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– Ah ! Vous faites dans la littérature ... J’aurais dû m’en douter.

– Oh ! Je fais dans pas mal de choses, n’adjudant, ingénieur, auteur, traducteur, musicien, journaliste, interprète, jazzologue, et maintenant directeur artistique d’une maison de disques.

– Ouais ... je vois ... bon à tout, bon à rien ... Qui trop embrasse mal étreint, comme on dit.

– Ça dépend des bras qu’on a, n’adjudant ... Regardez les miens ... Je suis bâti comme un singe ... Fait pour la culture qui vous courbe sur la glèbe glabre[1].

Dans sa désopilante « Conversation avec un adjudant » (1958), Boris Vian par autodérision évoque la multiplicité de ses talents qu’on lui reconnaît sans peine aujourd’hui, mais qui nous fait oublier que de son vivant cela a pu lui jouer de mauvais tours. Chez ce touche-à-tout de génie, on avait trop souvent oublié le génie. Et ce n’est pas pour rien que ce sont deux éditeurs des « mauvais genres » (la formule est de Pascal Ory, infra) qui ont révélé au grand public une oeuvre romanesque et poétique largement méconnue à la disparition de son auteur.

Boris Vian est né le 10 mars 1920. La brève carrière artistique de cet ingénieur de formation l’a consacré tout à la fois comme romancier, poète, nouvelliste, dramaturge, chansonnier, scénariste, chroniqueur et traducteur. Artiste protéiforme, Vian fut aussi un trompettiste de jazz reconnu dans la brève période de l’après-guerre, doublé d’un critique de jazz apprécié, et même un librettiste inattendu dans les années 1950. Boris Vian est-il devenu un classique malgré lui, à la faveur notamment de la parution en 2010 des deux tomes de ses Oeuvres romanesques complètes à la Bibliothèque de la Pléiade ? Cette première question sous-tend le présent dossier, car si Boris Vian est devenu une sorte de figure de culte en France et au Québec, notamment par ses chansons truculentes et son humour décapant, a contrario voici un écrivain encore largement boudé par l’université. Comment expliquer ce phénomène ? Parallèlement à cela, on peut se demander si le succès commercial de Vian en Pléiade a créé un réel gain culturel symbolique auprès d’un lectorat aguerri et plus intellectuel, en proportion inverse de l’image tenace d’un écrivain pour adolescents, ou, pire encore, celle d’un saltimbanque vaguement anarchisant[2].

Ce dossier Vian aux Études littéraires effectue une mise à jour salutaire des avancées de la critique de cet écrivain, y compris sur des adaptations qui continuent de fleurir dans son oeuvre. Il ne s’agit de rien de moins que d’une nouvelle relève, dont nous ne pouvons que nous réjouir. On y découvrira d’innovantes théories de la lecture et de l’herméneutique en général : on n’a pas encore fini de lire et d’interpréter l’oeuvre de Bison Ravi. Nous ne lirons en l’occurrence ici que du neuf, tant sur le plan de l’exégèse que sur celui de documents de première main jamais auparavant utilisés. Pourrait-on même avancer que l’adaptation inattendue de L’Écume des jours au cirque démontre encore et toujours l’inépuisable vitalité de ce roman[3] ? Rappelons qu’il a déjà été adapté plusieurs fois au cinéma, à l’opéra et au théâtre. À cet égard, l’analyse du film de Michel Gondry que proposent Thomas Carrier-Lafleur et Guillaume Lavoie est tout à fait inédite, d’autant plus que le relatif insuccès de cette adaptation cinématographique n’a pas généré les études qu’on aurait pu en attendre. Et que dire de la sortie en 2020 d’On n’y échappe pas, roman policier commencé par Vian (55 feuillets manuscrits) et achevé par une demi-douzaine d’enthousiastes oulipiens ? Boris Vian serait bel et bien devenu un membre anthume de l’Oulipo, si l’on extrapole un tant soit peu la démonstration de Christophe Reig.

En amont de ce numéro s’est donc tenu un colloque (le dernier de l’ère pré-Covid) les 12, 13 et 14 mars 2020 à l’Université de Victoria en Colombie-Britannique. L’événement voulait en quelque sorte asseoir l’écrivain dans son deuxième siècle posthume, indépendamment du copieux battage médiatique dont il a été l’objet pendant l’année de son centenaire, qui avait d’ailleurs tendance à occulter un tant soit peu l’écrivain au profit du portrait tout en clichés dont on pouvait s’étonner qu’il perdure à ce point.

