facteurs sociaux contribuant à la compréhension de ce malaise au travail, l’abordant plutôt comme une catégorie diagnostique stricto sensu, attribuable notamment aux traits de personnalité des travailleur.euse.s.

Afin d’élargir et d’enrichir la perspective, cet article[3] adopte un angle d’analyse sociologique jusqu’ici peu visité. L’article, qui repose sur des entretiens avec des travailleur.euse.s qui s’auto-identifient ou qui ont été identifié.e.s comme « accros au travail », pose l’hypothèse que la catégorie workaholism, constitue une manière de coder psychologiquement les règles émotionnelles d’une société centrée sur l’ethos méritocratique. Ce dernier pose le travail comme une valeur centrale et la réussite sociale comme le seul résultat des efforts et de la performance au travail des individus. L’étude de « l’ esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiapello, 1999) et des règles managériales contemporaines rend compte, simultanément, d’un ensemble d’injonctions émotionnelles associées à cet ethos méritocratique, lesquelles somment les travailleur.euse.s à se soumettre « volontairement et avec enthousiasme » au travail. En se basant sur un échantillon composé principalement de femmes, cet article montre également comment, derrière la catégorie du workaholism, se dessine un modèle patriarcal des émotions au travail et une inégale division du travail émotionnel selon le sexe (Hochschild, 1989).

Dans la première partie, il s’agira de définir, à l’aide des écrits d’Arlie Hochschild et d’autres sociologues du travail contemporains, le cadre conceptuel de cet article qui retrace quelques-unes des principales transformations de l’ethos du capitalisme et des règles émotionnelles qu’il sous-tend, lesquelles se reflètent dans l’émergence de la catégorie de workaholism et sa définition. Une brève généalogie de la construction de cette catégorie et des débats qu’elle alimente au sein de la littérature principalement psychologique permettra par la suite de problématiser sociologiquement son caractère ambivalent et de mieux situer la place très restreinte occupée par les enjeux de genre dans cette littérature. Après avoir décrit le cadre méthodologique de l’étude, l’article analyse les récits d’un échantillon de travailleur.euse.s (N = 11), composé de 2 hommes et de 9 femmes, qui se désignent ou ont été désigné.e.s comme « accros » au travail, en lien avec le cadre conceptuel et la revue de la littérature présentés.

Règles émotionnelles, capitalisme et ethos méritocratique

Les émotions au travail ont été approchées, ces dernières années, principalement par le prisme des malaises au travail : souffrance, stress, dépression, épuisement professionnel (Aballéa, 1996 ; Ravon, 2008 ; Lallement et al., 2011 ; Loriol, 2012 ; 2019). Ces malaises sont vus comme les conséquences des nouvelles formes du management ou des transformations de l’organisation du travail (Lhuilier, 2009 ; De Gaulejac, 2005 ; 2014 ; De Gaulejac et Hanique, 2015), et cela tant dans le secteur privé que public (Grenier et Bourque, 2018). Ces transformations et leurs effets ont été analysés dans de multiples travaux : intensification du travail (Coutrot, 2015), dégradation des conditions de travail (Valeyre, 2006), hyperperformance, pression temporelle (Aubert, 2006 ; 2008 ; Moreau, 2009) et déficit de reconnaissance (économique, sociale, etc.) perçu par les travailleur.euse.s (Bigi et al., 2015), notamment dans les métiers liés au care (England, 2005 ; Hunter et Deery, 2008 ; Lively, 2002 ; Macdonald et Merrill, 2009 ; Ravon, 2008). Les émotions au travail, comme la colère (Glomb et Hulin, 1997), l’ennui (Fisher, 1993 ; 1998), la honte (Soares,2001) et la culpabilité (Berthe et Chédotal, 2018), ont également fait l’objet, au cours des dernières décennies, d’un intérêt croissant au sein de la littérature (Soares, 2003 ; Jeantet, 2018 ; Bercot, Jeantet et Tcholakova, 2022). L’analyse du « travail émotionnel », soit de la place et de la nature des émotions requises pour effectuer un travail, a quant à elle surtout été menée, dans la suite des travaux d’Arlie Hochschild (1983), dans le contexte des métiers de la relation de service (restaurateur.trice.s, coiffeur.euse.s, caissier.ère.s, etc.) (Paules, 1991 ; Leidner, 1993) et du « care » (aides-soignantes, domestiques et nounous, infirmier.ère.s, etc.) (England, 2005 ; Hunter et Deery, 2008 ; Lively, 2002 ; Macdonald et Merrill, 2009 ; Wharton et Erickson, 1995 ; Wharton, 2009).

Dans ses travaux pionniers, Hochschild s’est intéressée aux règles émotionnelles, qu’elle désigne comme ce qui régit le travail des émotions et les obligations et échanges émotionnels (Hochschild, 2003). En termes simples, les règles émotionnelles sont des normes sociales qui guident les individus quant à la façon dont ils doivent afficher et vivre leurs émotions dans l’espace public. Elles informent sur ce qui est censé être ressenti, et avec quel niveau d’intensité, dans une situation et un contexte spécifiques. Hochschild, dans The Managed Heart (1983), avait étudié plus spécifiquement comment les règles émotionnelles s’appliquent dans les milieux de travail. Ses travaux s’inscrivaient dans la suite de ceux du sociologue Charles Wright Mills (1951), qui s’était intéressé à la montée de la figure du « col blanc » en Amérique dans les années d’après-guerre, en tant que représentant de « la nouvelle classe moyenne », composée des travailleurs se situant à mi-chemin entre les propriétaires et les ouvriers. Mills avait notamment analysé la manière dont ces cols blancs étaient appelés à vendre non plus uniquement leur temps et leur énergie (la force de travail, selon Marx), mais également leur « personnalité », de manière à répondre aux exigences capitalistes. Contraints d’être tout sourire et d’exprimer une attitude bienveillante, ceux-ci en viennent, pensait-il, à se couper de leurs émotions réelles, en refoulant notamment leur ressentiment et leur hostilité (1951, p. xvii). Pour Mills, ces émotions à exprimer, requises des travailleur.euse.s, ont une valeur marchande pour les détenteurs des moyens de production. Il en résulte, chez les travailleur.euse.s, une forme d’auto-aliénation (self-alienation).

Hochschild, en partie inspirée des travaux d’Erving Goffman, estimait qu’il fallait développer davantage la thèse de Wright Mills sur la nécessité, pour les travailleur.euse.s, de vendre leur personnalité. Pour la sociologue, le processus de marchandisation de la personnalité, repéré par Mills, suppose un travail actif des individus sur leurs propres émotions et leur subjectivité de manière à répondre aux attentes des entreprises – ce qu’elle désigne par « travail émotionnel ». À l’époque de Managed Heart (1983), Hochschild observait la nature changeante du capitalisme de la fin des années 1970, c’est-à-dire une période où l’économie, autrefois organisée principalement autour de la production industrielle des biens et du travail effectué en usine – ce qu’on qualifiait généralement de période fordiste –, accordait une place grandissante à la production de services et au secteur tertiaire. Hochschild montre comment le nombre croissant d’emplois créés dans l’économie des services dépend en grande partie de la capacité et des efforts du.de la travailleur.euse à gérer et exprimer ses émotions de manière à répondre aux attentes des supérieurs et des clients. Le « travail émotionnel » renvoie en ce sens à la normalisation et à la marchandisation des émotions au travail, c’est-à-dire à la manière dont les travailleurs.euse.s sont tenu.e.s tout à la fois d’afficher, de feindre et même de ressentir les émotions « appropriées » dans le cadre de leur activité professionnelle. Hochschild propose le concept plus large de « capitalisme émotionnel » pour mettre au jour la manière dont la rationalité capitaliste et les intérêts mercantiles imprègnent et transforment en profondeur les sentiments et les relations affectives au travail, jusqu’à créer une culture de détachement, « qui fait passer l’évanescence des relations et des affects pour le résultat d’un calcul rationnel de gains et de pertes » (Molinier et Laugier, 2013, p. 159). Contrairement à Mills et ses travaux sur l’auto-aliénation, Hochschild s’est intéressée aux différences de genre produites et exploitées par le capitalisme émotionnel, en constatant que les femmes sont plus portées, en raison d’une socialisation différenciée et de la division sexuelle du travail, à occuper des emplois qui demandent d’exercer un important travail émotionnel. Ses travaux montrent que les femmes sont plus susceptibles d’en subir, émotionnellement, les conséquences (stress, fatigue, détresse émotionnelle, affects négatifs). Elle se retrouvent plus souvent soumises au poids de la « double journée » (Hochschild, 1989) qui implique de devoir répondre au cumul des attentes sociales provenant de la sphère familiale (être une bonne mère, une bonne conjointe, etc.) et de la sphère professionnelle. Dans ses travaux ultérieurs, Hochschild a d’ailleurs montré que la culpabilité est une émotion fortement présente chez les mères, de plus en plus nombreuses à rejoindre le marché du travail à temps partiel, mais aussi de manière croissante à temps plein[4] (Hochschild, 1997 ; Thomé et al., 2017).

