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Introduction

De nombreux travaux portant sur la diversité dans les sociétés contemporaines se sont concentrés sur la gestion du religieux dans les milieux institutionnels tels que les systèmes de santé, d’éducation ou les centres de détention. C’est là en effet que le caractère laïc de l’État est le plus à même d’entrer en conflit avec les accommodements octroyés aux individus pour protéger leur droit à la pratique et à la croyance religieuses. Dans les prisons en particulier, les questions posées ont jusqu’ici touché les régimes alimentaires des prisonniers (nourriture halal par exemple), les espaces pour les services religieux, l’accès à des officiants religieux (Gilliat-Ray, Pattison et Ali, 2013 ; Béraud, Galembert et Rostaing, 2016), ou encore l’impact des politiques de régulation du religieux sur les revendications des détenus. À cet égard, la littérature a offert un panorama comparatif sur la pluralité des modes de gestion des revendications et tensions issues de l’application de la liberté religieuse (Khosrokhavar, 2004 ; Beckford, Joly et Khosrokhavar, 2005 ; Joly, 2009 ; Marranci, 2009 ; Becci, 2011 ; Beckford, 2013 ; Venel, 2013 ; Beckford, 2015). Plus récemment, les préoccupations pour la sécurité publique attisées par les menaces et craintes de radicalisation présentes dans la plupart des démocraties libérales ont suscité un regain d’intérêt pour la diffusion de la religion dans des environnements prompts à la violence et susceptibles d’accroître la vulnérabilité d’individus et de groupes minoritaires déjà souvent éprouvés. Dans les prisons, la gestion des droits des minorités religieuses ainsi que les politiques et l’organisation internes peuvent effectivement influencer le recours à des ressources religieuses comme autant de pratiques, cadres narratifs, et modes de sociabilité, tout en stimulant les compétitions et rivalités entre groupes religieux.

Dans des environnements de plus en plus diversifiés sur le plan religieux, on peut s’interroger sur le type de ressources et d’accompagnement religieux qui est accessible et mobilisé par les prisonniers et sur leur rôle dans leur parcours de détention. En Europe, l’attention que portent les chercheurs et décideurs politiques se focalise surtout sur les détenus de confession musulmane. Ainsi, l’ethnographie menée par Khosrokhavar (2014) en France et en Grande-Bretagne a mis en évidence la structure de pouvoir qui peut se développer entre les imams et les détenus musulmans, les deux groupes développant leur propre version de l’islam (de plus en plus salafie parmi ce dernier groupe). Schématiquement, deux profils d’acteurs de premier plan façonnent le paysage religieux des prisons : les aumôniers (ou accompagnants spirituels) ; et les détenus qui se tournent vers des pratiques religieuses, se convertissent ou sont en voie de conversion.

En dépit de cette conjoncture favorable qui influence la littérature scientifique, le rôle de la religion dans les milieux de détention est sujet à débat (Thomas et Zaitzow, 2006). Alors que certaines études suggèrent que les prisons sont devenues des incubateurs pour l’extrémisme religieux, en particulier l’islam, d’autres attribuent un rôle vital à la religion dans la réhabilitation des prisonniers (Hamm, 2009 ; Wilkinson, Irfan, Quraishi et Schneuwly Purdie, 2021), et plusieurs travaux traitent de l’utilité des programmes d’accompagnement religieux en prison ainsi que de la direction qu’ils devraient et pourraient prendre (Furseth et van der Aa Kühle, 2011 ; Venel, 2013 ; Becci, 2015).

C’est à ce questionnement en suspens que cet article propose d’apporter quelques réflexions et analyses basées sur l’évolution du programme d’accompagnement religieux dans les institutions publiques québécoises, sur des enquêtes ethnographiques et sur la littérature existante. De fait, les recherches empiriques sur la religion et les spiritualités en prison se sont surtout intéressées aux formes de religion visibles et institutionnalisées telles que le christianisme, ou fortement problématisées telles que l’islam (Khosrokhavar, 2004 ; Thériault, 2014 ; Beckford et Cairns, 2015). À cet égard, plusieurs études considèrent les prisons comme des espaces qui facilitent la construction et la diffusion de lectures radicales de l’islam et par conséquent, le recrutement et la formation de nouveaux jihadistes (Hannah, Clutterbuck, et Rubin, 2008 ; Rappaport, Veldhuis, et Guiora, 2012). En revanche, les religiosités plus individuelles, ancrées dans une démarche de développement du soi comme les pratiques issues du bouddhisme sont souvent omises (Griera et Clot-Garrell, 2015 ; Shonin et al., 2013 ; Rahmani, 2020). Les formes contemporaines du bouddhisme, qui se manifestent principalement par la valorisation des pratiques méditatives, par l’importance accordée à l’expérience personnelle et par l’abandon de plusieurs traits culturels, jouissent pourtant d’un grand pouvoir d’attraction dans les milieux carcéraux (Obadia, 2007 ; Baumann, 2000 ; Liogier, 2004). La différence de capital symbolique dont sont pourvus l’islam et le bouddhisme en termes de reconnaissance et de prestige social (Bourdieu, 1994) et d’intégration dans l’imaginaire collectif majoritaire rend cette comparaison particulièrement éclairante quant au rôle de l’accompagnement religieux en situation de vulnérabilité sociale.

Dans cet article, nous proposons de nous pencher sur deux formes d’accompagnement religieux issues de religions minoritaires au Québec afin de discuter la perspective multiconfessionnelle qui prévaut dans les centres de détention, en la comparant avec l’approche interconfessionnelle de la religion qui a été intégrée dans les institutions de santé à partir des années 2000 sous la sémantique de la spiritualité. Après avoir dégagé les présupposés sur lesquels reposent ces deux modes de gestion du religieux, nous explorons les voies de réhabilitation que permettent la praxis musulmane et les techniques bouddhistes à partir de données ethnographiques collectées auprès d’accompagnants en centres pénitenciers, et documentées dans la littérature existante. En identifiant les voies de convergence et les particularités de ces pratiques dans l’univers carcéral, nous discutons des possibilités et limites qu’offrent les ressources religieuses, ces dernières pouvant être mobilisées en vertu de motifs et selon des niveaux stratégiques divers.

