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« La femme se perd, la femme est perdue », rapportait Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe (1949, 11), mettant au jour une faille dans le genre « femme ». « Tout être humain femelle n’est donc pas nécessairement une femme », remarquait-elle, « il lui faut participer à cette réalité mystérieuse et menacée qu’est la féminité ». Étrange « réalité » en effet que la féminité : prétendue naturelle, elle est cependant promptement confisquée. « Une femme qui a sacrifié sa pudeur ne saurait rien refuser »[1] (Tacite 1953, 176), affirmaient déjà les Romains. La féminité ne tiendrait qu’à un mouvement de voile : la pudeur, vertu versatile si l’en est[2].

Pudenda, en latin, ce sont les « parties honteuses » ; mais tandis que l’adjectif pudendus désigne ce qui est infamant, ce dont on doit rougir, le partitif pudens qualifie ce qui est modeste, réservé, discret[3]. À l’image de la déesse de la modestie, Pudicitia (réplique romaine d’Aidôs), la femme modeste est vertueuse, pure, honnête, irréprochable. Atteinte, sa pudeur entraîne son déshonneur, infamia, la mauvaise renommée qui conduit à la chute morale et sociale. Cette versatilité étymologique se retrouve aux plans sémantique et sémiotique. Présentée par les philosophes comme don de la nature, la pudeur féminine recouvrirait en vérité un supplément à la nature : elle suppléerait aux instincts en réprimant les pulsions et en inculquant la retenue[4]. Ce faisant, la pudeur accorderait une certaine marge de manœuvre, un certain contrôle du corps, de la sexualité, de la reproduction voire du langage – une réserve.

Les voiles de la pudeur sont à double tranchant. Simultanément, ils cachent et ils montrent, limitent et libèrent, rejouent et déjouent le genre assigné. Ainsi la pudeur féminine est-elle tour à tour appréhendée comme ruse ou honnêteté, artifice ou vertu. Cette ambivalence participe à l’instabilité du rapport traditionnellement établi entre sexe « femelle » et féminité – ainsi qu’à la précarité des identités de genre en général. Car la virtus du vir, la vertu virile, relève elle aussi du pudor, substantif du genre grammatical masculin : elle détermine le statut du citoyen romain actif tout en trahissant la peur de l’impuissance qu’elle vise à conjurer[5].

La mise au jour par Simone de Beauvoir de la contingence de la féminité et, par conséquent, de la masculinité, prend place dans un contexte politique et social : celui, d’une part, de l’obtention du droit de vote par les femmes à l’issue de la « première vague » féministe et des grandes guerres durant lesquelles celles-là ont remplacé les hommes dans leurs tâches – et de la sorte démontré leur capacité de le faire. Les évolutions sont rapides et touchent tous les domaines : l’éducation, la mode, la consommation (séparée de la religion), la prise de parole (psychanalyse et politique)… Le pas franchi est décisif. Corps et voix, les femmes ont passé le seuil de l’espace domestique et pénétré dans l’espace « public ». Néanmoins, l’image de la « femme publique » est loin d’être dégagée de l’ancienne morale de la pudeur et en tant qu’intellectuelle et femme de lettres affranchie de la vie ménagère, Simone de Beauvoir en fit les frais.

D’autre part, la diffusion du Deuxième sexe (1949) est contemporaine de la « bataille du voile » de 1958, où le dévoilement spectaculaire des Algériennes par le gouvernement français soutient le projet colonial[6]. Dès lors, l’idée d’une émancipation féminine passant par un rejet de la morale de la pudeur se heurte à une résistance politique au modèle de libération occidental et à une contestation de l’approche universaliste des rapports de genre. Tantôt insigne d’une oppression, tantôt signe politique d’une résistance, tantôt instrument social d’une émancipation féminine[7], le vêtement symbolique du « voile » féminin recouvre une irréductible « polysémie »[8] qui complexifie considérablement l’appréhension de la question de la pudeur féminine en Occident postcolonial.

