Corps de l’article

Il est une facette d’Hector de Saint-Denys Garneau que les commentateurs de son oeuvre ont peu documentée : celle du poète-architecte[1]. Le journal et la correspondance de l’écrivain, considérablement augmentée par les lettres inédites récemment colligées par Michel Biron[2], révèlent un intérêt pour l’architecture dont l’étendue est perceptible jusque dans les toiles et les croquis qui nous sont parvenus[3]. Les observations du poète sur l’architecture domestique et religieuse du Canada français, un domaine au sujet duquel il s’imagine même donner des conférences[4], témoignent d’une pensée architecturale et d’une intuition pour les qualités du patrimoine inédites dans le Québec des années 1930. Son entreprise de documentation et de description des édifices patrimoniaux, appuyée de quelques croquis, évoque même à bien des égards la démarche ethnographique amorcée par Marius Barbeau à la même époque[5]. L’architecture constitue de ce fait un angle de lecture privilégié pour l’exégèse de l’oeuvre de Saint-Denys Garneau qui permet non seulement de faire pont entre ses écrits, mais également entre les hypothèses formulées par la critique garnélienne[6].

C’est avant tout par les livres et la visite de bâtiments patrimoniaux que Saint-Denys Garneau est introduit au domaine de l’architecture savante. Au printemps 1930, il signale à ses correspondants l’amorce d’un travail de documentation sur l’histoire de l’architecture :

Je dois recevoir samedi, c’est-à-dire que ma soeur doit aller chercher à la bibliothèque municipale une dizaine de volumes traitant des architectures dont je vous ai parlé ; ils occuperont utilement mon temps et je vous en enverrai des nouvelles[7].

Je travaille cependant à quelque chose de plus sérieux. Je suis en train de me renseigner sur l’architecture, l’architecture romane en particulier[8].

La lecture des Cathédrales de France d’Auguste Rodin[9], un ouvrage de référence où il se familiarise avec une théorie symboliste de l’ornement classique, s’avérera particulièrement formatrice. La définition que donne Garneau de la notion d’architecture est d’ailleurs empreinte des principes mis de l’avant par Rodin : « Architecture : ce qui suppose une interdépendance de ces points d’attraction, de ces lieux géométriques, une espèce d’équivalence subtile de ces lieux que différencie surtout la lumière, la hiérarchie[10]… » Ses connaissances seront alimentées par plusieurs rencontres, à commencer par celle de Robert Élie, fidèle correspondant et ami de longue date qui occupera la direction de la revue Architecture, Bâtiment, Construction de 1946 à 1948[11]. En 1932, Garneau fait également la connaissance de Gordon A. Neilson, disciple du grand architecte Ramsay Traquair et spécialiste des églises canadiennes-françaises[12]. La même année, il séjourne chez les peintres Marjorie Smith et Jean Palardy, qui accompagneront Marius Barbeau quelques années plus tard lors de ses enquêtes de terrain dans le comté de Charlevoix et qui élèveront leur voix en faveur de la préservation de l’héritage culturel de la région[13]. À ces amitiés s’ajoute la découverte de l’architecte français Dom Bellot, dont les idées eurent une certaine influence sur l’architecture religieuse au Canada français[14]. Ces rencontres ont pu jouer le rôle de catalyseur d’un champ d’intérêt cultivé par la suite en dilettante durant de nombreuses années.

Dans ses écrits émaillés de références au patrimoine canadien-français, Garneau développe toutefois une vision très personnelle de l’architecture, soumise à un effort d’extériorisation qui participe de l’« exigence éthique » remarquée par Pierre Nepveu[15]. Sa posture vis-à-vis de l’espace architecturé est fondée sur une éthique architecturale qui récuse l’art décoratif et l’ostentation bourgeoise. Cette démarche, établie sur la recherche d’authenticité et la valorisation d’un dépouillement ornemental, se joue à la fois sur les plans matériel et ontologique : « Authentique veut dire inaliénable, incorruptible. Qu’est-ce en nous qui est tel ? […] Chez moi ? À peu près rien[16]. » Trois moments de sa production épistolaire témoignent plus particulièrement de la rhétorique architecturale et de l’esthétique de l’habitation légère privilégiées par Garneau : la description du village de Sainte-Catherine (1929), le voyage à l’île d’Orléans (1935) et la visite de la cathédrale de Chartres (1937).