Nous définissons ici le concept de réhabilitation en empruntant l’idée de changement induit par l’expérience carcérale avancée par Dianne Casoni (2011) : « Par changement, nous entendons d’abord un changement de perspective psychologique qui conduit ces hommes à modifier leurs attitudes, leurs comportements et leurs styles de vie, dont les comportements criminels font partie » (p. 352). Dans ce contexte, la criminologue introduit également le concept de désistement criminel vu comme une « prise de conscience qui conduit l’individu à redéfinir son passé, à revoir sa vie actuelle et à concevoir différemment son avenir, ce qui le conduirait à repenser sa vie en entier » (Casoni, 2011, p. 354). Notre étude nous amène à considérer ce processus de changement dans un sens holistique qui déborde la perspective psychologique proposée par Casoni et intègre les dimensions religieuse et spirituelle dans l’expérience du sujet et dans sa définition. Dans leur étude sur les spiritualités holistiques (reiki, méditation, yoga, etc.) dans les prisons catalanes, les sociologues Mar Griera et Anna Clot-Garrell (2015) affirment que l’expansion de ces pratiques en prison s’explique principalement par leur résonance avec les deux principales fonctions des prisons : la discipline et la réhabilitation. En examinant le cas du yoga, elles montrent que les spiritualités holistiques constituent des ressources symboliques à travers lesquelles les détenus donnent un sens à leur situation incertaine et reconstruisent leur image de soi tout en respectant les mécanismes de préservation de la paix dans les prisons. Au terme de réhabilitation qui suggère une visée sociale souvent projetée dans l’expérience post-carcérale, nous ajoutons ici celui de restauration qui comprend également les modifications engendrées dans le rapport de soi à soi, habituellement médiatisée par un acteur individuel ou collectif qui accompagne ou guide ce cheminement.

Comme elles offrent des voies de réforme et de restauration individuelles (Dix-Richardson, 2002), les religions ont généralement constitué des vecteurs puissants et très fonctionnels pour prévenir le manque d’estime du soi et faciliter la survie lors d’expériences de vie extrêmes (Clear, Hardyman, Stout, Lucken et Dammer, 2000 ; van Willigenburg, 2020). Dans ce contexte, les institutions totales, dans lesquelles le sujet est isolé, mis au défi et contraint au changement, sont les plus susceptibles de devenir des espaces propices au renouveau religieux. À ce titre, McGregor (2012, p. 236) affirme :

Le christianisme et la Bible ont fourni des moyens corporels, narratifs et performatifs de faire face et de contrer l’« atmosphère affective » tendue des centres de détention. La foi était une source d’énergie, d’espoir et de force, elle créait des « communautés de pratique » à l’intérieur et à l’extérieur des centres de renvoi, tandis que les récits religieux affirmaient l’humanité des détenus. Certaines expressions de la foi sous-tendaient des messages directement politiques, se recoupant avec des idées sur le soi en tant que sujet porteur de droits.

Ainsi, le religieux constituerait une ressource sollicitée tant pour surmonter l’épreuve carcérale que pour s’engager dans un processus restauratif du soi et, comme nous le verrons, de réhabilitation sociale.

L’accompagnement spirituel dans les institutions publiques au Québec

Les processus de sécularisation et de modernisation que le Québec a entamés de façon tardive, mais non moins drastique à la fin des années 1960 ont conduit à la déconfessionnalisation progressive des institutions sociales et publiques, autrefois gérées par les communautés religieuses. Cette perte d’influence des grandes institutions religieuses s’est conjuguée à de forts mouvements de diversification et d’individualisation des croyances et trajectoires religieuses, qui ont touché l’ensemble des sociétés contemporaines (Hervieu-Léger, 1999 ; Lee, 2008 ; Maffesoli, 2009 ; Meintel et Mossière, 2013). De plus en plus, les individus tendent à ajuster leur religiosité selon leurs besoins personnels et à adopter des pratiques centrées sur l’expérience subjective et personnelle, et non sur l’affiliation religieuse (Beyer, 2007 ; Heelas et Woodhead, 2005). Cette diversification des orientations religieuses individuelles a généré des pressions sur les institutions publiques afin que celles-ci assurent la liberté religieuse garantie par les chartes des droits québécoise et canadienne.

L’apparition de la profession d’intervenant en soins spirituels dans le domaine des soins de santé est le fruit de cette dynamique animée d’un triple mouvement : désaffiliation religieuse de masse apparue dans la foulée de la Révolution tranquille ; lent processus de construction d’un État moderne, laïque et régulateur à la fois dont le pouvoir et la force organisationnelle s’étendent à toutes les sphères de la société ; et affirmation officielle des libertés individuelles désormais énoncées par les chartes québécoise (1975) et canadienne (1982) des droits et libertés (de conscience et de religion). Toutefois, ce passage d’un régime de type confessionnel à une gouvernance de type laïque demeure en travail constant, comme en attestent les débats publics qui présentent la persistance du référent catholique comme un patrimoine identitaire, et l’expression des religions minoritaires dans l’espace public comme une source de tension sociale (Zubrzycki, 2016 ; Laniel, 2018).

Ce sont le déplacement des sources de financement des services et des hôpitaux vers les patients, le privé (avec l’apparition de l’assurance hospitalisation privée), et l’État provincial (avec la loi sur l’Assistance publique), ainsi que le pouvoir croissant des médecins (qui s’organisent en collège dès 1847), puis (dans une moindre mesure), des infirmières qui ont progressivement évincé les communautés religieuses catholiques de leur monopole en matière de soins, jusqu’à la cession des hôpitaux au gouvernement dans les années 1970. Les religieuses sont d’abord remplacées par des prêtres nommés dans chaque hôpital sur mandat épiscopal, et dotés d’une fonction sacramentelle et d’une certaine indépendance d’action (Cherblanc et Jobin, 2013). Dans les années 1970-1980, l’animation pastorale se diversifie avec l’arrivée de laïcs et de femmes, puis de pasteurs protestants et de rabbins en 1975, avant de prendre le nom, toujours actuel, d’intervenants en soins spirituels. Le ministère de la Santé, auquel ils sont affiliés dès 2005, valide dès lors la substitution d’un « service d’animation spirituelle » non confessionnel à celui d’animation pastorale dans le but d’« assurer la dispensation des services de manière à respecter la liberté et les convictions de chaque personne[2] » (ministère de la Santé et des Services sociaux, 2010). C’est donc en développant une perspective interconfessionnelle du service religieux et une approche normative du soin spirituel que les intervenants en soins spirituels sont intégrés dans les équipes biomédicales.

