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Introduction

L’association suisse d’aide ASA-Handicap mental[1] s’engage depuis 1889, avec et pour les personnes ayant une déficience intellectuelle, à promouvoir une société inclusive, permettant à chacun et chacune de trouver et de prendre sa place. Basée à Genève, cette association est active en Suisse surtout dans les cantons francophones et développe trois programmes : « Droits & Participation » a pour but de promouvoir la prise de parole des personnes avec un handicap mental, soutenir l’augmentation de leur pouvoir d’action et le développement de leurs compétences, agir sur les postures institutionnelles et sociétales; « Mir’arts » représente des artistes en situation de handicap, fait connaître leurs oeuvres au public et aux professionnels du monde de l’art et défend leurs droits d’auteur; dernier en date, le programme « Tu es canon » a été créé en 2020 pour diffuser la mode inclusive, à travers notamment un manifeste, un blog, des colloques et des formations.

« Tu es canon » est né de l’initiative d’Elisa Fulco, qui collabore avec notre association depuis l’Italie. Active dans le domaine de la responsabilité sociale des entreprises et de l’inclusion sociale à travers l’art et la culture, elle nous a signalé qu’à partir de 2019, en Europe et aux États-Unis, de plus en plus de personnes handicapées prenaient la parole pour demander aux marques, aux stylistes et aux designers d’être prises en considération, d’être représentées. Nous avons commencé à suivre l’actualité des médias internationaux et des réseaux sociaux et avons constaté que des influenceuses charismatiques telles que Christina Mallon et Sinéad Burke poussaient progressivement une industrie standardisée, comme celle de la mode, à se mettre en question et agir vers des modèles plus inclusifs.

Conscientes de l’impact sociétal et politique de ce thème encore inconnu en Suisse, Monique Richoz, membre du comité de notre association et l’auteure de ces lignes (déjà engagée à ASA-Handicap mental comme responsable de « Mir’arts »), en collaboration avec Elisa Fulco, ont inauguré « Tu es canon » pour diffuser la mode inclusive en y associant les personnes concernées. À cette occasion, ASA-Handicap mental a créé le blog www.tu-es-canon.ch pour faire connaître la mode inclusive, diffuser les démarches les plus innovantes à travers des articles, des interviews et des vidéos, et permettre à toute personne intéressée de signaler les bonnes pratiques, de partager des témoignages et des réponses créatives.

Définition de la mode inclusive

La mode est un thème universel, présent dans toutes les époques et dans toutes les civilisations. (Godart, 2016; Simmel, 1905). Elle concerne tout le monde sans exception. Derrière sa patine frivole et superficielle, la mode travaille nos identités en profondeur. Elle dit en même temps l’appartenance et la distinction, signale la conformité à un groupe aussi bien que la singularité des individus. La mode a le pouvoir d’embellir ce qui est perçu comme déficit, d’habiller la différence, de lui conférer un style. Dans la mode inclusive, c’est l’habit qui s’adapte au corps et non pas l’inverse. Le corps est le canon, et le design est à son service.

Comme tout le monde, les personnes handicapées s’intéressent à la mode. Elles cherchent, à travers la mode, une manière de plaire à elles-mêmes et aux autres. Notre identité individuelle et collective se décline aussi à travers les codes de la mode. Les personnes handicapées, si peu et si mal représentées au sein de notre société, recherchent des habits et des accessoires qui les valorisent. Or, certaines d’entre elles ne sont pas autonomes dans leurs choix vestimentaires, ou ne peuvent pas se rendre facilement dans les magasins pour choisir leurs tenues. L’accueil dans ces lieux présente des obstacles multiples, allant d’une méconnaissance de leurs limitations à diverses barrières architecturales ou autres. Bien souvent, les habits proposés par les grandes marques ne s’adaptent pas à leur physique ou aux particularités de leur anatomie. Lorsque des besoins spécifiques ne sont pas pris en compte par l’environnement, ceci génère des situations de non-participation sociale et donc d’exclusion, comme le Modèle de développement humain – Processus de production du handicap (MDH-PPH) le démontre[2]. La mode inclusive apporte des réponses concrètes en faveur de la participation sociale des personnes en situation de handicap.