ESQUISSE DE SAINTE-CATHERINE

Dans une longue description topographique du village de Sainte-Catherine destinée aux mémoires dont le jeune écrivain se propose d’entreprendre la rédaction à la suite de sa lecture des Mémoires d’outre-tombe[17], Garneau se remémore les « souvenirs charmants de ce que fut la vieille campagne canadienne-française […] qui disparaît peu à peu avec les derniers bons vieux qui meurent, et qui est remplacée en même temps par le terrible “Progrès”[18] ». Nostalgique du décor pittoresque de la maison rurale et de ses dépendances, témoins privilégiés du mode de vie humble de l’habitant canadien-français, il célèbre une typologie architecturale menacée par l’essor d’une nouvelle bourgeoisie et par la progression immodérée des « villes tentaculaires[19] » : « Malgré cette malheureuse tendance à “s’embourgeoiser”, il y a encore de vieilles maisons et de bonnes vieilles gens qui ont un cachet qui sent le vieux, le bon vieux temps, les vieilles coutumes, et les vieilles moeurs. » (L, 599) Sa sympathie pour la petite église de campagne et pour l’artisanerie régionale[20] va de pair avec une critique des constructions modernes qui défigurent le paysage architectural de Sainte-Catherine. Face aux vieilles habitations qui ont su conserver leur cachet d’ancienneté, de nouveaux bâtiments voient le jour sous l’impulsion d’un phénomène d’embourgeoisement :

Au bas de la côte […] se trouve une vieille maison blanche avec un pignon rouge et sa porte rouge, très jolie sur le fond d’épinettes foncées et bleues. On a fait bâtir, devant elle, une autre maison, jolie aussi, mais qui n’a pas le pittoresque de l’autre avec son chemin gagné par les touffes d’herbes, ses allées de fleurs, son jardinet, son petit hangar et, tout éparpillées autour, ses poules qui picotent du grain. Hélas ! il y a, juste à côté, à moins de vingt pas de là, cette affreuse bâtisse de trois étages, immense et carrée, avec ses portes étroites, ses châssis réguliers, son toit à peine incliné ; cette gigantesque caisse carrée, jetée tout au bord du chemin, dans la poussière du sable fin.

O, 602

Mais la plupart [des maisons] sont assez nouvellement construites, banales, avec des airs bourgeois ignorants, que voulez-vous, les paysans ne veulent plus être paysans : ils sont bourgeois, sachant à peine écrire, mais habillés comme des princes.

O, 599

Au gré de ce parcours topographique, Garneau observe la disparition de l’architecture versicolore des « petits vieux jolis villages d’autrefois, avec les maisons jacassantes [sic] autour de leur église comme des poussins autour de leur mère. » (O, 322) L’ancienneté, le caractère pittoresque des habitations canadiennes-françaises qui caractérisent les vestiges d’une époque révolue (« le vieux manoir […] entouré de vieilles choses », « le vieux grand moulin banal datant de la seigneurie[21] ») se présentent comme des valeurs garantes d’authenticité. « On regrette, on regrette ! » (O, 322) s’exclame-t-il encore face à l’« affreuse église monumentale » érigée sur les ruines de la « jolie petite église du village, avec sa flèche pointue et son joli portail[22] ». Cette attitude s’inscrit, dans toute sa dimension prosaïque, en adéquation avec la conscience éthique que décèle Pierre Nepveu dans la « prose du poème ». Chez Garneau, l’architecture se rapporte à l’être au même titre que le poème, comme l’écrit Robert Melançon, est « lié à la personne du poète, sa valeur proc[édant] de la qualité d’être de son auteur[23] ». L’examen critique formulé par Garneau après la parution de Regards et jeux dans l’espace[24] témoigne de cette exigence éthique qui détermine son rapport à l’oeuvre poétique, et plus largement encore au domaine artistique.

Dans un court texte intitulé « La vie moderne », Saint-Denys Garneau déploie une virulente critique contre le primat de l’ornement. L’écrivain y dénonce la valeur accordée à la décoration, notamment dans l’enseignement des arts : « Tous les bois sont peints de nos jours, tous les murs tapissés, tous les étains argentés. […] Tout est standardisé. Ta maison vaut mon foyer : ils sont semblables. Toutes les femmes ont le même fard, toutes les lèvres sont du même rouge[25]. » L’esprit de dénuement valorisé par Garneau fait écho, en substance, au « crime de l’ornement » dénoncé par Adolf Loos à la même époque. Pour l’architecte viennois, le mythe de l’ornement moderne constitue une construction factice, dénuée de toute connexion avec l’ordre du monde, devant laquelle il privilégie un retour à l’ornement classique :

L’ornement, nous l’avons surmonté, nous sommes parvenus au stade du dépouillement[26].

