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L’émergence, dans les dernières années, d’un « tournant affectif » en sciences sociales accorde une place prépondérante aux émotions (Clough, 2009), et ce, dans un large éventail de champs. Les émotions sont saisies pour mieux comprendre les organisations (Sieben et Wattergren, 2010), le pouvoir (Heaney et Flam, 2013), la politique (Demertzis 2013), les réseaux sociaux (Benski et Fisher, 2013), le genre, la gestion de crise, ou encore le milieu artistique (Birze et al., 2020 ; Mastracci, Guy et Newman, 2015 ; Roussel, 2015). Or, peu de recherches ont tenté, jusqu’à ce jour, d’appréhender les émotions dans le champ du travail social et plus largement dans les métiers de la relation.

Les émotions sont des dimensions sociales et politiques difficiles à saisir. Bien qu’a priori subjectives et cognitives, elles sont intimement sociales, étant codifiées, interprétées et remaniées selon les normes socioculturelles en vigueur. Les émotions sont donc inscrites dans des pratiques sociales, bien que la tentation soit grande de les penser uniquement ou principalement sous leurs facettes psychologiques et individuelles. L’ouvrage phare d’Arlie Hochschild (1983), The Managed Heart, a examiné les émotions de manière à les inscrire dans un horizon social. Il offre des outils théoriques pour comprendre les émotions au prisme des sciences sociales, mais aussi plus largement pour mieux saisir leurs empreintes sur les multiples facettes du « social », allant des interactions aux institutions et aux politiques sociales. Dans cette perspective, les actions sont modulées par des « règles de sentiments », c’est-à-dire un ensemble de normes et de prescriptions tant culturelles, sociales qu’institutionnelles qui indiquent aux individus comment ils.elles doivent ressentir et exprimer leurs émotions dans une situation donnée (Hochschild, 1983). Dans le cadre du travail, plus spécifiquement, certaines émotions sont continuellement « mises au travail » au sein des interactions, lors de rencontres en face à face, que ce soit avec les clients, les collègues ou encore les patrons. Le concept de « travail émotionnel » permet de mettre l’accent sur l’effort déployé, au sein des relations professionnelles, pour afficher une émotion feinte ou encore pour dissimuler celle proscrite, selon la situation. Ce travail, qui exige, autrement dit, des travailleur.euse.s une gestion active des émotions, vise à réguler la manière d’exprimer, mais aussi de supprimer certains affects ressentis, de sorte à répondre aux exigences de l’organisation et aux attentes de l’employeur (Fortino, Jeantet et Tcholakova, 2015). De plus, pour Hochschild (2003), la gestion des émotions est centrale aux interactions et à la « présentation de soi » comme professionnel. Dans cette perspective, si l’on transpose cette idée dans les métiers relationnels, les émotions peuvent être saisies comme des « outils de travail » pour les intervenant.e.s, pour leur permettre de faciliter la relation d’aide (Lhuillier, 2006).

Dans les métiers relationnels, les rencontres entre professionnel.e.s et « usager.ère.s » entrainent parfois l’émergence d’émotions complexes, ou encore des formes de réciprocité et de résistance qui sont affectivement chargées (Ferguson, 2005). Les relations de travail entre les intervenant.e.s et le type d’interactions qu’ils.elles ont avec les usager.ère.s de service impliquent certes des émotions, mais celles-ci sont souvent « cadrées » par des codes déontologiques ou éthiques qui définissent les contours de leur « savoir-être » (Wharton et Erickson, 1993 ; Soares, 2002 ; Monier, 2017). Pour faire face à certains contextes particuliers d’intervention (par exemple, l’intervention en protection de l’enfance), une forme de contrôle de soi et des émotions est donc attendue et légiférée (par exemple, au Québec, au travers de la Loi sur la protection de la jeunesse et des codes de conduite déontologique).