La mode inclusive c’est la mode qui s’adapte à toutes sortes de morphologies.

Ce sont des habits et des accessoires conçus pour des tailles autres que celles traditionnellement disponibles dans les commerces, prenant en compte les limites dans le mouvement et dans la préhension que certaines personnes rencontrent dans les gestes de s’habiller et se déshabiller, conçus pour être portés par des personnes à mobilité réduite, ou ayant des prothèses ou d’autres limitations fonctionnelles. La mode inclusive sublime d’autres canons de beauté que ceux communément admis; elle représente et met en valeur toutes les morphologies pour exalter la diversité de notre société.

Le contexte

La mode inclusive n’est pas une nouveauté. Comme Elisa Fulco le retrace dans différents articles historiques sur le blog www.tu-es-canon.ch, on retrouve aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne des expériences pionnières à partir de l’après-guerre[3].

Ces initiatives isolées ont eu le mérite d’apporter une pierre à l’édifice de la mode inclusive, mais elles n’ont pas pu susciter un véritable changement de paradigme.

Pour cela, il fallait que l’industrie de la mode touche le fond et remette en question son fonctionnement de manière radicale.

Dans les années 2000, cette industrie subit une accélération de son système dans toutes les étapes de la chaîne : conception, fabrication, distribution, diffusion, consommation. C’est l’avènement de ce qu’on a appelé la fast-fashion, en référence au fast-food : une surproduction de mauvaise qualité, dans de mauvaises conditions de travail, avec des effets pervers de la consommation et du bien-être, partout dans le monde.

En l’occurrence, l’industrie textile entreprend à cette époque de fabriquer plusieurs collections par saison. Les magasins se remplissent de nouveaux modèles de basse qualité, vendus à des prix dérisoires, encourageant ainsi l’achat compulsif de la part des consommateurs. Pour faire chuter les coûts de fabrication, les usines textiles sont délocalisées dans les pays du tiers monde, employant de la main d’oeuvre à des conditions proches de l’esclavage. Un drame mettra fin à ce système d’exploitation. En 2013, l’usine Rana Plaza s’effondre au Bangladesh tuant plus de 1100 ouvrières et ouvriers.

Cet événement, qui restera dans l’histoire comme le 11 septembre de la mode, a marqué un point de non-retour dans les consciences des producteurs et des consommateurs. Il a donné naissance au mouvement international Fashion Revolution[4], qui prône la responsabilité sociale des entreprises liées à la mode.

Lidewij Edelkoort, une des personnalités les plus influentes du monde de la mode, se désolidarise de ce système et lance en 2013 le manifeste « Anti-fashion. A manifesto for the next decade »[5], qui secoue le milieu de la mode comme un tremblement de terre.

Les dix articles de ce manifeste montrent à quel point le système de la mode est devenu obsolète : éducation, usage des matières, manufacture, design, présentation, publicité, presse, magasins et consommateurs, tout doit être révolutionné.

Dès lors, un mouvement alternatif s’affirme : la slow-fashion, en français la mode durable, qui oppose à l’économie capitaliste et libérale une économie circulaire fondée sur le respect du travail et la valorisation des compétences locales, sur des techniques de production et diffusion des marchandises respectueuses de l’environnement.

Ce mouvement a amené dans le milieu de la mode une conscience éthique et une nouvelle responsabilité sociale. La mode inclusive s’inscrit dans cette lignée, car l’industrie de la mode commence à s’engager pour représenter la société dans son ensemble et à soutenir la diversité dans toutes ses formes.

À qui s’adresse la mode inclusive

Cette « diversité » caractérise toute personne dont la morphologie ne correspond pas aux normes fixées autant par les stylistes de la haute couture que par les grandes marques de distribution, en particulier la standardisation des tailles et la coupe des vêtements. La globalisation des marchés a introduit des coupes particulièrement contraignantes pour des personnes ayant des problèmes de motricité. Natalia Solomatine, professeure de design mode à la HEAD–Genève (Haute école d’art et de design), en témoigne dans un article récent où elle était interviewée par Nic Ulmi : « Le type de coupe qui s’est imposé dans la fast fashion a pour base le corsage, introduit au XVIIIe siècle, qui tranchait avec l’habillement traditionnel. Auparavant, les chemises paysannes étaient coupées avec un gousset sous la manche, une pièce de tissu insérée dans la couture qui donnait de l’aisance au vêtement.» (Ulmi, 2021)[6].

