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[1]Dans l’ouvrage collectif Un certain genre malgré tout, Catherine Mavrikakis se demande : « comment faire à Artaud le coup du genre » (2006, 221) ? L’œuvre d’Antonin Artaud, cherche-t-elle à savoir, est-elle en mesure d’accomplir « son désir d’en finir avec la différence sexuelle » (2006, pp. 235-236) ? Je voudrais reprendre cette question en demandant : à quels textes peut-on faire le coup du genre ? Que se produit-il, sur le plan de l’interprétation, si la lecture du texte ne pose plus comme données, évidentes, naturelles les « catégories de sexe » (Wittig, Turcotte, et Bourcier 2013, pp. 37-44) masculin et féminin[2] ? Est-il pertinent de déplacer le point focal de l’analyse de la représentation des sexes ou des genres vers leur construction par le système discursif que sont les œuvres littéraires ? Les théories queer peuvent-elles permettre de désengorger les lectures de certaines œuvres s’étant agglomérées – et fixées – avec le temps ?

Il s’agira dans cet article à vocation théorique d’esquisser une « politique de la lecture »[3] qui ne limite ni les interprétations qu’il est possible de tirer d’un texte, ni les textes auxquels il est possible de faire « le coup du genre ». Hamel affirme ainsi : « On nommera ‘’politique de la lecture’’ cette stratégie herméneutique qui consiste à attribuer à une œuvre ancienne une signification différée, voire anachronique, qui engage une prise de position idéologique dans le présent » (2014, 34). En somme, je propose que la théorie queer possède une affinité avec les théories de la lecture et de la réception (Lambert et Lapointe 2021). En m’inspirant à la fois des théories queer, de la déconstruction et des théories de la lecture, et considérant comme axiomatique la dissémination littéraire, que j’expliquerai un peu plus tard, je proposerai de « versatiliser le genre » (Michaud 2006, pp. 17-79) en pensant au-delà de l’opposition masculin/féminin (ce que les textes littéraires font eux-mêmes très souvent). Le corpus de cet article est composé de travaux sur le « queering »[4], une approche critique méconnue dans la francophonie visant à « rendre queer » certains textes. Je montrerai, à partir de ces travaux, qu’une attention portée au genre et à la différence sexuelle telle qu’ils sont construits par les œuvres m’amène à considérer autrement les rapports entre politique et littérature. En les ouvrant au travail de la lecture et de l’interprétation, « se produit et se reproduit la signification politique des textes, au-delà des visées premières de l’écrivain et de ses partis pris idéologiques » (Hamel 2014, 17). Je considérerai que les rapprochements possibles entre la théorie queer et l’analyse des textes littéraires sont les plus féconds lorsque la première est considérée comme une posture épistémologique à part entière, plutôt qu’un ensemble de sujets et de thématiques à débusquer dans les œuvres – idée encore répandue –, c’est-à-dire lorsqu’elle vise à questionner, à déplacer, à ébranler jusqu’à la manière dont les textes sont perçus, théorisés et interprétés, dans une résistance à toute fondation, à tout fantasme d’origine, à tout étiquetage. Je défendrai une démarche interprétative qui n’assagit pas le potentiel disruptif et anarchique des œuvres, et qui résiste à tout rassemblement sous l’économie d’un Sens unique et ultimement déchiffrable, croyances que les textes philosophiques et politiques queers visent, en divers domaines, à défaire. Ainsi je me demanderai s’il est possible et souhaitable de réifier en une catégorie, « queer », des œuvres littéraires et une épistémologie processuelle qui critiquent la manière même dont toutes les cases – les sujets et les objets, les identités – sont découpées à la texture même du « réel » en ignorant « la force d’une exclusion et d’une abjection, qui produit un dehors constitutif du sujet, un dehors défini comme abject qui est, finalement, ‘’à l’intérieur’’ du sujet, comme la répudiation qui le fonde » (Butler 2009, 17).

À qui peut-on faire le coup du genre ?

Posant une question semblable, de nombreux livres, ouvrages collectifs et articles – majoritairement publiés en anglais[5] – ont proposé des analyses littéraires, à partir des théories queer, de textes d’écrivain·e·s (Agatha Christie (Bernthal 2016), E. M. Forster (Martin et Piggford 1997), les frères Grimm (Turner et Greenhill 2012), J. D. Salinger (Hekenaho 2007, pp. 89-97), Éric Lapointe (Boisclair 2008, pp. 43-60)) ou de corpus (le gothique anglais (Fincher 2007), la Renaissance (Goldberg 1994)) qui ne semblent pas s’y prêter a priori, soit parce qu’ils semblent proposer des configurations stéréotypées de la différence sexuelle, soit parce qu’ils paraissent, à la première lecture, hétéronormés, voire sexistes ou homophobes. Bien que ce « courant » critique réunit des approches différentes du texte littéraire (analyses sociologiques, biographiques, textuelles, historiques, etc.) ainsi que des perspectives de lecture parfois opposées, il est possible d’esquisser une démarche commune à ces ouvrages.

Les lectures du queering s’appuient sur l’ensemble de textes et de propositions théoriques que l’on rassemble sous le vocable de « théorie queer », qui s’inscrit, aux États-Unis et en France, dans une mouvance critique issue des débats qui ont eu cours dans la théorie féministe des années 1970 et 1980. À la suite des travaux pionniers de Gloria Anzaldùa Teresa de Lauretis et de Monique Wittig, puis à la publication presque simultanée de Trouble dans le genre de Judith Butler et de L’épistémologie du placard d’Eve Kosofsky Segdwick en 1990[6], ces approches prennent généralement leurs distances avec les conceptions essentialistes des sexes et, par extension, se méfient des tentatives qui visent à fixer une identité ou à déterminer un genre sexuel déduit, par exemple, de la biologie. Dans Trouble dans le genre, Judith Butler explique qu’

« être » une femme ne définit certainement pas tout un être ; le terme n’arrive pas à l’exhaustivité, […] parce que le genre n’est pas toujours constitué de façon cohérente ni conséquente selon les différents contextes historiques, et parce que le genre est partie prenante de dynamiques raciales, de classe, ethniques, sexuelles et régionales où se constituent discursivement les identités. Par conséquent, il devient impossible de dissocier le « genre » des interstices politiques et culturels où il est constamment produit et reproduit .