En outre, les métiers relationnels, qu’ils s’inscrivent dans des structures institutionnelles ou communautaires, sont plus que jamais investis par un paradigme gestionnaire (Bellot, Bresson et Jetté, 2013 ; Belorgey, 2018 ; Fortino, Jeantet et Tcholakova, 2015 ; Ruch, 2012). Cette managérialisation des métiers relationnels transforme dans la foulée les émotions ressenties par les intervenant.e.s et exigées d’eux et d’elles. Les émotions peuvent être travaillées pour répondre à des impératifs de productivité accrue, tout en tentant de répondre, de manière parfois contradictoire, à la nécessité d’accroitre l’empowerment des usager.ère.s et de diminuer les rapports de pouvoir dans la relation d’aide. D’autre part, encouragé.e.s à valoriser « l’humain » et la « création de liens », les intervenant.e.s sont simultanément appelé.e.s à quantifier les résultats de la relation d’aide (par exemple, jouer aux cartes pour créer du lien, et ensuite le justifier et le comptabiliser en matière de temps d’intervention). Ce contexte demande de la part des intervenant.e.s un « travail émotionnel » important de manière à négocier les attentes souvent ambivalentes et contradictoires auxquelles ils.elles sont confronté.e.s dans le cadre de leurs fonctions.

Comme l’ont exposé plusieurs chercheur.e.s, la managérialisation croissante des métiers relationnels montre de nombreux écueils dans les milieux de pratique. L’absentéisme au travail, comme la rétention du personnel, n’a jamais été aussi grand, dans les métiers relationnels, qu’aujourd’hui (St-Arnaud et al., 2011). Surcharge, dépressions, burn-out, stress et anxiété forment le lot des professionnels de la relation d’aide qui souffrent sans pouvoir accorder de la légitimité à ces émotions en dehors d’explications psychologiques ou individuelles (Grenier et Bourque, 2016). Pourtant, la surcharge émotionnelle au travail entraine des difficultés et parfois même de la dissonance entre ce qui est vécu et ce qui peut être exprimé en fonction des règles de sentiments. Hochschild nous invite à concevoir ces formes de surcharge émotionnelle au-delà de l’« usure compassionnelle », une catégorie trop souvent utilisée dans les métiers de la relation d’aide (Paugam et Duvoux, 2013). Déplaçant le regard de la responsabilité individuelle, le concept du travail émotionnel permet d’appréhender ces difficultés et dissonances émotives comme relevant principalement de failles structurelles et organisationnelles. Autrement dit, la focale d’analyse est dirigée vers les conditions de travail du métier relationnel et ses prescriptions attendues, plutôt que sur les individus eux-mêmes.

Les métiers relationnels et en particulier le travail social sont encore aujourd’hui occupés en majorité par des femmes. En centrant le regard sur le travail émotionnel, Hochschild attire l’attention sur le travail accompli par les femmes, en tant que salariées dans des emplois de services comme le travail social, mais aussi de façon non rémunérée dans des formes de care, au sein de la famille comme dans la communauté. Parallèlement au concept clé de travail émotionnel, Hochschild (1983) attire l’attention sur celui du status shield, qui réfère à la protection que possèdent certains groupes privilégiés en ce qui concerne l’expression d’émotions négatives, protection qui diminue en conséquence les attentes et les obligations quant à la production du travail émotionnel. L’auteure donne l’exemple des femmes, des enfants et de certaines communautés minoritaires qui ne bénéficieraient pas de ce « prestige » qui empêche la déconsidération de leurs sentiments. Elle dépeint plus particulièrement une période où les femmes étaient continuellement appelées à contenir leurs émotions, sous peine d’être perçues comme « trop émotives » ou « émotionnellement instables ». Dans son étude auprès des hôtesses de l’air, Hochschild (1983) constate que les femmes sont plus régulièrement exposées à des commentaires grossiers ou désagréables, à des plaintes sur la qualité des services ou encore à de la résistance face à leur autorité, comparativement à leurs collègues masculins. Autrement dit, les prescriptions ou les attentes qui pèsent sur les travailleur.euse.s diffèrent selon le genre. La bienveillance, l’ouverture et la douceur sont régulièrement attendues des femmes, contrairement aux hommes chez qui l’affirmation de soi ou l’autorité sont valorisées. L’étude de Cottingham et al. (2015) menée auprès de 667 infirmières et 63 infirmiers confirme également cette idée. Elle montre que les hommes sont davantage protégés des abus émotionnels dans le cadre de leur travail que leurs collègues femmes. L’étude montre également qu’en conséquence, les hommes doivent moins produire de travail émotionnel que les femmes. Les hommes bénéficient alors d’une « prime statutaire » (un status bonus) en raison d’un plus haut niveau de satisfaction au travail pour ces derniers.

