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On a dit peu de choses sur l’oeuvre de Martyne Rondeau[1]. Et c’est un portrait plutôt triste qu’on obtient lorsqu’on consulte les quelques critiques parues dans les journaux à l’occasion de la publication de ses différents romans. Concernant son premier livre, Ultimes battements d’eau, le critique littéraire Christian Desmeules soutient qu’à « l’esthétique du crachoir, incantatoire et convulsive, se greffe une architecture du roman qui semble obéir davantage au fourre-tout qu’à l’oeuvre maîtrisée[2] ». Déplorant encore le « récit fragmentaire et décousu », Desmeules ajoute qu’une « forme plus linéaire et compacte aurait sans doute mieux atteint sa cible ». De son plus récent roman, Je suivrai tes yeux noirs, le critique Dominic Tardif retient surtout le caractère « sibyllin[3] » et s’interroge : « Vous avez tout compris ? Nous non plus. »

Pourtant, lorsqu’au terme de ses quarante années d’activités éditoriales on demande à André Vanasse s’il a des regrets, l’éditeur répond : « Martyne Rondeau et Marie Auger alias Mario Girard. J’ai vraiment été subjugué par leurs livres. À mon avis, ils n’ont pas reçu l’attention qu’ils méritaient[4]. » De même, lorsqu’on invite Catherine Mavrikakis à réchapper des romans de l’oubli, l’écrivaine inscrit en tête de liste « Game over (2009) et Ravaler (2008) de Martyne Rondeau. Deux livres, dit-elle, que j’adore[5] ».

Dans sa lecture de Game over, seule étude savante consacrée exclusivement à un roman de Rondeau, Lori Saint-Martin note que le livre obéit à un « principe de réitération : l’ensemble est formé d’un petit nombre de “motifs ressassés” et chaque “nouvelle” partie reprend ce qu’a dit la précédente sans pouvoir aller ailleurs[6] ». Si Game over, comme son titre l’indique, est véritablement l’oeuvre où la puissance mortifère est la plus manifeste, chaque roman de la trilogie initiale est habité par une pulsion de mort invincible. Les histoires sont respectivement celles d’un amant se donnant la mort, d’une mère dévorant son enfant, d’une soeur assassinant son frère incestueux. Suicide, infanticide, fratricide ; histoire chaque fois d’une pulsion de mort à travers laquelle se raconte la stérilité, cette condition dont chaque tome porte le deuil à sa manière.

De fait, outre ces éléments poétiques, ce sont pareillement les « motifs » mêmes dont parle Saint-Martin qui reviennent d’un roman à l’autre, par lesquels la stérilité se manifeste dans le ressassement de l’oeuvre elle-même : sang, maternité, musique, eau, nourriture, folie, trou, etc., constituent quelques-uns de ces motifs récurrents, la trilogie formant une sorte de palimpseste. Dans Ultimes battements d’eau, la protagoniste expose la relation particulière d’Arto, son amant, à ses menstruations : « Le sang de façon générale l’intriguait, le mien lui donnait naissance. Renaissance mensuelle. […] Il se roulait pendant l’amour dans mon sang qui devenait sien, mon sang qui marquait mon propre désespoir[7]. » Dans Game over, Polytox, afin de maintenir son emprise incestueuse sur sa soeur Anticore, et parce que les premières menstruations de celle-ci sont promesse de grossesses, entreprend, se faisant « sangsue[8] » et « Dracula » (GO, 76), de sucer le « sang champion du sperme » (GO, 45). Tandis qu’Arto la « tète comme un glouton » et qu’elle « rêve de bébé, un p’tit gars tout blond à allaiter » (UB, 108), la protagoniste réalise une sorte de maternité, alors que les mêmes signifiants reviennent dans Game over, mais cette fois pour inscrire le vol de cette maternité.

Saint-Martin soutient également que « lorsqu’Anticore “joue dans le sang de son frère” sur le sol et “trace avec un doigt des formes, des lettres, son testament” [GO, 71], nous sommes devant une mise en abyme de l’oeuvre elle-même et de son fonctionnement[9] ». La remarque, encore une fois, est vraie pour l’ensemble de la trilogie, dont chaque roman s’énonce au présent de l’écriture : « Savoir inventer l’amour. La mort. Écrire un testament de maman éperdue dans la narration de son fils[10]. » Ultimes battements d’eau met en scène une enseignante au collégial, dont les commentaires sur la littérature sont commentaires sur l’oeuvre ; Game over prend quant à lui la forme d’une pièce de théâtre qui devient mise en scène du drame fratricide.

Chaque roman offre un traitement particulier de ces différents aspects poétiques propres à l’ensemble de l’oeuvre. Ravaler est à cet égard celui qui porte à son paroxysme le problème de l’infertilité et de la métafiction, les deux étant justement traitées en abyme. Toute la poétique du roman repose sur un simple jeu de lettres : l’enfant de Marina Foley, la protagoniste, se nomme en effet Roman, et ne cesse d’être confondu avec l’objet homonyme ; en fait de jeu identificatoire entre l’oeuvre et l’enfant, entre la création et la procréation, Ravaler constitue même peut-être, selon Saint-Martin, le cas « le plus extravagant[11] » de notre littérature. Le présent article n’aspire pas à dégager un quelconque savoir sur la maternité ni non plus à la traiter comme thème, étant entendu que Rondeau ne semble pas y prétendre elle-même. Mais partant du fait que se repèrent dans le désir de Marina pour son enfant les principales lignes de tension de la poétique de Ravaler, je souhaite voir comment, à travers l’expérience littéraire de la maternité, l’oeuvre fait l’épreuve de sa propre possibilité comme roman.

Ravaler se découpe en un corps principal, titré « Jusqu’au bout », auquel s’ajoutent un prologue et un épilogue. Bien que le prologue, « Écrire », annonce dès le début le caractère performatif de l’écriture rondeaunnienne, c’est l’épilogue, « Cicatrice », qui en révèle la portée, lorsque la narratrice avoue qu’elle ne s’« appelle pas Marina », qu’elle est « stérile », et qu’elle a « croqué du faux » (R, 127). Enfin se dévoile la narratrice, voix sans nom, et dont le corps est marqué au sceau de l’infertilité comme à celui d’une loi – indigeste. La lecture du roman est à reprendre.

MÈRE EN ABYME

Le récit, tout en fragments, est celui de Marina Foley, de son rapport à sa mère, à son amant Saint-Laurent, sorte de libre penseur, marin et scientifique, à son enfant enfin. Les brisures d’histoires s’entredévorent, sans transition aucune, au fil des associations, et composent la trame d’une « pulsion dévorante » (R, 122). En parallèle de Marina qui cuisine, qui dévore, qui vomit son enfant – sa maternité –, la narratrice saisit l’écriture elle-même comme acte de rumination et de mastication, de déglutition, de régurgitation ; ultime tentative afin de digérer sa stérilité, ce morceau anhistorique qui frappe le corps hors de tout effet de parole. Chez Rondeau justement, la protagoniste tend toujours à inscrire son infertilité dans une filiation. Dans Ravaler, c’est la mère de Marina qui lui interdit la maternité. Dans Game over, c’est Polytox, par son emprise incestueuse. Autrement dit, la stérilité sera digérée du fait d’être inscrite dans une filiation.

