Corps de l’article

Si le féminisme au Québec, en France et ailleurs en Occident continue de se déployer tout en renouant avec les revendications des générations précédentes ou en en modifiant les perspectives[1], Lucie Joubert affirme néanmoins : « On entend plus et mieux les revendications des (jeunes) féministes sur la place publique, dans les médias sociaux, qu’en littérature, où l’on assiste au contraire, même chez la nouvelle génération, à une sorte de repli sur soi[2]. » Bien que l’intimisme, tant en poésie que dans les genres narratifs, imprègne la littérature québécoise depuis les années 1980[3], les textes littéraires d’aujourd’hui ne sont pas moins traversés par des revendications féministes qui font écho aux écrivaines des années 1970 et du début des années 1980[4]. « Le féminisme, c’était hier, et par conséquent, c’est aujourd’hui[5] », pour citer les mots de France Théoret qui résonnent encore de nos jours.

Royaume scotch tape, le premier recueil de poésie de Chloé Savoie-Bernard, fait preuve d’un tel legs de la pensée féministe. Affichant les mots de Josée Yvon en exergue[6], ce recueil se situe moins du côté d’un formalisme à la Nicole Brossard que de ce que Roger Chamberland définit, concernant l’écriture au féminin des années 1970-1980, comme « une écriture qui prend en compte l’existentiel, la souffrance, la folie, l’amour, la maternité, la réalité du quotidien, le sentiment[7] ». Portant en leur centre des sujets féminins tout à la fois fragiles et solides, ambigus et résistants ; des identités, relations et héritages qui se voient mis à mal, les poèmes de Royaume scotch tape, tout comme le reste de l’oeuvre de Savoie-Bernard, sont, pour emprunter les mots de Nicole Brossard, « tramés par une conscience féministe[8] » : un féminisme qui, empruntant aux voix du passé mais restant bien ancré dans les discours contemporains, se déploie aux confluences de l’individualité et de la sororité, du désir et de la blessure, du genre et de la race[9] ; un féminisme qui réfléchit de pair la désubjectivation et la reconstruction de soi, mettant à nu des souffrances subies aux mains de normes sexistes et d’héritages imposés. Plus précisément, la poète dévoile des femmes qui subvertissent le modèle patriarcal de l’identité féminine pour en proposer une version désarticulée, désaccordée, désenchantée. C’est en effet le « revers » de l’image d’un éternel féminin dont le socle serait la beauté, la maternité, la douceur et la passivité qu’investit l’autrice : « moi je choisis le revers/de la médaille les filles[10] », peut-on lire dans le recueil. Afin d’investir l’endos d’un féminin tel que décrit dans les livres de contes[11], le sujet poétique se doit de défoncer les murs du royaume dans lequel il était enfermé et d’en recoller les morceaux, si ce n’est d’en reconstruire de nouveaux. C’est donc dans ce double mouvement de déconstruction et de reconstruction, de fragmentation et de collage, que le « royaume scotch tape » peut s’élever.

Diverses stratégies discursives sont employées par la poète afin de mettre en avant cet envers féminin. La déconstruction de certains stéréotypes, notamment en ce qui concerne la maternité, apparaît parmi les principales. Ce renversement ne va pas sans violence, laquelle est décelable dans une langue triviale et crue, une poétique de la rupture et de l’éclatement. Or, si la déconstruction semble le mot d’ordre du recueil, c’est pour mieux laisser se dégager un mouvement de reconstruction de ce féminin à travers une stratégie de subversion et de resignification.

DÉCONSTRUIRE : STÉRÉOTYPIE ET IRONIE

L’éclatement du genre féminin reste un enjeu phare des théoriciennes et autrices féministes, qui n’ont de cesse de s’éloigner d’une définition fixe ou essentialiste de ce que signifie « être femme[12] ». Si le féminin – qui n’a toujours été qu’une construction socioculturelle, politique et discursive définie comme le pendant négatif du masculin – fait depuis plusieurs décennies l’objet de diverses stratégies déconstructives, la littérature s’avère un lieu fécond où les catégories de genre se voient remises en question. Les textes littéraires proposent de nouveaux modèles par lesquels les genres apparaissent fluides et performatifs[13], plutôt qu’ancrés au sein de ce que Teresa de Lauretis nomme le « sex-gender system[14] » : système où les genres – définis comme étant strictement binaires – correspondent immanquablement au sexe biologique qui leur est accolé dans l’imaginaire patriarcal et hétéronormatif. L’altération de cette loi symbolique se voit également mise en oeuvre dans de nombreux textes littéraires grâce à une entreprise de déconstruction des stéréotypes de genre, lesquels renforcent les idées de binarité et de différence sexuelle.

En effet, les stéréotypes constituent des « représentations collectives à travers lesquelles nous appréhendons la réalité quotidienne et faisons signifier le monde[15] ». Il s’agit d’une image[16] que l’on a d’un groupe social donné, qui accole à ce dernier des caractéristiques et attributs fixes. La publicité, le cinéma, la littérature populaire, etc., sont autant de médias qui nous renvoient des représentations stéréotypées. En outre, plus que la simple perpétuation de visions réductrices et étouffantes[17] de certains groupes sociaux, les stéréotypes « doivent être compris comme des éléments de jeux de pouvoir et de domination[18] ». C’est dire qu’ils sont imbriqués à certaines hiérarchies qu’ils renforcent et auxquelles ils obéissent : ils en constituent, en d’autres termes, la manifestation. La dénonciation et le renversement de telles représentations collectives s’inscrivent alors dans une entreprise vraisemblablement politique : les souligner et les invalider, c’est s’immiscer au sein de ces relations de pouvoir dans le but d’offrir une nouvelle vision des différents groupes sociaux et d’en signaler les inégalités. Il n’apparaît donc pas anodin que la dénonciation des stéréotypes soit encore si récurrente au sein du mouvement féministe : « Dans cette perspective, le féminisme se présente comme une gigantesque entreprise de démythification de tous les schèmes collectifs figés dans lesquels ont été, et sont encore, enfermées les femmes[19]. » Si, d’une manière analogue au genre sexuel, les stéréotypes sont perçus comme des « construction[s] artificielle[s][20] », leur déconstruction représente alors un moyen efficace pour défiger l’image et la catégorie « Femme » : il s’agit d’une voie permettant de remettre en cause les codes et les impératifs sociaux liés au genre féminin.