Notre ligne directrice était de nous tourner résolument vers l’avenir, en marquant précisément l’avènement du deuxième siècle d’existence de Boris Vian, et donc en s’écartant d’une rétrospective qui risquait de ressasser tout ce qui est déjà bien connu de sa vie, de son oeuvre et de son statut iconique. Nous voulions absolument éviter de retomber dans le piège de l’illusion biographique qui a suscité plusieurs ouvrages faisant valoir les caractères sensationnels – et si attachants – de sa vie et de son oeuvre. Pour faire sortir Vian de sa légende, nous nous sommes ainsi plutôt interrogés sur sa réception aujourd’hui, sur l’internationalisation de son oeuvre toujours traduite de par le monde, et sur les divers avatars que cette production multiforme continue de générer avec vivacité et inventivité. Le fait que les intervenants aient convergé depuis huit pays différents (Algérie, Allemagne, Argentine, Australie, Canada [Québec], Chine, France, Japon) ne fait pas exception aux colloques sur Vian, en particulier hors de l’hexagone. Selon l’exigence d’un protocole éditorial propre à une revue savante, nous présentons ici neuf articles issus de ce colloque, dont leurs auteurs ont été invités à approfondir et à affiner leurs découvertes. Le mot d’ordre restait donc clairement de proposer de la nouveauté.

La contextualisation socio-culturelle qu’offre Pascal Ory nous fournit une entrée en matière idéale. Passant en revue le XXe siècle, celui-ci se concentre sur la période de l’après-guerre, époque du renouveau des cabarets et autres salles de spectacles, à laquelle Vian prit la part active que l’on connaît. Pascal Ory recourt au concept plus récent d’artification, c’est-à-dire du passage à l’art, qui explique très bien le phénomène de démocratisation de l’art que va fortement prôner la génération du Baby-boom. Outre son analyse sociologique, son témoignage de « l’effet Boris Vian » nous intéresse au premier chef. Car Pascal Ory a vécu en direct l’engouement du lectorat des années 1960 qui a tant contribué à la re(co)naissance d’un écrivain que l’on commençait seulement à découvrir.

La fréquentation assidue de Boris Vian de ses coreligionnaires pataphysiciens – qui ont véritablement lancé sa postérité littéraire – aura aussi joué un rôle par rapport à l’Oulipo. En effet, plusieurs pataphysiciens sont destinés à devenir d’éminents membres fondateurs de l’Oulipo, ce qui place Vian en quelque sorte par anticipation au sein de ce groupe de poésie expérimentale : décédé en 1959, Vian a manqué d’une année la création de l’Oulipo. Il en aurait vraisemblablement été, c’est une supputation partagée par plusieurs exégètes, l’une de ses plumes parmi les plus actives et inventives[4]. C’est en s’appuyant sur cette prémisse que Christophe Reig parle de Vian comme d’un « Oulipien potentiel », et de manière tout à fait convaincante.

Suivent trois analyses audacieuses, donc, dans une certaine mesure, sujettes à controverse. Celles-ci fournissent néanmoins de réelles avancées sur des questions seulement effleurées jusqu’à aujourd’hui. Alistair Rolls se penche sur les jeux de masquages intertextuels dans le quatrième et dernier roman signé Vernon Sullivan : Elles se rendent pas compte. Ce roman est depuis toujours négligé par la critique qui hâtivement le juge « bâclé ». Mais les choses sont évidemment plus complexes qu’il n’y paraît. Lydia Couette, pour sa part, tente de rendre compte de « cette impression d’un onirisme implicite » dans plusieurs oeuvres de Vian, privilégiant L’Arrache-coeur et Les Bâtisseurs d’empire (son dernier roman et sa dernière pièce de théâtre). L’espace diégétique de ces récits occupe un entre-deux entre la fiction et le rêve, proche de la fameuse inquiétante étrangeté freudienne. Lydia Couette en élabore une cartographie propre à susciter la curiosité. Clara Sitbon, enfin, se dote d’outils en humanités numériques pour analyser la multi-auctorialité de Boris Vian. Son étude se fonde sur une typologie des signatures, dont les nombreux pseudonymes que Vian a utilisés, et qui correspondent à autant de styles textuels spécifiques. Avec le recours à la « stylométrie », Clara Sitbon peut prétendre poser les bases d’un type d’analyse jamais encore effectuée de l’oeuvre de Vian.