Ravaler se lit ainsi comme la tentative, par la narratrice, d’inscrire dans un corps symbolique, c’est-à-dire de langage, ce qui s’éprouve comme réel du corps. La coïncidence entre la narratrice et Marina veut encore que chaque scène puisse référer à l’étage diégétique de l’une ou de l’autre, voire aux deux, l’histoire de Roman pouvant toujours être lue comme celle du roman lui-même. Une page liminaire, sans titre, insiste :

Le présent est toujours trop lourd. Il m’égorge. Ravaler. Ravaler les restes d’un amour. Trop.
Deux grands haut-parleurs me crient des injures. Tout le présent. Je ravale.
Ultime bouchée, la digestion s’impose. Et mon texte prend son élan, celui de l’indigestion.
Il pense à ses mots et aux miens. Il va pour lui, il saigne. Malgré moi.
Le texte prend le relais de ma folie meurtrière. Il veut raconter, émietter, panser. La.
J’étais bien là. Non, j’étais mal. J’étais. Maman. Çà et là.

R, 13

Deux récits, comme en palimpseste, racontent la même histoire, celle d’une maternité impossible. Le texte entreprend de raconter l’indigestion de l’enfant mort, dévoré, et dont Marina a consommé l’ultime bouchée ; mais des morceaux de corps remontent, qu’elle doit ravaler : « Type de vomissements salutaires. Sauver son pied. Sauver du meurtre. Peut-être. » (R, 113) Les membres remontent comme le désir de la narratrice d’avoir un enfant, d’être enfin mère. Ce désir de maternité, la narratrice le qualifie de folie meurtrière, car il aboutit chaque fois à une fausse couche, ce qu’elle transpose dans l’infanticide de Marina[12] ; aussi celle-ci digère-t-elle Roman comme la narratrice sa stérilité. Refusant les morceaux qui remontent, les ravalant, il s’agit pour la narratrice, le texte prenant le relais de ses souhaits de maternité, de renoncer à l’enfant, d’accepter sa condition en la symbolisant dans un corps de sens.

Ravaler est l’histoire d’une loi, d’un destin, d’un nom ; loi de l’infertilité de la narratrice, transposée dans la dévoration accomplie par Marina de son enfant ; destin cannibale, scandé à même son nom, Marina Foley[13], par quoi encore l’issue s’est comme déjà produite :

Une blessure à guérir. Mais créer un roman c’est s’aventurer dans l’inconnu, écrire sans savoir ce qui va s’écrire là et après, tout de suite. Écrire c’est rencontrer l’envers de ses désirs, sauf que j’écris en sachant ce qui a eu lieu. En connaissant ma maladie incurable. En ravalant.

R, 86

Le prologue, « Écrire », l’annonce de même : « Je dois me vider en ravalant mon amour. Je dois écrire pour revivre cet amour. Mais le présent est fini. J’attends les vomissures, le sang en caillots. » (R, 15) Ravaler se propose en somme, différant son destin accompli (infanticide de Marina, stérilité de la narratrice : dans les deux cas, impossibilité de la maternité), de retracer par l’écriture le parcours de sa loi.

La loi dont il est question, qui fonde la jouissance mortifère de Marina – son amour dévorant –, trouve son origine dans le rapport de celle-ci, enfant, à sa propre mère ; la maternité, de Ravaler comme de Game over s’écrivant de la tresse de trois générations. Ravaler relate la lutte de Marina afin de ne pas accomplir la loi promulguée par sa mère, les fausses couches comme la dévoration de l’enfant. L’histoire débute en effet sur une ultime fausse couche de Marina, « petit caillot dans l’eau » (R, 18), « ultime instant » (R, 18), ultimes battements d’eau à partir desquels la narratrice entreprend de raconter son indigestion. Marina peut bien souhaiter que Roman vive, la loi de sa jouissance est sans appel : « J’ai osé croire à une autre fin. Pour lui. Mais j’avais faim. » (R, 87) Si la dévoration est apparemment déjà accomplie, le récit se donne néanmoins à lire comme le parcours de cet accomplissement ; circuit des ingurgitations et régurgitations compulsives de Marina.

À travers la maternité fictionnelle de Marina – « Être mère c’est ma fiction finalement. » (R, 66) –, la narratrice, par le roman, entreprend de symboliser son indigestion – sa stérilité –, mais celle-ci, loi du corps transposée dans la pulsion dévorante de Marina, menace le projet : le roman, en effet, peut s’anéantir par autophagie à tout instant, dès que dans le récit Marina dévore Roman. Là se saisit la radicalité de la mise en abyme que propose Ravaler, de Roman et du roman. Le roman court vers sa formule – la dévoration de l’enfant –, mais ne doit pas la rejoindre trop vite ni y renoncer. Car, en somme, si Marina réalise sa jouissance et dévore l’enfant, pareillement, le roman avorte, comme dévoré par sa propre loi, et signe l’échec de la narratrice à symboliser son indigestion. Mais à rebours, si Marina régurgite l’enfant, le laisse vivre, parvient à subvertir la loi mortifère issue de sa mère, c’est de même le désir de maternité de la narratrice qui survit, et marque l’échec de sa digestion.

Ravaler révèle encore par un autre moyen l’absolu de sa loi. Car malgré toutes les confusions, la distinction tient bon, et Roman n’est pas Romain ; lors des aveux finaux de l’épilogue, la narratrice dévoile en effet la source des noms aussi bien de son amant Saint-Laurent que de Roman : « Pourtant je racontais au travail, aux collègues, aux amis d’enfance que mon mari s’appelait Laurent, qu’on sortait la fin de semaine en ski ou en randonnée pédestre. Que mon fils Romain m’éblouissait constamment. » (R, 127-128) Le passage est significatif, puisque par lui s’affirme la capacité de la narratrice à distinguer réel et symbolique ; son infertilité est définitive, et la condamne à seulement imiter, Roman n’étant jamais Romain : « Écrire du connu n’est pas écrire. Alors je n’écris pas. Je raconte seulement, simplement mes vomissements, mon état de mère poubelle. De femme incapable de quoi que ce soit. Pauvre imitatrice sans talents. » (R, 87)

Dès l’ouverture du récit, la question de Marina devient celle de savoir si elle peut déjouer le destin : « [V]ais-je devenir autre chose que la mer morte ? » (R, 17) C’est la narratrice, par le fait même, qui s’interroge. Le roman qu’elle se propose d’écrire est-il seulement possible ? Comment parvenir à lui donner vie quand la loi qui en soutient l’écriture est éminemment mortifère ? « Jusqu’au bout » est l’histoire de cette tension ; aller au bout de la dévoration de Roman, mais la retardant suffisamment pour aller au bout de l’indigestion du roman. Ravaler est en somme l’histoire des stratégies littéraires retardant dans le symbolique l’ultime bouchée déjà prise dans le réel.

DES NOMS DU ROMAN

Le rapport de Marina à son enfant et à l’écriture s’énonce principalement au présent de l’indicatif. À l’inverse, ses relations avec sa mère et Saint-Laurent sont ressassées à l’imparfait ; précédant Roman et surdéterminant sa place dans l’ordre des générations, elles organisent toutes deux le destin de l’enfant. Pourtant, Marina est la seule qui ait un contact avec Roman, la seule encore qui lui parle. La filiation, dans Ravaler, passe de Saint-Laurent et de la mère vers Marina, avant de rejoindre par celle-ci Roman. Le roman ne contient aucun dialogue, presque aucun discours rapporté à partir desquels marquer le passage de la filiation. Cette dernière se repère au travers des motifs associés respectivement à ces deux personnages.