Les milieux carcéraux sont également touchés par ces débats sur la régulation des services religieux et spirituels offerts en prison. Dans les centres pénitenciers fédéraux, Beckford et Cairn (2015) rapportent que, en respect de la Charte canadienne des droits et libertés (articles 2 et 15) mais aussi de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (article 101), le gouvernement fédéral a opté pour un système d’aumônerie multiconfessionnelle tout en sous-traitant le recrutement des aumôniers à une agence privée qui ne cache pas son orientation profondément chrétienne. Les entrevues menées auprès d’aumôniers de confession musulmane indiquent toutefois que, en dépit de leur affiliation religieuse, ces derniers sont appelés à offrir du soutien à des détenus de tous horizons confessionnels tandis que les bénévoles sont, quant à eux, amenés à accompagner surtout des détenus partageant leurs orientations religieuses. Sur le plan provincial, les prisons et centres militaires n’avaient pas encore entamé de processus de déconfessionnalisation à l’heure où nous écrivons ces lignes, bien que les réflexions à ce sujet aient été largement entamées. Les services d’accompagnement qui y sont offerts sont assurés par des aumôniers sur mandat pastoral ou sur appel d’offres, ainsi que par des équipes de bénévoles sélectionnées par l’établissement. Ces agents issus de diverses confessions (islam, judaïsme, etc.) sont porteurs d’un mandat de leur institution religieuse (du diocèse pour les aumôniers catholiques), et donc reconnus par leurs pairs. Dans ces milieux institutionnels traditionnellement hiérarchiques, cette reconnaissance leur octroie une position d’autorité et un certain respect dont témoignent les titres qui leur sont attribués (aumônier, « padre »). Ils sont toutefois également des employés contractuels du ministère de la Sécurité publique et, à ce titre, tendent à se penser de plus en plus comme un ordre professionnel. La majorité d’entre eux détient un baccalauréat en théologie et a des expériences connexes, en travail social par exemple ; ils tentent également de diversifier leurs services afin de toucher une population de détenus plus large. Ainsi, certains se sont formés à la méditation pleine conscience qui, en dépit de son origine bouddhiste à laquelle elle n’est généralement pas associée, est considérée comme un moyen de réhabilitation laïque facilement adaptable à tout type de profil de détenu.

Si plusieurs accompagnants considèrent la possibilité de normaliser la profession sur le modèle interconfessionnel des intervenants en soins spirituels qui oeuvrent dans le système de santé, d’autres se font plus méfiants de la transition vers la formule générique des soins spirituels. Ces derniers préfèrent l’approche multiconfessionnelle qui prévaut actuellement dans les milieux de détention et qui permet aux accompagnants de maintenir leur identité confessionnelle, et d’agir en vertu de leur positionnement religieux.

La ressource religieuse : une voie de réhabilitation personnelle

La littérature sur les services religieux en prison s’inscrit dans une variété de discours : les études en criminologie pensent la religion principalement à travers un cadre behavioriste en insistant sur les risques de récidive des détenus (Alexander et al., 2003 ; Johnson, 2004). L’approche institutionnelle privilégiée en sociologie aborde les schèmes structurels qui facilitent la diffusion de certaines pratiques religieuses (Gilliat-Ray, Pattison et Ali, 2013) et la gestion de la diversité religieuse en milieu carcéral (Beckford, 2013). Une perspective plus critique en sociologie met l’accent sur les mécanismes de domination et souligne que l’intégration de nouvelles spiritualités en prison pour aider les détenus à composer avec leur situation de vulnérabilité peut soit contribuer au maintien du contrôle institutionnel, soit constituer une source de résistance contre l’institution (Becci, 2011). Ces débats actuels sur la place de la religion en prison invitent à une analyse plus approfondie du rôle et de la signification des enseignements, croyances, pratiques et accompagnements religieux dans le projet de réhabilitation sociale et de restauration personnelle des détenus.

Dans ce texte, nous nous inspirons des écrits de Michel Foucault (2001) pour explorer l’accompagnement religieux en contexte de détention non comme un biopouvoir activé par la surveillance et la discipline du corps, mais selon un processus de subjectivation du soi qui concentre le travail du détenu sur le soi. Nous considérons ce processus de restauration personnelle comme une forme d’herméneutique du soi, c’est-à-dire un processus constant d’autoconstitution éthique que l’individu élabore à travers « un certain nombre d’actions, actions que l’on exerce de soi sur soi, actions par lesquelles on se prend en charge, par lesquelles on se modifie, par lesquelles on se purifie et par lesquelles on se transforme et on se transfigure » (Foucault, 1994, p. 12). S’inspirant des philosophies romaines et grecques antiques, Foucault (2001) soutient que ces technologies du soi constituent un code de conduite porteur d’un style de vie particulier qui l’amène à se construire et à se situer par rapport à des orientations morales. À ce titre, l’expérience carcérale représente une temporalité charnière dans le parcours biographique du sujet. Dans cet environnement « extrême », où sa vulnérabilité est mise à l’épreuve, les ressources religieuses peuvent apparaître comme un dispositif puissant pour construire une subjectivité morale, développer une appartenance communautaire, et composer une distinction sociale et éthique.

Dans cet article, nous rapportons quelques caractéristiques du processus de travail sur le soi qu’offre l’accompagnement dans l’islam et le bouddhisme en prison et discutons le recours à ces ressources, leur portée et appropriation, ainsi que leur éventuelle instrumentalisation dans un environnement teinté par la contrainte et la violence. Nous élargissons la perspective axée sur la relation à soi découlant de la théorie de la subjectivation de Foucault au rôle de la ressource religieuse sur la production d’une intersubjectivité qui, portant sur les relations humaines du détenu avec l’accompagnant religieux, le personnel de la prison, ses codétenus et, ultimement, avec le monde « du dehors », projette le processus de restauration personnelle sur l’objectif de réhabilitation sociale.