On sait que le passage d’un roman au cinéma n’est jamais simple ; le cas est encore plus flagrant s’agissant de L’Écume des jours, mis à l’écran par Michel Gondry en 2013, tant ce roman est saturé de jeux de langage. Malgré le relatif insuccès du film, Thomas Carrier-Lafleur et Guillaume Lavoie le réhabilitent en quelque sorte par l’examen des procédés employés par Gondry. Les deux auteurs observent que le réalisateur-adaptateur n’a eu recours à aucun trucage numérique, mais qu’il aurait plutôt tenté, en se concentrant sur des trucages cinématographiques classiques, de restituer « des équivalences formelles de la narration poétique de Vian à l’écran ». Cette démarche voulait exactement s’inscrire dans la revendication propre et chère à Vian d’accorder la primauté à tous les moyens techniques offerts par le cinéma, contre le cinéma réaliste.

Ce dossier offre aussi deux études innovantes sur des textes peu envisagés avec une telle acuité, et qui présentent tous deux une forme d’incomplétude. D’une part, Maël Foucault s’intéresse à l’émergence d’une pensée politique chez Vian, notamment à la lecture du Traité de civisme, oeuvre fragmentaire dont la gestation s’étale sur presque une décennie (publiée seulement en 1979). Foucault se demande si cette réflexion politique chez Vian, aussi embryonnaire fût-elle, ne ferait pas de lui un penseur, notion jamais osée auparavant. Et pour cause, Vian, que l’on sait farouchement antimilitariste, a pourtant du mal à se situer politiquement dans les années de l’après-guerre, entre guerre et paix, et nouvel ordre international. D’autre part, Nadège Le Lan propose une étude contrastive entre le spectacle de plein air et l’opéra qui portent tous deux le même titre du Chevalier de Neige. Voici une étude inédite de cet opéra qui hélas n’a jamais été enregistré. Le succès incontesté de cette oeuvre produite sous ces deux formes en 1953 et 1957 incite à la considérer comme pleinement littéraire. Mais ce serait oublier la part importante qu’a jouée Georges Delerue en en composant les partitions musicales. L’entente s’est révélée parfaitement complémentaire entre Vian et Delerue, car les deux hommes avaient à coeur d’innover chacun dans son registre : pour Vian, il s’agissait de moderniser le récit moyenâgeux tout en restant fidèle à l’histoire, et pour Delerue, d’utiliser au maximum les techniques sonores à sa disposition (ondes Martenot, choeurs à bouches fermées, haut-parleurs subtilement disséminés). Les manuscrits textuels et musicaux qu’a pu consulter Nadège Le Lan révèlent maintes retouches à quatre mains, mettant ainsi en lumière la genèse et l’évolution de cette oeuvre unique en son genre chez ces deux compositeurs que tout rapprochait (ils n’ont en outre que cinq ans d’écart).

C’est enfin la part non négligeable de documents inédits, qui nous faisaient encore défaut au moment de l’élaboration de l’édition de la Pléiade, que font fleurir Christelle Gonzalo et François Roulmann dans leur quête (qui remonte à loin) d’explication de la numérologie quasi cryptique de L’Automne à Pékin, de même que du triangle impossible Angel – Rochelle – Anne, dont nous ne gâcherons pas ici la révélation. L’ingénieur Vian ne pouvait évidemment pas rester insensible à tout ce qui l’entourait dans l’immédiat après-guerre en matière de transports en commun voués à un retour à une utilisation normale ; il en ira ainsi du bus 975 et de l’avion en modèle réduit, le Ping 903, dont les nombres sont porteurs d’une signification. Mais Roulmann et Gonzalo passent aussi en revue une riche panoplie intertextuelle, qui passe d’abord par Alfred Jarry bien entendu, mais aussi par Jules Verne, Louis Scutenaire, Raymond Queneau et Agatha Christie, sans oublier André Frédérique, écrivain méconnu contemporain de Vian, pour qui ce dernier avait une réelle admiration. L’Automne à Pékin est le seul roman qu’il a été donné à Vian de retravailler pour une nouvelle édition chez Les Éditions de Minuit (1956) mieux balisé que nous n’eussions pu le faire dans nos éditions antérieures.

En élaborant notre édition de la Pléiade, le mot d’ordre qui s’était peu à peu imposé à nous était justement que « rien n’est gratuit dans l’oeuvre de Boris Vian[5] ». On peut avancer que les articles de ce dossier, à la poursuite d’exégèses encore inaccomplies, ne font que le démontrer. Formulons le voeu que se prolongent ces passionnantes incursions dans l’oeuvre de Boris Vian…