C’est en tenant compte de l’ensemble de ce qui précède que ce numéro aborde les enjeux du travail émotionnel. Si certains des articles de ce numéro offrent une lecture classique du concept de Hochschild, d’autres en proposent une relecture. La majorité des articles ont toutefois ceci en commun : ils traitent de milieux de travail ou d’occupations majoritairement investis par les femmes. Ce numéro s’amorce donc avec la contribution d’Isabelle Le Pain et de Katharine Larose-Hébert sur les conséquences des difficultés émotionnelles vécues par les intervenant.e.s en protection de l’enfance. Examinant les facteurs institutionnels en jeu dans le travail émotionnel, les deux auteures posent un regard critique sur les conditions de pratique en place qui mettent à l’épreuve l’équilibre mental ou émotionnel des intervenants. Arguant que les émotions ne sont pas reconnues comme étant au coeur des interventions en protection de l’enfance, les auteures remettent en cause la nouvelle gestion publique et soulignent le lien entre la protection des intervenant.e.s et celle des enfants suivis. C’est en tenant compte aussi des facteurs structurels que l’article de Dahlia Namian, Laurie Kirouac, Jonathan Binet et Sara Lambert explore, ensuite, les liens entre le travail émotionnel et le sentiment de dépendance au travail. Remettant en question la catégorie pathologisante du workaholism, les auteur.e.s examinent cette forme de mal-être émotionnel au-delà des thèses psychologiques, en l’abordant sous un angle sociologique. L’article fournit ainsi de nouvelles pistes d’explication quant aux facteurs sociaux qui expliquent ce mal-être, en proposant de le lier aux changements dans la nature du capitalisme et à la montée de la culture méritocratique. Afin d’explorer la manière dont le travail émotionnel peut prendre forme au sein de la relation d’aide, l’article de Pierre-Yves Therriault, Ginette Aubin, Galaad Lafay et Sandrine Gagné-Trudel offre quant à lui un regard inédit sur la portée et les conséquences du travail émotionnel lorsqu’il est fait en contexte « d’accompagnement citoyen ». Les émotions vécues dans ce cadre de travail non salarié sont à la fois source de plaisir et source de souffrance. Elles nécessitent une mise au travail qui se fait parfois à l’aide de stratégies défensives. Les difficultés émotionnelles semblent donc vécues de la même façon, peu importe le contexte de travail salarié ou non salarié. Néanmoins, comme l’attestent l’ensemble des articles précédents, une grande reconnaissance du travail émotionnel et de ses enjeux au sein des métiers relationnels doit passer par des transformations d’ordre structurel et organisationnel allant au-delà des individus.

L’article de Julie Maheux, Catherine Ethier et Emy Trépanier propose quant à lui de parler de mentalisation et de régulation émotionnelle dans la relation d’aide, exercées dans de nombreux métiers du social. Pour les auteures, plus d’espace accordé au travail émotionnel pourrait avoir une incidence sur la satisfaction, ainsi que sur la réduction de la détresse au travail des intervenant.e.s. Dans un contexte d’apprentissage et de formation aux métiers de la relation d’aide, les émotions peuvent être l’occasion, lorsqu’exprimées, de produire de la connaissance. L’article de Paul Morin et d’Annie Lambert explore, en ce sens, la qualité particulière du savoir expérientiel dans la pratique du travail social. S’intéressant aux expert.e.s d’expérience qui forment les futur.e.s travailleuses sociales et travailleurs sociaux, les auteurs regardent plus particulièrement la relation qui se forme entre formateurs et étudiants, afin d’examiner le rôle que peuvent jouer les émotions dans l’acquisition de connaissances. Puis, faisant un pas de côté, le regard que pose Carolyne Grimard dans sa contribution amène le lecteur vers un univers privé, familial, dans lequel Hochschild a déjà dit ne pas trop vouloir s’aventurer (Beck, 2018). Sous la forme d’un récit biographique, l’auteure discute de l’impact de la pandémie sur son rôle de parent et de professeure d’université. Les exigences liées à la double journée de travail (l’une salariée et l’autre pas) ont entrainé, chez elle, des difficultés émotionnelles qui ont pris le pas sur les injonctions de performance et de compétence.