L’article repose sur des entrevues qualitatives menées dans le cadre des terrains ethnographiques des auteures, portant sur le bouddhisme en prison pour Catherine de Guise (2021) et sur la conversion à l’islam pour Géraldine Mossière (de 2006 à 2020). Dans le premier cas, les données sont issues d’une recherche exploratoire et préparatoire en vue d’un projet ultérieur plus approfondi visant spécifiquement les détenus ayant recours au bouddhisme. Dans le second cas, les données sont issues d’une recherche portant plus largement sur les convertis à l’islam, et menée depuis 2006 en plusieurs phases (la première phase portant sur les femmes [2006-2010] et la seconde sur les jeunes [2014-2021]). Les données collectées sur ce terrain mené sur le temps long ont mis en évidence quelques cas de conversion survenus en prison que l’auteur a voulu contextualiser en rencontrant des aumôniers musulmans, bien que la problématique du projet ne portait pas sur l’environnement carcéral. Dans les deux cas, le caractère exploratoire des recherches ainsi que les difficultés d’accès aux détenus liées aux questions éthiques et sanitaires (de 2020 à 2021) ont amené les auteures à se concentrer sur les accompagnants en milieu de détention et, dans le cas de l’islam à appuyer les observations sur l’abondante littérature empirique produite sur l’islam en prison. Ainsi, deux aumôniers musulmans ont été rencontrés (l’un oeuvrant dans une prison fédérale, et l’autre en milieu provincial) ainsi que quatre bénévoles impliqués au sein d’un organisme bouddhiste qui organise des séances de méditation dans un pénitencier, et trois aumôniers catholiques ou non confessionnels ont aussi été interviewés pour leur expérience du milieu carcéral. Tous ont été interrogés sur le type d’accompagnement qu’ils offrent aux détenus (pratiques proposées, techniques mobilisées pour aborder les détenus, narratif et contenu des échanges privilégiés, rencontres marquantes), sur la réceptivité des détenus à ces services et sur leur mode d’appropriation de ces ressources.

Plusieurs questions portaient également sur les attentes des détenus par rapport aux accompagnants et sur l’influence de ces ressources sur leurs comportement et discours (assiduité, incorporation de pratiques, éthiques, témoignages d’expérience religieuse, visions de la vie, de la détention, des raisons de leur détention, projection dans l’après-détention). L’étroitesse du corpus de données ainsi rassemblé reflète également le faible nombre d’accompagnants issus du bouddhisme et de l’islam dans les centres de détention. Si elle ne nous permet pas de consolider notre comparaison des pratiques et techniques issues de l’islam et du bouddhisme en milieu carcéral, elle nous autorise cependant à identifier quelques tendances concernant le recours aux ressources religieuses proposées par les accompagnants musulmans et bouddhistes, et les possibilités de réhabilitation personnelle qu’elles offrent (Small, 2009). Nous reconnaissons par ailleurs que les témoignages d’accompagnants ne peuvent être considérés que comme des approximations de ceux des détenus et que, dotés de leur propre subjectivité, ils expriment également des discours sur l’expérience religieuse qui peuvent également être construits. C’est pourquoi notre analyse s’appuie sur une perspective critique qui tient compte de la configuration narrative des récits recueillis tout en considérant que ces derniers ouvrent une fenêtre sur l’univers carcéral et enrichissent l’analyse des pratiques religieuses en prison.

L’islam en prison : la praxis et la morale musulmanes

Les possibilités de réhabilitation qu’offre l’islam ont fait l’objet de nombreuses études en Europe et en Amérique du Nord (Anna B., 2009 ; Sarg et Lamine, 2011 ; Awan, 2014). Plusieurs études ethnographiques menées en milieu carcéral montrent comment certains détenus s’approprient l’islam comme une ressource centrale pour leur survie et leur rétablissement (Khosrokhavar, 2004). Compris comme une théologie de la rédemption, l’islam fournirait alors un langage apportant sens et espoir (Kusha, 2009) auquel les populations jeunes ainsi que les plus vulnérables seraient particulièrement sensibles (Gardner, 2011), nourries de l’image de figures charismatiques telles que Malcolm X (Curtin et al., 2007). Dans leur étude récente menée dans des prisons européennes à l’aide d’une méthode mixte, Wilkinson et ses collègues (2021) trouvent également que les milieux carcéraux favorisent l’adoption de pratiques religieuses plus soutenues. Ils soutiennent qu’en dépit du risque (minime) de criminalité induit par ces nouveaux régimes religieux, le recours à l’islam offre d’importantes possibilités pour soutenir la réhabilitation des détenus en les amenant à ressentir des regrets pour leurs crimes, en les motivant pour travailler ou se former, et en les encourageant à s’entourer d’influences positives. Les représentations et croyances associées à l’islam sont ainsi interprétées comme les éléments d’un scénario de désistance qui conduit le détenu à relire les gestes posés à travers une grille musulmane de réformation personnelle, qui offre à celui qui a fauté un dispositif narratif d’intégration et de dépassement de sa condition initiale.

Le témoignage d’un imam que nous avons rencontré (Abdullah[3]) illustre la façon dont ces parcours se déclinent au Canada. Arrivé au Québec comme étudiant, Abdullah a d’abord enseigné l’islam et le Coran dans une mosquée montréalaise tout en accompagnant les détenus d’une prison fédérale. D’après ses observations, le processus de retour[4] à l’islam débute habituellement par la découverte de l’islam par bouche-à-oreille entre les détenus, la majorité d’entre eux n’étant alors pas pratiquants. L’attraction qu’exerce l’islam provient alors d’un discours dominant qui circule parmi les nouveaux musulmans et que relaie l’imam :

Les enseignements musulmans semblent réalistes, on prône des valeurs qui reconnaissent Jésus, Moïse, Jakob, des noms qui ne sont pas choquants pour les détenus. Le plus attirant pour les détenus est l’obligation de croire en Celui qui a créé toute chose, qui nous a donné des parents.

C’est la nature familière des croyances musulmanes qui attire les détenus dans un premier temps, après quoi l’imam transmet les pratiques :

Ils n’ont pas vraiment de réactions relativement aux règles de l’islam que l’on explique, car elles sont toujours justifiées. Une fois qu’elles sont comprises, c’est facile de les respecter. Par exemple, le jeûne du Ramadan permet de reposer l’estomac, mais aussi de ressentir ce que ressentent les pauvres, pour développer la valeur de la modestie.