Comme l’ornement n’est plus lié organiquement à notre culture, il n’est plus non plus l’expression de celle-ci. L’ornement créé actuellement n’a pas de rapport avec nous, n’a pas de connexions humaines en général, pas de rapport avec l’ordre du monde. […] L’ornement moderne n’a ni parents ni descendance, il n’a ni passé ni avenir[27].

Dans le même sens, la charge portée par Garneau contre l’ostentation architecturale des nouvelles constructions de Sainte-Catherine s’inscrit dans une recherche de vérité et d’authenticité. L’esthétique valorisée par Garneau répond en effet à un impératif d’extériorisation et à une exploration d’ordre ontologique qui, nourrie par la pensée religieuse, vise à parvenir à l’essentiel : « je suis à la recherche de ma simplicité[28] » dit-il, afin d’« être soi-même avec simplicité pour être plus que soi-même[29] ». La petite maison de Moïse Robitaille, l’homme à tout faire de la famille Garneau, typique de l’habitation d’un « vieux paysan canadien, sans manières de bourgeois[30] », correspond pleinement à l’idéal de dépouillement que l’écrivain perçoit dans le patrimoine domestique de Sainte-Catherine. Dans la topographie dressée par ce dernier, les maisons du village, dénuées de tout pathos architectural, rappellent même à quelques reprises les traits de leur propriétaire, à l’instar d’une vieille bâtisse qui se confond avec son occupante « toute crayonnée de rides » (O, 601), aux joues affaissées comme les cheminées et au dos courbé comme le toit. Le parallèle anthropomorphique établi entre le logis et son habitant participe de cette conscience éthique qui invite à observer dans l’architecture domestique la correspondance étymologique et conceptuelle entre habitus (la manière de se rapporter au monde) et habitere (la façon d’habiter le monde).

Une autre esquisse rédigée quelques années plus tard à Saint-Zotique rend compte de la dimension éthique de l’espace garnélien. Le poète y observe une parfaite adéquation entre le paysage rural, les maisons d’époque et les habitants du village, une symbiose anéantie par le défilement des voitures sur la « route de luxe » qui fracture le paysage. L’esthétique de l’habitation précaire fait ici écho aux principes valorisés par Garneau dans la description du village de Sainte-Catherine :

De ce côté-ci, de ce côté-là, des maisons, médiocres ou pauvres, elles enracinées, faisant corps, elles, avec le paysage, avec leurs caves creusées dans le sol. Le paysage fait corps avec les maisons, dans le coeur, dans l’esprit, dans l’imagination, jusque dans la chair de ceux qui les habitent. L’habitude des pieds qui font cinquante pas du seuil à l’écurie ; on met vingt minutes en voiture jusqu’à l’église. […] Ainsi tout est relié, du centre de la maison jusqu’au bout de l’horizon d’où l’on voit venir le vent […]. Sur le bord de la grand’route, un peu retirée, dans son petit champ d’herbe courte qu’a toute broutée la vache, la maison vieille, délabrée, qui penche un peu. Son pignon, son toit en corniche, ses murs depuis longtemps dépeints, faits de troncs équarris superposés, entre lesquels un reste de ciment s’effrite ; la porte sale ; les fenêtres rapiécées en carton. Une manière de perron en planches disjointes d’où descendent deux marches branlantes. À droite une grange toute cantée qui attend son coup de grâce d’un grand coup de nord-est[31].

La maison délabrée où vit une vieille dame, parmi « quelque vieux rouet, quelques vieilles planches et une antique valise pleine à demi d’anciens habits, […] un vieux poêle, un vieux lit » (O, 377-378), réitère la correspondance entre habitus et habitere. La mort de cette dame sans héritiers, fauchée par une voiture, prélude à la destruction d’une manière d’être dénuée des artifices de « la vie moderne […] très fardée, très décorée[32] ». Avec elle disparaît l’idéal du mode de vie paysan et du naturel des moeurs de campagne, la « vraie vie », dont les dernières traces sont toujours observables dans les campagnes, là « où la civilisation moderne ne l’a pas encore détériorée » (O, 232).