Au moment où, au début des années 1980, Hochschild définissait les concepts du travail et du capitalisme émotionnels, d’autres contributions théoriques émergeaient, en parallèle, pour saisir les dynamiques du changement du paradigme industriel et fordiste et ses effets sur le travail et les travailleur.euse.s. Dès la fin du 20e siècle et depuis, des termes comme postfordisme, postindustrialisation, financiarisation du capitalisme, économie immatérielle, etc., apparaissent pour rendre compte d’une nouvelle phase du capitalisme qui transforme en profondeur le travail et le rapport des individus au travail. Si Hochschild a avant tout analysé le travail émotionnel dans l’univers du secteur tertiaire et de la relation de service, impliquant des interactions soutenues avec les clients, d’autres travaux vont choisir, après les siens, de l’examiner dans différents contextes d’emploi. Ces travaux porteront moins sur des professions spécifiques que sur les nouvelles attentes émotionnelles du travail et les efforts des travailleur.euse.s pour les gérer (Wharton, 2009). Ils conduisent notamment à se demander : quelles sont, au-delà des contextes d’emploi particuliers, les règles émotionnelles qui caractérisent cette nouvelle phase du capitalisme ? Pour répondre à cette question, il est fécond de convoquer, en complément, les travaux de Boltanski et Chiapello (1999) sur « l’esprit du capitalisme », défini comme « l’idéologie qui justifie l’engagement dans le capitalisme » (p. 42). Pour les auteur.e.s, les contraintes et les contradictions du capitalisme ont toujours été surmontées par la mise en place d’un répertoire de justifications idéologiques au nom desquelles les travailleur.euse.s sont sommé.e.s de s’engager au travail et, ce faisant, participent à la reproduction du système économique. Ces justifications varient historiquement selon la nature et les besoins du capitalisme et de sa reproduction. Au tournant des années 1970, l’apparition d’un « nouvel esprit » se veut, selon les auteur.e.s, une réponse aux critiques formulées par les travailleur.euse.s et les mouvements sociaux à l’encontre du capitalisme. Cette critique sociale combinait à la fois des revendications portées par des idéaux de justice et d’égalité sociale (ce que les auteur.e.s désignent par « critique sociale ») et d’autres qui en appelaient à une plus grande autonomie et à un recul du contrôle hiérarchique, ce qu’ils désignent par « critique artiste » (Boltanski et Chiapello, 1999). C’est dans la littérature managériale, qui connut une croissance considérable à partir des années 1980, que les sociologues repèrent l’échafaudage du « nouvel esprit du capitalisme ». Désormais, pour répondre aux contradictions et besoins du capitalisme néolibéral, la rhétorique managériale servant à valoriser et justifier l’engagement au travail reposera sur la réappropriation de plusieurs des éléments de la « critique artiste ». Dans ce « nouvel esprit du capitalisme », les travailleur.euse.s seront sommé.e.s de s’engager au travail et de faire preuve de performance au nom de leur quête d’autonomie et d’accomplissement de soi.

Ce nouvel esprit du capitalisme a pris forme au moment où le modèle de la société salariale des Trente Glorieuses commençait à se fissurer avec l’entrée en vigueur des politiques néolibérales qui transformèrent l’organisation du travail et fragilisèrent les liens collectifs d’emploi. Ces dernières ont dérégulé les termes du contrat de type « fordien », caractérisé par l’emploi stable, protégé, associé à la grande entreprise et à la figure du « col blanc » (Mills, 1951). Selon le nouvel esprit du capitalisme, l’engagement au travail ne se justifie plus, au sein de ces transformations, par des retombées strictement objectives et matérielles (avoir un salaire et une protection sociale, faire vivre sa famille, consommer et avoir des loisirs, etc.), ni encore par des retombées collectives (compromis social fordiste), mais de plus en plus par des rétributions postmatérielles et expressives (Méda, 2010 ; Kirouac, 2015 ; 2019) : le travail est désormais présenté et perçu comme à même de répondre aux aspirations d’autonomie, de reconnaissance et d’épanouissement personnel (De Gaulejac, 2005 ; Mercure et Vultur, 2010 ; Bigi et al., 2015 ; Lamont, 2002). Cette mutation de l’esprit du capitalisme esquisse, dans la foulée, la figure idéale du.de la travailleur.euse, appelée à se substituer à celle du « col blanc » : « l’entrepreneur.euse » (Dardot et Laval, 2010 ; Ehrenberg, 1995 ; 1998). L’entrepreneur.euse présente les caractéristiques du.de la travailleur.euse hyper-performant.e, capable d’initiative, flexible et responsable de ses succès et de ses échecs. L’entrepreneur.euse est tenu d’apprendre à s’autogouverner sur le marché, en cherchant par lui.elle-même à accroître sa performance et sa valeur marchande, en redoublant d’efforts dans le « jeu » de la concurrence. Les milieux de travail valorisent l’ethos méritocratique de l’entrepreneur.euse, en récompensant le surtravail, la compétition, la performance et l’effort individuel déployer pour « se surpasser » au travail (Markovits, 2018 ; Dubet, 2006). Comme nous le verrons, les travailleur.euse.s expriment des émotions conséquentes à cet ethos, telles que la drive, l’impulsion à se dépasser, la motivation, la passion, etc., et reçoivent en échange des « rétributions émotionnelles » qui leur procurent un sentiment de reconnaissance, voire de « high » ou de « rush », comparable à celui ressenti dans d’autres formes de dépendance. En revanche, ce travail émotionnel s’accomplit au prix d’une fatigue physique et d’un désinvestissement de la vie hors travail souvent source de conflit et de désapprobation de la part des proches.

Méthodologie

Les données empiriques qualitatives utilisées dans cet article se basent sur des entretiens biographiques enregistrés en face à face ou en virtuel avec 11 personnes qui s’auto-identifient ou ont été désignées par un.e professionnel.le comme présentant une dépendance au travail. Comme les personnes vivant avec une dépendance comportementale ont peu tendance à consulter un.e professionnel.le de la santé (Varescon, 2009), nous avons privilégié un recrutement par Internet qui a permis d’entrer en contact plus facilement avec elles (Béliard et Brossard, 2012) par l’intermédiaire de réseaux sociaux, de forums de discussion et de courriels adressés à des groupes de parole consacrés à la dépendance au travail. Dès le départ, la population visée était celle des personnes s’autodésignant ou ayant été désignées par un.e professionnel.le comme souffrant de la dépendance au travail. Le faible taux de réponse obtenu nous a amenés à préciser ce critère, car les quelques personnes rencontrées en entretien semblaient moins s’identifier à l’étiquette de dépendance au travail qu’aux sentiments de « trop travailler », de « travailler tout le temps » et de « négliger leurs vies personnelles et sociales ». Certains messages clés ont donc été ajoutés à la stratégie de recrutement comme : « Vous pensez tout le temps au travail, même à la maison ? », « Vous n’arrivez pas à partir en vacances sans votre ordinateur portable ou votre téléphone de travail ? » et « Vous vous sentez toujours coupable lorsque vous ne travaillez pas ? » Ces modifications ont attiré l’attention de plusieurs autres personnes qui, cette fois, s’auto-identifiaient ou avaient été identifiées comme présentant une dépendance au travail. Au total, 9 femmes et 2 hommes âgés de 22 ans à 55 ans ont accepté de participer à cette recherche[5].

Bien que la taille de cet échantillon soit limitée et qu’il débouche sur des résultats difficilement généralisables, il est pertinent compte tenu de la nature qualitative et exploratoire de cette recherche. De plus, dans la continuité des travaux de Hochschild (1989 ; 1997 ; Thomé et al., 2017), qui tiennent compte de la manière dont le travail émotionnel a tendance à concerner encore plus les femmes que les hommes, cet échantillon permet d’apporter un éclairage genré sur le sentiment de dépendance au travail, encore peu exploré jusqu’ici dans la littérature.

Comme il en sera question dans la prochaine section, les recherches sur le workaholism ont longtemps laissé entendre que les hommes étaient plus susceptibles que les femmes d’être dépendants au travail. Parmi les recherches plus récentes, quelques-unes se sont intéressées aux expériences des femmes, mais la plupart du temps en ciblant des catégories professionnelles spécifiques et associées à des postes de cadres ou de responsabilités (médecins, gestionnaires, pharmaciennes, psychologues, avocates, professeures universitaires, etc.) (Spence et Robbins, 1992 ; Burke, 2000 ; Buelens et Poelmans, 2004 ; Snir et Harpaz, 2004). L’échantillon analysé dans le cadre de cet article permet de sonder de manière plus transversale les expériences de femmes appartenant à des catégories professionnelles très diversifiées et pratiquant des métiers qui le sont tout autant, mais qui composent néanmoins avec le même sentiment de dépendance au travail. De plus, si la plupart des recherches sociologiques portant sur les émotions positives au travail se sont concentrées sur quelques domaines professionnels spécifiques (Le Roux et Loriol, 2015) afin de mieux en comprendre les ressorts et les logiques singulières à l’oeuvre, le choix de ne pas orienter notre étude sur un domaine professionnel ou métier plutôt qu’un autre permet, à notre avis, de mettre au jour certaines tendances sociologiques plus générales et transversales.

La construction du workaholism : genèse et ambivalence

La catégorie du workaholism a émergé pour la première fois dans la littérature vers la fin des années 1960, à partir d’une conceptualisation calquée sur le trouble de dépendance à l’alcool et les effets de sevrage. C’est à Wayne Edward Oates, psychiatre et pasteur, qu’on doit les premières traces de cette conceptualisation, avec son article « On being a workaholic », paru en 1968 et dans c’est son livre Confessions of a Workaholic : The Facts about Work Addiction, paru en 1971. Comparable à l’approche des Alcooliques Anonymes, cette première description du workaholism est truffée de références à la fois religieuses (ou à la morale chrétienne) et scientifiques (psychanalytiques et psychiatriques, notamment). Ainsi, Oates, qui se confesse lui-même sur son addiction, définit celle-ci comme une compulsion et un incontrôlable besoin de travailler (Oates, 1968, p. 2). Oates considère que c’est « l’éthique protestante » (Naughton, 1987), laquelle perçoit le travail comme une vertu centrale, menant à la grâce, et le temps libre ou les loisirs comme un péché, imprégné de culpabilité, qui est à la source de la dépendant au travail. Cette éthique protestante qui, comme l’avait montré Weber (2004), a servi de justification à l’amorce du capitalisme libéral, place le travail au coeur du salut : « Our god is not the bottle, women or wild parties. We are ergololatersidoleters of work. Our very salvation depends upon work », mentionne Oates (1968, p. 3, cité dans Gladu de Vette, 2019, p. 57).