L’importance de la discipline religieuse dans les parcours de détention est confirmée par un autre aumônier musulman (Elder) qui précise : « De nombreux détenus qui entrent en prison magasinent pour trouver un espace d’appartenance. Certains d’entre eux voient l’islam comme une religion qui peut les aider à faire leur temps dans de bonnes conditions. » Dans ces milieux, l’islam est souvent associé à une forme de discipline et de réhabilitation personnelle. Pour l’imam Elder : « La prison est un environnement aliénant et psychologiquement violent. Moi je les amène à comprendre leur crime en contextualisant l’islam et à travailler à leur propre réhabilitation à travers l’islam. » L’islam offre divers outils permettant de soutenir le détenu, en insérant son expérience d’incarcération dans un cadre de conduite morale assorti de pratiques réglementées : études des textes, prières quotidiennes, discipline corporelle (alimentaire et vestimentaire). La forte régulation de ce dispositif de ce travail sur le soi est souvent à la source d’un jihad personnel, c’est-à-dire une lutte contre l’ego qui véhicule un sens de la dignité, de la raison et de l’espoir, et attribue un capital et une distinction morale à des personnes exclues de la majorité sociale. En ce sens, la littérature empirique suggère que la version de l’islam, axée sur l’orthopraxie et la morale, qui circule actuellement en prison constitue un exemple paradigmatique du potentiel que portent les ressources religieuses pour la réhabilitation des parcours de déviance (Spalek et El-Hassan, 2007 ; SpearIt, 2015). Les niveaux d’engagement dans l’orthopraxie musulmane diffèrent entre les détenus qui suivent rigoureusement les prescriptions, et ceux qui sont plus souples, selon les disparités d’interprétation de l’islam, sachant que seule la non-croyance (et non la non-pratique) peut exclure quelqu’un de l’islam. Il est donc possible, même si mal vu, de s’écarter de la pratique pour un temps pour y revenir ultérieurement, sans perdre la reconnaissance communautaire de son identité musulmane. Bien qu’il soit délicat pour les imams interviewés de savoir si les personnes revenues à l’islam y sont restées une fois hors les murs, peu d’entre elles sortent officiellement de l’islam au cours de leur expérience carcérale, en grande partie en raison des pressions psychologiques exercées par les gardiens de prison et par les autres détenus. En effet, les personnes qui se désengagent de l’islam font la plupart du temps l’objet d’insultes de la part de leurs anciens coreligionnaires.

La médiation des pairs et l’effet de groupe constituent d’autres facteurs d’attraction vers l’islam pour les détenus qui voient dans la pratique de l’islam la possibilité de développer une appartenance et un fort soutien communautaire. Ainsi, l’imam Elder parle des musulmans comme d’un « good group to belong to ». Ces comportements ne sont pas exclusifs à l’islam et Stéphane, un aumônier chrétien actif depuis plusieurs années, rapporte les avoir également observés auprès de détenus d’origine maghrébine, haïtienne et autochtone au centre de détention où il intervient, et où un Ancien se rend régulièrement pour mener des cercles de guérison autochtones. L’aumônier en conclut l’émergence d’un mouvement de retour de certains détenus vers les traditions religieuses héritées qui sont vécues comme des références identitaires, plutôt que des changements de tradition religieuse. Rappelons cependant que cette cohésion du groupe est également propice à la violence du contrôle communautaire, par exemple autour du respect des pratiques religieuses telles que la prière.

Aux États-Unis, choisir l’islam dans l’univers carcéral revient à s’associer à une identité forte et organisée, porteuse de dignité individuelle et collective, tout en s’identifiant à une idéologie de résistance, vecteur de distinction et de protestation pour les minorités sociales. Néanmoins, ce même sens de la distinction et de la discipline en fait une mouvance propice à développer des univers d’actions et de sens alternatifs et efficaces, et éventuellement subversifs (Dix-Richardson, 2002). Au Québec, la situation diffère comme l’indique l’imam Abdullah :

Au Québec, il y a surtout des personnes qui sont perdues dans le système carcéral et essaient de trouver un remède pour échapper à la drogue, à l’intoxication, à la violence, aux agressions sexuelles. Je suis vraiment étonné du nombre de détenus qui ont un parcours dans des familles d’accueil, qui ont des problèmes de dépendance, de violence ou d’abus sexuel. Ils cherchent des références.

L’imam Elder abonde en ce sens : originaire des Antilles, il est né au Manitoba, est entré dans l’islam il y a quelques années et est très engagé socialement, il participe par exemple au Mois de l’histoire des Noirs. L’hybridité de son identité et de son parcours en fait un personnage particulièrement inspirant pour certains détenus racisés qui s’identifient facilement à lui. Il illustre la relation de proximité qu’il développe avec eux avec cette anecdote :

Un détenu est venu me voir une fois : « Je ne sais pas si je dois venir à la prière du vendredi parce que je fume de la marijuana, et je ne suis pas sûr d’être propre pour prier. » Je pense est qu’il est venu me voir parce qu’il pensait que je le comprendrais, je lui ai répondu : « Viens à la prière, le fait que tu fumes n’est sans doute pas suffisant pour te tenir éloigné de quelque chose qui peut te faire du bien… »

Dans les faits, et comme le propose Dianne Casoni, la relation de confiance développée avec l’accompagnant, quels que soient l’affiliation religieuse et le statut de ce dernier (aumônier, imam, bénévole), s’avère décisive dans le recours à la ressource religieuse de la part des détenus. Ainsi, la pratique découle moins de l’adhésion à l’institution religieuse et à un corpus d’enseignements (dont la connaissance parmi les détenus demeure, du reste, assez limitée) que de la qualité du lien créé avec l’accompagnant et avec les coreligionnaires, une relation qui se développe dans le temps lors des échanges informels, et se prolonge parfois dans la vie hors les murs.