(Butler 2006, pp. 62-63)

Butler s’attaque ici à la « cohérence » que présupposent les catégories d’identités sexuelles, auxquelles elle substitue un modèle génératif, qui ne cherche plus à relier toutes les actions, comportements et désirs d’une personne à une origine (le genre). La proposition répandue est ainsi inversée : plutôt que du sexe biologique (par exemple le pénis) découle un genre (masculin) ainsi qu’une sexualité (homo, hétéro ou bisexuelle), son analyse révèle – en croisant les thèses avancées par Michel Foucault dans L’histoire de la sexualité avec une lecture attentive de la psychanalyse (Freud, Lacan, Irigaray, Kristeva) –, que ce sont les discours, les représentations et les pratiques qui, à travers les différentes époques, ont fondé le genre comme naturel en l’identifiant à une anatomie. La théorie de Butler nous invite donc à reconsidérer deux concepts fondamentaux de la culture occidentale : la notion d’« identité » (et par extension de « sujet ») et celle de « corps ».

Le sujet, d’abord, tout comme l’identité ne sont pas perçus, dans la pensée butlérienne, comme des ensembles unitaires qui préexisteraient au discours, aux pratiques et aux contingences culturelles, mais comme leur effet : « il n’y a pas d’identité de genre cachée derrière les expressions de genre ; cette identité est constituée sur un mode performatif par ces expressions, celles-là même qui sont censées résulter de cette identité (2006, 96) ». Avec la notion de performativité productrice, qui repose sur la répétition d’« une série ininterrompue d’actes » et « par la stylisation genrée du corps » (2006, 36), Butler dévide les notions classiques de sujet et d’identité de leur essence. Pour mieux expliquer le rôle de la performativité dans la déconstruction qu’elle opère, la philosophe utilise à plusieurs reprises un lexique renvoyant à l’imaginaire du théâtre et du jeu. Le genre serait ainsi « une sorte de jeu de rôle (impersonation) qui perdure et tient lieu de réalité (2006, 53) » ; elle soutient ailleurs que « nous n’avons pas besoin d’un.e "acteur ou actrice caché.e derrière l’acte", puisque celle/celui-là se construit de toutes sortes de manières dans et par l’acte » (2006, pp. 267-268). « Sujet » et « identité » sont finalement perçus comme des formations cognitives éminemment politiques, puisqu’elles sont aussi le fruit d’un certain nombre de partages, de sélections et d’exclusions. Instruments des « volonté[s] de vérité » (Foucault 1971, 16) historiques qui les déterminent, elles sont avant tout le fruit d’un processus d’« attribution [qui] ne peut avoir lieu que sous l’effet du pouvoir » (Butler 2009, 46).

Butler poursuit ses réflexions amorcées dans Trouble dans le genre avec Ces corps qui comptent, un ouvrage paru trois ans plus tard et répondant à certaines critiques lui ayant reproché de négliger la matérialité du corps. Cette dite matérialité, généralement perçue par ses détracteurs en fonction de l’anatomie (qui incarnerait la « vérité » de la différence sexuelle), y est « repensée comme un effet du pouvoir, comme l’effet le plus productif du pouvoir » (Butler 2009, 16). La notion de matérialité est ainsi déconstruite par la philosophe, qui remet en cause les fondements de la notion de « matière » « en l’envisageant non comme un site ou une surface, mais comme un processus de matérialisation qui, au fil du temps, se stabilise et produit l’effet de frontière, de fixité et de surface que nous appelons matière » (2009, 23). Le sexe biologique est, en ce sens, lui-même considéré comme une construction culturelle, le fruit d’un découpage du corps en organes, puis de l’élection de certains organes comme « sexes » et « lieux » de la différence sexuelle. Paul B. Preciado poursuivra dans ses travaux l’analyse de Butler en montrant que le corps n’est pas constitué uniquement par les discours, mais aussi par différents dispositifs de contrôle et de régulation qu’il qualifie de « pharmacopornographiques » (Preciado 2008, 23). Selon le philosophe, la « réalité » biologique du corps ne peut se penser à l’abri du cadre productif de savoirs et de pouvoirs, des discours et pratiques scientifiques, économiques, politiques, juridiques, philosophiques, pharmaceutiques, qui établissent les critères de normativité et de lisibilité du genre. Preciado propose dans Testo Junkie : sexe, drogue et biopolitique une généalogie des organes sexuels mettant en lumière le caractère évolutif, culturellement relatif et donc matériellement construit de l’anatomie, généralement pensée comme binaire, naturelle et universelle : « Le corps sexuel est le produit d’une division sexuelle de la chair selon laquelle chaque organe est défini par sa fonction » (2008, 44). Développant les thèses de Butler, Sam Bourcier souligne d’une manière parente à celle de Preciado qu’« il est apparu [dans de nombreux travaux scientifiques[7]] que le sexe dit "biologique", chromosomique ou gonadal pouvait lui aussi faire l’objet d’une critique en règle qui fasse apparaître ses conventions culturelles, sa généalogie historique, sa "nature" discursive » (Bourcier 2011, 165), ajoutant que

la corporalité ne saurait se limiter à ce que nous avons l’habitude d’isoler comme corps. Notre corps est un ensemble de frontières mouvantes et dûment policées, produites par des normes et des technologies de savoir-pouvoir (le normal et l’anormal, le vivant et le mort, le privé et le public, l’organique/le non-organique, l’humain/le non-humain, le propre/l’abject) et non plus selon l’axe interne-intériorité/extérieur. Le corps ne pré-existe pas.

(2011, 169)

Les travaux de Preciado et de Bourcier, entre autres, ont l’avantage d’élucider, sur le plan « physique », ce qui pourrait sembler aporétique dans la pensée de Butler (la matérialité des corps est une construction discursive). Je trouve toutefois nécessaire de présenter cette thèse importante de Butler puisqu’elle est pertinente dans le domaine qui m’intéresse, celui de la littérature, où les organes, les corps et les sexes sont bel et bien des effets du langage et de procédés d’écriture.