Garneau, observant l’annihilation en marche à travers les premiers signes d’« embourgeoisement » des villages de Sainte-Catherine et de Saint-Zotique, recourt à l’opposition dialectique entre la ville « sépulcrale » et la nature « pleine de sève[33] ». La critique de l’environnement urbain se cristallise dans la dichotomie entre l’architecture pétrifiée des villes où « l’homme [rentre] dormir dans son tombeau » (L, 271) et l’architecture souriante des villages de campagne où le feu vestalien brûle toujours dans l’âtre : « L’homme fatigué rentre le soir à son foyer. Le feu l’y attend pour le réchauffer. Le feu est visible et on le connaît ; on sait comment l’allumer et comment l’éteindre. » (L, 272) Dans les villes, où les maisons fermées qui se massent en un corps lugubre forment un décor funèbre, l’espace intérieur se reflète au-dehors :

Ah ! mes chers, je me sens une haine inextinguible, une manière de sainte colère contre ces tombeaux qu’on nomme les villes. Avez-vous déjà vu la ville endormie ? Je ne connais rien de si lugubre ; c’est une véritable cité des sépulcres. Tout est figé dans une attitude de mort. […] Les maisons se dressent, face à face, se regardant de leurs yeux vides, les maisons trop hautes. Il n’y a rien dans les maisons, il n’y a pas le ronflement et la lueur du feu dans le poêle. […] On retourne au dehors à travers les corridors vides, roides, où la vie de l’homme ne laisse pas sa trace, mais qui sont faits pour qu’on y passe, pour que tous, n’importe qui, les traverse, qu’il n’y revienne pas ou qu’il y revienne ; le silence se referme vite sur le bruit solitaire de notre pas. […] Les yeux remontent les fenêtres des maisons comme les échelons d’un escalier, et l’on se dit : « Est-il possible que là, derrière ces façades éternellement pareilles et identiques, derrière ces carapaces pétrifiées, des êtres vivent la vie qui est la sève de la nature[34] ? »

L, 270-271

Cette critique de l’environnement urbain contre nature signale la préférence de Garneau pour l’esprit architectural qui prévaut dans les campagnes canadiennes-françaises : une architecture vivante, poreuse et symbiotique.

LE TOUR DE L’ÎLE

Lors d’un voyage effectué en juillet 1935 en compagnie des frères Élie, Garneau arpente le patrimoine religieux de l’île d’Orléans où il découvre une architecture qui contraste avec les « boursouflures auxquelles les yeux des citadins sont habitués[35] ». Dans le rapport détaillé qu’il en fait à Claude Hurtubise et à Jean Le Moyne, agrémenté de quelques dessins, il souligne la perfection des vestiges du Régime français, dénués de la surcharge ornementale qui caractérise les constructions modernes :

Quant aux maisons plus récentes, on les sent faites selon une formule : elles sont mortes. C’est ce qui a permis aux nouvelles constructions en boîtes d’allumettes, plus faciles et moins dispendieuses, de les supplanter si facilement. D’ailleurs, elles ne possèdent ni la finesse, ni l’équilibre, ni l’élan des autres, ni cet aspect particulier qui donnait à chacun comme une physionomie personnelle. Partout sur l’île d’Orléans et sur la Côte Nord (je ne connais pas la Côte Sud), c’est une fête pour les yeux, un charme continuel que ces belles maisons, qui sont comme des sourires dispersés dans la grave nature.

L, 456

Le jeune poète visite notamment l’église de Sainte-Famille, construite vers 1743-1747, et l’église de Saint-Pierre, la plus ancienne du Québec, érigée dans le premier quart du xviiie siècle. Comme le remarque Garneau, l’un des traits distinctifs de ces sanctuaires réside dans la grande simplicité empruntée au modèle domestique :

Partout un ordre et un équilibre qui fait regretter, combien ! ces heureuses époques. L’extérieur des églises, adaptation de l’architecture des maisons, est d’une parfaite élégance dans sa simplicité : pignon très haut et fine flèche. Le transept dans le même style. À Sainte-Famille, deux simples tours carrées surmontées de fins clochetons. […] Les autels aussi sont merveilleusement sculptés. Et toutes les boiseries, panneaux des murs ou de la voûte, sont d’une grande finesse, et si dénués de prétention. […] Nous avons remarqué des différences entre les époques. Les toutes premières églises sont moins parfaites ; l’ornementation comporte des boursouflures qui semblent d’importation, et des gaucheries. Les plus récentes, de la fin du siècle dernier et du début de celui-ci, bâties selon la même formule quant à l’équilibre général, sont alourdies de plâtrages enflés[36].