Le bouddhisme en prison : de l’introspection à la communauté

Les détenus qui se convertissent ou démontrent une attirance prononcée pour le bouddhisme se distinguent de la tendance, mentionnée supra, d’un retour vers la religion de socialisation puisque pour la majorité d’entre eux, il s’agit d’une religion qui s’éloigne considérablement de l’univers de sens dans lequel ils ont été socialisés. Reposant sur le présupposé selon lequel tout être a le potentiel de devenir un être éveillé par un travail intérieur (Keown et Prebish, 2007), le bouddhisme moderne[5] qui s’insère dans les sociétés contemporaines grâce aux processus de modernisation et de mondialisation, se présente comme une voie pertinente à l’apprentissage de la maîtrise de soi, principalement par la pratique de la méditation et par le code éthique et moral qu’il véhicule. En milieu carcéral, la tendance des détenus à puiser dans cette tradition orientale pour transformer leur relation à soi et à l’Autre est notable dans plusieurs pays (Kela, 2003 ; Rahmani, 2020). Faisant suite aux documentaires Dhamma Brothers et Doing Time, Doing Vipassanā, qui mettent en lumière l’impact positif que peut avoir la méditation sur les détenus, une retraite de méditation silencieuse Vipassanā a d’abord été organisée dans une prison québécoise en 2011[6]. Depuis, ce sont principalement des ateliers de présence attentive qui sont offerts par des organismes bouddhistes bénévoles. Ces ateliers, d’une durée de deux heures, impliquent une méditation guidée de 30 minutes, suivie d’enseignements inspirés du bouddhisme et de discussions informelles entre détenus et bénévoles. Les témoignages recueillis auprès des bénévoles insistent tous sur la pluralité d’usage de la ressource bouddhiste par les détenus et sur la très grande variabilité des profils des participants aux ateliers de méditation. Certains ont « pris refuge[7] » dans le bouddhisme par un rituel de conversion et font preuve d’une religiosité particulièrement active, tandis que d’autres, plus nombreux, bricolent une religiosité hybride en imbriquant certaines notions bouddhistes à leur religion d’origine. Les bénévoles que nous avons rencontrés présentent le bouddhisme comme une ressource thérapeutique qui offre des outils pour travailler la subjectivité des détenus et pour opérer en eux-mêmes un changement qui leur permet d’être en phase avec les normes sociales, entre les murs et hors les murs.

L’univers carcéral étant très limitatif sur le plan de la liberté de circulation et de mouvement, la descente au plus profond de soi par l’expérience de la méditation devient pour les détenus un lieu propice au travail intérieur. Tandis que la criminologue Sylvie Frigon (2001) pense le corps de personnes incarcérées comme un site de contrôle et de résistance, les bénévoles le pensent ici comme un site de restauration du soi. En effet, méditer permet d’expérimenter une intériorité profonde par l’observation attentive du mental (les émotions et les pensées) et du corps (les sensations), et ce travail interne est vécu de façon hautement transformatrice et libératrice. Une bénévole, impliquée dans l’implantation de méditations bouddhistes en prison, évoque d’ailleurs un « traitement choc » pour les détenus. Elle rapporte que, pour certains détenus, cet enracinement en soi par la discipline du corps et du mental permet l’évacuation d’une souffrance qu’ils considéraient comme la source même de leur comportement « délinquant ». D’autres voient leur rapport au monde transformé, plus précisément leur rapport aux autres et à eux-mêmes.

Bien que présentées comme des ateliers séculiers de pleine conscience, les méditations conduites en prison sont guidées par des enseignements qui reprennent des notions prédominantes dans le bouddhisme. En effet, en plus de fournir des outils pratiques, comme la méditation, le bouddhisme moderne véhicule une philosophie et une éthique susceptibles d’être particulièrement structurantes pour surmonter l’épreuve d’enfermement et s’engager dans un processus de réhabilitation. L’impermanence, l’équanimité, l’autocompassion et la bienveillance sont des notions qui s’incarnent dans la subjectivité ou dans le « souci de soi » des détenus, pour reprendre les mots de Foucault (2001). Elles sont insérées dans le langage et permettent de donner un sens à leur parcours et de réfléchir sur leur comportement en vue de s’autoperfectionner. Cultiver la compassion est ainsi enseigné, tout comme accepter avec équanimité sa propre souffrance et la souffrance d’autrui pour parvenir à s’en libérer. Les bénévoles que nous avons rencontrés confirment que le développement d’une compassion pour soi et pour les autres est une des notions les plus difficiles à assimiler pour les détenus nouvellement initiés au bouddhisme, puisqu’il n’est pas naturel d’éprouver de la compassion pour une personne étiquetée comme criminelle. Il s’agit toutefois d’une des notions dont le potentiel d’impact dans leur démarche de restauration et de réhabilitation est le plus grand selon les bénévoles. À cet égard, le témoignage d’un détenu rapporté par une accompagnatrice est particulièrement éloquent :

Il m’a dit : « Avant de rentrer [dans la retraite Vipassanā], j’avais jamais réalisé que quand je faisais du mal à quelqu’un, je me faisais du mal à moi-même. [Maintenant] j’ai vraiment compris que je pouvais pas faire du mal à personne sans faire du mal à moi. Les personnes avec qui je suis pas en bons termes, je vais m’arranger. Et en sortant […] je vais aller dire tout de suite à tout le monde dans les rangées que je m’excuse, puis que je veux plus qu’on se fasse du mal. »

Dans le processus de réhabilitation personnelle par l’éveil d’une compassion, le rapport au groupe apparaît central. En effet, la restauration personnelle des détenus engage non seulement un rapport de soi à soi, mais aussi une profonde intersubjectivité avec les codétenus. À ce sujet, Diane Casoni évoque un « moment charnière » pour décrire : « un événement, habituellement de nature interpersonnelle, où quelque chose de significatif se passe dans le rapport à l’autre » (Casoni, 2011, p. 358). Le changement de perspective se vit donc dans l’interaction telle que l’entend Casoni, mais également dans la réflexivité que suscite la relation à l’autre. C’est dans cette réflexion par rapport à leurs relations avec autrui menée dans le cadre d’une éthique bouddhiste que certains détenus reconstruisent leur mode d’être au monde et, de ce fait, opèrent une transformation intérieure.