Le modèle productif de l’identité et du corps issu des travaux de Judith Butler pourrait paraître anesthésiant du point de vue de la critique littéraire. Peut-on encore parler de corps, d’identité, de genre dans l’analyse des œuvres ? Affirmer la construction du sexe et du genre ne revient-il pas à prôner un relativisme absolu ? disent certain·e·s Plutôt que d’empêcher le dialogue, je pense que la déconstruction opérée par les théories du genre offre une occasion salutaire aux études littéraires en déplaçant le point de vue quant à ce que nous tenons généralement comme évident (le corps, l’identité, la sexualité, le genre des personnages). Plutôt que de définir l’« identité » des personnages ou d’analyser le rôle des « hommes » et des « femmes » dans la fiction, par exemple, il est possible à partir de ces prémisses de chercher comment et pourquoi une catégorie identitaire se retrouve dans un texte, d’être sensible aux stratégies discursives employées par les œuvres pour les faire paraître évidentes, immuables ou encore pour les inquiéter. En ne considérant pas les catégories « homme » et « femme » comme des axiomes, on peut aussi se demander ce qui « fait » un homme et une femme dans le système discursif d’une œuvre, ou encore, suivant la voie de « l’éclatement du binarisme vers la diversité, le multiple » (Boisclair et Saint-Martin 2006, 10), douter des fondements de ces catégories et être attentif/attentive aux nuances, aux déraillements de la norme, à ce qui dépasse les déterminations attendues. Comme le dit de manière synthétique Isabelle Boof-Vermesse, qui esquisse une théorie de l’acte de lecture comme performatif de genre sous le signe de la « mascarade », « la littérature met en scène le genre afin que la lectrice en fasse l’expérience dans toute sa fictionalité. Par le procédé littéraire, lui-même révélateur d’artifice, la lecture ‘’transparente’’ ou automatique du genre est rendue impossible. » (Boof-Vermesse 2014, pp. 185-196) La lecture permettrait d’« opacifier » des termes, des catégories, des réseaux des sens devenus, par stratification temporelle, transparents ou déclencheurs de réflexes identificatoires automatiques. La théorie queer offre ainsi des outils qui permettent aux lectrices et aux lecteurs de s’intéresser à la formation du genre (et de l’« identité ») dans et par le langage des œuvres. Remettre en question l’usage référentiel de certains vocables permet à l’analyse d’être à l’affût des façons dont ces mots sont employés ainsi qu’aux configurations de genre qu’ils génèrent et inventent. Il s’agit, pour le dire avec Eve Kosofsky Segdwick, d’être à l’écoute de ce

réseau ouvert de possibilités, d’intervalles, de chevauchements, de dissonances et de résonnances, de replis, de manque et d’excès de signification qui apparaît lorsque les éléments constituant la sexualité ou le genre d’une personne ne sont pas considérés […] comme signifiant de manière monolithique[8] .

(Kosofsky Sedgwick et al. 2013, 8)

Considérant que les œuvres littéraires sont des systèmes discursifs et langagiers, les propositions épistémologiques des études queer permettent d’approcher la littérature comme un espace où les genres et les identités sont expérimentés, où l’on peut observer leur construction à l’œuvre, et ce, dès lors que ces notions ne sont pas immédiatement perçues comme naturelles et stables.

Rendre queer

Les approches critiques du queering se servent notamment des propositions théoriques de Butler et de Sedgwick afin de nourrir l’analyse de certains corpus littéraires. Mais que signifie ce curieux verbe qu’est « queering » ? Gérondif ou présent continu, la forme verbale anglaise en -ing met l’accent sur la dimension active de ce mode de lecture, sous-entendant par le fait même que l’objet de l’action n’aurait pas été queer à l’origine. « Queering » tel ou tel livre suggère donc un processus en cours et dénote l’inachèvement de cette tâche (ce que le titre Queer Forster ne fait pas, par exemple, puisque Forster y est déjà marqué comme « queered »). Ces ouvrages ou collectifs reposent sur l’hypothèse selon laquelle, contrairement aux études gaies et lesbiennes par exemple[9], qui placent ces thèmes au cœur de leur approche des textes littéraires, « la théorie queer n’a aucun objet textuel d’étude identifiable à priori »[10]. Ce qui revient à dire que toute œuvre littéraire, du moins en principe, peut être l’objet d’une analyse queer – proposition que tend à confirmer la variété des corpus auxquels s’intéressent ces publications. Le rôle de l’interprète surgit ici, puisque c’est dans l’œil du/de la critique que le queering trouvera sas motivation, son horizon et les orientations, les articulations, les limites de son application. Pratiqué d’abord et surtout par des théoricien.ne.s non hétérosexuel.le.s dans une perspective contestataire et politique, mais aussi par de nombreux écrivain.e.s dans l’histoire de la littérature (pensons à Marcel Proust qui utilise des vers raciniens pour décrire les amants de Charlus dans La recherche du temps perdu, ou à la Duchesse de Langeais de Michel Tremblay, qui emprunte le nom d’un personnage de Balzac). L’investissement de la subjectivité et du désir dans la lecture queer a maintes fois été commenté par la critique, qui en fait une des bases du « queering » ; pour le dire avec Elspeth Probyn, commentant la pensée de l’image dans les travaux de Nicole Brossard, « l’image est queer parce que je queer sa relation avec d’autres images et d’autres corps »[11].

Bien que, comme je l’ai déjà dit, ces études regroupent des lectures et des approches fort variées, on peut soulever deux gestes souvent pratiqués par les critiques qui s’adonnent au queering. Pour ce faire, je me servirai principalement de publications en anglais ainsi que d’un ouvrage français, Queer critics : la littérature française déshabillée par ses homo-lecteurs de François Cusset, qui pose un regard récapitulatif sur ces pratiques ainsi qu’une version (très sommairement[12]) « queerée » de l’histoire littéraire française. Le premier geste critique est celui d’une lecture que l’on peut qualifier de transgressive et qui vise, de cette manière, à ouvrir des voies de renouvellement pour l’étude des corpus discutés. Le choix des objets d’analyse, d’Agatha Christie aux Frères Grimm en passant par le Moyen Âge, s’inscrit dans cette démarche volontairement iconoclaste, sinon quant aux textes eux-mêmes, du moins quant à leur tradition de lecture. Robert Tobin, auteur de Queer theory and the Age of Goethe, explique ainsi que

queerer [queering] le dix-huitième siècle implique de l’arracher au contexte établi dans le but de le lire à l’encontre des lectures traditionnelles et de dissoudre les interprétations qui se sont coagulées au fil du temps et qui étouffent ou évitent les passages du texte qui se prêtent mal aux interprétations orthodoxes .