Les motifs issus du rapport de Marina à sa mère sont ceux du ménage, de la prière et de la nourriture :

Je me rappelle un matin d’enfance où elle m’avait dit que j’étais assez grande maintenant pour faire le ménage de la maison. […] J’ai commencé à prier là. Les cheveux dans les yeux et la peine dans tout mon corps. Parfois je priais des horreurs ou des joies impossibles. Prier m’aidait à ne pas me fracasser la joue sur le tisonnier. Parler dans ma tête pour croire en l’amour à venir. J’ai appris à prier toute seule. Avec la poussière et dans l’assourdissement ménager. Après je pouvais manger et faire ce que je voulais.

R, 20

Ces motifs organisent ensuite le rapport de Marina à la maternité. Lorsqu’elle quitte Montréal pour la banlieue, c’est par exemple le motif du ménage qui se déploie : « Mère qui nettoie sa maison tous les matins. Mère qui ne pense qu’aux machines à laver, aux lave-vaisselle, aux fenêtres à faire briller. » (R, 35) Or, les motifs rondeaunniens ont surtout la particularité de se concaténer mutuellement, surdéterminant les associations du roman. Marina, comme on le verra, est une « mère orale » (R, 69). Lorsque ce motif de nourriture et de dévoration redouble celui du ménage, l’amour cannibale de la jeune mère ressurgit dans le nettoyage de l’enfant : « Ses fesses je les veux blanches, douces, propres, au sec. Je suis nettoyeuse. Ma langue. Mes lèvres. Ma bouche. Sur ses petites fesses raclette. » (R, 70) Le motif du ménage s’étayant sur celui de la nourriture, le corps de l’enfant, d’abord convoqué comme « fesse », apparaît au terme du nettoyage oral comme nourriture, dans les fesses devenues « raclette ». Si l’ajout de l’adjectif place surtout Roman dans l’horizon d’une dévoration possible, les phrases font plus : elles-mêmes hachurées et formant comme des morceaux, des bouchées, elles accomplissent syntaxiquement ce que le récit ne fait qu’évoquer.

De son côté, Saint-Laurent fédère les motifs de l’eau et de la musique. Tandis que Marina est prise du « désir initial de mourir noyée » (R, 24), Saint-Laurent est cet être qui lui permet de « croire en l’impossible : marcher sur l’eau » (R, 25). Ravaler établit à partir de leur homophonie une certaine équivalence entre la mer et la mère : « j’ai le mal de mère » (R, 25) ; « je suis maintenant la mère rouge » (R, 116). De fait, le rapport de Marina à la mer, et à l’eau en général, concerne sa maternité, la mer se présentant comme alternative à la mère : « Saint-Laurent m’a permis de croire en la mer. D’étendre mes bras pour hisser la voile, de tourner la tête pour éviter la vague sournoise, d’étreindre le mât pour aller au bout du monde. » (R, 21) Voguer sur l’eau sans sombrer revient d’abord comme la possibilité d’aller au bout de la vie, du récit, sans succomber à la folie de la maternité, qui doit selon Marina s’achever dans le meurtre et la dévoration.

Saint-Laurent encourage toutefois Marina à aller au bout de son désir, au bout de la maternité, et rend possible cette perspective d’une singulière façon : « J’aurais passé ma vie à croire que mon destin était mère quand le fleuve m’ouvrait ses bras. Me criait de rester sur l’eau, mon paradis. J’aurais dû garder le voilier et nous accoster ailleurs qu’en mon nom. » (R, 124) Accoster ailleurs qu’en son nom, c’est-à-dire ailleurs qu’à la « marina » comme port, comme « naufrage terrestre » (R, 108), mais ailleurs encore que dans la maternité promulguée par la mère, inscrite en son nom, Marina, celle de « l’enfant mariné » (R, 33), destiné à la consommation. Saint-Laurent, « marin téméraire » (R, 22), se situe dans l’horizon aquatique de la « marina » tout en s’en présentant comme l’opposé. Il agit comme une force médiatrice, qui tempère la pulsion dévorante de Marina :

Il me sauvait du crime prochain. Enfanter. Malédiction. Se réaliser, s’accomplir, se troubler, se relocaliser sur la map. Sans. Je taisais mes instincts macabres. Mais il les avalait en silence. Me rinçait. Langue de chamois. La musique coup-de-poing pour contenir mes faiblesses. La bière froide pour engourdir ma bouche cannibale. Saint-Laurent fou de mon désir pour me pousser vers ma fin.

R, 78

C’est ici Saint-Laurent qui avale, qui nettoie, qui fournit encore une nourriture neutralisant la pulsion de dévoration, comme s’il battait en brèche tous les signifiants légués à Marina par sa mère, lui permettant ainsi d’aller jusqu’au bout, vers sa « fin ».

Saint-Laurent va en fait jusqu’à resignifier le nom de Marina en un compromis : « Être dans cet espace avec lui : île marine. » (R, 24) Le bateau, île marine, se situe entre terre et mer, et devient promesse d’une maternité sans dévoration, sans enfant « mariné » ; l’île « marine », sorte de « marina », pacifie le destin cannibale du nom en situant ce port au milieu de la mer. Un autre passage est significatif : « La mer entre nous. Sa coque étendue et mes lèvres marines. » (R, 21) La coque, ici assurance de flottaison, évoque à certains égards le sexe masculin rencontrant celui de Marina, lèvres marines ; la mer entre eux, comme la mère en devenir, est maintenue entre noyade et flottaison.

Que ces jeux sur la lettre s’effectuent autour de Saint-Laurent n’est pas un hasard. Le sens créé à même la matérialité des mots est le fait du motif de la musique, comme lorsque Marina écoute parler Saint-Laurent : « Le plus souvent, j’aimais ne pas le comprendre. Car je comprenais autre chose. Portée par une sonorité, un élan de consonnes, une bouche-guitare qui m’électrise tout le corps. » (R, 23) On verra en effet que Ravaler doit souvent être écouté à la lettre ; refusant de comprendre ce qui se dit, et écoutant plutôt le dire, le lecteur peut entendre autre chose, comme j’ai commencé à le démontrer[14].

On retrouve la transmission du legs de la musique lorsque le motif rejoint Roman : « Ses orteils qui pianotent » (R, 48) ; et encore : « Entre nos corps, petit paquet, tu tapais du pied. Le sens du rythme tu avais. » (R, 86) Marina raconte par moments, au futur simple, la vie possible de Roman, s’il lui survit. L’un de ces récits éclaire la portée de la musique :

Mettre au monde un fils acoustique. Rapidement me rendre compte que mon Roman sera terriblement électrique. Version post-rock. Il se mettra à faire des choses inadmissibles, à voler le bois de chauffage des voisins, à péter les pneus de son prof […], etc.