À la suite de ces publications, la référence directe à l’éthique protestante disparaîtra des écrits ultérieurs des psychologues, chercheur.euse.s et clinicien.ne.s, qui reprendront néanmoins à leur compte la catégorie du workaholism (Griffiths, 2011 ; Hatcher, 1989 ; Seiler et Pearson, 1984 ; Seybold et Salomone, 1994 ; Scott, Moore et Miceli, 1997 ; Robinson, 1999 ; Bonebright, Clay et Ankenmann, 2000 ; Schaufeli, Taris et Bakker, 2006 ; Ng, Sorensen et Feldman, 2007 ; Schaufeli, Harris et van Rhenen, 2008 ; Shimazu et al., 2015 ; Clark et al., 2016). Ces recherches vont surtout tenter de codifier le workaholism comme une forme de dépendance, en s’appuyant sur certains symptômes et critères associés aux dépendances comportementales du DSM (Ng et al., 2007 ; Porter, 2006 ; Robinson, 1999). Comme pour l’ensemble des dépendances comportementales, les efforts pour codifier, mesurer et définir la dépendance au travail ne font pas consensus et plusieurs définitions seront successivement proposées. Dès les années 1990, la nature ambivalente de cette dépendance alimente des débats autour de sa définition qui persistent encore à ce jour. Est-ce qu’une personne qui travaille beaucoup d’heures, qui est performante, qui se dit passionnée par son travail et qui en retire du plaisir, est forcément dépendante ? Sinon, comment départager ces différentes combinaisons d’« état d’être » ? Pour plusieurs chercheur.euse.s et clinicien.ne.s, le workaholism présente des dimensions négatives pour les personnes et leur entourage, mais aussi des dimensions positives au regard des attentes de la société et des milieux de travail. La recherche de Spence et Robbins (1992), très souvent citée dans la littérature sur le workaholism, a mis en avant trois profils de travailleur.euse : (1) le « workaholic » (le.la dépendant.e), (2) le « enthousiast workaholic » (le.la dépendant.e enthousiaste) et (3) le « work enthusiast » (l’enthousiaste au travail). Ces trois profils se distinguent selon qu’ils présentent ou non ces trois dimensions : (a) un sentiment de compulsion au travail, en raison de pressions internes (envers soi-même) ; (b) l’engagement au travail, que les auteurs associent aux longues heures travaillées et à la drive ; (c) le plaisir au travail, soit la satisfaction retirée de l’exécution du travail[6].

Ainsi, un.e workaholic – terme que Elder et Spence remplaceront plus tard par work addict (Burke, 1999) – se caractérise, selon cette conception, par un sentiment de compulsion élevé à l’égard du travail, de même qu’un engagement élevé au travail, mais par un faible plaisir au travail (Spence et Robbins, 1992). La présence élevée de plaisir au travail différencierait l’enthusiastic workaholic du workaholic. Ces travailleur.euse.s sont aussi décrit.e.s ailleurs comme des « bourreaux de travail axés sur la réussite » (Scott et al., 1997). Le work enthusiast est caractérisé par un degré élevé d’engagement et de plaisir au travail, mais par l’absence de sentiment de compulsion (Andreassen, Hetland et Pallesen, 2010 ; Bonebright et al., 2000 ; Burwell et Chen, 2002 ; McMillan et al., 2002 ; Naughton, 1987 ; Robinson, 1999 ; Scott et al., 1997 ; Seybold et Salomone, 1994 ; Spence et Robbins, 1992). Ce dernier profil correspond à des travailleur.euse.s en quelque sorte « modèles » (Baruch, 2011), puisqu’ils.elles sont non seulement hyper-travaillant.e.s, mais « apprécient énormément leur travail et en retirent beaucoup » (Peiperl et Jones, 2001).

Si, comme cela a été souligné précédemment, la référence à l’éthique protestante a disparu des écrits plus contemporains sur le workaholism, ceux-ci reconnaissent néanmoins des valeurs positives au travail « acharné » et donc aux travailleur.euse.s très « engagé.e.s » (Spence et Robbins, 1992). Certain.e.s auteur.e.s-clés insistent d’ailleurs sur les dimensions positives du workaholism (Burke, 1999 ; Harpaz et Snir, 2003 ; Korn, Pratt et Lambrou, 1987 ; Machlowitz, 1980 ; Sprankle et Ebel, 1987). Dans la littérature recensée, ces dimensions sont liées au plaisir ressenti par une partie des travailleur.euse.s « accros », mais également à d’autres émotions positives telles que la drive, la satisfaction, la motivation, la passion, l’amusement et le sentiment d’accomplissement. Parmi les articles qui mettent l’accent sur les dimensions positives de la dépendance au travail, c’est souvent la figure de l’homme compétitif, ayant une énergie inépuisable et un intense désir de succès qui est mise en avant pour décrire le profil type du travailleur « accro » et performant (Gladu de Vette, 2019, p. 51). Dans leur article « Understanding the dark and bright sides of anxiety : A theory of workplace anxiety », publié dans le Journal of Applied Psychology (2018), Cheng et McCarthy affirment que la performance élevée observable chez une partie des employé.e.s est associée à un certain degré d’anxiété qui, chez ces dernier.ère.s, fait figure en quelque sorte de « moteur » de leur engagement, de leur motivation au travail, voire de leur performance. De plus, on y affirme que la capacité des employé.e.s à canaliser cette anxiété vers la performance demeure tributaire de la satisfaction et du plaisir éprouvés au travail. Les gestionnaires sont encouragés en ce sens à « fixer des objectifs » pour leurs employé.e.s de manière à les maintenir motivé.e.s. La littérature indique en outre que les employeur.euse.s ont tendance à percevoir les employé.e.s « accros au travail » comme étant fortement et intrinsèquement motivé.e.s, performant.e.s, satisfait.e.s de leur style de travail, heureux.euse.s de dépasser les exigences du travail et généralement récompensé.e.s professionnellement (Naughton, 1987 ; Spence et Robbins, 1992 ; Seybold et Salomone, 1994 ; Scott et al., 1997 ; Robinson, 1999 ; Bonebright et al., 2000 ; Harpaz et Snir, 2003 ; Schaufeli et al., 2006 ; Ng et al., 2007 ; Schaufeli et al., 2008 ; Gorgievski, Bakker et Schaufeli, 2010 ; Sussman, 2012 ; Shimazu et al., 2015). L’employé.e répondant à cette description se distingue également, selon certain.e.s, « par sa vigueur, son dévouement, ses capacités d’absorption, ou encore par sa joie, sa bonne humeur, sa bonne communication, ses hautes performances, sa résilience mentale » (Gladu de Vette, 2019, p. 50).

Dans l’ensemble, ces écrits insistant sur les dimensions positives du workaholism l’envisagent avant tout comme « un cas extrême d’engagement au travail » (Robinson, 1999) et, en ce sens, comme un comportement « normalisé » et valorisé au travail, plutôt qu’une pathologie. D’autres écrits, provenant principalement de psychologues ou de psychiatres cliniciens, insistent pour leur part davantage sur les conséquences négatives de la dépendance au travail, telles que les problèmes familiaux et de couple (Seybold et Salomone, 1994 ; Naughton, 1987 ; Scott et al., 1997 ; Clark et al., 2014), les conflits interpersonnels au travail, les problèmes de santé physique (crise cardiaque, etc.) et psychologique (dépression, burnout, stress, anxiété, etc.) (Robinson, 1999 ; Bonebright et al., 2000 ; Harpaz et Snir, 2003 ; Schaufeli et al., 2006 ; Ng et al., 2007 ; Schaufeli et al., 2008 ; Gorgievski et al., 2010 ; Sussman, 2012 ; Shimazu et al., 2015 ; Clark et al., 2016 ; Grebot, 2019). De plus, ces écrits vont surtout s’attarder aux émotions négatives, comme le sentiment d’anxiété, la détresse, la culpabilité, la dépression, la colère, le déni. Ces écrits soulignent ainsi les effets potentiellement délétères de la dépendance au travail sur la santé et les relations familiales et personnelles, sans toutefois s’attarder à l’organisation du travail et à ses exigences ou les mettre en cause.

Une construction genrée ?

Jusqu’aux années 1980, la majorité des études sur la dépendance au travail se sont intéressées principalement aux expériences des hommes (Burke, 1999 ; 2000 ; Porter, 2001). La dépendance au travail était alors considérée comme un phénomène majoritairement masculin, en raison des configurations traditionnelles de la famille et du travail qui réservaient aux hommes le rôle d’avant-plan de pourvoyeur fortement lié aux stéréotypes du workaholic : un homme surinvesti dans le travail (Burke, 2000 ; Doerfler et Kammer, 1986 ; Olmsted et al., 2003). Or, comme l’indique Hochschild (1983), la tertiarisation de l’économie, caractérisée par le recul de la production industrielle au profit de l’extension d’une économie des services, s’est accompagnée d’une entrée progressive et massive des femmes sur le marché du travail. Si la féminisation de la main-d’oeuvre est venue remettre graduellement en question ce stéréotype masculin (Burke, 2000 ; Olmsted et al., 2003), ce sont surtout les femmes célibataires, plus âgées et carriéristes qui furent considérées, à partir des années 1980, comme susceptibles de développer une dépendance au travail. Ces femmes sont décrites, dans la littérature, comme ayant des caractéristiques psychologiques plus masculines et androgynes, se reflétant notamment dans leur choix de ne pas accéder aux rôles de partenaire conjugale et de mère, de remettre à plus tard le fait d’avoir des enfants, et dans leur capacité d’innovation au travail (Doerfler et Kammer, 1986 ; Machlowitch, 1980).