Les principales victimes de ces normes contraignantes sont les personnes handicapées, que les problèmes de motricité empêchent bien souvent de porter les habits et les accessoires qu’elles aimeraient acheter dans les magasins. Un problème dont l’industrie de la mode n’a pas tenu compte jusqu’à présent, d’une part parce que la demande de ces clientes et clients n’a pas été formulée clairement, et d’autre part parce que les personnes handicapées ont été considérées comme une minorité négligeable représentant un marché de niche. Il est vrai que ces personnes sont peu visibles dans notre quotidien et peu représentées dans la vie publique. Pourtant, selon les statistiques de l’OMS, il s’agit d’environ 15 % de la population mondiale[7] (OMS, 2021). On parle de toute forme de handicap : les handicaps visibles et ceux qui ne le sont pas, comme l’autisme, la surdité ou la maladie mentale, par exemple; le handicap de naissance et ceux qui peuvent arriver à n’importe quel moment de la vie en raison d’un accident, d’une maladie, et bien sûr de l’âge.

Le manque de visibilité des personnes handicapées est plutôt dû au fait que notre société les rend invisibles. En cela, la mode a un rôle à jouer : quand les stylistes et les marques mettront leur audace et leur savoir-faire au service des personnes handicapées, celles-ci porteront les habits et les accessoires qui correspondent à leur style personnel, se sentiront plus à l’aise, plus confortables, plus légitimées à prendre la parole et à occuper une place dans la société. Quand ces personnes seront représentées dans les campagnes de publicité, défileront comme modèles sur les podiums ou qu’il y aura des mannequins dans les vitrines des magasins qui leurs ressemblent, la mode nous aura tendu un miroir plus fidèle de notre société.

Des voix se lèvent. Le rôle de l’activisme dans la mode inclusive

Comment convaincre dès lors les grands de la mode de changer de paradigme et d’oeuvrer pour une société plus inclusive?

Depuis quelques années, nous assistons à une heureuse convergence des luttes : les mouvements contre le racisme, pour l’égalité des genres et pour la défense des droits des personnes handicapées se rejoignent et se renforcent réciproquement. La parole se libère et réclame partout dans le monde plus de justice sociale.

La voix des activistes prend une place croissante dans notre paysage médiatique et contribue au changement profond de certains paradigmes devenus obsolètes.

Quelle que soit la cause à défendre, il s’agit de reconnaître, à toutes et à tous, la possibilité d’être vus, entendus et représentés selon un principe d’équité.

Comme les autres débats sociétaux qui animent la place publique à notre époque, la mode inclusive se développe aussi dans l’intersectionnalité, c’est-à-dire à partir d’une perspective large, en l’occurrence, celle de personnes ayant différentes formes de handicap ou qui ne se reconnaissent pas dans les standards de la mode pour d’autres raisons, telles que l’âge, la taille, le genre ou l’origine culturelle (Fassin, 2015, p.5-7).

Grace Jun, cofondatrice et codirectrice en 2014 de l’Open Style Lab (OSL) à New York, est une activiste qui met son engagement pour la mode inclusive au coeur de son enseignement à la New School, Parsons School of Design de New York. « Le style, la mode, sont des formes d’expression humaine parmi les plus anciennes. Si cette conviction m’a amenée à enseigner le design dans l’une des écoles les plus prestigieuses au monde, j’ai toujours voulu lier l’esthétique à un objectif pratique de justice sociale, pour améliorer le lien entre les différentes communautés dont la société est composée. La mission de l’OSL consiste à rendre le style accessible à toutes et à tous, quelles que soient les spécificités cognitives ou physiques de chacun et chacune »[8].