R, 107

La profanation de la loi civile par Roman, fils acoustique, électrique et post-rock, liée donc à la musique, revient comme un legs de Saint-Laurent à l’enfant, lui permettant de subvertir son destin. Roman qui renverse la loi par la musique, c’est encore le roman qui, profanant la syntaxe et autres lois grammaticales, s’écrit et s’engendre par une poétique où c’est le signifiant – sa sonorité, sa musique – qui dicte le sens et les effets de signifiés :

Quand j’étais parfois en forme, je rêvais à un prof de primaire que je n’ai pas eu. Il lisait des passages d’Artaud ou de Gauvreau. Sa voix imparfaite, loin de la visée des poètes : des solos de guitare électrique. Et leurs mots, leurs vers : du sens à ressentir d’une syllabe à une consonne, d’une rime à un son, d’un mot à une phrase. Ainsi, je rencontrais la musique littéraire tout simplement.

R, 89

La musique littéraire, loin de la visée, c’est-à-dire du destin comme « CD en boucle » (R, 33), subvertit la loi de construire le sens à partir de la « musique » des signifiants plutôt que de leur signifié. Les musiciens savent justement « créer autre chose que la suite connue du CD. Ils réinventent pour la foule les chansons, les allongent, les rockifient, les allègent, les transforment. Voilà la force du musicien créateur qui s’amuse avec son instrument » (R, 77). Si Marina et Saint-Laurent dérivent sur l’eau « en train de faire et de refaire la musique fatale » (R, 32), par quoi s’entend le destin de l’enfant là conçu, Saint-Laurent est aussi comparé à « un CD en concert de Björk » (R, 36). Compromis encore entre la musique fatale, faite de répétitions mortifères et stériles parce qu’elle dicte la dévoration de l’enfant, et la musique qui sauve, ludique, en concert.

Marina Foley a bien sûr reçu son nom de sa mère ; les motifs hérités de celle-ci dictent surtout de fait la dévoration de l’enfant, le retour à l’infertilité qu’elle a ordonnée : « Ma mère m’avait pourtant prévenue d’avance : ne fais pas d’enfant. La guerre plutôt. » (R, 15) Et plus tard : « Quand ta mère te supplie de ne pas faire d’enfant. Quand une mère te dit que l’enfant te ressemblera trop. […] Quand ta mère te dit qu’elle ne veut pas être grand-maman, tu saisis toute l’horreur de ta propre vie. » (R, 108) À l’inverse, les motifs liés à Saint-Laurent réécrivent le nom de Marina, aménageant un destin différent à l’enfant : « Et je sais pertinemment que si ton papa vivait encore nous aurions fait les choses marinement. » (R, 75) Le passage, au conditionnel, est suivi de leur vie à trois, heureuse. Que cet ultime avatar du nom, « marinement », soit un néologisme insiste bien sur l’impossibilité de cette vie, qui restera en effet pur fantasme. La mort de Saint-Laurent, emporté par la malaria, laisse Marina aux prises avec les legs de la grand-mère et du père ; suivant les motifs qui leur sont associés, notamment la nourriture et la musique, on tentera de voir comment Marina opère leur passage vers Roman et parvient à négocier leur rapport.

LA PÂTE DU DÉSIR

De tous les motifs, le plus important demeure sans conteste celui de la nourriture. S’il se dissémine en d’innombrables réseaux de sens, une rigoureuse logique les rassemble qui a son origine dans la parole de la mère, parole qui ne passe pas : « Manger du macaroni. Voilà. Manger plutôt que parler. Lui parler. Impossible. » (R, 26) À l’impossible passage de la parole se substitue l’avalement de la nourriture, ravalement de l’amour impossible à communiquer :

Le four m’était interdit comme beaucoup de choses. Mais ce sont les lèvres de ma maman que je voulais voler. Je voulais tellement les embrasser, à les user. Mais elle détournait la tête, se caressait la nuque en disant « tu es pénible cesse donc tu n’es plus un bébé ». Je ravalais mon chagrin de cinq ans. Et j’allais écrire mon livre de recettes dures. Méchantes. Toujours sa tête dans le foyer.

R, 27

À défaut de recevoir des lèvres de sa mère la parole espérée, Marina se saisit d’elles littéralement, par métonymie ; le corps dans son potentiel nutritif remplace déjà l’amour absent. Rédigeant des recettes qui prennent le corps de la mère pour objet, Marina établit à partir de son rapport à cette dernière la loi selon laquelle, dans sa logique déjà, « l’incorporation est une forme, excessive mais vraie, de l’amour[15] ».

Par ses silences et ses rejets, la mère n’inscrit pas Marina dans l’ordre des générations ; tentant d’organiser sa place, la jeune fille imagine sa mère « rongée par une maladie de la bouche […]. Trou dans le visage. Trou à embrasser. Sauvagement » (R, 27). La bouche de la mère comme trou, comme absence de parole maternelle, détermine de fait Marina à s’inscrire dans la filiation et les effets de corps de son « trou familial » (R, 20). Le trou de la bouche revient comme trou de la généalogie ; trou en indigestion, en souffrance, à engendrer.

Ayant déjà substitué le « manger » au « parler », Marina entreprend de symboliser son rapport à sa mère à travers les jeux de sa cuisine :

Petite, j’inventais des recettes. À faire enfler ma pâte à modeler. […] Avec ma pâte bleue, je construisais un phare aux raisins, avec ma cuiller de bois, j’aplatissais un pont une crêpe à l’ananas, avec une fourchette, je forais avec fermeté une boule une grotte rouillée. Ce que je préférais après toute cette joie manuelle, de doigts collés, de langue salée, de joues tachées : le four. Imaginer le feu dans mes pâtes. Une démolition de saveurs. Le four comme bombe à retardement. Regarder par la vitre mes plats sur les grilles. Mitaines à fleurs sur mon ventre, je me recueillais.

R, 26

La pâte à modeler s’offre comme un premier alphabet où l’enfant pétrit la pâte de son manque d’amour dans la tentative de lui donner forme et de l’articuler. Substitut de la dictée maternelle qui n’est jamais venue, la recette structure le désir de Marina. Elle scande les étapes d’un faire permettant au désir, jusque-là informe, d’entrer dans les limites d’un objet de désir, d’un plat, et conséquemment dans un certain rapport avec la satiété et le manque d’amour. Se recueillant mains sur le ventre devant le four, on devine que l’enfant espère que s’opère une sorte de transsubstantiation, comme si l’amour maternel était susceptible de s’incarner dans la nourriture.

Le jeu autour de la cuisine ne remplace pas la parole maternelle, qui assigne Marina au trou, mais s’y superposant, et la redoublant, il lui permet d’en repérer la logique. À travers la cuisine, sorte de proto-maternité, Marina, comme en rapport avec l’Autre, engendre sa place dans la filiation, symbolise son rapport au désir. La nourriture revient justement comme une voix extérieure, qui parle, macule et marque le corps de Marina en lieu et place de sa mère – doigts collés, langue salée, joues tachées. Aussi est-ce son anatomie que Marina symbolise là, le ventre étant déjà, comme le four, une bombe à retardement : « Mes talents de cuisinière commencent et s’achèvent au four. » (R, 56) On pourrait dire la même chose de sa maternité, Roman commençant au four, au ventre, et devant y retourner. La cuisine structure également l’anatomie du roman, le texte prenant ponctuellement la forme de strophes qui évoquent formellement une recette :

Il m’aura évidemment sauvée du suicide. Mon Roman puissant.
Mon nom est Marina.
Mon marin scientifique s’appelait Saint-Laurent.
La fille que je n’aurai pas : Nadja.
Tout l’amour du monde dans mes bras aussi pesant qu’un cadavre : mon fils Roman.