À la fin des années 1990, alors qu’une proportion croissante de femmes avaient rejoint le marché du travail et travaillaient de plus en plus d’heures, les recherches sur leurs expériences de la dépendance au travail se sont multipliées, tout en continuant à s’intéresser à des catégories professionnelles spécifiques, comme les femmes universitaires (Spence et Robbins, 1992), gestionnaires (Burke, 2000), médecins, pharmaciennes et psychologues (Doerfler et Kammer, 1986). Dans les années 2000, même si aucune donnée n’existait sur sa prévalence chez les femmes (Burke, 2000), les recherches sur la dépendance au travail ont continué de cibler des groupes professionnels spécifiques et en particulier chez les cadres (Burke, 2000 ; Buelens et Poelmans, 2004 ; Snir et Harpaz, 2004). Ces travaux visaient surtout à comparer la prévalence selon le genre ainsi qu’à mieux comprendre l’influence du genre dans l’expérience des personnes (Burke, 2000 ; Harpaz et Snir, 2003 ; Littman-Ovadia et al., 2014). Plusieurs de ces travaux ont conclu que la dépendance au travail était plus présente chez les hommes que chez les femmes (Harpaz et Snir, 2003), tandis que d’autres ont souligné que le genre ne constituait pas un facteur déterminant de la prévalence de la dépendance au travail, mais qu’il participait en revanche à structurer l’expérience des personnes sur le plan des rapports au travail et des sentiments (Burgess et al., 2006 ; Burke, 2000 ; Littman-Ovadia et al., 2014). Selon certaines études, les hommes se sentent plus « engagés » dans leur travail rémunéré, qui leur procure davantage de drive que chez les femmes (Burges et al., 2006). Pour leur part, les femmes se sentent plus perfectionnistes, rapportent davantage de stress, de symptômes psychosomatiques et d’insatisfaction au travail que les hommes (Burke, 2000 ; Burgess et al., 2006). Bien qu’intéressantes, ces recherches, issues principalement du domaine de la psychologie, ne tiennent souvent pas compte des rôles genrés et des inégalités entre les hommes et les femmes dans la gestion des tâches domestiques et relatives aux soins (Harpaz et Snir, 2003 ; Olmsted et al., 2003). En considérant la « double journée » ou le second quart de travail effectué à la maison par de nombreuses femmes[7], il apparaît aujourd’hui de manière plus évidente que le sentiment d’être « accro au travail » se manifeste aussi chez ces dernières par l’impression d’un surinvestissement dans des activités rémunérées au détriment de leurs responsabilités familiales (Harpaz et Snir, 2003 ; Littman-Ovadia et al., 2014 ; Olmsted et al., 2003).

Cette courte genèse de la construction du workaholism met en lumière, premièrement, le caractère foncièrement ambivalent de cette catégorie. Présentant des dimensions à la fois positives et négatives, la littérature psychologique laisse entendre que cette catégorie diagnostique renvoie à des manières d’être, d’agir et de ressentir socialement valorisées et « normales » qui, poussées à l’excès, peuvent donner lieu à des formes de mal-être et des conflits susceptibles de nuire aux relations sociales de la vie hors travail. Deuxièmement, cette même genèse porte à penser que bien que longtemps associé aux hommes, le sentiment de dépendance au travail concernerait davantage de femmes aujourd’hui, notamment parmi celles qui cumulent les obligations professionnelles et familiales. Afin de mieux saisir ce phénomène par-delà une lecture psychologique et individuelle, la présente étude investit un angle d’analyse sociologique peu visité. L’analyse des récits des personnes, et principalement des femmes, qui s’auto-identifient ou ont été désignées comme « accros » au travail, développée dans les prochaines sections met au jour les ressorts sociaux de ces dimensions ambivalentes constitutives du workaholism. Plus précisément, elle montre que l’adhésion des travailleur.euse.s au surtravail (le fait de « travailler beaucoup ») dépend en grande partie des rétributions émotionnelles (reconnaissance au travail, plaisir, sentiment d’accomplissement, etc.) de même que d’un important travail émotionnel, tous deux indissociables des nouvelles règles émotionnelles du capitalisme.

Résultats 

L’adhésion au surtravail : entre gestion axée sur les résultats et contrôle du temps subjectivé

Plusieurs études ont montré que, chez les personnes dépendantes au travail, le surtravail, ou le fait de « travailler beaucoup », peut mener à des formes de détresse (stress, pression, fatigue, burnout, dépression, etc.). Peu en revanche ont témoigné de la manière dont cette conduite peut être érigée en idéal par les travailleur.euse.s eux.elles-mêmes, au point d’y voir une forme de mérite personnel. Plusieurs des travailleur.euse.s « accros » disent vouloir se distinguer de la norme du « 9 à 5 » qui incarne de manière péjorative « le.la travailleur.euse moyen.ne ». Cette femme mentionne même que travailler 40 heures, soit le minimum requis, « c’est des « vacances » : […] travailler juste 40 heures/semaine, pour moi c’est des vacances[…] moi je ferais toujours 80 heures/semaine. Si je travaille pas 80 heures, c’est comme si j’ai rien fait de ma semaine. C’est de même je me sens. (3)

Pour d’autres, « faire du 9 à 5 » équivaut à « faire le travail », mais sans chercher à aller au-delà de ce que requiert la tâche (overdoing). Les personnes qui « ne travaillent pas très fort », qui ne « s’investissent pas assez », ou qui ne cherchent pas à « se dépasser » sont perçues négativement, voire jugées comme étant « paresseuses » : « I feel like they’re lazy. Like for someone to just work their job and be happy with it and they are good, that… like I can’t understand it and I’m like “I have nothing in common with you”, like we’re different people and I can’t get it… » (5).

Ces témoignages rendent compte à leur manière des transformations du contrôle exercé sur le travail et son organisation temporelle au sein du capitalisme néolibéral. L’une des principales manifestations des pressions néolibérales exercées sur l’organisation du travail demeure l’intensification du travail (Askenazy, 2005) et l’accroissement de la pression temporelle exercée sur les travailleur.euse.s (Aubert, 2008). Ces dernier.ère.s doivent effectuer de plus en plus de tâches, dans des temps de plus en plus courts. Les rythmes de travail augmentent, la charge s’accroît et le travail se densifie. La temporalité « fordiste », qui est linéaire, universelle et standardisée (du « 9 à 5 pour tous »), se voit dans la foulée transformée par sa flexibilisation, qui est variable et déstructurée, notamment dans les milieux de travail organisés autour de projets et d’une gestion axée sur les résultats ou les objectifs (Charazac, 2010 ; Gauthier, Fournier et Almudever, 2016 ; Durand, 2019). Le temps de travail, dans ce régime, n’est pas « compté » ou « ne compte pas » : ce qui est compté ou compte, ce sont moins les heures que les résultats. Comme le souligne cette conseillère dans une boîte de service-conseil, la temporalité du projet s’oppose à l’image classique du « punching », associée à un horaire de travail stable, fixé d’avance et contrôlé :

Nous c’est pas encadré. Peu importe le temps que tu fais, l’important c’est le résultat. Tu prends 2 heures, tu prends 2 heures. Tu prends 20 heures, tu prends 20 heures. Ce qui compte c’est le résultat [petits coups sur la table], c’est pas le punching… C’est un couteau à deux tranchants parce que comme on te laisse le libre arbitre de déterminer ce que t’as à faire pour répondre à tes objectifs, tu as des phases où tu peux te la couler quand même un peu plus douce, euh… tout en répondant à tes objectifs, et il y a des phases où si t’as été un peu plus insécure que d’autres, ben tu vas en donner 10 fois plus.

10

Le contrôle du travail axé sur les résultats mise, de plus, sur la capacité des travailleur.euse.s à devenir en quelque sorte les gestionnaires responsables de leurs propre force de travail et temps productif. Le surtravail repose sur les efforts individuels déployés par les travailleur.euse.s de manière à s’adapter aux « rushs », soit à des objectifs de travail fixés par un rythme de production à la fois instable et intensif, comme l’explique cette employée d’une agence de communication :

Ça dépend de la charge… si c’est des gros projets ou c’est des périodes qui sont occupées, c’est là que je vais passer plus de temps parce que j’ai juste plus de projets… Il y en a que c’est comme à vraiment plus grosse envergure, ça fait qu’il faut passer beaucoup plus d’heures dans toutes les étapes, dans la stratégie il faut passer plus de temps. Ça fait que dans tous les éléments de la job, il faut que tu mettes des efforts. Si t’as ça, pis après en même temps t’as d’autres petits projets parce que là, par exemple, c’est Noël, ben là tu te ramasses dans un gros rush. Ça fait que là il faut livrer là, t’as pas le choix [rire].