Il faudrait examiner avec attention ce qui se joue entre voix textuelle et fictions de soi, espace littéraire et corps social, genre sexuel et genre littéraire, pudeur occidentale et pudeur orientale, et rendre compte des déplacements qu’opère l’écriture littéraire vis-à-vis des mythes de l’identité et du « vrai sexe » dénoncés par Michel Foucault (1980, pp. 117-123). La littérature n’est-elle pas le lieu privilégié où révéler la complexité de l’« animal tropique », tel que Philippe Lacoue-Labarthe (2002, 49) nommait le sujet de langage apte à suppléer à son défaut de nature au moyen de la tekhnè – cet animal pudique parce que, observait Jacques Derrida (2006, pp. 19-20), incapable de nudité ; cet être fictionnel dont le langage, écrit Pascal Quignard (1998, 212), constitue « un vêtement entre le regard et la nudité » ? Cet être voilé qui, souligne Delphine Horvilleur, n’est pas « entièrement visible dans sa nudité » (Horvilleur 2013, 13). « Aucun être », continue-t-elle, « n’a fini de se dévoiler ». Et d’affirmer qu’il en « va des hommes comme il en va des textes » : c’est-à-dire que la « seule lecture pudique » est celle qui reconnaît que les textes – en l’occurrence sacrés, mais ne pourrait-on pas élargir à la littérature en général, et en particulier aux textes de femmes ? – que les textes, donc, « n’ont pas encore été complètement révélés, mis à nu par des lectures et des lecteurs passés ».

Le présent dossier considère le tournant que représente, en regard de la tradition de la pudeur, dans le contexte francophone et dans une perspective de genre et postcoloniale, le dévoilement de la « femme-auteur ». Quels troubles dans les genres (sexuels et littéraires) entraîne-t-il ? Quels récits de quelles intimités engendre-t-il ? Les qualifier d’« impudiques » ne reviendrait-il pas à continuer de les appréhender du point de vue du vieil impératif de la pudeur ? Et à l’inverse, assimiler dévoilement et libération ne réitérerait-il pas un préjugé colonial ?

La première partie de ce dossier, consacrée aux poétiques de la pudeur, débute par un essai d’Anaïs Frantz. « L’autre logique de l’hymen, une lecture de Mémoire de fille d’Annie Ernaux (2016) » analyse l’initiation sexuelle de la jeune Annie D. et ses après-coups à la lumière du trauma et de la honte. Frantz se penche en particulier sur l’émergence de l’impudeur féminine dans l’histoire littéraire et la possibilité de retrouver l’hymen perdu grâce à l’écriture. « Pudique Colette », l’essai de Marion Grange, survole l’œuvre de l’auteure notoirement impudique afin de faire, au contraire, la démonstration de sa retenue littéraire, de sa recherche de la vérité délicate et mystérieuse inhérente aux choses et aux gens. Pour ce faire, Grange explore le genre autofictif, la fluidité identitaire ainsi que le style colettien. Alexandre Antolin, dans « Écrire pour séduire : les débuts de Violette Leduc », interroge les motivations de l’écriture leducienne qui s’est offerte, dans ses premières œuvres, comme un don aux mentors de l’écrivaine, un moyen de les garder à proximité par sa sincérité. Pour sa part, Gilbert Lascault s’intéresse à « Elle et les voiles » dans le but de dévoiler le corps et le désir féminins en évoquant, au fil de sa réflexion poétique, quelques lectures faites de ceux-ci au fil des âges. Dans « Impudeur et impudence de la pudeur », Anaïs Frantz s’entretient avec la professeure et écrivaine Mireille Calle-Gruber pour, dans un premier temps, explorer la place de l’impudeur féminine dans l’histoire littéraire française du XXe siècle et, dans un deuxième temps, réfléchir à la place du voile, de l’écriture et de l’impudeur dans l’œuvre romanesque de Calle-Gruber. La réflexion poétique de Maël Baussand, « As Eve said to the Serpent », met au jour les origines mythiques de la pudeur féminine et les contraintes culturelles qu’elles ont entraînées pour la femme. L’image redoutable de l’auto-engendrement rend ici possible l’expression d’un désir de libération qui prend la forme d’Ève et de son impudeur.