Dans le bouddhisme, la sagha renvoie à une « assemblée ». Bien que désignant traditionnellement les ordres monastiques, ce terme est associé en Occident à la communauté bouddhiste dans son ensemble (Numrich, 1998). Il s’agit de l’un des trois joyaux, avec le dhamma et le Bouddha, dans lesquels les bouddhistes prennent refuge lors de ce que l’on entend dans les sociétés d’héritage chrétien comme la conversion. Tout en reconnaissant la place centrale qu’occupe l’individualité dans le bouddhisme moderne, l’appui d’un groupe s’avère primordial dans la pratique, et ce besoin semble plus important encore pour des personnes qui sont placées à l’écart de la société. Les bénévoles rapportent en effet avoir observé des dynamiques collectives entre détenus qui s’intéressent au bouddhisme, notamment par la formation de petits groupes de méditants à l’extérieur même des ateliers de méditation. La motivation à se regrouper en dehors des cadres organisés accentue l’importance de la dimension collective dans l’expérience spirituelle. En effet, les méditations de groupe sont perçues comme porteuses d’une plus grande vibration en plus de renforcer un certain sentiment d’appartenance. En outre, les groupes de méditation sont présentés comme des espaces sécuritaires où les détenus peuvent révéler leur vulnérabilité et leur fragilité dans un contexte carcéral souvent teinté par la violence, qui impose aux détenus de se montrer endurcis, insensibles et sûrs d’eux, pour ne pas mettre en péril leur sécurité. Or, les méditations guidées sont généralement suivies d’une période de discussion lors de laquelle les détenus sont invités à partager leur ressenti, leur questionnement, leurs réticences ou leur expérience personnelle. Selon une bénévole, ces échanges font parfois couler des larmes chez les participants. Ainsi, la sagha formée par les détenus et les bénévoles représente une communitas qui ouvre la voie à l’expression des émotions, des insécurités et à la vulnérabilité. En somme, la méditation et les principes bouddhistes contribuent à modifier la subjectivité des détenus, autant sur le plan intérieur que relationnel.

La religion en prison : ressource et stratégie

Le portrait que nous dressons est issu d’une étude exploratoire menée auprès d’un petit nombre d’aumôniers et d’accompagnants de confession musulmane et bouddhiste ; il repose par conséquent sur leurs propres perceptions, et non sur les témoignages des détenus. En dépit de ces limites, les propos recueillis suggèrent quelques tendances sur le recours aux ressources musulmane et bouddhiste qui semblent constituer un « réservoir de techniques de soi » (Foucault, 2001) permettant aux détenus de s’engager dans un processus de restauration susceptible de conduire à un « désistement criminel durable » (Casoni, 2011, p. 354). En un sens, le langage religieux forme une voie de mise en sens et de continuité identitaire au-delà de la fracture biographique que constituent le délit et sa sanction par la détention carcérale. Toutefois, la mobilisation de ces outils issus de l’islam et du bouddhisme ne signifie pas nécessairement l’affiliation ni l’appartenance des détenus à ces traditions puisque beaucoup d’entre eux insèrent ces techniques dans leur religion d’origine à laquelle ce processus de réhabilitation les ramène paradoxalement. À cet égard, on note que, en tant que monothéisme, l’islam peut être abordé comme une religion assez familière tandis que l’approche bouddhiste moderne apparaît moins en affinité avec les références habituelles des détenus. Néanmoins, les représentations positives dont jouissent les pratiques d’intériorité et de maîtrise du soi du bouddhisme moderne en font une pratique valorisée dans le milieu carcéral. Le processus de désistement que permettent les pratiques musulmane et bouddhiste agissent à trois niveaux, quoique de façon différente : le corps, l’éthique et le lien social et communautaire. Autant dans l’islam que dans le bouddhisme, le corps est considéré comme le site sur lequel s’opère la restauration personnelle. Si dans l’islam, il est le lieu sur lequel s’exerce et se donne à voir un nouveau cadre de conduite moral, le bouddhisme le présente comme un espace d’intériorité où se produit le travail de transformation et de libération personnelles. Alors que l’islam intègre l’expérience carcérale et, a fortiori, de vie, du détenu dans un ensemble de codes moraux et un système normatif assorti de pratiques réglementées (études des textes, prières quotidiennes, prescriptions corporelles [alimentaire et vestimentaire]), le bouddhisme l’invite à repenser cette expérience dans une philosophie et une éthique fondées sur certaines valeurs (impermanence, équanimité, autocompassion et bienveillance). À ces deux approches facilitant le processus de réhabilitation sociale, s’ajoutent la force du groupe qui, dans le cas de l’islam, repose sur un sentiment d’appartenance et un soutien communautaire qui permettent de recomposer la dignité personnelle et la reconnaissance sociale par le déploiement d’une discipline de vie et, dans le cas du bouddhisme, sur l’effet amplificateur que le collectif induit sur le travail d’intériorité et le soutien qu’offre le lien social dans un contexte de violence et de vulnérabilité. Bien que chacune de ces voies de restauration reflète les orientations des traditions qui les animent, les aumôniers soulignent combien la relation de confiance développée avec l’accompagnant s’avère centrale, quelle que soit la tradition religieuse proposée. Ainsi, si l’univers de croyances et de pratiques offre un sens nouveau et restauratif à la trajectoire du détenu, celui-ci ne saurait frayer une connexion avec les détenus sans le truchement de l’accompagnant dont la qualité de vecteur, de médiateur, parfois d’exemple, constitue un sceau de fiabilité.

En dépit de ces observations, il importe d’éviter de « romantiser » le rôle de la religion en prison (Béraud et al., 2016). En effet, bien qu’elle puisse apparaître comme une planche de salut pour plusieurs, les observations montrent également que la ressource religieuse peut être instrumentalisée dans le but d’améliorer le mieux-être dans le cadre carcéral ou d’échapper au pouvoir totalitaire de l’institution (Clear et al., 2000 ; Becci, 2010 ; Sarg et Lamine, 2011). Au-delà de la question de la foi et de l’engagement dans la pratique ou de l’adhésion aux croyances, les observations montrent que revendiquer son adhésion à l’islam constitue également une stratégie mobilisée par les détenus pour améliorer leurs conditions de détention. Se dire musulman permet par exemple d’accéder à un régime alimentaire plus apprécié, sans porc et pourvu de produits halal, la solution de rechange au menu de la cafétéria souvent jugé insatisfaisant. Dans un environnement gouverné par ses propres règles, s’associer à l’islam peut aussi signifier se mettre sous la protection d’un groupe organisé, dont la discipline serait positivement reconnue par l’administration. Un des imams interviewés considère ainsi que les musulmans sont vus comme un groupe désirable par les autres détenus, et dont l’administration apprécierait la probité lorsqu’ils sont chargés de gérer la cafétéria. Bien que la réalité de la dimension opportuniste de la pratique musulmane ne pourrait sans doute s’évaluer que par son abandon hors les murs, il n’en reste pas moins que la ressource religieuse en prison remplit également des fonctions de bien-être matériel. Sa forte mobilisation révèle et traduit les conditions d’incarcération avec lesquelles les détenus composent, et les possibilités que l’islam offre à cet égard.