9

L’accomplissement des tâches, qui n’est plus ou plus uniquement balisé par un contrôle standardisé du temps de travail, exige en contrepartie un investissement personnel accru de la part des travailleur.euse.s eux.elles-mêmes, enjoint.e.s d’auto-réguler leur horaire tout en maximisant leur productivité. Cet homme, dont le travail consiste à rénover des résidences, explique, par exemple, comment pour répondre aux ambitieux objectifs de production, il doit constamment mettre en place des stratégies pour « gagner du temps » dans ses tâches, quitte à saisir les occasions offertes par son temps libre pour « travailler plus » : « Jour après jour c’est de toujours battre le temps… de trouver des nouvelles manières. Si j’ai un 2-3 heures à moi pis que je suis tout seul ben je vais aller faire le tour des magasins style Home Depot, Rona. Je vais regarder les nouveaux produits, les nouveaux outils pour gagner du “speed”, gagner du temps » (7). La même conseillère, mentionnée plus tôt, compare quant à elle l’accélération du rythme de travail que commande sa charge imposante de consultante à « un train en marche » auquel elle doit s’adapter pour suivre la cadence, et non l’inverse, sans quoi elle risque d’être « éjectée », c’est-à-dire professionnellement dépassée ou déclassée :

C’est une entreprise qui bouge, qui bouge vite, qui est extrêmement dynamique. Le train est en marche. Le train va-t-il freiner pour moi et s’adapter à moi ? Absolument pas. Donc c’est à moi de voir est-ce que je veux continuer à ce rythme-là, avec comme conséquence d’être moins là. Mais si je sors du train, ben c’est juste une question d’orgueil. Alors, il y a l’industrie qui veut ça. Dans la consultation, on dit tout le temps : ça prend 10 projets pour te bâtir une réputation et un projet pour te la ruiner.

10

Dans cette reconfiguration et ce passage vers un contrôle du temps subjectivé, imposé par les impératifs néolibéraux de productivité, les travailleur.euse.s sont appelé.e.s à se conduire comme des entrepreneur.euse.s d’eux.elles-mêmes : des travailleur.euse.s très investis dans leur activité et temporellement flexibles de manière à se démarquer et à rester compétitif.tive.s. Pour être performants, ils.elles n’hésitent pas à « prendre sur leur temps » le nombre d’heures requises pour répondre aux attentes et à « trouver de nouvelles stratégies » pour les rentabiliser. Ainsi que l’ont évoqué les travailleur.euse.s eux.elles-mêmes, cette forme d’investissement temporel au travail devient un marqueur de différenciation positive, au point que l’étiquette de « dépendance au travail » ou de workaholism n’est pas entièrement acceptée, ni complètement assumée. Pour certaines personnes, le « fait de trop travailler » n’est pas en soi problématique. Au contraire, c’est vu comme une qualité qui permet de se distinguer avantageusement des autres :

J’ai jamais trouvé que c’était un problème. J’ai jamais vraiment voulu consulter quelqu’un à propos de ça. C’est plus positif que négatif, d’après moi… je trouve que mon addiction au travail a fait de moi une personne qui travaille bien, capable de travailler sous « lots of pressure », ça fait de moi quelqu’un de débrouillarde, d’après moi. Pis que je sais que je suis capable de faire n’importe quoi si je mets vraiment comme ma tête à [ça].

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Vouloir travailler plus d’heures que la moyenne, parfois le double, de leur propre aveu, ne se justifie pas, ou pas uniquement, par des besoins matériels (gagner plus d’argent, s’assurer une sécurité d’emploi, une retraite, etc.), mais par des motifs essentiellement subjectifs : c’est désormais par le surtravail lui-même que les travailleur.euse.s parviennent à se distinguer des autres, à jouir d’un surplus de reconnaissance garante pour eux.elles d’un certain prestige et, pour les milieux de travail, d’un supplément de plus-value.

La reconnaissance du surtravail : source d’émotions positives et de plus-value

Le surtravail n’implique pas seulement une maximisation des heures au travail. Il fait appel à la capacité des travailleur.euse.s à gérer leurs émotions de manière à maximiser leur satisfaction, voire leur plaisir au travail. C’est souvent par les rétributions émotionnelles, encouragées et promises par les milieux de travail, que le surtravail est justifié par les travailleur.euse.s. En effet, aux yeux des travailleur.euse.s qui se désignent ou sont désignés comme « accros », le fait de « trop travailler » ou d’investir beaucoup de temps au travail est motivé par les rétributions émotionnelles positives que cela leur procure (drive, plaisir, sentiment de reconnaissance et d’accomplissement, etc.), souvent indépendamment des rétributions matérielles apportées par le travail par ailleurs (salaire, consommation, etc.). Chez ces travailleur.euse.s, le surtravail a tendance à créer les conditions propices à la performance au travail, en alimentant positivement leur identité, c’est-à-dire la manière dont ils.elles se perçoivent et sont perçu.e.s par les autres :

Je pense que mon identité, j’ai développé mon identité et ma perception de confort, de sécurité, d’appréciation vis-à-vis de moi-même, du regard que je porte sur moi par rapport à ma performance au travail (10) ; C’était un désir de performance, mais aussi d’être aimée et d’être valorisée par mes collègues et par mes usagers.

8

Loin ainsi de représenter un stigmate, dire et se faire dire par les collègues ou l’entourage que l’on « travaille trop » est considéré comme une importante source de valorisation et de reconnaissance, comme l’illustrent ces différents extraits :

Ça me fait sentir bien… (4) ; Ça me valorisait, au début ça me faisait quasiment plaisir quand mes amis me disaient que je travaillais trop (6) ; Je reçois beaucoup de validation et de reconnaissance, ça fait que c’est super, je trouve ça super le fun [rire court], c’est pour ça que je le fais (8) ; Si tu vois que les collègues ou les gens autour de toi te valorisent pour ça, je pense que là tu le vois directement, par la reconnaissance du travail que tu fais. Je pense que ça peut jouer beaucoup surtout pour moi [petit rire] qui est comme une compliment chaser.

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Les rétributions émotionnelles du surtravail sont également basées sur le mérite individuel : elles récompensent l’accomplissement personnel rendu possible par la multiplication des efforts individuels : « Quand tu travailles, là tu te sens accomplie, tu te sens comme appréciée. C’est cet aspect-là que j’aimais aussi. Ça me rapportait comme du positif. J’aime être tout le temps occupée… le positif que ça t’apporte, comme l’accomplissement, ces aspects-là m’ont poussée à continuer à faire ça » (1). Ces rétributions, qui alimentent ainsi positivement l’identité, vont jusqu’à procurer, pour les personnes se décrivant comme « accros au travail », des émotions qui se rapprochent de celles liées aux dépendances aux substances. Certaines décrivent par exemple se sentir « accros » au « rush de plaisir » ou à l’adrénaline que procure le fait de se sentir « capable » d’endurer une surcharge de travail. Cette agente dans une compagnie d’assurance décrit notamment se sentir comme une « super women » :

Quand tu commences à accepter plus d’heures, c’est là que tu dis oui, oui, t’es capable, t’es capable, let’s go, t’es dans un rush, t’es comme dans une adrénaline que tu dis oui chu capable de tout faire ça, super woman, pis ça te donne un bon feeling. Pis là toute ça, next thing you know, tu te rajoutes d’autres heures, d’autres heures, d’autres heures, c’était comme un petit rush là. Comme ma mère elle m’a toujours dit comme : t’as pas besoin de travailler autant, mais c’était juste dans moi de vouloir faire plus, de vouloir être dans le rush.

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D’autres disent être « accros » au sentiment agréable de reconnaissance procurée par le surtravail ou encore par la sensation d’être au-devant des autres, ce qui vient nourrir en retour, et de manière circulaire, leur motivation à « travailler beaucoup » et à ressentir de nouveau les effets positifs : « T’es comme “addict” à la reconnaissance qui vient avec. Pis t’es “addict” admettons à te faire dire que t’es meilleur que tes pairs, pis t’es “addict” à comme… Ben à la reconnaissance » (6).

Bien que ressenties individuellement, ces émotions positives rapportées par les travailleur.euse.s sont, comme le notait Hochschild (1983), profondément ancrées dans la culture propre à une société et à une époque données. Cet ancrage culturel tend à instituer des « prototypes » de sentiments qui suggèrent aux individus ce qu’ils « doivent » idéalement ressentir, dans une situation donnée. Cela revient à dire que loin d’être des dispositions ou caractéristiques psychologiques comme le soutiennent de nombreux écrits sur la dépendance au travail (Grebot, 2019 ; Burke, 2001), les travailleur.euse.s qui acceptent « volontairement et avec enthousiasme » de « trop travailler » adoptent ces conduites précisément parce qu’ils.elles sont conformes aux normes sociales et culturelles en vigueur qui prescrivent les manières d’être et de ressentir socialement attendues et valorisées. Autrement dit, si la propension au surtravail répond à un désir de reconnaissance (Bouvier, 2019) et de valorisation de soi au travail, ce désir est simultanément cultivé et récompensé par les employeur.euse.s, les supérieur.e.s et les collègues, comme le résume cet extrait : « À mon travail c’est valorisé, trop travailler » (6). Une autre travailleuse explique quant à elle que c’est son dévouement et sa capacité à « travailler fort et beaucoup », ce qu’elle appelle elle-même son « éthique au travail », qui lui ont permis d’être reconnue professionnellement par ses supérieur.e.s et qui lui ont ouvert certaines portes (1).