(Tobin cité par Fincher 2007, 14)

Le queering ne viserait donc pas à restituer la signification historique des textes, à les replacer dans leur premier horizon d’attente, mais plutôt à repérer de nouvelles interprétations possibles[13]. Il s’agirait d’un « ensemble de méthodologies visant à défaire les binarismes et à relire les écarts, les silences, les espaces liminaires »[14] des textes. Les critiques ne s’entendent toutefois pas toutes à ce propos. Dans l’introduction de Queering the Renaissance, Jonathan Goldberg met de l’avant le risque d’adopter une perspective transhistorique qui chercherait par exemple à identifier des gais et des lesbiennes dans les œuvres du passé, soulignant que la Renaissance « ne connaît pas ces termes organisateurs » (Goldberg 1994, 5). À l’inverse, présupposer de l’hétéronormativité de cette période constituerait aussi une erreur, la notion d’hétérosexualité étant elle aussi historiquement constituée (1994, 8). En somme, toujours selon Goldberg, la théorie queer, en refusant d’essentialiser les catégories sexuelles et identitaires, serait un outil de lecture qui permettrait l’analyse des sexualités dans les textes du passé sans trop les déformer (1994, 5). Or, dans la perspective d’une analyse se voulant fidèle à l’histoire – comme la sienne – , je me demande si cette idée d’une sexualité sans catégories essentielles n’est pas elle-même anachronique. Pour Goldberg, il semblerait que la seule façon de soutenir le queering comme point de vue critique soit en recourant à l’argument historique, contre lequel cette démarche, chez la plupart des auteur·es consulté·es, s’inscrit pourtant, du moins en partie. Comme le rappelait Robert Tobin un peu plus tôt, en invitant les lecteurs et lectrices à « arracher [les textes] au contexte établi », le queering ne propose pas une lecture transhistorique, comme le craignait Goldberg, mais une lecture décontextualisée, qui ne vise donc pas nécessairement à apporter l’éclairage historique si souvent prisé dans les travaux universitaires. Le philosophe Slavoj Žižek soutient que la « décontextualisation », en plus d’associer les œuvres à de nouvelles questions, à des interprétations fécondes ou des sensibilités différentes selon les interprètes, n’est pas une « utilisation », pour reprendre la terminologie d’Umberto Eco[15], ou une trahison d’un quelconque « sens original » des œuvres, puisque déjà « la tension entre le cadre universel de base […] et ses contextualisations historiques particulières est inscrite » (Zizek 2008, 154) dans les œuvres artistiques elles-mêmes.

Ce premier geste de la lecturetransgressive qui caractérise l’approche proposée dans les ouvrages du queering se voit soutenu par un deuxième geste, qui se manifeste en un intérêt important pour la pratique du close reading. Les travaux s’inscrivant dans cette veine, comme le résume François Cusset, « s’intéresse[nt] moins aux pleins du texte, à l’objectivité du contexte, qu’aux conditions, aux invraisemblances, aux silences et aux analepses » (Cusset 2002, 29). Ces moments où le texte résiste, où le sens est mis en doute constitueraient des passages particulièrement riches pour l’analyse queer, qui permettrait d’en proposer une interprétation nouvelle. Conséquemment à la démarche du close reading, le queering nécessite, affirme Max Fincher dans Queering Gothic in the Romantic Age, de « faire des liens qui étaient peut-être demeurés invisibles ou qui ne sont pas immédiatement manifestes »[16]. Autant de manières de dire que de trahir le texte, d’interpréter ses silences et ses manques, d’en proposer des lectures allant à l’encontre des conclusions évidentes et attendues ne se fait jamais par l’évacuation du texte, mais plutôt avec une attention soutenue portée à sa structure, aux figures de langage, à la syntaxe, aux significations possibles de la phrase, etc.

Malgré tout, les critiques « queerisantes » ne sont pas exemptes de paradoxes et de contradictions. Bien que les théories dont elles sont issues soient généralement engagées dans une déconstruction des origines[17], auxquelles elles préfèrent le « devenir » proposé par Simone de Beauvoir dans sa plus célèbre phrase, les ouvrages qui m’ont intéressé, sous le couvert d’une transgression des codes de l’herméneutique littéraire traditionnelle, retombent rapidement dans de vieux réflexes critiques. En effet, malgré les vœux pieux des auteur.e.s, il en va parfois comme s’il devait absolument y avoir une dimension queer du texte à l’origine pour que celui-ci soit « queeré ». J’ai été étonné, à la lecture de Queer Forster, de voir rapidement Robert K. Martin et George Piggford, les éditeurs du collectif, poser la question : « A queer life ? » (Martin et Piggford 1997, 10) Après une introduction théorique stimulante, les auteurs ressentent apparemment le besoin de « trouver dans les récits de la vie de Forster des moments qui, bien que textuels, sont néanmoins cruciaux pour une compréhension de la sexualité et du désir dans ses écrits »[18], et ce, avant d’esquisser une biographie de l’écrivain « mettant l’accent sur son désir pour les hommes d’autres classes sociales et d’autres origines ethniques » et qui examine ses « tendances sadomasochistes » (Martin et Piggford 1997, 10). En critiquant ce besoin de Martin et Piggford de dénicher dans la biographie de l’écrivain des éléments qui fondent leurs lectures, je n’entends pas affirmer que les rapports entre vie et texte sont dénués d’intérêt ; je remets toutefois en question cette volonté de soutenir une perspective critique, celle du queering et des théories du genre, en justifiant sa pertinence à partir d’une « vie queer »[19], avec ou sans point d’interrogation. Ce syntagme de « vie queer » m’amène à traiter d’un autre paradoxe, dont témoigne déjà l’emploi du terme « queer » à titre d’adjectif ; qu’une théorie qui s’applique à déconstruire les catégories devienne elle-même une épithète servant à catégoriser les « vies » ou les textes littéraires a de quoi étonner. Il s’agit selon moi d’une autre manière de justifier la démarche du « queering » en élisant une origine, cette fois placée dans les textes. La rhétorique du critique Max Fincher, auteur de Queering Gothic in the Romantic Age, est symptomatique de ce paradoxe, par exemple lorsqu’il affirme que « la narration de Frankenstein est en effet queer » (Fincher 2007, 21). Comment une œuvre ou une narration pourrait-elle être queer si nous entendons par « queer » le fait que le genre soit constitué de manière performative par les pratiques et les discours ? Le genre serait-il plus construit dans certaines œuvres que dans d’autres ? Cela ne revient-il pas à se demander : certaines œuvres seraient-elles plus discursives que d’autres ? J. C. Bernthal, dans l’introduction à Queering Agatha Christie, se fait plus prudent en parlant d’un « code » queer pour désigner les œuvres qui entreraient plus directement en dialogue avec les théories du genre et les imaginaires qui y sont associés, rejoignant les thèses Noreen Giffney et Myra J. Hird pour lesquelles « queer is a ‘doing’ rather than a ‘being’ » (Giffney 2008, 5). Soulignant le paradoxe de la désignation « queer », Bernthal avance que cette catégorisation révèle une conception limitée du terme « queer » en tant qu’« écart à la norme », et soutient que cette qualification des œuvres de plus à moins « queers » limite les objets d’études possibles de la critique littéraire :

très peu d’universitaires à ce jour ont considéré les textes littéraires de large diffusion ne possédant pas un code queer évident dans une perspective théorique queer. De telles exclusions endossent une présomption contre laquelle la plupart des théoriciens s’entendent ; que le « queerness » existe déjà, délimité sinon défini comme l’« autre » de quelque modèle d’hétérosexualité ou de normalité non problématisé.[20]