La deuxième partie du dossier, explorant les dévoilements de la littérature, présente d’abord un essai de Sandrina Joseph. « Avoir et être. Folle de Nelly Arcan (2004) » étudie les liens qu’entretiennent l’amour fou et l’autofiction dans ce récit québécois où Nelly, la narratrice, oscille constamment entre l’impudeur passionnelle et la pudeur littéraire. Dans « Sexe et transgression. L’écriture obscène de Calixthe Beyala », Ching Selao se penche sur la réception critique de l’auteure camerounaise scandaleuse souvent qualifiée de pornographe et de plagiaire ; or Beyala n’hésite pas à répliquer avec flamboyance à ses critiques en les taxant de sexistes, de racistes et de rétrogrades. « Les filles meurtries ont-elles droit au silence ? », co-signé par Léonore Brassard et Catherine Mavrikakis, approfondit le phénomène #metoo ayant envahi les médias – traditionnels et sociaux – en 2018 afin d’en chercher des traces chez trois auteures qui sont précurseurs du mouvement, soit Nelly Arcan, Christine Angot et Virginie Despentes. Il s’agit ainsi pour Brassard et Mavrikakis de déterminer s’il est possible ou non, pour la femme blessée, de faire entendre son unicité alors qu’elle fait un récit impliquant une communauté de femmes. Dans « Trouver le moyen de vivre avec soi-même », Sandrina Joseph s’entretient avec l’auteure québécoise Marie-Sissi Labrèche afin de réfléchir au genre autofictif et à la présence – ou à l’absence – de l’impudeur dans ses récits autobiographiques. Enfin, « Chambre de S. », lecture poétique que Louise-Amada D. propose de L’Affamée (1948) de Violette Leduc, raconte une scène d’amour et d’érotisme lesbiens en empruntant un thème récurrent dans l’œuvre leducienne, mais aussi son style métaphorique.

Les équivoques du genre, auxquelles est consacrée la troisième partie du dossier, sont d’abord traitées par Chloé Chouen-Ollier dans l’étude « “Le crime n’est pas de faire, mais d’être. Et surtout d’avoir l’air”. Dire l’homosexualité dans En finir avec Eddy Bellegueule (Louis 2014) » qui explore la dépossession identitaire et sociale du narrateur homosexuel et la violente marginalisation dont il est victime tant à la maison qu’à l’école. C’est pourtant en s’appropriant les injures impudiques dont il fait l’objet qu’il parviendra paradoxalement à recouvrer sa pudeur. Kaliane Ung, dans « Mon désir fou de cinéma : Jean Marais et Isabelle Adjani vus sous la plume de Violette Leduc et Hervé Guibert », démontre que le portrait que tracent respectivement Leduc et Guibert de Marais et Adjani exhibe les tourments intimes des romanciers tout en levant le voile sur leur méthode artistique. La question du genre est finalement approfondie par Michael Lucey dans le sixième chapitre de son essai Someone: The Pragmatics of Misfit Sexualities from Colette to Hervé Guibert (2019) dont Kaliane Ung nous offre ici la traduction. Dans « Séropositivité, biopolitique et formes d’intimité publique », Lucey considère également l’œuvre féconde de Guibert pour cette fois-ci mettre au jour la résistance de l’écrivain face aux catégories identitaires, résistance qui se manifeste entre autres par la création de communautés marginales et par la lutte contre les contrecoups sociaux et physiques du sida.

Enfin, la quatrième et dernière partie du dossier, « Carnet du genre », présente une série de comptes-rendus portant sur un roman, un essai, un film et une thèse, autant d’objets de réflexion qui témoignent de l’intérêt pour la problématique de la pudeur et de l’impudeur – des genres tant sexuels que littéraires – dans la production artistique et académique contemporaine. Or ils révèlent l’impact encore apparent que Le Deuxième sexe (1949) a eu sur nos façons de recevoir ou de lire les œuvres canoniques et extrême-contemporaines des littératures francophones.