R, 96

Les vers sont ici comme des morceaux d’histoire éminemment structurants, mais disjoints, et dont la scansion symbolise le passage, de sorte que l’impossible digestion est figurée à même le corps du roman qui jouxte les paragraphes désassemblés et permet à la bouchée de passer, au récit de se structurer.

Mais à l’inverse, cette mise en page de la recette évoque la loi qui frappe Roman, voire le roman, destinés l’un comme l’autre à être dévorés par Marina qui doit suivre la « recette filiale » (R, 124), « filiation malade » (R, 102) : « Mon ventre : la part d’un monde désespéré. Mon ventre gros : l’enfance en travers de la gorge. Mon ventre pour déformer ma vision de l’amour. » (R, 39) Parole extérieure par définition, la recette revient comme la loi de l’Autre, scandant la dévoration de l’objet d’amour. Une rigoureuse équivalence associe par ailleurs la cuisine et l’écriture : « Manger, c’est tout ce que je savais faire. Là, écrire en mangeant. Ma rage passait ailleurs ; écriture du sucre. » (R, 26) Marina, avec laquelle se confond la narratrice, écrit comme elle cuisine, au présent de l’acte, pour engendrer, mais dévorer tout autant. Aussi l’écriture est-elle elle-même dévorante, traversée comme on l’a vu par une syntaxe hachurée, une mise en page digestive.

LA LOI DE L’APPÉTIT

Si Marina reconnaît la cuisine en tant qu’espace triomphal d’engendrement lui permettant de donner forme à l’indigestion qui la concerne, à son « trou familial » comme manque d’amour et de parole maternelle, dans la « pâte à modeler » de son désir se fige toutefois la loi d’un signifiant, « appétit », à la logique duquel succombe la pulsion dévorante de Marina. De fait, celle-ci a « surtout peur du mot : repu » (R, 19), lequel reprend à sa place l’attitude maternelle, énoncée en une strophe-recette : « Ma mère./N’aurait pas dû l’être./Je suis de trop. Trop pris de temps à cette femme occupée à tout. » (R, 20) La mère étant « repue », son désir – plein, saturé – désigne non seulement Marina au « trou », mais aussi au « trop ». Avoir faim, ne pas être repue, constitue ainsi l’envers du désir de la mère, place à laquelle celle-ci l’assigne par ses silences et son indifférence, de sorte que de « repu » à « appétit », c’est toute la généalogie de Marina, de son désir, qui est parvenue à se symboliser par la cuisine.

Pour Marina affamée par la mère, l’appétit devient condition du sens : « J’aurais dû être au moins obèse avec tout ce que j’avale. […] Être grosse de partout. Avoir un ventre enceinte de gras. […] Toute cette bouffe passait tout droit. Je rêvais de devenir grosse. […] Me déformer, me transformer. » (R, 26) Devenir grosse, avoir un ventre gras, équivaut à remplir le trou laissé béant par l’absence d’amour maternel. Inversant la déclaration de Freud selon laquelle « l’anatomie, c’est le destin », Vincent Bourseul déclare que « le destin, c’est l’anatomie[16] ». Autrement dit, l’anatomie n’engendre pas la loi, mais s’offre comme surface de récit afin que vienne se raconter la loi. De fait, si Roman peut effectivement combler le « trou », ce n’est pas par une condition intrinsèque, mais en tant qu’il s’inscrit au sein d’une chaîne symbolique où le « ventre enceinte » survient comme une promesse d’enflure, de « gras », là où la nourriture a révélé son impuissance.

La nourriture qui permettrait l’enflure du corps manque en effet, comme l’amour maternel. Aussi Marina reste-t-elle « ficelle de pain » (R, 26) : « Je n’ai jamais gagné une livre. Perdu ma tête, oui, dans mes os. » (R, 26) Le sens des os, de la maigreur, compose une jouissance, c’est-à-dire que Marina est reconduite selon les coordonnées lancinantes d’une compulsion de répétition à retrouver le vide de l’estomac : « Avant d’écrire je vomissais souvent. Trop. » (R, 27) Engagée dans la logique boulimique, Marina, régurgitant, s’assure de n’être jamais repue, de pouvoir aimer à la démesure de son manque – qu’elle alimente.

Un passage d’Ultimes battements d’eau résume la logique dont il est question :

Je m’imagine énorme, déformée par l’amour, traversée par ce désir à vif de refaire le bébé, de lui faire entendre nos plaisirs d’amants fous, qu’il sache tout de suite que sa mère aime, à fond, que sa mère aime se perdre à le faire et à le défaire, […] me laisser m’imaginer énorme, à ne pas le devenir, mais à en jouir.

UB, 76

La jouissance de Marina dicte ce rapport à l’objet, où elle fait et défait l’enfant, devient grosse et ne le devient pas – c’est-à-dire se gave et régurgite. Si, avant d’écrire, Marina vomissait, et qu’écrivant maintenant, elle mange, c’est que les vomissements de Marina se sont transposés dans l’écriture ; celle-ci alterne en effet entre des épisodes assez ordonnés qui concernent distinctement l’évolution de l’histoire, et d’autres, beaucoup plus confus, où les associations sont libres, où le langage, en somme, produit une espèce de logorrhée, vomissures déportées dans l’écriture :

Toutes mes fausses couches : fosses louches. Ç’a creusé en moi, ces embryons éphémères. Munis de petites pelles de plage. Châteaux et gâteaux de sable. Rouge. Je sens qu’il vivra en lamelles aux cerises. Perdre le contrôle de sa pensée. Suivre la trajectoire des maux.

R, 100

La logorrhée revient comme une parole d’évacuation creusant l’espace toujours trop étroit de l’estomac que le mot « repu » horrifie. Mais la logorrhée, si elle en est l’avatar, ne se confond pas avec les vomissements, puisque neutralisant la folie de Marina qui dicte la dévoration de Roman, elle engendre le roman en se répandant sur la page.

Comme dans Ultimes battements d’eau, où la narratrice fait et défait le bébé, dans Ravaler, Marina, enfant, fait et défait sa peluche : « [O]urson à embrasser. J’ai mangé ses yeux et son museau la nuit dans mon lit. Jeu d’amour. Et de bricolage : au matin je les lui recollais. » (R, 56) Plus tard, Marina reporte ce jeu d’amour sur Roman : « Vivre sans mémoire. Passer toute une nuit à commettre l’impardonnable. Comme si de rien n’était. Pouvoir recommencer. Quel délice alors. » (R, 120) En somme, Marina est à son enfant ce que Pénélope est à son tissage, l’une et l’autre défaisant la nuit ce qu’elles ont fait le jour.

Si la parole maternelle, en assignant Marina au manque, édicte la dévoration de l’enfant comme impératif, elle prohibe à l’inverse la satiété promise par son avalement, la place de la mère, « repue », étant interdite. L’impasse est totale, aussi Marina doit-elle le dévorer, puis le vomir à nouveau, ne se maintenant vraiment que dans ce perpétuel circuit de la pulsion orale. Dans Ravaler, c’est aussi le sens qui est constamment fait et refait, comme l’enfant, selon l’ordonnancement des motifs et des fragments. En deux passages où Marina imagine son fils lui survivant, celui-ci a une « voix de fils morcelé » (R, 109) et parle « avec une syntaxe hachurée » (R, 65). C’est de même la temporalité du récit qui se brouille dans la bouillie des morceaux d’histoire. Désorientant le lecteur, l’impossibilité d’établir la chronologie des événements emprisonne Roman entre dévoration et régurgitation. Un autre passage est significatif, lorsque Marina rêve de remplacer la consommation de nourriture par le consumérisme :

Préoccupée par l’achat précieux j’aurais oublié l’essentiel. L’engendrement de ma maladie. Focaliser sur un abat-jour, oui. Cela aurait été formidable pour moi, dans ma vie de femme à la maison. Aurais fait la parade des boutiques de meubles, de luminaires, de décoration. Aurait été mon enquête domestique. Apprivoiser la consommation obsessive et cruciale. L’abat-jour conique, cylindrique, rectangulaire, ovale, texturé, gaufré, ligné, uni, à motifs, à fleurs, à vomir. Type de vomissements salutaires. Sauver son pied. Sauver du meurtre. Peut-être.