Comme tu sais, c’est au Canada seulement que le Français créa un style original d’églises de campagne. D’abord, pour satisfaire aux exigences du climat, le charpentier et le menuisier inventèrent notre maison à pignon haut, d’une forme si élégante et qui semble répondre à la flèche des épinettes : d’ailleurs les épinettes ne sont-elles pas des arbres adaptés au climat, faits pour que sur eux glisse la neige. Et puis l’autre toit, plus large, et je crois plus récent, avec sa corniche courbée et qui rappelle le rythme des sapins. […] À partir de là, de la maison, les menuisiers ont conçu l’église canadienne. Ils ne savaient bâtir que la maison et ils ont bâti l’église comme une grande maison. Le même toit en pignon, continué maintenant par la fine flèche. La porte en plein-cintre, ainsi que les fenêtres ; un oeil de bouc. […] Je me demande par où la mort, la niaiserie, la lourdeur, l’emphase, la parade horrible que nous voyons s’est introduite dans ce peuple qui semblait si gardé, étant établi sur une force si simple et si intérieure[37].

En dépit de quelques « gaucheries », les petites églises de campagne constituent pour Garneau un « admirable enseignement de goût, de simplicité et de discrétion[38] ». La délicatesse et la finesse de leur architecture, de leur façade et de leur décoration suggèrent même, à travers la description qu’il en fait, une similitude avec le temple gréco-latin. La période de construction des plus anciens monuments de l’île d’Orléans correspond en outre à un « primitivisme architectural ». Le xviiie siècle constitue une période d’expérimentation et d’adaptation des modes de construction à l’environnement et aux rigueurs climatiques du territoire. Les églises paroissiales érigées à cette époque témoignent donc d’une tradition naissante et de l’émergence d’une subjectivité architecturale issue d’une nouvelle grammaire qui récuse les importations européennes et pose les balises d’un vernaculaire canadien-français caractérisé par une « simplicité très élevée[39] », perceptible dans l’analogie entre la maison et l’église de campagne. Dans le sanctuaire construit sur le modèle de l’habitation du Régime français « [règne] partout une mesure, un équilibre qui font signe d’un goût exquis et très sûr » (L, 456) qui contraste avec la décadence des périodes postérieures. Les édifices religieux construits à la fin du xviie siècle et au xixe siècle se signalent par un regain de l’ostentation ornementale : « [dans ces monastères] on sent quelque chose d’importé, un amour du faste, qui prend des formes un peu pompeuses » (L, 456), et « nous voyons de larges torsades de plâtre, des rondeurs, des lourdeurs : du surajouté au lieu du parfait » (L, 456). Dans l’intermède, l’architecture du xviiie siècle, fondée sur des principes d’harmonie, d’équilibre et de dépouillement, correspond pleinement à l’esthétique valorisée par Garneau.

Cette rhétorique architecturale s’exprime aussi dans la typologie des meeting houses introduites à la même époque par les loyalistes installés dans les actuelles provinces atlantiques. Ces églises de bois, construites dans la tradition puritaine qui rejette toute marque d’ostentation, empruntent encore davantage aux modes de construction domestique, comme en témoigne l’église de Barrington, en Nouvelle-Écosse. Les mêmes principes de construction que ceux employés pour ces « églises-maisons », qui brouillent les repères entre architecture domestique et sacrée et récusent le pathos architectural traditionnellement associé aux lieux de culte, guident donc l’édification des premières églises de l’île d’Orléans. Le caractère hétérogène et l’absence de fard ornemental des constructions de cette période participent in fine d’un « prosaïsme architectural » qui trouve écho dans le prosaïsme de la poésie garnélienne.

L’intuition de Saint-Denys Garneau pour la qualité des constructions de l’île d’Orléans et du village de Sainte-Catherine anticipe le développement d’une conscience patrimoniale dans les milieux intellectuel et politique au Québec. Il faut attendre les années 1960-1970 pour voir l’émergence des premières études d’ensemble sur l’architecture et l’artisanat canadiens-français, de même que les premières revendications pour la préservation du patrimoine, sous l’impulsion des travaux fondateurs de Michel Lessard et de Phyllis Lambert. Les commentaires de Garneau sur l’architecture ne sont d’ailleurs pas étrangers à la pensée d’un John Ruskin, précurseur des politiques de protection du patrimoine bâti en Angleterre, qui partageait une vision similaire. « L’église n’a nul besoin de splendeurs visibles ; sa force est indépendante de celles-ci, sa pureté dans une certaine mesure leur est opposée. La simplicité du sanctuaire pastoral est plus séduisante que la majesté du temple des villes[40] », écrit-il par exemple dans Les sept lampes de l’architecture. On doit en l’occurrence à Ruskin d’avoir tissé un lien entre l’architecture domestique et le « caractère national », qui aurait sans doute séduit Garneau s’il en eût fréquenté les ouvrages.