En ce sens, chercher « ce qui pourrait être queer dans le gothique »[21] , ou avancer que tel texte, tel auteur « est queer » reviendrait à fixer une essence par le processus que la théorie en question s’attarde à démonter. Le mot « queer » utilisé comme adjectif afin de qualifier un auteur ou un texte présuppose toujours qu’il existe certains traits immuables et reconnaissables « du » queer, qu’il peut y avoir une esthétique « queer » ou certains thèmes « queers », en oubliant les prémisses de cette proposition théorique : que les discours sur le genre et les identités sexuelles inventent, produisent, matérialisent le « genre » ou les « identités sexuelles » qu’ils entendent étiqueter, par ce désir même d’étiquetage.

Défaire le genre

Après avoir exposé brièvement certaines propositions théoriques et critiqué quelques ouvrages proposant des lectures « queer » de textes littéraires, j’aimerais désormais élaborer de manière synthétique des arguments qui visent à autoriser, sur un plan théorique, la lecture « queer » des textes littéraires. Le queering tel que je le conçois est une perspective critique qui pose la question suivante : que se produit-il, dans l’analyse des textes littéraires (et plus particulièrement dans l’analyse des genres et des sexualités dans ces textes), si l’on ne considère pas comme apodictiques les catégories « homme » et « femme » ainsi que toutes celles qui en découlent (homosexualité, hétérosexualité, bissexualité, transsexualité, etc.) et si, du reste, l’on considère l’hétérosexualité comme un prédicat, une matrice de lecture dans laquelle s’inscrit la majorité de la critique littéraire, voire un « régime politique » (Wittig, Turcotte, et Bourcier 2013, 11) comme l’avance, entre autres, Monique Wittig ? Le queering propose de faire glisser la lecture, de « changer le focus de la lentille » pour reprendre la métaphore de Turner et Greenhill qui, à propos de la lecture des contes des Frères Grimm, suggèrent qu’en

appliquant des regards queers contemporains aux Grimm, la lentille change le focus, des dynamiques sexuelles normatives – comme le happy ending de la félicité du mariage hétérosexuel – ou des leçons morales et patriarcales – comme la punition des filles curieuses – vers les tiraillements internes des contes, qui suggèrent des désirs complexes, multiples, et qui possèdent un caractère pervers et performatif[22] 

Plutôt que de considérer que la désignation de sexe ou de genre renvoie automatiquement à une « réalité » immuable dans l’ordre du monde (par exemple, en décidant que le mot « homme » dans tel texte renvoie aux « hommes » dans la société, entendus comme personnes portant un pénis), je suggère qu’il est pertinent d’être attentive/attentif au contexte dans lequel les mots sont employés, aux significations qu’ils prennent dans le système discursif qu’est le texte analysé, ainsi qu’aux procédés stylistiques, narratifs, poétiques employés pour inscrire ces termes dans l’œuvre, pour les établir comme naturels ou comme étranges, pour composer des personnages, des identités narratives autour de leur fonctionnement et de leurs ratages, ou encore pour étoffer leur articulation générale dans l’espace du texte.

L’approche théorique du queering, on l’a vu, vise notamment à replacer au cœur de sa démarche une dimension de l’interprétation littéraire souvent occultée par la critique queer : le rôle de la lecture. Proposer une interprétation queer des œuvres nécessite de considérer, suivant les propositions de Wolfgang Iser, que « dans la mesure où le texte de fiction existe par l’effet qu’il provoque en nous, la signification est engendrée par une action vécue ou un effet consommé, et non pas une idée préexistante à l’œuvre et que celle-ci incarnerait » (Iser 1985, 51). Considérant, comme les théories de la lecture et de la réception, que les œuvres sont ouvertes « à une série virtuellement infinie de lectures possibles » (Umberto 1965, 35), le queering vise à s’immiscer dans cette ouverture afin de lire les textes à rebours et parfois contre eux-mêmes. J’entends par là que les lectures « queerisantes » s’appliquent parfois à défaire une première impression de lecture (en démontrant, par exemple, qu’« en vérité les femmes féministes contre lesquelles Nietzsche multiplie le sarcasme, ce sont les hommes » (Derrida 1978, 50)[23], comme le fait Jacques Derrida dans Éperons), ou encore, à réinterpréter une œuvre en travaillant à contre-courant des propos de son auteur·e[24] ou des lectures hégémoniques ou idéologiques proposées par différentes communautés interprétatives (Hamel 2014, 199). Ce faisant, le queering de nombreux critiques anglophones nous rappelle que les textes disent toujours autre chose que ce qu’ils semblent dire ou que ce qu’on leur fait dire; cette démarche de lecture entretient à cet effet une parenté critique avec la déconstruction de Jacques Derrida et de certaines de ses relecteurices (Butler, Preciado, mais aussi Hélène Cixous, Ginette Michaud, Avital Ronell, Gayatri Spivak, Catherine Malabou ou Evelyne Grossman). Le phénomène littéraire rendant possible ces interprétations, la dissémination, est d’ailleurs issu des travaux de Derrida[25]. Je préfère cette notion à celle de « polysémie », généralement employée par les sémioticien.ne.s et les théoricien.ne.s de la littérature, qui a le défaut de

s’organiser dans l’horizon implicite d’un résumption unitaire du sens, voire d’une dialectique […] téléologique et totalisante qui doit permettre à un moment donné, si éloigné soit-il, de rassembler la totalité d’un texte dans la vérité de son sens, ce qui constitue le texte en expression, en illustration et annule le déplacement ouvert et productif de la chaîne textuelle .

(Derrida 1972a, 62)

Et donc de « refermer » l’œuvre aussitôt après l’avoir ouverte[26]. Le phénomène linguistique de la dissémination, qui rend possible le « queering » des œuvres littéraires, vise en contrepartie à « produire un nombre non fini d’effets sémantiques », « marqu[ant] une multiplicité irréductible et générative »(Derrida 1972a);[27] ainsi, « le supplément[28] et la turbulence d’un certain manque fracturent la limite du texte, interdisent sa formalisation exhaustive et clôturante ou du moins la taxinomie saturante de ses thèmes, de son signifié, de son vouloir-dire » (1972a). Ce « manque » constitutif de tout texte, dont parle Derrida, semble précisément être le lieu où s’inscrivent les critiques du « queering » en proposant que ce qu’il manque aux textes, c’est une lecture queer.