Les récits des travailleur.euse.s rencontré.e.s donnent à penser que l’adhésion au surtravail ne passerait pas par un contrôle disciplinaire des employé.e.s, associé à l’obéissance aux prescriptions hiérarchiques, mais principalement par la valorisation personnelle et la reconnaissance des efforts individuels. Autrement dit, la reconnaissance de la valeur individuelle des employé.e.s (leur performance, leur capacité de travail, etc.) constitue un moyen pour les employeur.euse.s et les entreprises d’accroître le niveau d’engagement des travailleur.euse.s. Un engagement qui se mesure tant en termes de disponibilité et de flexibilité temporelle « en haut de la moyenne » que d’adhésion aux objectifs de performance, et cela sans avoir à passer par la contrainte, comme l’exprime en ses mots cette personne :

Ces compagnies-là sont quand même vraiment bonnes pour te faire sentir reconnu si c’est quelque chose que tu veux aller chercher. Alors admettons moi j’étais… moi ça me faisait vraiment sentir bien d’être reconnue… En accepter toujours plus, pis après ça se faire donner une petite tape dans le dos pour ça, mais se faire redonner 3 mois de travail supplémentaire par-dessus. Tsé ? Parce que c’est comme ça qu’ils font. Tsé ils vont te dire bravo tu as vraiment bien fait, maintenant voici 3 autres mois de travail que tu dois faire en 2 semaines. Tsé ? Ben tu les vois recommencer tout le temps. Tu les vois recommencer tout le temps…

6

C’est pour pouvoir jouir des émotions positives procurées par le surtravail que ces travailleur.euse.s acceptent volontairement de « travailler beaucoup », et de même soit devancer, soit surpasser la prescription de tâches[8]. Hochshild (1983) avance l’idée que la production de la plus-value repose, dans les sociétés postindustrielles, sur l’extraction de la valeur ou la marchandisation des émotions au travail. Les employé.e.s, à cet effet, sont tenu.e.s d’aligner ou d’adapter leurs émotions de manière à répondre adéquatement aux attentes et demandes de la part des employeurs. Chercher à se sentir bien, reconnu et valorisé pour son travail, au point parfois de se sentir « accro » à la reconnaissance qu’il procure, répond simultanément aux attentes des entreprises qui exigent des travailleur.euse.s, pour accroître leur plus-value, une performance qui a elle-même pour moteur les émotions positives soutirées du surtravail.

Le travail émotionnel face aux limites du surtravail : des règles de sentiments genrés

La méritocratie, qui fait la promotion de l’égalité des chances et des perspectives, repose sur l’idée que c’est en « travaillant fort », par l’ambition, le dépassement de soi et l’effort individuel, que chacun peut réussir (Markovits, 2018). Chacun, autrement dit, est sommé de devenir en quelque sorte « entrepreneur.euse de soi-même », seule voie garante de sa propre réussite, tandis que le travail se présente comme le principal moyen pour y arriver. Or, les injonctions au surtravail font souvent fi des limites physiques du corps. Pour espérer surpasser ces limites, notamment celles liées à la fatigue, les travailleur.euse.s doivent se livrer à une gestion soutenue de leurs émotions. En effet, même quand ils.elles répondent sans se ménager aux attentes des milieux de travail, la fatigue les rappellent à l’ordre, comme l’expriment cette travailleur.euse.s :

J’ai été consulter mon médecin parce que je me trouvais toujours fatiguée. Pis je comprenais pas pourquoi parce que je dormais quand même assez pis je comprenais pas pourquoi j’étais autant fatiguée. Mon médecin m’a dit : « On va prendre des prises de sang. » Pas de problème. Donc oui j’ai été consulter mais c’était pas pour ça. C’était juste là que j’ai réalisé que je suis épuisée de toute ça dans le fond. C’est pas à cause que je dormais pas ou quoi que ce soit.

4

Si la fatigue est une sensation fréquente associée au surtravail, la plupart des personnes vont apprendre à la « gérer » le plus possible, de telle sorte qu’elles n’auront pas à ralentir le rythme ni à diminuer leur investissement au travail. Certaines finissent par l’apprivoiser, en alternant de courtes périodes de repos (quelques jours tout au plus) et de longues et intenses périodes de travail, pour donner la chance au corps et à ses capacités de se régénérer suffisamment pour continuer à travailler et éviter les longues interruptions. D’autres, plutôt que de ralentir, vont chercher à surmonter la fatigue en compensant avec la consommation de substances psychoactives capables de faire oublier au corps les traces laissées par le surtravail et toute la fatigue accumulée. Mais de l’aveu de certain.e.s, c’est le fait de devoir prendre une pause ou « s’arrêter », surtout quand le corps peine à suivre le rythme ou à prendre du mieux, qui est vécu comme insoutenable, bien davantage que la fatigue ou les symptômes physiques ressentis. Dans ces moments, c’est la « tête qui s’affole », du fait d’être en arrêt de travail. Par exemple, ce constructeur mentionne comment, en raison d’un accident qui l’a forcé à ralentir, il s’est senti « devenir fou » à l’idée de ne pas travailler :

J’ai deux vertèbres d’écrasées ça fait que là ben je commence par… par ralentir pis faire des plus petits travaux. Mais là ça finit que… étendu sur le sofa pour des 2-3 jours, pis avoir de la misère à marcher, euh, excuse l’expression, comme, ma tête capote. Euh, j’ai hâte de me remettre pis le trois quarts du temps ben je ne suis pas remis pis je suis retourné au travail parce que le temps arrête là. Je viens fou.

7

Si les efforts requis pour s’adapter aux exigences du travail (performance élevée, longs horaires de travail, etc.) en viennent, progressivement, à épuiser le corps, les récits des travailleur.euse.s suggèrent que ce sont moins les traces de la fatigue qui sont ressenties comme pénibles que la nécessité de devoir s’arrêter pour en venir à bout. D’ailleurs, certains des extraits laissent entendre que les personnes soit n’ont pas reconnu les signes avant-coureurs de l’épuisement qu’elles ont connu, soit ont choisi de les minimiser. Plusieurs ont même souligné sans ambages que tant que le corps tient et que la santé ne pâtit pas, il n’y a pas de raison de ralentir, le repos étant vu comme du temps de travail « perdu ». Travailler permet d’avoir des buts, des objectifs, de se sentir « vivant », tandis que ralentir ou s’arrêter de travailler, même pour une journée ou pour des loisirs, peut susciter des sentiments d’inutilité et de culpabilité.

Quand ce ne sont pas les contraintes physiologiques, à d’autres occasions, ce sont les rôles sociaux hors travail, et les attentes sociales qu’ils supposent, qui font obstacle au surtravail et qui exigent alors un intense travail émotionnel. Tandis que l’éthique méritocratique fait croire à l’égalité des chances pour justifier l’effort individuel, dans les milieux de travail compétitifs, plusieurs travailleur.euse.s, en premier lieu des femmes, sont conscient.e.s du fait qu’avoir des enfants ou même un.e conjoint.e peut nuire à leur performance individuelle. Parmi les travailleur.euse.s rencontré.e.s, plusieurs mères disent se sentir particulièrement désavantagées les soirs et les fins de semaine par rapport à leurs collègues qui n’ont pas d’enfants, puisque leurs obligations familiales les empêchent de prendre part aux activités sociales et de réseautage qui se déroulent souvent en dehors du « 9 à 5 » standard.

Moi mes 4 nouveaux collègues qui viennent de commencer il y a un an ils ne sont pas pour certains mariés, ils sont sans enfant, d’autres sont célibataires, j’en ai un qui est divorcé c’est pas lui qui a la garde des enfants. Et c’est le gentlemen’s club. Oui. Pis ça sort le soir. Ben… moi est-ce que je peux sortir le soir à 6 heures ? Ben peut-être une fois par semaine. Mais je peux pas faire ça tout le temps. C’est comme… Pis il y a des tas de choses qui se passent dans les 5 à 7 du comité social où toi tu peux pas aller [petit rire] parce que tu fais autre chose ou parce que t’es fatiguée ou parce que tu veux faire…

10

Chez ces travailleuses, le surtravail est certes envisagé comme possible et tenable (« j’ai travaillé beaucoup, beaucoup, beaucoup, pendant que j’étais enceinte. Même quand que je feelais pas ou comme, j’étais fatiguée, j’ai continué, j’ai persévéré » [1]), mais quand les autres exigences de la vie s’y ajoutent, notamment en lien avec la famille et les rôles genrés (mère, conjointe), c’est l’épuisement ou la crainte d’un déclassement professionnel qui les guette. Pour ces dernières, un travail émotionnel devient alors nécessaire pour montrer, malgré la fatigue, qu’elles « maintiennent le niveau », qu’elles sont toujours « dans le coup », et ce, pour éviter le stigmate du « burnout » (ou épuisement professionnel) qui pourrait révéler une « faiblesse de caractère » (Goffman, 1963), davantage associée aux femmes dans les milieux de travail (Hochschild, 1997) :

J’ai peur extrêmement de m’en aller vers un burnout. J’ai peur que… ça a fait deux là … je voudrais pas qu’on m’associe nécessairement ce trait-là à moi…Tsé… c’est pas un trait nécessairement glorieux, parce qu’on sait où est-ce que tu t’en vas avec ça…

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Si les études cherchent depuis longtemps à démontrer combien « travailler beaucoup » peut contribuer à la dégradation de la santé (Pega et al., 2021), et notamment au stress, à la détresse psychologique et à l’épuisement, peu en revanche se sont intéressées aux effets du travail émotionnel, et de la gestion des émotions au travail, sur l’augmentation du risque d’épuisement (Zapf, 2002 ; Hülsheger et Schewe, 2011). Comme on l’a vu, malgré leurs efforts considérables et le surtravail dont elles font preuve, les personnes « accros » au travail peinent dans les faits à répondre aux attentes associées à la figure idéalisée de « l’entrepreneur.euse », qui incarne en quelque sorte un.e travailleur.euse sans corps, sans obligations sociales, capable d’être disponible et performant.e en tout temps. L’entrepreneur.euse correspond pour ainsi dire à la figure du « jeune homme, célibataire, sans enfant », avec laquelle il devient difficile pour les autres de rivaliser. Si le surtravail épuise, les personnes – notamment les femmes – vont tenter de redoubler d’efforts, notamment en déployant un intense travail émotionnel, pour ne pas montrer de signes de fatigue ou de ralentissement de leur activité. Dans une société valorisant l’idéal méritocratique, si le surtravail apparaît comme une marque de distinction, la fatigue ou le fait de devoir prendre du repos peut devenir le marqueur, aux yeux des autres et de soi-même, d’une tare professionnelle ou d’une faiblesse de caractère.