R, 113

La surenchère d’attributs octroyés à l’abat-jour aboutit à un ultime qualificatif : « à vomir », qui réengendre Roman. Le sens du roman, qui se fait et se défait comme Marina engendre et dévore Roman, était déjà dans le titre, Ravaler. À l’infinitif, le terme a une fonction impérative aussi bien qu’atemporelle. Le verbe survient de fait comme la loi promulguant un acte continu de ravalement.

Quoi qu’il en soit, Marina symbolise à même sa chair, dans la mise en récit de son anatomie, le trou de sa mère, qu’elle déporte dans son sexe comme lieu de filiation : « Peur de le mettre au monde par mon vagin, peur qu’il ait peur de mon trou désespéré. » (R, 42) La césarienne souhaitée n’a pourtant pas lieu :

Mon fils évacué par voie vaginale, mon fils si beau si doux ragoûtant m’a fait pleurer de joie les premiers mois. Mais cette espèce de bouée gonflable me manquait. Je cherchais mon ventre dégonflé de vingt livres. J’avais dans les bras mon Roman pour combler le trou.

R, 39

Ayant arrondi le ventre, Roman incarne la bonne nourriture, répondant finalement au manque de Marina : « Je naissais enfin enceinte. […] Devenir quelqu’un. Avoir une identité. Mère à temps fini. Avant, ai-je été autre chose qu’une pauvre fille trouée ? […] Ce ventre me permettait d’exister. De prendre une place qui me revenait. » (R, 38) La jouissance de Marina dicte la dévoration de Roman, mais proscrit son retour dans le ventre. C’est ainsi à une autre sorte de dévoration que se livrera Marina : l’inceste.

INCESTE « TROP » : LE ROT !

« Traverser le fleuve-mer. Je me sens mère du Saint-Laurent. C’est ton nom. Celui de ton père, celui de mes entrailles amoureuses. » (R, 63) Traversant le fleuve, de Montréal à la banlieue, Marina aboutit dans son nom, et institue une relation incestueuse avec Roman ; plutôt que de le manger, elle l’enferme dans son emprise : « Je serai tout. Pas de garderie, pas de cours d’écoles, je serai son terrain de jeux, sa source de découvertes, les marges à habiter. » (R, 40) L’emprise maternelle[17] thématisée ici met en échec l’émergence du désir chez l’enfant, dont la perspective fait horreur. En ce sens, le destin que la narratrice propose à Roman coïncide avec le néant : « Ne rien devenir. Venir de là, du ventre de sa mère, et y retourner. » (R, 72) En étant tout pour lui, « trop », elle l’empêche d’éprouver le manque, le « trou », et d’entrer dans la dialectique du désir. Le quotidien devient ainsi un perpétuel combat opposant l’enfant à sa mère, celle-ci réprimant toute expression subjective et indépendante de sa part : « Il commence à marcher à quinze mois : mes bras le font pour lui. » (R, 67)

Mais Roman s’émancipe : « Il me provoquait en se rendant seul aux toilettes. » (R, 72) Encore : « À 24 mois tu jouais avec ton pénis très souvent. » (R, 75) Cette lutte du quotidien, si elle est emprise avouée de Marina sur l’enfant, est aussi caractérisée par l’ambivalence de celle-ci. Marina désire que son garçon parle : « Ses joues me parlent. Il est vrai que j’aurais aimé qu’il me parle. Me murmure des mots. » (R, 54) Mais c’est oublier que toute parole est marque d’indépendance : « Maman, je ne peux pas envisager qu’il prenne la parole, qu’il me rejette verbalement, qu’il m’injurie avec ses mots de quatre ans un jour. » (R, 70) Et encore : « Quand Roman commence à parler c’est insupportable. Il doit se taire. Il doit m’obéir. Je suis la mère. Je choisis les avenues, les directions. Le dénouement. Parler c’est vivre. » (R, 100)

Marina souhaite le voir parler, mais refuse en même temps de reculer sur son emprise, ce qui produit un compromis : « Des phrases originales, sans verbe, sans complément. Mon Roman parataxique. » (R, 54) C’est la poétique du roman qui s’énonce là, en abyme qui plus est, les phrases produisant ce qu’elles proposent. Encore, la parataxe se repère dans les mots-morceaux, notamment avec les verbes à l’infinitif : « Manger ou langer ou nager » (R, 26) ; « Dégager. Transformer. Marquer. » (R, 51) ; « Me suicider. Me noyer. » (R, 65), etc. Mot-chose par excellence, les verbes à l’infinitif, non conjugués, reviennent, déliés, comme des bouchées. La parataxe engendre une poétique en manque de coordonnants et de subordonnants, comme devenue débile sous l’emprise de Marina.

Celle-ci voit en Roman une « bouche béante » (R, 48), à nourrir. De fait, le garçon, bientôt, « soupire, repu » (R, 48). Le signifiant est intolérable, aussi s’en débarrasse-t-elle en gavant Roman :

C’est fatigant d’aimer comme j’aime. Sans limites. Sans questionnement. […] C’est peut-être cela ses vomissements répétés après les biberons. Ou après le sein. J’alterne. Coup d’essai. Mon lait lui remonte dans la gorge. Mon mamelon trop dur. Mon aréole tache brune énorme affolante. Mon sein le fait régurgiter. Il a le mal de mer. S.O.S. biberons tout préparés.

R, 71

Le garçon éructe le mamelon « trop » :

Mon corps s’effondre sous la pluie d’été. Des jours d’affilée à croupir dans l’eau. Roman s’amuse bien avec ses bottes de pompier marine mais moi je cherche l’éclaircie dans ma tête qui se fêle de plus en plus. Et plouf le camion pimpon dans le trou d’eau […]. Roman me dit « pas bon trou sale ». Je m’écroule au milieu de la rue. En larmes mais ça ne me paraît pas trop. Roman ajoute « veux jeu encore ».

R, 74

De même que Marina a autrefois symbolisé son rapport à sa mère à travers les jeux de la cuisine, Roman, en bottes de pompier « marine », énonce par ses jeux son rapport à la sienne, et son refus d’occuper le « trou » d’eau : « Mon amour trop l’aurait projeté là-bas, à la recherche du nom de son père. Nageur médaillé aux jeux régionaux, il aurait voulu les bas-fonds comme creux funéraire. » (R, 123) Plutôt que la mort, Roman trouve dans la musique, avatar du nom de son père, le moyen de se soustraire au trop comme au trou. C’est cette musique qui revient dans les bottes de pompier « marine », lesquelles situent Roman entre le nom de sa mère, « Marina », et celui de son père, le « marin téméraire » : entre noyade et flottaison, engendrement et dévoration.