De la même façon, les séances de méditation bouddhistes auxquelles certains détenus participent ne relèvent pas toujours de pratiques réhabilitantes que de ce que Sarg et Lamine (2011) appellent des « stratégies carcérales » dans un contexte institutionnel où le fait d’avoir une pratique religieuse est habituellement interprété positivement. Une bénévole que nous avons rencontrée déplore d’ailleurs que, selon elle, près de la moitié des participants aux groupes de méditation soient motivés par l’objectif de faire bonne figure auprès des agents correctionnels : « Tout ce qu’ils peuvent faire en prison qui paraît bien vis-à-vis de leur agent de libération conditionnelle, c’est des points qui gagnent. Ça fait qu’il y en a qui font semblant. Moi j’ai vu des détenus qui ont fait Vipassanā, qui sont sortis, et qui sont encore criminels dehors» De plus, les ateliers de méditation offrent aussi certains avantages matériels comme des occasions de boire du café, de manger des biscuits et, surtout, de rencontrer des personnes incluses dans la société, en particulier des femmes, le tout permettant de briser l’isolement lié à l’enfermement.

Irène Becci (2010) pense ces stratégies en termes de « tactiques » au sens entendu par De Certeau, c’est-à-dire comme des résistances qui s’inscrivent dans la pratique plutôt que dans le discours. Selon la sociologue, ces tactiques des détenus visent d’une part à échapper au contrôle absolu de la prison, et d’autre part à se réapproprier différents lieux de l’établissement carcéral. En effet, comme nous en a fait part un bénévole, les activités de l’aumônerie jouissent d’une certaine autonomie comparativement à d’autres lieux de la prison et font moins l’objet de surveillance. Il s’agit donc d’un espace où les détenus se voient pourvus d’une certaine liberté, sachant que leur comportement n’y sera pas analysé comme c’est le cas dans les autres espaces contrôlés par l’institution.

Conclusion

Dans cet article, nous avons exploré les possibilités de réhabilitation personnelle et de restauration sociale qu’offre la ressource religieuse en comparant le recours aux pratiques issues de l’islam et du bouddhisme dans des institutions carcérales du Québec afin d’illustrer un modèle de gestion multiconfessionnelle de la variable religieuse en prison. En nous basant sur des entretiens ethnographiques menés avec des accompagnants musulmans et bouddhistes, nous avons repris les concepts de réhabilitation et de désistement criminel proposés par Dianne Casoni (2011) en les intégrant dans une approche holistique qui déborde la perspective psychologique et ajoute les dimensions religieuses et spirituelles dans l’expérience du sujet et dans sa définition. Il apparaît ainsi que la ressource religieuse est mobilisée tant comme un dispositif de travail (et de discipline) porté sur le soi (Foucault, 2001) que comme un vecteur d’expérience communautaire et relationnelle (et d’incorporation des normes), tous deux étant vécus comme des formes de transformation personnelle et de dignité sociale. Les observations menées par les accompagnants font également état d’un recours stratégique aux ressources religieuses à des fins matérielles d’amélioration des conditions de détention. Dans certains cas, le choix de participer à certaines activités peut aussi être dissocié de l’appartenance religieuse. Les usages du religieux répertoriés en milieu carcéral ainsi que les divers rôles que peut jouer la religion pour les personnes incarcérées ne sont donc pas mutuellement exclusifs et s’intègrent dans des trajectoires religieuses non linéaires qui, calquées sur les parcours de détention, sont marquées par des ambivalences, des distanciations ou des périodes d’intensification.

Par ailleurs, la pluralité de ces pratiques apparaît dans un contexte de diversité religieuse croissante de la population carcérale (et globale) dont la liberté de croyances et de pratiques reconnue par les chartes des droits et libertés induit une remise en question des structures et principes d’accompagnement religieux offert par l’institution carcérale. Dans ce cadre, nos analyses offrent des pistes de réflexion pour l’élaboration d’une approche d’accompagnement adéquate qui pourrait répondre aux usages et appropriations du religieux par les détenus, au-delà de la question multiconfessionnelle. En effet, les entrevues menées auprès d’accompagnants suggèrent que pour les détenus, la pratique, le lien d’accompagnement ou l’expérience religieuse importeraient davantage que la croyance et le message religieux en soi. Ainsi, un aumônier chrétien affirmait avoir développé avec des détenus musulmans une relation d’accompagnement plus serrée que l’imam de la prison en entretenait. Les bénévoles bouddhistes rapportent pour leur part que la pratique de méditation attire des détenus de toutes confessions, incluant par exemple une personne juive orthodoxe. En ce sens, le modèle d’accompagnement interconfessionnel de soins spirituels en vigueur dans les institutions de santé québécoises pourrait constituer une formule pertinente pour les institutions carcérales.

Néanmoins, force est de constater que toutes les ressources religieuses ne sont pas associées aux mêmes représentations dans l’imaginaire local et que si l’islam apparaît comme une religion minoritaire habituellement jumelée à la figure de l’altérité, les pratiques issues du bouddhisme sont habituellement pensées comme des spiritualités qui s’intègrent habilement aux milieux séculiers. Dans des environnements axés sur l’individu, son intériorité et son développement, des pratiques telles que la méditation pleine conscience et la méditation Vipassanā sont en effet vues comme des techniques accessibles qui peuvent être empruntées, adaptées et interprétées de façon à répondre aux besoins personnels, sans interférer avec les croyances de l’individu. Dépourvues de charge religieuse, elles sont favorablement accueillies par les intervenants des institutions publiques qui les considèrent comme des pratiques holistes dissociées d’une variable religieuse devenue problématique sur la scène publique. Ainsi, les bénévoles bouddhistes que nous avons rencontrés reconnaissent que la méditation et les enseignements qui l’accompagnent puisent leurs racines dans la tradition bouddhiste, mais ceux-ci sont adaptés et présentés comme des ressources non religieuses pour convenir aux activités de soir obligatoirement laïques. Si l’importance des ressources offertes par les traditions religieuses dans les parcours de restauration personnelle et de réhabilitation sociale ne fait pas débat, leur usage requiert des balises qui pourraient ne pas s’accommoder de la tendance vers l’interconfessionnel telle qu’elle se dessine dans les institutions publiques du Québec, c’est-à-dire en assimilant le religieux dans un régime de spiritualité consensuel et dominant.