Les études psychologiques soutiennent que l’expression des émotions positives au travail accroît l’efficacité des tâches réalisées (Rafaeli et Sutton, 1989 ; Feldman, 1984 ; Ashforth et Humphrey, 1993). Or, cela n’est possible qu’au prix d’un travail émotionnel plus ou moins prononcé qui permet, notamment aux femmes, de minimiser, voire de dissimuler les signes de fatigue pour ne pas faire ombrage à leur performance, et ce en dépit de leurs obligations familiales. Selon Hochschild (1983), néanmoins, un tel travail émotionnel peut devenir dysfonctionnel ou engendrer des conséquences dommageables, sur la santé et les relations personnelles et sociales, lorsque les émotions ressenties (telles que la fatigue, la culpabilité, un sentiment de vide, etc.) divergent trop de celles attendues ou encouragées. Dans la prochaine section, nous verrons que pour les travailleur.euse.s « accros », une « dissonance émotionnelle » (Hochschild, 1983) s’exprime dans la vie hors travail, au point de générer une forme « d’auto-aliénation » (Mills, 1951).

La réprobation sociale dans la vie hors travail : entre dissonance émotionnelle et aliénation de soi

Plusieurs travailleur.euse.s rencontré.e.s ont témoigné de l’insatisfaction ressentie du fait d’« être à la maison » seul.e.s ou avec leurs proches, comparativement à la reconnaissance et à la valorisation retirées de leur investissement au travail. Les activités banales du quotidien (le « lavage », le « souper », « écouter la télévision », etc.) sont vues comme insuffisantes, vides de sens ou ennuyantes : « … c’était ben beau faire les soupers pis faire du lavage, mais c’était pas assez » (8). Lorsqu’elles sont contraintes de rester à la maison, les personnes disent ne pas avoir le même sentiment d’utilité et d’accomplissement personnel que celui ressenti au travail : « J’avais le sentiment que quand je travaillais plus, quand je donnais plus d’efforts, que je me sentais valorisée dans ça. Je me sentais mieux de ça que rien faire à la maison… vraiment les signes que… » (4). Or, si le fait de « trop travailler » est une source de rétributions émotionnelles positives dans les milieux de travail, il peut devenir un motif de réprobation de la part des proches dans la sphère de la vie personnelle. Ce père explique comment sa conjointe et ses enfants lui reprochent ce qui est simultanément valorisé au travail :

Tsé moi… tu me verrais au travail pis tu me verrais dans la vie pis tu m’analyserais, je suis sûr que tu verrais une différence. Mais… tsé la reconnaissance du milieu aussi là, les gens… Autant je suis reconnu au milieu… dans le milieu du travail, autant en famille c’est le contraire. Eux autres c’est : « il travaille encore », « t’as encore amené ton ordi, tu t’en vas encore au bureau aujourd’hui », pis tsé, c’est que négatif. Il y a rien de positif là-dedans… Tsé je me sentais coupable de pas être un bon père, parce que je travaillais trop…

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Ce n’est pas dans les milieux de travail, mais bien dans leur vie personnelle et familiale que les personnes qui se désignent comme « accros » au travail font l’expérience d’une dissonance émotionnelle. Alors qu’elles devraient, selon les attentes sociales, se sentir « bien » et « épanouies » dans leurs rôles de parent, conjoint.e ou ami.e, elles ressentent, en réalité, l’inverse :

Le travail c’est un monde que je comprends, les règles du jeu je les comprends… J’ai un bon poste, j’ai un bon boss, j’ai des très bons collègues. Je suis appréciée. Donc je suis dans une zone très confortable à mon travail. Je suis pas dans une zone de confort en tant que mère. Pour moi c’est quelque chose de compliqué, beaucoup plus que ce que je pensais. Je suis pas nécessairement dans une zone de confort au niveau de mon appréciation au quotidien de ma vie au Canada. Et je suis définitivement… Tout ça se reflète dans ma santé. Donc j’ai pris, je sais pas, je te dirais 50 kilos dans les 5 dernières années.

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D’autres encore disent avoir du mal à trouver du plaisir ou de la satisfaction dans leur temps libre. Le simple fait de « prendre des vacances » ou de « prendre du temps pour soi » génère, chez certain.e.s travailleur.euse.s « accros », un sentiment de pression temporelle exacerbée, plutôt que l’effet positif escompté :

And so I said okay, so now I’m on vacation, I’m going to take it easy and I’ll do some light reading, I’ll pick up a nice novel and do some reading. I couldn’t even do that.

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Le « temps libre » va jusqu’à être envisagé, dans certains cas, comme du temps de travail « perdu ». Travailler permet d’avoir des buts, des objectifs, de se sentir « vivant », tandis que ralentir ou s’arrêter de travailler peut susciter un sentiment d’inutilité, voire une remise en question existentielle :

Moi là si je travaille pas dans une journée, ou si je fais pas quelque chose dans une journée, je me sens vraiment inutile. Comme il faut… il faut… Moi j’ai besoin des buts, j’ai besoin des projets dans ma vie pour m’alimenter pis me sentir vivante à l’intérieur. Si j’ai pas ça, je me sens morte à l’intérieur. Il faut vraiment que j’aie des projets, toujours des choses… des projets en fonction, pour que je me sente vivante à l’intérieur. Sinon c’est comme si je passais à côté de ma vie.

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Comme prendre du temps pour soi et les autres implique de diminuer l’intensité de son engagement au travail, il arrive que cela génère un fort sentiment de culpabilité : « …Comme tsé je travaille tout le temps, comme pourquoi tu peux pas prendre une journée à toi ? Puis pourquoi tu te sens comme « guilty », coupable, toute la journée ? Ça me rendait folle. (1) ». Cette même personne admet fuir, par le travail, un sentiment d’infériorité ressenti dans le cadre de sa vie personnelle :

Je faisais pas juste ça pour être tout le temps occupée, mais aussi pour ce sentiment de… surmonter l’infériorité. Quand je suis à maison à rien faire, je me sens comme « ah, j’ai rien fait de ma vie ». C’est comme si ça fait monter en moi un sentiment d’infériorité. J’ai de la misère à dire ce mot-là… En même temps, j’aimais ça être centrée sur d’autres choses parce qu’il y avait les problèmes dans ma vie personnelle que je voulais juste négliger. Alors en travaillant puis en me gardant occupée, ça me gardait loin de mes pensées pis tout ça. Alors travailler c’était ma manière de mettre de côté ces problèmes-là pis me centrer sur autre chose.

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Source d’une pâle valorisation personnelle, sans aucune mesure avec celle retirée de leur activité professionnelle, bien des travailleur.euse.s « accros » confient vouloir fuir l’image peu reluisante d’eux.elles-mêmes que leur renvoient les « échecs » ou les difficultés vécus dans la sphère hors travail de leur vie. Le travail, dans ce contexte, peut apparaître comme un refuge ou « une zone de confort » qui offre l’occasion d’échapper aux reproches de l’entourage, aux insuffisances et problèmes observés dans sa vie personnelle et familiale ainsi qu’au sentiment de culpabilité généré par les moments passés loin du travail : « Ben c’est que je me suis fait dire que je suis toujours en train de vouloir me sauver, que j’étais un sauvage pis que j’essayais toujours de me sauver tout seul pour aller travailler… Mais c’est parce que moi je voyais bien que je me sauvais dans mon travail » (7). L’image de soi positive rendue possible par le surtravail devient alors pour eux.elles une source de gratification plus importante que celle que leur renvoie leur vie hors travail :

Moi je suis quelqu’un qui se développe dans le regard de l’autre. Et actuellement l’image que je projette au bureau m’est beaucoup plus agréable que l’image que je projette dans ma maison.

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Utiliser le travail comme refuge ou « zone de confort » signifie aussi pour ces travailleur.euse.s se désinvestir, voire se couper plus ou moins progressivement de leur vie personnelle et familiale. Ce faisant, ces dernier.ère.s sont encore plus à même de constater le décalage entre la performance dont ils.elles font preuve au travail et la manière souvent décevante dont ils.elles endossent leurs autres rôles sociaux (conjoint.e, parent, ami.e, etc.). L’écart entre les émotions positives vécues au travail et celles négatives associées à la vie hors travail fait que, petit à petit, plusieurs travailleur.euse.s « accros » s’en détournent encore plus ostensiblement ou ne s’y consacrent qu’en façade, de façon très limitée, et cela généralement au bénéfice d’un engagement et d’efforts encore plus soutenus dans le travail. Certain.e.s choisiront, plus ou moins consciemment, de prendre leurs distances, ou encore d’investir au minimum leur vie personnelle au profit d’un surinvestissement de soi dans le travail ; s’aliénant ainsi eux.elles-mêmes. Avec le temps, ce choix en amènera certain.e.s à faire le constat, parfois douloureux, qu’ils.elles ont « ruiné » leurs relations amicales et familiales, ou qu’ils.elles n’ont pas « réussi » leur vie personnelle, faute d’y avoir consacré assez de temps :

Je voyais qu’il y avait d’autres sphères de ma vie qui allaient moins bien. Tu sais, admettons, quand t’as comme 30 ans puis que là t’as pas de copain, pis que tu dis bien je veux des enfants mais là je sais pas avec qui les faire, il faudrait bien que je sorte dans les bars pour rencontrer mais là j’ai pas le temps. Fait que là tu dis OK, ben il y a cette sphère-là qui va pas si bien.