Christina Mallon est à l’origine de l’Open Style Lab avec Grace Jun. À 22 ans, alors qu’elle vient de terminer ses études, sa sensibilité au niveau des mains et des bras commence à diminuer à cause de la maladie du motoneurone. Aujourd’hui, ses mains et ses bras sont complétement paralysés. Contrainte d’adapter tout son environnement en fonction de sa nouvelle manière de manger, de s’habiller, de prendre les objets et s’en servir, elle se lance alors dans le design adapté aux personnes handicapées. Avec sa vidéo « Pourquoi le design inclusif devrait être la norme », qui compte un million et demi de vues, elle a contribué à sensibiliser le monde de la mode[9].

Une autre activiste, aujourd’hui connue dans le monde entier, est l’irlandaise Sinéad Burke, experte de mode et de tout ce que la mode développe à l’intersection du design, de l’empowerment, de la beauté, du handicap et de l’empathie[10]. À travers l’écriture, les interventions publiques et les réseaux sociaux, elle dénonce le manque d’inclusion dans l’industrie de la mode et du design. Elle est consultante chez les leaders des grandes marques pour garantir que le processus du design pour, avec et par des personnes handicapées soit introduit dans leur modèle d’affaire.

Atteinte d’achondroplasie, aînée d’une famille de cinq enfants, avec le soutien de ses proches elle prend conscience de ses limitations, les accepte (refusant une opération qui lui aurait permis d’allonger sa taille) et analyse l’environnement autour d’elle, y compris les réactions qu’elle suscite. Elle développe progressivement des connaissances sur ce qui va lui permettre de faire sa place. « Sois fière de toi! » va être son fil conducteur et la base de sa communication avec le monde. Dès l’âge de 16 ans, elle commence à bloguer pour dénoncer le fait que les personnes handicapées sont exclues du domaine de la mode. Elle interpelle des créateurs, participe à un événement à la Maison-Blanche, sous l’administration Obama, autour du thème mode et handicap.  À l'aise avec les réseaux sociaux et les médias, elle s'en sert pour revendiquer une mode plus inclusive, mais aussi une cause plus large : celle d'un environnement adapté aux personnes en situation de handicap. En mars 2017, dans le cadre d’un TED Talk[11], elle prononce un discours qui aura un impact énorme : « Pourquoi le design devrait inclure tout le monde ». Elle y évoque les obstacles rencontrés dans sa vie quotidienne et illustre le rôle que joue le design dans la mise à l’écart des personnes handicapées. La vidéo comptabilise aujourd’hui 1,4 millions de vues.

En 2019, le National Museum of Scotland présente l’exposition « Body Beautiful. Diversity on the Catwalk »[12], qui montre pour la première fois dans une institution culturelle comment la mode est en train de changer son idéal de beauté pour devenir inclusive. L’exposition est composée de cinq parties thématiques : l’âge, la race, les tailles, les genres et le handicap. Autant de thèmes sous-représentés par la mode, dont l’exposition montre néanmoins les exemples d’une nouvelle tendance. Les curateurs demandent à Sinéad Burke de prêter les tenues que des grands stylistes ont créées sur mesure pour elle. Elle demande en échange que des mannequins avec sa morphologie soient réalisés pour présenter ces tenues. C’est une grande première.

Par la suite, Sinéad Burke a fait réaliser d’autres mannequins à sa taille pour sensibiliser le monde de la mode à la représentation des personnes de petite taille. « Il faut que les étudiants et les étudiantes des écoles de mode puissent travailler sur d’autres morphologies que celles standardisées. Quand les créateurs commenceront à réaliser des habits pour ces dimensions, après ces habits et leurs mannequins pourront être présentés dans les magasins ».

La marque Nike, qui a compris l’essor du sport pour les personnes handicapées et pour celles en surpoids, est la première aujourd’hui à présenter dans ses magasins sa ligne de vêtements sportifs adaptés sur des mannequins présentant des prothèses ou une morphologie « curvy ». L’arrivée de ces mannequins a fait couler de l’encre et suscité la résistance du public[13], mais il faut parier sur le fait que ce qui choque aujourd’hui ne provoquera plus de réactions demain. Tout le monde s’y habituera et intégrera cette diversité comme une évidence.

Le manifeste de la mode inclusive

Grâce aux activistes en situation de handicap, ce qui était hier une révolution devient aujourd’hui une voie à suivre pour atteindre un changement du paradigme de la beauté, pour élargir les standards, pour montrer la différence de chacun et chacune de nous comme une valeur.