Dans le but de lire autrement les signes des œuvres, trop souvent interprétés à la lumière (aveuglante) des discours de l’écrivain.e ou encore selon un cadre idéologique hétéronormatif, le queering porte une attention soutenue aux réseaux de sens qui travaillent le texte de manière infectieuse, à l’encontre de ce qu’il semble parfois « vouloir dire » de prime abord. Conséquemment, il ne s’agit pas – dans la plupart de ces lectures – de soulever un écart du binaire (ni masculin, ni féminin) pour aussitôt le résoudre en un troisième élément (« l’auteur est queer ! », « le personnage est queer ! », « le style est queer ! ») comme le font certain.e.s critiques qui cherchent à faire du « queer » un nouveau genre littéraire, plutôt qu’une manière d’examiner la répétition performative qui produit la « réalité » du genre dans nos esprits. Pour l’exprimer en termes positifs, l’analyse « queerisante » est généralement attentive à la formation du genre autant qu’aux « réaproppriations et [aux] détournements des discours de la médecine anatomique et de la pornographie, entre autres » dans et par les textes, ces mêmes disciplines « qui ont construit le corps straight et le corps déviant modernes » (Preciado 2003, 22). L’approche du queering peut en ce sens difficilement se passer d’une lecture politique, les pouvoirs étant toujours inscrits soit dans le façonnage du genre, soit dans les répliques que la littérature lui adresse : parodie, reprise, exagération, brouillage, mise en déroute par les mêmes stratégies (opérations chirurgicales, prise d’hormones, représentations ou rôles sociaux stéréotypées, pornographie, etc.) qui sont à l’origine de sa normalisation, et grâce auxquelles « on peut comprendre les corps et les identités des anormaux comme des puissances politiques » (2003, 18). Le queering, à cet effet, peut relier ses lectures à d’autres types de constructions politiques ou encore à d’autres formes d’oppression (sociale, raciale, coloniale, économique, géographique, etc.) qui travaillent les textes et qui sont de toute manière enchevêtrées dans la production du genre, dès lors que l’on considère que « le champ du pouvoir […] déborde tout en l’incluant l’axe de la différence sexuelle, dessinant un carte de différentiels qui s’entrecroisent sans pouvoir être sommairement hiérarchisés » (Butler 2006, 80).

Le queering, tel que le pratique les critiques anglosaxon·nes, s’apparente en somme à une lecture actualisante, au sens où l’entend Yves Citton dans son essai Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? C’est-à-dire que cette démarche vise, par l’interprétation des textes, à « reconfigurer un problème propre à la situation historique de l’interprète […] sans viser à correspondre à la réalité historique de l’auteur » (Citton 2007, 265). Bien que ce mode de lecture puisse « exploit[er] […] la différence entre les deux époques (leur langue, leur outillage mental, leurs situations socio-politique) pour apporter un éclairage sur le présent » (2007), le queering, lorsqu’il s’intéresse aux œuvres du passé, ne vise pas nécessairement à reconstituer le contexte de production des livres et à être fidèle aux conceptions du genre de l’auteur.e ou de la société dans laquelle il ou elle a écrit comme le pensait Jonathan Goldberg, réduisant malgré lui les textes à des « expressions » d’un présent périmé. Le queering avance plutôt que tous les textes peuvent signifier, aujourd’hui, quelque chose qui vaille la peine d’être lu quant au genre ; cette pratique soutient aussi qu’aucune œuvre n’« est » queer « en soi », mais que toutes les lectures peuvent l’être. S’il fallait trouver une « méthode » pour qualifier le geste du queering, ce serait celle de l’« activité projective » dont parle Citton qui s’en approcherait le plus : « d’abord interroger le texte à partir de certaines questions considérées comme pertinentes » – dans le cas qui m’intéresse, les questions liées à la construction des genres – « puis observer les déformations-réformations à travers lesquelles le texte nous renvoie nos questions », avant de « proposer une systématisation de ce qui nous revient du texte, en élaborant des assertions interprétatives » (2007, 68). Espérant ainsi découvrir des « pertinences inédites » (2007, 71) dans les œuvres du passé qui ont trop peu été lues, ou qui l’ont été dans ces cadres hétéronormatifs ou cisnormatifs, le queering vise à ouvrir de nouvelles possibilités dans l’étude de ces textes et, en retour, à nourrir de matériaux inédits ou inattendus les réflexions sur le genre et sur la sexualité en littérature.

Queering VLB

Afin de donner un exemple de lecture « queerisante », j’aimerais proposer une courte interprétation de la scène finale du roman Satan Belhumeur de Victor-Lévy Beaulieu, une œuvre qui a rarement été lue du point de vue de la théorie queer, malgré la parution d’un numéro des Cahiers Victor-Lévy Beaulieu portant sur « Le sexe et le genre » (Boisclair et Pelletier 2014, 25). Dans de la scène finale de ce roman délirant, le protagoniste se présente devant une assemblée de politiciens avec, entre les jambes, une corne de rhinocéros donnée par Jacques Ferron et « reven[ue] à la surface » (Beaulieu 1981, 224) pour hanter son sexe qu’il qualifie tout au long du texte d’« éviré ». Le roman se clôt sur cette scène fantasmée, racontée au futur :

Et lorsque son Honneur le maire Pollux Ryani va lancer ses grosses polices contre moi, je vais sortir de sous ma cape le long couteau de mon enfance sanguinaire dans les ruelles de Prince-Arthur et de Saint-Laurent, et couper d’un seul coup la corne de rhinocéros qu’il y a entre mes jambes, et hurler alors que le sang gicle pour de bon, et hurler avant de mourir tout à fait, pareil à mon maître Bashô perdu dans son grand amour impossible de Jos : il y a de nouveau du vent ce matin.