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Chez Hochschild (1983), la dissonance émotionnelle se définit comme les tensions vécues par les individus lorsque les émotions requises au travail (règles émotionnelles) divergent trop des émotions ressenties. Cette divergence est courante, car même si les règles émotionnelles régulent le comportement expressif, elles ne peuvent pas réguler entièrement l’expérience expressive (Ashforth et Humphrey, 1993, p. 97). Néanmoins, selon Hochschild (1983), une « dissonance émotionnelle » survient lorsque l’écart entre « ressentir et feindre » est trop important. Les récits des travailleur.euse.s rencontré.e.s suggèrent que la dissonance émotionnelle vécue intervient surtout, dans leur cas, sur le terrain de leur vie privée. Plusieurs parmi eux.elles disent en outre ressentir un décalage entre les rétributions positives qu’ils.elles reçoivent au travail et les réprobations provenant de leurs proches. Ce décalage semble pour certain.e.s à ce point important qu’ils.elles en viennent à s’aliéner eux.elles-mêmes (Mills, 1951), en ne recherchant des émotions positives que dans leur investissement au travail.

Éprouvant peu de satisfaction chez eux.elles, dans leur temps libre ou avec leurs proches, ces travailleur.euse.s préfèrent s’en détourner afin de maintenir ou entretenir l’image positive d’eux.elles-mêmes procurée par le surtravail. Mills (1951) avait désigné comme « auto-aliénation » (self-alienation) le processus par lequel les travailleur.euse.s en viennent à se dissocier de leurs propres émotions de manière à se livrer aux attentes du travail dans l’industrie des services. Pour le sociologue, cette auto-aliénation, qu’il observait au début des années 1950, avait provoqué une « anxiété de statut » chez les cols blancs. Ne trouvant plus de satisfaction au travail (telle que promue par l’éthique protestante du travail), les travailleur.euse.s de la nouvelle classe moyenne ont cherché dans le temps libre et la consommation des formes de gratifications statutaires (statuts claims) capables de compenser, du moins en apparence, l’absence de prestige et de reconnaissance au travail : « Lorsque l’emploi devient une base précaire, voire négative, alors la sphère des loisirs et de l’apparence devient plus cruciale pour le statut » (traduction libre, p. 240). Aliéné.e.s au travail, observait Mills, ils.elles sont tout autant aliéné.e.s dans leur vie hors travail. Le sociologue allait jusqu’à avancer que, pour ces cols blancs, l’apparence de prestige que procure la consommation est davantage désirable que les plaisirs réels que procurent les loisirs ou l’objet consommé. « Cette partie de la vie qu’il reste hors du travail, il l’utilise pour jouer, consommer, “s’amuser”. Pourtant, cette sphère de consommation est également en cours de rationalisation. Aliéné de la production, du travail, il est aussi aliéné de la consommation, du vrai loisir » (traduction libre, 1951, p. 170). Cette quête de statut peut alors devenir un piège redoutable et sans fin, notamment lorsqu’elle mène à l’endettement.

Aujourd’hui, plus de cinquante ans plus tard, la dissonance émotionnelle ressentie par les travailleur.euse.s « accros » et l’aliénation qu’elle implique semblent aller au-delà de la sphère des loisirs, pour atteindre les derniers remparts de la vie hors travail : la vie personnelle et familiale. Reflet de la haute attractivité morale du travail et de la centralité de la place qu’il occupe dans la vie (Kirouac, 2015), les relations personnelles et familiales en viennent à être perçues comme des obstacles au surtravail, devenu la principale source de reconnaissance et d’épanouissement personnel. C’est au coeur de cette inflexion de la vie sociale que prennent forme les tensions ou la dissonance émotionnelle vécues par les personnes « accros au travail ». Car c’est bien parce qu’ils.elles convoitent les rétributions émotionnelles du travail que les travailleur.euse.s en viennent, plus ou moins progressivement, à tenir à distance la vie hors travail comme source potentielle de valorisation de soi, de reconnaissance et d’épanouissement. Le sentiment d’être « accro » au travail semble exprimer en ce sens une nouvelle anxiété de statut : c’est uniquement par le travail et le surtravail que les personnes se livrent à une quête de reconnaissance et d’accomplissement de soi qui, tôt ou tard, fragilise le corps, les liens sociaux et l’ensemble de la vie hors travail.

Conclusion

Cet article a cherché à poser un regard sociologique sur la construction du trouble de dépendance au travail, le workaholism. Il appréhende cette catégorie comme une manière de coder, dans des termes psychologiques, les nouvelles règles émotionnelles promues par les milieux de travail contemporains. Être performant.e, se dépasser au travail, au point de ne plus compter ses heures, sont des normes simultanément fortement endossées par les travailleur.euse.s et encouragées par les milieux de travail. Loin d’être le propre de certaines personnalités, comme l’affirment plusieurs écrits psychologiques, ces normes, souvent genrées, sont à la base des sociétés qui valorisent l’ethos méritocratique en récompensant l’effort, la performance et la réussite individuelle.

La principale contribution de l’article est d’analyser les ressorts sociaux du sentiment de dépendance au travail. Il montre que le « surtravail » est devenu un marqueur de distinction dans une société qui enjoint à chacun.e d’agir comme un.e entrepreneur.euse de lui.elle-même, c’est-à-dire de maximiser les efforts individuels pour performer, se démarquer des autres, rester « concurrentiel.le », « dans le coup » et ainsi éviter d’être déqualifié.e., déclassé.e. ou exclu.e. des règles du jeu du marché du travail. Nous avons vu que, au-delà des compensations matérielles (salaire, consommation, niveau de vie), c’est en grande partie grâce aux rétributions émotionnelles, cultivées par les milieux de travail, que le surtravail est envisagé comme une source centrale de reconnaissance et un moyen privilégié d’accomplissement de soi. Comme le suggèrent les récits analysés, chercher à se sentir reconnu au travail, au point de se sentir « accro » à la reconnaissance et au « rush » de plaisir qu’elle procure, s’apparente à une compulsion émotionnelle entretenue par les milieux de travail pour encourager le surtravail sans avoir à passer par la contrainte et la discipline. Les rétributions émotionnelles, qui fonctionnent comme un système de récompenses (Pharo, 2018), en alimentant positivement l’identité des personnes et leur image de soi (valorisation, fierté, plaisir, adrénaline, etc.), participent, du même coup, au développement de conduites compulsives qui permettent d’entretenir le surtravail dont le capitalisme a besoin (plus-value). Les travailleur.euse.s « accros » ont d’ailleurs nommé le besoin, voire la nécessité pour eux.elles de travailler beaucoup d’heures, de rester actif.ve.s, d’avoir continuellement des objectifs à atteindre et des projets professionnels à réaliser, et de limiter, autant que faire se peut, les périodes de repos et d’interruption du travail.

Contrairement à l’épuisement professionnel ou à la dépression, les personnes « accros » au travail ne souffrent pas de « trop travailler », mais avant tout des inconforts, voire de l’anxiété identitaire que suscite chez elles l’impression « de ne pas assez » travailler. En ce sens, c’est moins le surtravail en lui-même, que l’image positive qu’il leur procure d’eux.elles-mêmes qui les rendrait « accro ». L’article montre d’ailleurs que les travailleur.euse.s, en premier lieu les femmes et les mères, doivent déployer un travail émotionnel intense pour parvenir, du moins pendant un temps, à surmonter ou dissimuler les contraintes physiologiques (fatigue, épuisement, problèmes de santé physique, maternité) et celles associées aux rôles sociaux genrés (mère, père, conjointe). Les règles émotionnelles telles qu’elles prennent forme dans les milieux de travail reconduisent, en ce sens, des inégalités de genre et d’âge en imposant des standards dans la manière d’agir, d’être et de ressentir qui sont difficilement atteignables pour la majorité des travailleur.euse.s, et tout particulièrement pour les femmes. Plus les personnes s’investissent au travail, plus elles tendent à se désinvestir, en contrepartie, de leurs rôles sociaux hors travail ; un désinvestissement qui leur vaut, bien souvent, de la réprobation de la part de leurs proches. Les problèmes et insatisfactions touchant la vie personnelle et familiale plusieurs fois rapportés par les travailleur.euse.s, bien que vécus comme des échecs personnels, révèlent en réalité les tensions liées à l’injonction à répondre simultanément aux attentes sociales de la vie hors travail et aux règles émotionnelles du travail. Une dissonance émotionnelle s’opère alors au carrefour de ces tensions relationnelles irréductiblement aussi normatives : les travailleur.euse.s « accros » vont choisir de se détacher et de se désinvestir (y compris émotionnellement) de la vie hors travail (relations personnelles et familiales) au profit d’un engagement de soi encore plus prononcé au travail. Il en résulte une forme d’auto-aliénation (Mills, 1951), où les personnes en viennent elles-mêmes, souvent au prix de leur santé, à s’assujettir entièrement aux attentes du travail au point de ne plus être en mesure d’éprouver du plaisir et de l’épanouissement dans leur vie privée, jusqu’à perdre le sens même de leur existence au-delà du travail.

Annexe : Caractéristiques sociodémographiques des participant.e.s

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