En Suisse, ce mouvement étant tout à fait inconnu quand nous l’avons lancé, il était nécessaire de le faire connaître aux personnes concernées, mais aussi à un public plus large. Pour cela, ASA-Handicap mental a créé en 2021 le blog www.tu-es-canon.ch, qui diffuse la mode inclusive à travers actualités, articles de fond, vidéos et interviews, grâce à un comité de rédaction composé d’Elisa Fulco, Monique Richoz et l’auteure de ces lignes.

Notre association a aussi organisé un colloque en septembre 2020 pour présenter les expériences les plus innovantes. Une centaine de personnes ont participé à cette journée. Nous les avons questionnées à travers un World café[14] animé par des auto-représentants : divisé en petits groupes, le public –composé de personnes valides et en situation de handicap– a échangé autour des questions suivantes :

  1. En quoi la mode inclusive est-elle importante pour vous? Quelles sont vos besoins en termes de mode inclusive?

  2. Quelles sont les difficultés que vous rencontrez pour vous habiller de manière à avoir votre propre style? Est-ce que les habits proposés sont adaptés à votre physique?

  3. De quoi la mode inclusive devrait tenir compte pour bien vous représenter, y compris dans les campagnes de publicité et dans les magasins? Si vous étiez styliste, que feriez-vous? Quels conseils donneriez-vous à un styliste qui voudrait créer de la mode inclusive?

Après ce colloque, les participants et les participantes de cette journée ont été invité.e.s à faire partie d’un groupe de travail en vue de rédiger de manière collective le premier « Manifeste de la mode inclusive » à partir d’une synthèse des réponses obtenues au World café.

Un groupe composé de vingt-deux personnes s’est réuni via zoom pendant le confinement. Neuf personnes en situation d’handicap ont fait partie de ce groupe : quatre personnes avec une déficience intellectuelle, une personne aveugle et une malvoyante, une personne à mobilité réduite, une personne vivant dans une résidence pour personnes handicapées, une personne neuro-atypique militante queer. À partir de leur expérience personnelle, des difficultés quotidiennes rencontrées pour s’habiller et se déshabiller, pour choisir librement leurs habits, pour faire leurs achats dans les magasins, ces personnes ont classifié les lignes directrices résultant du World café en sept articles. Chaque terme employé dans ces articles a fait l’objet d’une réflexion partagée, a été décortiqué jusqu’à trouver la formule faisant le plus de consensus, les propositions ayant été validées au fur et à mesure à la majorité par les participantes et participants.

Au terme de ce processus, marqué par la concertation et la co-construction, le « Manifeste de la mode inclusive »[15] a été rédigé, adapté en FALC (Facile à lire et à comprendre), puis présenté par ses auteurs et autrices dans la cadre du deuxième colloque « Tu es canon » organisé par ASA-Handicap mental le 27 mai 2021 à Genève.

Que demandent les signataires de ce manifeste?

Le premier point concerne la liberté de choix. Ce principe simple s’avère être pour certaines personnes un véritable challenge. Par exemple, des personnes polyhandicapées, dépendantes de l’aide des proches ou des professionnels, se voient souvent imposer des habits et des accessoires qui ne correspondent pas à leurs goûts personnels. C’est une atteinte à leur autonomie et à leur liberté que le manifeste dénonce. Filipe Ambriel Machado, l’un des signataires et co-auteur du manifeste, le déclarait dans une interview récente : « La mode, tout comme le genre et le langage, c’est comme des Legos : ce sont des choses qui sont faites pour être construites, déconstruites et reconstruites. Je veux aussi dire que ce ne sont pas les parents ou le personnel soignant qui décident pour la personne, même si elle a du mal à parler. Il faut savoir s’adapter à elle et non pas la forcer à s’adapter à la société ». (Cornaz, 2021, p.10-13).

Le droit d’avoir son style est par conséquent le deuxième point évoqué par les signataires, pour « pouvoir se mettre en valeur à travers des habits qui reflètent leurs goûts, leur personnalité, leur identité culturelle et de genre ». Un style adapté aux personnes handicapées doit leur permettre de se sentir à l’aise dans leurs habits en toutes circonstances. Ces vêtements doivent être durables, de bonne qualité, disponibles dans les magasins à un prix résonnable, à même de concilier le style et le confort, faciles à enfiler et à enlever.