La pensée architecturale de Garneau repose, comme chez Ruskin, sur un jugement moral porté contre le progrès de la modernité, mais encore contre l’art contemporain qu’il conçoit, avec Dom Bellot, comme le « reflet d’une société de plus en plus matérialiste » (O, 243). Se lit aussi en filigrane l’idéal d’une renaissance spirituelle à laquelle entendait participer La Relève et que ce même Bellot appelait à mettre en oeuvre dans sa conférence sur l’art spiritualiste. Comme l’écrit Garneau dans le compte rendu de cette conférence destiné à La Relève : « Cette réforme, c’est dans le sens de l’esprit qu’elle doit se faire, […] afin que soit rétabli l’équilibre supérieur qu’ont illustré les Égyptiens, les Grecs, et le Moyen Âge. » (O, 243) Face à la décadence architecturale dont il observe le progrès dans les campagnes canadiennes-françaises, elle-même symptomatique de la corruption morale et sociale du monde moderne, le poète prône une orientation antimatérialiste et un retour à l’essence de l’architecture romane :

Nous en sommes bien à une décadence, qui n’est pas d’ailleurs sans comporter des oeuvres intéressantes. Retour à la spiritualité esthétique ? À une certaine spiritualité, oui, faite de dépouillement, d’ascèse, de rigueur. […] Il faudrait un grand retour général à la simplicité, j’allais dire à l’ignorance. Rodin dit au sujet de l’art grec et des cathédrales que le peuple ne comprend plus les chefs-d’oeuvre « parce qu’il a perdu le sens de leur simplicité[41] ».

La vision adoptée par Garneau et nourrie des idées dom-bellotistes sur l’art religieux est largement redevable à l’idéal de simplicité et à la conception classique de l’architecture promue par le moine-architecte. Cet esprit, conforme à l’aspect « antimoderne » de l’esthétique garnélienne dont Antoine Boisclair a tracé les contours dans L’École du regard[42], n’est toutefois pas propre à Garneau. Dans la décennie qui suit la crise boursière de 1929, marquée par une profonde remise en question de l’économie de marché et de l’ordre politique, le rejet de l’environnement urbain et l’apologie de la campagne récupèrent certaines idées qui traversent le discours social. L’idéologie dominante de l’époque associe en effet volontiers la ville à la crise et considère la décadence morale qui y règne comme l’une des principales causes de cette dernière[43]. C’est d’ailleurs en des termes similaires à ceux de Garneau que la peintre Marjorie Smith se remémore le charme des habitations de Baie-Saint-Paul et des traditions locales dont elle fut témoin durant les années 1930, à l’époque de sa rencontre avec Marius Barbeau :

Je me souviens bien du frisson de plaisir que j’ai ressenti la première fois que nous sommes entrés dans l’un de ces intérieurs. Que des personnes aussi simples et sans instruction puissent avoir un goût si pur et parfait pour des objets décoratifs a été une révélation pour moi, d’autant plus surprenante compte tenu de leurs ressources extrêmement limitées. […] Des années plus tard, c’était une source de grande tristesse de voir que la prospérité croissante et le contact avec le « monde moderne » les poussaient à abandonner ces anciennes méthodes. En à peine plus d’une décennie, bon nombre des traditions d’antan, dans toute leur beauté et leur simplicité, avaient subi les assauts de la radio, de la télévision et de l’automobile, et ont été remplacées par ce que le design moderne avait de pire à offrir[44].

La sensibilité de Garneau et de Smith pour l’héritage culturel régional en fait certainement des précurseurs d’un esprit de conservation patrimoniale, à une époque charnière dans l’histoire du Québec que l’on a pu qualifier de « première Révolution tranquille[45] ». La vision du premier se distingue toutefois par une démarche spirituelle, alimentée par un sentiment antibourgeois, à certains égards conforme au programme de La Relève.

D’UNE CATHÉDRALE L’AUTRE

Le mépris de Garneau pour la nouvelle église de Sainte-Catherine et les constructions modernes du xixe siècle n’est pas sans rappeler l’indifférence qu’il éprouve face à Notre-Dame de Paris. En juillet 1937, au coeur d’un premier voyage désastreux sur l’Ancien Continent, l’écrivain visite la cathédrale de Chartres, sa « première joie en Europe[46] ». Déçu par la cathédrale parisienne (comme avant lui John Ruskin, à la suite de la restauration de Viollet-le-Duc), il découvre à Chartres une église d’une monumentalité moindre, au style composite, près de l’architecture romane sur laquelle il se documentait en 1930 et dont il souligne avant tout la luminosité :

La cathédrale ici est merveilleuse. C’est une fleur, c’est une forêt, c’est une femme. Je ne vous en parlerai pas plus longuement, mais je rapporterai des reproductions où vous pourrez voir, un peu, ce qui en est, malheureusement sans la lumière incomparable qui tombe des vitraux. J’aime beaucoup mieux cette cathédrale-ci que celle de Paris. Elle m’a pris tout de suite[47].