Le jeu, par lequel Roman échappe à Marina, se retrouve dans les jeux de mots, de lettres et autres :

Roman m’inspire l’amour déraisonnable, violent. Parfois, je l’embrasse. Et je l’embrasse. Ses cheveux persil, son front feta, ses joues nougat, son nez amande et sa bouche m’aspire. Il est mon fils et ses lèvres réécriront l’histoire. Il sera le nouvel orignal ou rien. J’ai appris des pages entières de cette écriture atypique.

R, 47

Les lèvres de Roman réécriront l’histoire, celle des lèvres de la mère. Cette réécriture est suivie d’un jeu de mots, par ailleurs facile, entre « orignal » et « original ». Les nombreux jeux de mots de Ravaler n’ont pas pour but de produire un effet esthétique ; ils sont bien souvent de qualité relative, convenus, voire clichés. Leur fonction est pourtant capitale ; c’est en effet ce jeu de la lettre – orignal/original – qui fonde l’écriture atypique du roman, et le rend possible. Les jeux de mots, tels ceux entre sens littéral et figuré, reviennent comme ce qui échappe à l’intention, et soustraient Roman à l’emprise mortifère de Marina, le roman à celui de la narratrice[18]. La poétique rondeaunnienne, foncièrement surdéterminée, inquiète la maîtrise supposée du sujet sur les effets de signifiés.

CACHE-CACHE ; JEUX DE CORPS ET DE LETTRES

Dans son article sur Game over, Lori Saint-Martin note que la poétique de ce tiers livre contient de « nombreuses confusions du sens propre et figuré[19] ». Ceci est peut-être plus vrai encore de Ravaler, dont l’écriture multiplie les jeux de mots, ainsi que ceux entre sens figuré et sens littéral. La notion de « lettre » me semble particulièrement apte à éclairer la poétique dont il est question. Dans son essai Naissance et renaissance de l’écriture (2017), le psychanalyste Gérard Pommier explicite les rapports qui existent, notamment chez les enfants, entre « lettre et corps psychique », lesquels possèdent selon lui « une consistance identique[20] ». Fondamentalement, la lettre est duplice, et porte « deux possibilités distinctes, selon qu’elle sera isolée, ou qu’au contraire, elle sera liée à d’autres lettres ». Aussi, lorsqu’elle

[…] reste isolée, elle constitue un réel sémiotique de la langue sans signification particulière, semblable au cri de l’enfant dont la demande d’amour forme le coeur de l’Autre, point vide ouvert à tous les sens. Lorsqu’elle s’associe à ses semblables et forme un mot, elle tombe dans une signification univoque. Cependant, les lettres isolées continueront d’insister à l’intérieur des mots[21].

La lettre désigne aussi bien le trait calligraphique qui, caché au sein du mot, ressurgit qu’une syllabe s’isolant hors de tout signifié ; la lettre opère de fait à la manière d’une « peau toujours susceptible de se rompre, laissant apparaître à nouveau le son pur, celui du lapsus, du cri, ou de l’assonance[22] ».

La poétique de Ravaler offre une série de jeux sur la lettre qui, sans présenter pour autant d’équivalence avec la notion dont parle Pommier, se laissent éclairer par elle : « Bébé bleuet nappé. Beau à croquer » (R, 40) ; « Plus rien ne compte […] que ses pieds à croquer » (R, 60). L’expression « à croquer » s’emploie avec la charge affective que l’on connaît ; or l’amour qu’elle transporte emmène avec lui son poids de dévoration, comme si, à prendre l’expression à la lettre, à bras le corps, c’est aussi le corps de l’enfant qui surgit, le littéral ramenant le corps caché derrière le figuré. Les divers effets d’assonance remplissent un rôle similaire, et convoquent la dévoration à la moindre occasion : « Il était encore menu. Appétissant et irrésistible comme un sept services chic. » (R, 57) L’adjectif « menu », désignant la faible corpulence de l’enfant, survient d’abord sans véritable menace. Mais brisant le voile de la signifiance, le corps « menu » se retrouve comme au menu d’un sept services chic, alors appétissant et irrésistible. Ce sens n’est pas engendré par le signifié de « menu », mais par le réel de la lettre, de l’assonance. Un autre passage procède de la même manière : « Je le chatouille avec mon nez avant de l’entendre rire plus fort quand je lèche son gland. Petite noix. » (R, 69) Le gland du garçon équivaut à celui du chêne, et fait ressurgir le potentiel nutritif du corps, basculer le nettoyage oral dans la dévoration.

Les jeux de mots se multiplient en fait tout au long de l’oeuvre : « Début de la fin. Pour nous deux. À mijoter l’improbable faim. » (R, 44-45) ; « J’ai peur de la poudre qui traîne et de ma foudre. » (R, 93) ; « Il était pâle et visqueux. Il est pâte et parmesan. » (R, 102) ; « Je prépare mon festin./Mon destin se trouvait en lui. » (R, 115) Chaque fois, l’homophonie déchire le voile du sens et convoque, avec le concours du réel sonore des mots, le corps de Roman. Le garçon est de fait indissociable du jeu de la lettre ou du mot transmuté en morceau de nourriture. Dans la logique du récit, ces divers jeux réalisent la jouissance de Marina, faisant de Roman la texture où s’entendent l’amour et la dévoration.

La musique littéraire, comme on sait, opère à la manière d’une force libératrice qui n’obéit pas, ne suit pas la recette. Les divers jeux de la lettre peuvent à cet égard se comprendre en tant qu’ultime avatar de ce legs. Roman est en effet tout à la fois dévoré et sauvé. Par ces jeux sur la matière verbale, c’est aussi Roman qui joue, apparaissant puis disparaissant selon qu’on écoute le dire ou ce qui se dit. Ravaler peut ainsi se lire comme une sorte de jeu de cache-cache entre l’accomplissement du nom de la mère, « mariné », et celui de Saint-Laurent, « marin », l’ambivalence de Marina et l’ambiguïté du roman se superposant pleinement en ces jeux. Par ailleurs, la nourriture est encore l’occasion de métaphores culinaires, où bien sûr rôde la dévoration, mais où s’engendre aussi Roman selon le mode de composition de Marina : « Ses cheveux persil, son front feta, ses joues nougat, son nez amande » (R, 47) ; « Je caresse son duvet crémeux » (R, 43), etc.

Les deux derniers paragraphes de « Jusqu’au bout » proposent un dernier jeu de mots :

Le laisser rire, pédaler, profaner, vomir, penser, dessiner, éjaculer. Mort, j’avale sa chair, il rentre et reste au bercail.
Mon assiette déborde de ses bouts d’amour : boudin parfait. Je l’ai eu, l’ai aimé, l’ai câliné, l’ai fait rire, fait jouir, l’ai embrassé, l’ai dévoré tout cuit.