L’esthétique appliquée à l’ergonomie est la clé de voute de la mode inclusive, comme l’article 3 l’énonce. « Pour que ces habits soient confortables, faciles à enfiler et à enlever, les signataires demandent des améliorations ergonomiques esthétiques qui tiennent compte notamment de leur motricité, qu’elle soit fine ou plus globale, et en particulier : des fermetures éclair faciles à saisir et à manipuler; des boutons pression, aimantés ou des scratches comme options possibles; des manches pas trop serrées; des vêtements faciles à enfiler et à enlever sans besoin d’assistance, tout en étant assis dans un fauteuil roulant, par exemple ». Jérôme Gaudin, co-auteur du manifeste, atteint d’une paralysie cérébrale et se déplaçant en fauteuil roulant, le témoigne : « Il s’agit de trouver des vêtements ou accessoires qui me facilitent la vie. Par exemple, j’ai découvert une ceinture sans trous qui me permet désormais de la mettre en totale autonomie » (Cornaz, 2021, p.10-13).

Le manifeste met un accent particulier sur l’accessibilité des magasins et de l’achat en ligne, car de nombreuses barrières visibles et invisibles empêchent ou découragent les personnes handicapées lorsqu’elles souhaitent acheter les habits et accessoires qui leurs conviennent : « Les signataires veulent choisir leurs habits en toute autonomie, dans un cadre adapté, de manière à ce que l’expérience d’achat soit facilitée.

Les signataires demandent :

  • que les étiquettes des habits aient un QR Code pour informer les personnes aveugles et malvoyantes des caractéristiques principales des tissus et du pays de fabrication;

  • que dans les magasins l’atmosphère soit calme, l’éclairage uniforme et pas éblouissant, et que le volume de la musique ne gêne pas la transmission de la parole;

  • que le personnel de vente soit formé à la diversité des publics s’adressant à lui;

  • que les cabines d’essayage soient aussi unisexes, assez grandes pour accueillir des clients et des clientes à mobilité réduite, uniquement destinées à cet usage et non pas, par exemple, utilisées comme lieu de stockage;

  • que l’achat dans les magasins dans ces conditions demeure une expérience partagée et non pas délimitée dans un espace séparé;

  • que dans les achats en ligne, les marques s’accordent au niveau international pour uniformiser les tailles ».

Céline Witschard, co-autrice du manifeste, partage son expérience d’achat dans un magasin en tant que personne malvoyante : « L’emplacement des vêtements, la difficulté à lire les étiquettes comme les consignes de lavage par exemple, la signalétique (parfois je ne trouve pas les cabines d’essayage), les lumières, des rayonnages qui vont parfois jusqu’au sol, etc. Il serait très utile d’avoir des puces à fixer sur les vêtements permettant l’enregistrement de mémos vocaux. Ce type d’amélioration profiterait au plus grand nombre » (Cornaz, 2021, p.10-13).

Représentation de la diversité. « Les signataires souhaitent que les campagnes de publicité, les défilés de mode et les vitrines des magasins, notamment dans le prêt-à-porter, proposent des canons de beauté plus diversifiés représentatifs de l’ensemble de la société ». Certaines marques ont compris l’enjeu de la diversité des modèles dans la représentation de leurs collections, et des agences spécialisées commencent à fleurir en Europe. Des modèles en situation de handicap, ayant atteint une certaine célébrité, s’engagent à leur tour pour encourager cette mouvance[16].

Les deux derniers points du manifeste : La parole aux expert-e-s et Co-formation, co-création affirment que la mode inclusive ne peut pas se faire sans une réelle collaboration avec les personnes concernées, car elles sont les seules qui peuvent indiquer les mesures à prendre et elles doivent ensuite les évaluer. Ce rôle devrait être reconnu et recherché par l’industrie de la mode, car le design inclusif est un meilleur design pour tout le monde.