Outre ces premières impressions, le jeune poète se fait avare de commentaires sur le monument, dont il promet tout de même des reproductions à ses correspondants. L’expérience analogue de Joris-Karl Huysmans à Chartres, un écrivain avec lequel Garneau est familier[48], permet toutefois d’éclairer sa préférence pour le modèle chartrain. Dans une lettre de 1893, Huysmans témoigne de son enthousiasme pour la cathédrale de Chartres en des termes similaires à ceux employés par Garneau :

Ici rien de neuf – sinon que j’ai découvert la plus exquise cathédrale du Moyen Âge qui soit, à Chartres, une église, blonde, maigre, à yeux bleus. Le dernier effort du gothique, se décharnant, ne voulant plus ni chair, ni os, voulant s’éthériser, filer en âme au ciel. Une merveille, avec sa couleur blonde de pierre, ses anciens vitraux où d’étranges figures se détachent sur des fonds de saphir[49].

Le héros du roman La Cathédrale, Durtal, oppose lui-même cette Notre-Dame qui « vous reçoit tout de suite[50] » au modèle parisien, qu’il qualifie de « cadavre inerte de pierre[51] » aux tours « accablées par le poids des péchés, retenues par le vice de la ville au sol[52] ». Si Notre-Dame de Paris incarne dans sa matérialité la décadence des moeurs parisiennes, elle sera pour Garneau, comme pour le personnage de Huysmans, une « maison morte[53] ». Moins emphatique, la syntaxe architecturale de Notre-Dame de Chartres forme à bien des égards le pendant de la petite église de Sainte-Famille en sol français[54]. La rhétorique architecturale de ces sanctuaires correspond au style simple d’une « habitation nue, dépouillée de ses fastes et de ses splendeurs, [d’une] habitation sans mensonge, sans lyrisme[55] ». L’exigence éthique qui fonde le socle de la pensée architecturale de Garneau se cristallise donc dans une grammaire architecturale qui récuse l’ostentation et dans le refus d’une sacralisation de la monumentalité.

DU REGARD AU JEU DANS L’ESPACE

Le regard et le jeu, notions centrales de la poésie garnélienne qui problématisent l’habitation de l’espace, peuvent ultimement guider la restitution de sa pensée architecturale. Comme le souligne le philosophe de l’architecture Benoît Goetz : « L’espace est jeu. Ne serait-ce qu’en un sens mécanique, il faut de la place pour jouer, et “il y a du jeu” quand il y a de l’espace entre les choses[56]. » À l’image de l’enfant du poème « Le jeu[57] » qui bâtit un village en déplaçant des cubes de bois, l’écrivain construit un monde architecturé par le jeu poétique en agençant et en disposant les mots dans l’espace du poème. Autrement dit, le poète « délimite une aire de jeu, y dispose et y range avec soin les pièces, à coups de déplacements, d’ajustements successifs[58] ». Cette spatialisation de l’enfant-poète participe d’une première habitation de l’espace, d’un habiter poétique fondé sur un rapport éthique à l’art qui vise à « créer par ingéniosité un espace analogue à l’Au-delà/et [à] trouver dans ce réduit matière/pour vivre et l’art[59] ». De façon programmatique, la pièce liminaire de Regards et jeux dans l’espace présente d’ailleurs le poète « sans appui[60] », en suspens dans l’espace[61]. L’absence d’appui qui résume toute sa poétique est symptomatique de l’écriture inquiète qu’il pratique et d’un mode d’habitation de l’espace (l’espace concret au même titre que l’espace du poème) résolument instable.

L’habitation de l’espace garnélien se joue aussi à travers la vision transformatrice du poète qui médiatise et reconstruit l’univers matériel par l’imagination[62]. Le « regard habitant » qui tente de retenir les choses qui l’entourent constitue une marque constante de l’oeuvre de Garneau[63]. En observant le paysage d’Oka, l’écrivain parvient ainsi à reconstruire l’environnement sur un plan supérieur, en le dépouillant des éléments étrangers à son équilibre interne. Le regard transcendant du poète opère une première transformation d’où résulte l’habitation de l’espace : « [J]’élimine de ma vision du paysage tous les éléments matériels de ce paysage qui soient étrangers à cet équilibre en lui. L’équilibre ainsi que ma vision réalise est plus parfait, plus pur que celui que m’offrait le paysage. Il est plus parfait, mais non extérieur au paysage[64]. » Par le jeu du regard, l’espace poétique devient donc terrain de « ré-création ».