(Beaulieu 1981, 225)

La jonction opérée ici entre genre sexuel et politique offre un point de résistance qui permet de déconstruire les lectures du projet romanesque de l’écrivain, dont la plupart possèdent une forte tendance nationaliste. J’aimerais proposer que la scène finale de Satan Belhumeur nous permet d’observer, en acte, un usage subversif de la parodie dans une scène de castration jouée qui fait advenir un double événement. La première dimension de cet acte souligne la facticité du genre pensé comme découlant d’une marque physique en braquant un pénis parodique, un « gode », et en mimant son ablation comme geste de protestation. En ce sens, on comprend mieux que le texte signale que « ce sont bien évidemment les hommes » (1981, 224) qui se déchaînent en premier lorsque Belhumeur brandit le couteau devant son membre de caoutchouc. La seconde dimension de ce geste, que je développerai plus longuement, sert à retirer symboliquement ce signifiant en toc sur lequel s’articulent les discours identitaires moqués dans le roman, notamment du genre et de la nation.

La réception de l’œuvre de Beaulieu l’a souvent associée à une volonté de faire advenir la souveraineté politique du Québec. Ces lectures ont toutefois, semblerait-il, du mal à analyser ce passage précis du roman Satan Belhumeur, malaise qui se manifeste en silences ou quasi-silences quant à la présence et au rôle de cette scène dans les rares analyses du roman. Dans Grandeurs et misères de l’écrivain national : Victor-Lévy Beaulieu et Jacques Ferron, François Ouellet construit une grille de lecture peu subtile, binaire et sexiste qui lie la figure du Père à l’assomption nationale et au « devenir-pays », et celle de la Mère à une régression vers l’enfance. Le professeur prend en compte la quasi-totalité des écrits de Beaulieu ; « quasi » puisque Satan Belhumeur se voit écarté de façon expéditive de son vaste corpus (Ouellet 2014b, 191). Or comment ce roman qui met en scène Jacques Ferron, peut-il être ignoré dans une recherche qui s’intéresse précisément aux rapports entre les deux écrivains ? Il n’est pas impossible que Satan Belhumeur soit rejeté parce qu’il instaurerait une brèche dans le cadre de lecture « national » de Ouellet. Anne Élaine Cliche, dans son article sur le roman, ne réserve que quelques lignes à la scène finale en parlant d’un « simulacre de castration qui dévoile le fond d'une tragédie esthétique et politico-nationale » (Cliche 1999, 59). Or la « castration » (jouée !) ne saurait être une « tragédie » en régime non hétérosexuel ou cisnormatif. Jacques Pelletier, dans son livre Victor-Lévy Beaulieu, l’homme-écriture, écrit de son côté que « cette amputation dérisoire est associée symboliquement à la défaite référendaire du printemps 1980, perçue […] comme un acte de masochisme collectif dont l’automutilation de Satan offre une image parodique » (Pelletier 2012, 224). Ces deux lectures présupposent une correspondance douteuse entre le genre, l’identité, le destin national et le référendum de 1980, correspondance que reflèteraient les textes littéraires. Malgré les précautions prises par Pelletier, le vocabulaire qu’il emploie (« amputation », « acte de masochisme », « automutilation ») avance en sous-main que la corne de rhinocéros correspond au « pénis » du personnage. Pelletier semble oublier que Satan ne se châtre pas, mais qu’il imagine une scène qui se déroule au futur, à l’aurore du roman, et qui ne connaît donc jamais de réalisation effective dans le récit. Faut-il ajouter que cette représentation est nécessairement rêvée puisque Satan décrit du « sang [qui] gicle » et qu’une corne en caoutchouc n’est pas irriguée de sang ? Si Pelletier lit cet acte comme une catastrophe, c’est peut-être que la scène porte bel et bien une critique sous-jacente du nationalisme québécois, et que le cadre de lecture du critique se situe dans cette perspective.

Or que se produit-il pour que Cliche et Pelletier transforment subtilement la corne en pénis ? Il est vrai que l’ambiguïté est avant tout dans le texte, qui parle de la corne comme d’un « sexe dressé », « reven[u] à la surface », qui grossit (Beaulieu 1981, 224). Je n’entends donc pas avancer que la corne, dans cette scène finale, n’entretient aucun rapport (même symbolique) avec le pénis en tant qu’organe sexuel. Je suggère plutôt que cet organe de caoutchouc fait office de gode. Preciado, dans son Manifeste contra-sexuel, fait du gode un concept philosophique permettant de déconstruire la primauté du phallus (véritable et symbolique). Le gode, selon la théorie contra-sexuelle de Preciado, « vient avant le pénis ». « Il est l’origine du pénis », un « supplément qui produit ce qu’il est supposé compléter » (Preciado 2003, 21), et non l’inverse. En faisant entrer le gode dans la théorie, en renversant le rapport attendu qu’il entretiendrait avec le pénis – dans la logique du supplément derridien[29] –, Preciado élabore « une théorie du corps qui se situe en dehors des oppositions mâle/ femelle, masculin/ féminin, hétérosexualité/ homosexualité » (2003, 21). Le gode, selon le philosophe, est certes le fruit d’une « opération de coupure », mais d’« une opération de déplacement du supposé centre organique de production sexuelle dans un lieu externe au corps » (2003, 66) plutôt que de castration.

Pour en revenir à la scène finale de Satan Belhumeur, plutôt que de proposer que le gode de caoutchouc reproduit ou mime le pénis absent de Satan, qu’elle constitue un simulacre de l’organe « masculin » comme l’on fait les critiques précédent·e·s, j’avance que cette corne de rhinocéros agit comme un gode, une extension du corps de Satan qui fait office d’organe sexuel différé, et qui, par le fait même, sape les rapports attendus entre organe naturel et machine, dedans et dehors, passif et actif, masculin et féminin. Le brouillage savamment entretenu dans les dernières pages du roman entre la corne de caoutchouc et le corps du narrateur constitue ainsi une incarnation textuelle de ce supplément qui rend floues les limites traditionnelles entre le corps et son extérieur (Beaulieu 1981, 224). La corne remplace-t-elle le sexe de Satan ? On aurait du mal à répondre définitivement à cette question tant le texte demeure vacillant, qualifiant la corne de « sexe dressé » qui serait « repouss[é] » juste avant de souligner l’« aberration » de cette possibilité, en réaffirmant l’éviration du narrateur « pour que ça reste tout le temps à l’intérieur » (1981, pp. 223-224). Que la toute fin du livre, le passage final où se « déroule » cette fameuse coupure demeure, par le choix des verbes au futur, inaccomplie dans la diégèse confirme que le rapport entre la corne et le « sexe » dans le livre reste en suspens. La logique du gode, mise de l’avant par Preciado, permet ainsi de répondre obliquement à la question du remplacement de l’organe, en nous permettant d’envisager la corne-gode de Satan ni comme organe, ni comme machine, mais comme ce qui souligne la facticité de l’un et de l’autre en indiquant que l’organe est une technologie « qui réduit le corps à des zones érogènes […] de manière à ce que coïncident certains affects avec certains organes, certaines sensations avec certaines réactions anatomiques » (Preciado 2003, 24). La fin de Satan Belhumeur coupe donc doublement – la corne n’est ni le corps, ni hors du corps. Et si le texte demeure flou quant au statut de la corne dans le récit, c’est peut-être une manière d’exprimer textuellement les sensations de Satan à la suite de cette déconstruction des limites de son « corps ».