R, 125

Dans le premier segment, Marina laisse vivre Roman, condition du roman, mais par une phrase dévorante, hachurée ; aussi est-il, dans la phrase suivante, mort et avalé. La dernière phrase du second segment inverse la première, l’emprise de la mère entravant la liberté accordée à Roman, celle qui a permis au roman d’aller jusqu’au bout. Aussi l’enfant est-il dévoré tout « cuit », c’est-à-dire « produit » par la cuisine de l’écriture. Or, alors même qu’il est consommé en « boudin parfait », la lettre engendre une autre sonorité qui inverse le sens ; Roman est effectivement « bouts d’amour : boudin parfait », de sorte qu’on entend en même temps bouts d’imparfait, comme si Marina, ayant rencontré sa jouissance, assumait le trou familial en tant que condition d’existence, et la scandait en un dernier jeu de mots où elle s’enferme avec « la bonne nourriture » en même temps qu’elle reconnaît que l’enfant ne peut pas la compléter.

+

Par le jeu de la lettre, Marina accomplit tout à la fois les deux versants de sa loi, pourtant antinomique, et dévore l’enfant sans pour autant être « repue ». Avalant l’enfant « trop », « boudin parfait », elle réintroduit le « trop » dans le lieu du « trou », l’enfant dans son ventre. Cette adéquation impossible entraînerait pourtant son anéantissement si, le décomplétant par la musique littéraire, elle ne le reconnaissait pas tout à la fois comme « bouts d’imparfait », comme castration, l’ambiguïté prévalant. Le boudin parfait comme bouts d’imparfait suggère qu’il s’agit là encore d’un jeu de cache-cache, l’enfant étant tout à la fois présent et absent, maintenu entre engendrement et dévoration jusqu’aux bouts. Dans Game over, rien de tel ni aucune ambiguïté ; le sang des premières menstruations forme d’abord « des phrases merveilleuses inconnues » (GO, 45). Pour autant, aucune conception ne survient ; aussi, la présence « trop » du sang est-elle assimilée au frère pareillement « trop » là : « Puis après le sang toujours trop rouge, le sang trop là, comme toi. » (GO, 45) À la fin, le frère incestueux, « trop », est tué puis jeté par Anticore « dans le trou » (GO, 95) qu’elle a creusé dans une forêt, le « trop » coïncidant avec le « trou », mais justement en signant la mort d’Anticore qui se suicide aussitôt.

La mort, qui occupe tout l’horizon de Ravaler, n’est certes pas révoquée, mais plutôt accomplie en même temps que détournée par l’ambiguïté poétique de l’oeuvre. À défaut de pouvoir se soustraire à son désir, Marina lègue à Roman la musique comme nom-du-père, lui permettant de se dérober à son étreinte. Entre « mariné » et « marin », Roman se situe comme entre deux destins. C’est de même le destin de Marina qui est en jeu, à la lettre : « Je prépare mon festin./Mon destin se trouvait en lui. » (R, 115) Marina met « du Desitin sur les fesses » (R, 81) de Roman, sorte de crème contre l’irritation provoquée par un contact prolongé de la peau avec de l’urine, voire, dans le cas de Roman et Marina, avec de la bave : « Ma langue. Mes lèvres. Ma bouche. Sur ses petites fesses raclette. Et il rit quand je trace un trait avec mes dents pour départager les portions fraîches. » (R, 70)

Plus tard justement, Marina est elle-même saisie tandis qu’elle saisit le corps du fils : « Le rire m’a saisie au moment où je saisissais dans la poêle une fesse coupée à la sauce marinara. » (R, 98) Dans la fesse coupée à la sauce marinara, c’est le nom de Marina, par assonance, qui s’entend. Et de la sorte, la bouchée, en cette fesse avalée pétrie de Desitin, véritable baptême de l’indigestion, provoque, par le festin du corps du fils, l’entrée de Marina dans son destin. Si « marinement » était ce nom d’une vie exclusivement heureuse avec Saint-Laurent, « marinara » est celui qui énonce le plus complètement la jouissance de l’oeuvre, à savoir cette ambiguïté qui est à la poétique du roman ce que l’ambivalence est à la maternité de Roman, et qui seules permettent à l’oeuvre d’aller jusqu’au bout. Roman et le roman, corps de jouissance d’une maternité gigogne, ne sont possibles que d’être constamment engendrés, constamment dévorés.

Bien que dans l’épilogue, « Cicatrice », la narratrice révèle ne pas s’appeler Marina, il apparaît clair qu’au travers de son récit elle est parvenue à symboliser les morceaux déliés, indigestes, de son histoire. Aussi la narratrice, parallèlement à Marina qui naît d’être enceinte, ressaisit-elle par le concours de cette maternité littéraire de Roman quelque chose de sa propre histoire. Au terme de l’oeuvre, la jouissance mise à jour, comme enfin nommée, se renverse justement sur la narratrice, et désigne son corps propre comme objet de la pulsion, signant la possibilité d’une digestion de sa condition :

Je règle la question : je tranche et je mange. Ma poêle me reçoit en lambeaux. Ma réalité intérieure. Mon plaisir pervers. Je mets en boucle la chanson de Black Heart Procession Not just words. Je m’aime rôtie à la ciboulette. En bouillie avec des fèves jaunes. En purée avec du navet et des épinards. Grillée sur le barbecue en côtelette. En croûtons dans la salade. Je vais finir, en finir, toute nue, crue à vomir mon gâchis ridicule. Moi : flaque urinaire ou ombre sanguinolente. Couper, manger, vomir, manger. Jusqu’à une griffe pleine de pattes de grenouilles. Jusqu’à l’ultime entaille. L’unique. Ma folie. Toutes les autres coupures, égratignures en vue de la funeste. L’incontournable : je m’ouvre. Sans ratures, sans ratés. Couteau semi-automatique. Derniers jets. Je signe ma propre césarienne.

R, 129

Il convient souvent, lisant Rondeau, de s’attacher à la phrase la plus obscure. Ici, la griffe pleine de pattes de grenouilles, comme une signature pleine de pattes de mouches, convoque une scène préalable, elle-même hermétique :

À un moment précis, après des abus nocifs, j’étais incapable de continuer. Je craquais. Ce fait me ramenait au pied du fossé plein de moustiques : intruse démasquée. Signe indéniable. Je ne pouvais plus régler par chèque. Ma main tremblait trop. Je confondais le mois et l’année. Je commettais des erreurs entre le montant en chiffres et sa transcription en lettres. Je signais si mal et si petit qu’on pensait que je ne m’appelais plus.

R, 91

Tandis que le roman ne s’est révélé possible que par le concours d’une poétique ambiguë, la maternité, quant à elle, ne s’est maintenue que de reconnaître l’ambivalence comme loi. « Marinara » survient à cet égard aussi bien pour nommer la poétique de la narratrice que sa jouissance. Au travers du récit de Marina, la narratrice se nomme de nouveau, et signe son indigestion, le roman comme corps de digestion. Son propre corps est chaque fois l’objet d’un faire, d’une cuisson ou d’une mise en forme par lesquelles se ressaisit dans la cuisine de l’écriture l’anatomie douloureusement blessée. Se mangeant nue, elle accepte justement la condition de son corps : « Ma maladie que je reconnais enfin. » (R, 127) La circularité de la jouissance mise à jour fait retour sur son corps, dans la répétition des verbes à l’infinitif – manger, vomir, manger. L’ambiguïté de la dernière phrase est de fait totale, logée qu’elle est dans cet aller-retour entre manger et vomir, entre la vie et la mort. Signant sa propre césarienne, la narratrice se met tout à la fois au monde et à mort, selon qu’étant parvenue à nommer sa jouissance, elle signe sa renaissance, ou que se mettant à mort et renonçant à son emprise, le signant comme testament, elle met le roman au monde.