Le « regard habitant » comme mode de perception et de préhension de l’espace peut également être interprété à la lumière d’une vision prosaïque (autrement dit, d’un « regard de l’habitant »). Les nombreux projets d’aménagement et d’élevage imaginés par Garneau à Sainte-Catherine témoignent d’ailleurs de velléités paysannes. Vers 1938, il sollicite ses correspondants afin qu’ils le renseignent sur l’élevage des poules et des lapins. Il travaille à la même époque aux plantations et à l’aménagement de la propriété de son oncle, et prépare les plans d’un projet de réaménagement de la chaufferie du manoir familial, qu’il rêve de transformer en une « tour-d’y-voir » et dans laquelle il entend aménager une « bébelliothèque[65] ». Quoi qu’il en soit, et bien qu’aucun de ces projets ne voit le jour, l’ambition de Garneau visant à devenir un « gentleman-farmer[66] » témoigne de la valeur qu’il accorde au travail manuel et au naturel des moeurs de campagne dans lesquelles l’écrivain trouve un objet de célébration. Au sein des habitants de Sainte-Catherine chez qui il observe une franchise bienveillante, préservée de l’enflure bourgeoise, il se reconnaît enfin « parmi » :

Je suis heureux d’habiter ce coin de terre auquel m’attachent plusieurs générations déjà. C’est véritablement ma petite patrie, car je n’ai aucune tendresse pour la ville bruyante. Je vis chez un couple de paysans authentiques, les meilleures gens du monde[67].

Devant les paysans que j’ai rencontrés pendant que je travaillais, je n’ai pas eu besoin de plaider pour me justifier : ils m’ont reconnu ; pour eux dès l’abord, j’étais justifié, juste[68].

La mécanique du regard habitant participe à la fois d’une manière d’être paysanne (habitus) et d’un mode d’habitation de l’espace (habitere), mais encore d’une posture éthique, comme « tenue spatiale », qui se joue à la fois sur les plans du dehors et du dedans.

UNE POÉSIE FAITE CABANE

Les qualités de l’habitation légère célébrées par Garneau dans son journal et sa correspondance s’actualisent dans son oeuvre poétique. Regards et jeux dans l’espace, on l’a dit, est un recueil très construit qui s’ouvre sur un geste architectural (« Un enfant est en train de bâtir un village[69] ») et qui nous mène de l’enfance à la mort. L’esthétique de l’habitation précaire valorisée par Garneau s’exprime dans la matérialité même du texte poétique. Elle se révèle notamment dans l’abandon de l’alexandrin, jugé inauthentique : « Je n’ai, moi non plus, rien contre l’alexandrin. Seulement, je le trouve large, majestueux et par là même qu’il ne me convient pas, qui n’ai rien de majestueux [70] ! » L’adoption d’un vers libre plus dépouillé, sans ornement, participe pleinement à la spatialisation des textes poétiques et à l’organisation visuelle du recueil[71]. Or, rien n’inspire moins l’image d’une construction stable et opulente, d’une « bonne maison » qui aurait valeur d’abri[72], que ce recueil de vingt-huit poèmes édité à compte d’auteur ou que les formes littéraires privilégiées par Garneau, comme l’esquisse ou les fragments inachevés de romans, de contes et de mémoires qui constellent son journal. Pour Laurent Mailhot, l’architecture du Journal évoque d’ailleurs « une grande maison avec étages et dépendances où les esquisses occupent de petites pièces, pratiquent des ouvertures, des dégagements[73] ». Une autre « cabane dans le désert », pour emprunter une image forgée par Emmanuel Lévinas, permet peut-être de saisir l’essence de l’habitation prosaïque de Saint-Denys Garneau : celle du poète se retirant dans la cabane en bois rond qu’il a construite sur l’« île d’Ithaque » pour fuir les festivités du manoir familial[74]. Sans cesse, l’écrivain accumule les cabanes de papier et construit des abris poétiques[75]. Comme il le suggère dans une entrée de son Journal : « On est une maison. Et on n’habite pas toujours à la fois toutes les chambres. On a des étages. Il suffit d’un peu d’attention pour s’en rendre compte[76]. »