« Les signataires souhaitent que leur avis et leur expertise soient pris en considération par les stylistes, les designers, les couturiers et couturières, et toute la chaîne de production et distribution, afin que les vêtements et les accessoires soient adaptés au plus grand nombre.

Les signataires demandent que tous les secteurs de formation liés à la mode, de la création à la vente, engagent des personnes aux morphologies et aux besoins particuliers en tant qu’expertes. Ceci afin de diffuser la connaissance des obstacles que ces personnes rencontrent et développer les techniques qui pourront les résoudre ».

Le designer Alain Zanchetta, atteint d’une paralysie cérébrale, a conçu un sac particulièrement pratique pour les personnes en fauteuil roulant, mais qui peut être aussi porté par toutes et tous. Il témoigne de la nécessité d’associer des personnes concernées dans le processus de création des prototypes : « J’ai utilisé mon expérience personnelle mais surtout les histoires des personnes qui sont ouvertes au dialogue et racontent leur vécu et leur handicap facilement. Il est important d’écouter, écouter et écouter encore, puis d’en faire quelque chose en espérant que cela fonctionne même si on ne peut jamais le savoir à l’avance. » (Cornaz, 2021, Le design inclusif, p.15-17).

Conclusion

La mode inclusive représente un véritable changement de paradigme sociétal. Avec le programme « Tu es canon », ASA-Handicap mental s’engage sur le long terme dans le but de produire des résultats concrets.

Ce processus passe nécessairement par l’éducation, et notamment par la formation dans les filières de couture, de design de mode et de design industriel. Les jeunes designers d’aujourd’hui seront les créateurs de demain et orienteront les futures tendances. Il est essentiel de les informer sur les enjeux de la mode inclusive, sur la responsabilité sociale des entreprises du secteur, sur le rôle que la mode peut jouer pour plus de justice sociale.

En février 2021, ASA-Handicap mental a organisé le workshop « Mode inclusive entre design et mouvement » à la HEAD – Haute école d’art et de design – de Genève en y associant Maud Leibundgut, danseuse et psychologue ayant un bras paralysé. Grâce à une bourse de l’Innovation Booster – Technology & Special Needs de la FRH (Fondation pour la Recherche en faveur des personnes Handicapées) –, un des élèves a pu transformer en prototype le projet conçu à cette occasion : un produit composé d’une attelle fixée à une ceinture, destiné aux personnes dont les bras sont limités dans leurs mouvements. Ces deux accessoires permettent d'utiliser plus facilement les deux mains dans des gestes quotidiens, comme prendre des effets personnels dans un sac ou ouvrir une bouteille[17].

De septembre 2022 à janvier 2023, ASA- Handicap mental participera à l’organisation du cours « Inclusive Textile Hardware » pour les élèves de l’ECAL (École cantonale d’art de Lausanne). Les élèves en design industriel de produits seront amenés à chercher des solutions créatives pour simplifier les gestes des personnes en fauteuil roulant pour s’habiller et se déshabiller en adaptant les fermetures éclair à leur dextérité. Des personnes à mobilité réduite à la suite d’un handicap ou de l’âge interviendront pour évaluer au fur et à mesure les projets des étudiants et aiguiller leur recherche.

Par ailleurs, les premiers signataires du « Manifeste de la mode inclusive » se mobilisent à nouveau pour coanimer des rendez-vous de sensibilisation adressés aux responsables des magasins et au personnel de vente, dans le but d’améliorer l’accessibilité des locaux et l’expérience d’achat.

Un livre sur la mode inclusive sera édité par ASA-Handicap mental courant 2022 pour combler une lacune et dresser un premier état des lieux de la mode inclusive dans le monde.

En 2023, grâce à un partenariat avec le MUDAC – Musée cantonal de design et d’arts appliqués de Lausanne, notre association organisera deux événements destinés aux spécialistes comme au grand public.

La mobilisation de différents acteurs environnementaux qui est en cours va permettre la prise en compte des besoins des personnes en situation de handicap et de réduire les obstacles qui se présentent à elles dans ce domaine.

À travers l’ensemble de ces initiatives, nous faisons le pari qu’un jour on ne parlera plus de mode inclusive, mais de mode tout court qui s’adapte à toutes et tous et représente la société dans son ensemble.