Puisque cette corne constitue un attribut à la fois physique (en ce qu’elle révèle la facticité du pénis et, par extension, la dimension performative du genre) et politique (en ce que le gode est donné dans le récit par Ferron, fondateur du parodique Parti Rhinocéros et « père » littéraire de Beaulieu[30], afin de contrer le pouvoir des politiciens de l’Hôtel de ville qui festoient aux notes du God[e] save the Queen), il est possible de relire le parallèle posé entre genre et nation par les critiques, deux notions qui reposent sur la croyance en une identité fixe et stable. Si le geste de Satan se déroule devant cette assemblée de la campagne électorale des politiciens fédéraux, ce n’est pas dans un but de proposer, en échange du fédéralisme moqué par le texte, un autre discours, par exemple celui du nationaliste québécois. Difficile, en effet, de faire porter ce type de discours à un personnage qui, lors de son coup d’éclat, entend s’adresser à « tous mes peuples ! » (Beaulieu 1981, 224). L’analyse de Pelletier, qui lit l’attentat de Satan comme une révélation de « tout ce que la nouvelle conjoncture sociale et politique [post-référendaire] présente de désespérément absurde » et le roman comme un « microcosme du Québec défait, aplati, sans ressort de l’après-référendum» (Pelletier 2012, 226), établit un lien forcé entre texte et contexte, réduisant le premier à une expression du second et appliquant une finalité idéologique au roman. Dans la perspective du queering qui est la mienne, je suggère que la stratégie politique de Satan est plutôt « d’opposer ce qu’il y a de plus dérisoire, de plus grotesque et de plus carnavalesque, c’est à-dire Satan Belhumeur lui-même » (Beaulieu 1981, 191) à tous les pouvoirs politiques. Autrement dit de faire dévier les discours, de tourner en dérision les dualités en leur opposant un troisième terme qui souligne la facticité de leur élaboration, niant les déterminations en retirant symboliquement la marque dont elles découlent. « Le pouvoir politique », comme le rappelle un autre personnage du roman, « voudrait que la vie, aussi bien dire la domination, soit totalitaire. Raison de plus pour l’abattre afin que la mort qui est dans toute réussite reste le pied en l’air » (1981, 183). Encore une fois, l’acte théâtral de Satan est ici pensé comme une résistance à la primauté d’un terme sur un autre (ici « la vie »), comme une manière, pourrait-on dire avec Preciado, de « démissionner de la nation et du genre » (Preciado 2015, Libération) en retirant la marque sur laquelle les discours patriarcaux et nationalistes reposent.

En installant ce grotesque attentat contre le genre et la nation, contre ces déterminations qui, de son propre aveu, « tuent » le personnage, la narration de Satan Belhumeur résiste à donner une identité stable au protagoniste. D’autres passages du livre, qui mettent en scène des événements tels que l’éviration ou le découpage d’organes, soulignent la violence symbolique d’un discours qui pose un verdict genré à partir de la biologie. Pour toutes ces raisons, je pense qu’une lecture queer de Satan Belhumeur nous invite à nous méfier des lectures et des raccourcis entre littérature et idéologie dans ce roman qui déplace, dans les délires de Satan, plusieurs questions importantes de l’œuvre de Beaulieu. « Parce que, vois-tu, à trop jouer avec les signes, on risque de s’y retrouver et non plus de s’y perdre, comme ça devrait être » (Beaulieu 1981, 216).

Conclusion. Une politique de la lecture

Le « queering », en tant qu’approche littéraire principalement pratiquée dans une série de collectifs publiés en anglais, repose sur la conviction qu’une simple typologie des textes, qualifiés de plus ou moins « queer », en plus de poser problème sur le plan épistémologique, réduit la portée de cette théorie en limitant le champ de ses applications. De même que de définir « le » queer, d’en déterminer certains « traits » « caractéristique », de l’ériger en genre nouveau (littéraire, sexuel) dans un geste essentialisant que cette démarche critique de part en part, domestique l’anarchie qu’il porte et qui constitue le ferment de sa contestation sociale et politique, le « queering » se voudrait être, pour reprendre le vœu d’Elspeth Probyn, une « méthode non taxinomique » (Probyn 1995, 13). Il a peut-être pour cette raison avantage à ne pas trop s’ériger en « méthode » d’analyse, en grille de lecture (avec son jargon, ses règles, ses mesures, ses objets privilégiés). Tolérant le flou, l’incertain, l’indéterminable, l’oscillation, la pensée queer, attentive à la constitution discursive, culturelle et historique des genres et de catégories de sexes, nous invite de toute manière à repenser nos manières de lire, à identifier nos présupposés et à réviser nos réflexes interprétatifs engourdis par la répétition et les conclusions hâtives. Contre un certain conservatisme propre aux lectures « spécialistes » des corpus littéraires, contre une croyance aveugle à l’univocité du « Sens », contre la domestication des textes platement rapportées, selon la logique de la propriété (ou de la paternité, comme le suggérait Barthes dans « La mort de l’auteur ») à un.e auteur.e, une époque, un contexte, une communauté interprétative, une idéologie ou un interdiscours unique, le queering déplace les textes tout en étant attentif à leur matière (il procède fréquemment par close reading). Il s’agit, dans ces ouvrages portant sur des corpus extrêmement variés et inattendus, de pratiquer un « art politique de l’interprétation » par des « détournement[s] et de[s] montage[s], reconfigurant les textes et leurs traits significatifs, reformulant de vastes ensembles de signes en quête d’une signification actuelle » (Hamel 2014, 203), pour le dire avec Jean-François Hamel. Autrement dit à ouvrir les potentialités de lecture, les interprétations possibles et à désengorger les significations agglomérées autour de textes canoniques (ou pas), contemporains, anciens, potentiels ou à venir qui n’ont connu qu’une réception hétéronormée. Pour ce faire, le queering déplace la responsabilité des interprétations à construire du côté de la lectrice ou du lecteur, qui y acquièrent une agentivité politique plus grande ; il invite le désir, les existences périphériques, les genres opprimés, les identifications imprévues et la « traîtrise » (2014, 203) à la table de la lecture.