L’idéal de la maternité se voit particulièrement renversé dans Royaume scotch tape. En plus de présenter une relation mère-fille qui est loin d’être rose[21], le recueil de Chloé Savoie-Bernard comporte un grand nombre d’expériences abortives et d’infanticides qui, par leur récurrence extrême, s’avèrent moins traumatiques que quasi banals. C’est carrément un refus de la maternité – un refus du déterminisme biologique –, ou encore « l’envers du landau[22] », qui semble constituer la pierre angulaire du recueil. La poète emploie souvent un registre ironique pour remettre en question cette maternité idéalisée que transmettent les revues féminines, les blogues, ou encore les manuels de maternité. La réitération ironique de tels discours compose même le titre de certains poèmes comme celui-ci : « p. 43 se préparer pour la venue du bébé » (RST, 38), ou encore le suivant : « p. 8 un nouveau bébé ! accueillir l’enfant qui vient en quatre étapes faciles » (RST, 70). Si la présence de ces phrases se fait surprenante, voire incongrue dans un recueil de poèmes qui traitent d’avortements et d’infanticides à répétition, leur ton ironique est encore plus accentué par les numéros des pages dont elles sont accompagnées, qui permettent à l’autrice de marquer sa propre distanciation par rapport à ces discours. Non seulement ces phrases sont-elles tournées en dérision par la poète, mais elles témoignent surtout d’une conscience aiguë du rôle que le sujet féminin est censé occuper dans « une société qui met la maternité au centre de l’identité féminine[23] ». Ces phrases empruntées sont porteuses, autrement dit, de ce discours social à l’encontre duquel les aléas du féminin se dessinent dans Royaume scotch tape.

C’est d’ailleurs ce que rend possible l’ironie, qui doit être comprise en tant qu’une « important strategy of oppositional rhetoric[24] ». Dans son ouvrage intitulé Irony’s Edge, Linda Hutcheon explique en quoi cette stratégie rhétorique permet l’élaboration, entre le dit et le non-dit, d’un véritable contre-discours. Selon la théoricienne, l’ironie ne représente pas qu’une simple figure de style par laquelle un sujet énonce le contraire de ce qu’il pense. Si la « scène » de l’ironie est bel et bien formelle, elle s’avère également sociale et politique[25] : sur elle peuvent se faire entendre les groupes marginalisés dont les propositions s’éloignent des discours hégémoniques. L’ironie, au même titre que la parodie, devient une voie par laquelle les sujets parviennent à répliquer à l’autorité ou aux discours dominants qu’ils cherchent à réfuter : « The double-talking natures of irony and parody do not only signify a duplicity to be distrusted as insincere today; for many they represent a way to talk back to authority, to subvert from within, to be heard (because they use the dominant’s discourses, even if against itself)[26]. » L’ironie peut ainsi être définie comme une stratégie stylistique et discursive double, voire sournoise et insidieuse, que peuvent investir les communautés marginales pour se faire entendre sans nécessairement brutaliser le statu quo. Cela, plusieurs écrivaines féministes, appartenant à des époques et horizons différents, l’ont bien compris : de Jane Austen à Virginie Despentes, en passant par Hélène Cixous, Louky Bersianik, France Théoret, Nelly Arcan et Chloé Delaume, nombreuses sont celles qui ont eu recours à cette stratégie rhétorique qu’est l’ironie, ou encore à l’auto-ironie, la parodie, la satire et l’humour – parfois grinçant et noir – vers lesquels elle dérive souvent[27].

Dans le recueil de Savoie-Bernard, si l’ironie est entre autres notable dans les discours sur la maternité cités plus haut, elle est flagrante dès la dédicace du livre. À l’instar de l’ironie, cette dédicace se fait double et réversible : « À mes amies ; à Mike Tyson », peut-on lire sans empêcher un léger sourire de s’esquisser aux coins de nos lèvres. Alors que la première partie de la dédicace est réservée aux amies, mettant en avant l’idée d’une solidarité féminine qui traversera tout le recueil, la seconde partie est plutôt consacrée au boxeur américain qui a été jugé coupable de viol en 1992 et disqualifié d’un match quelques années plus tard pour avoir mordu l’oreille de son adversaire. La présence en dédicace de cet athlète, dont le nom propre connote une animosité indéniable, se fait sans contredit sur le mode ironique compte tenu du contexte dans lequel il est inséré : celui d’un recueil de poèmes mettant en avant des expériences au féminin qui se heurtent à la dureté du monde patriarcal. Par cette dédicace, qui trouve son origine dans une opposition pour le moins surprenante, la poète dénonce cette agressivité tout en se l’appropriant afin de la détourner vers le royaume lui-même. Ainsi le recueil de Savoie-Bernard s’inscrit-il sous le signe d’une violence tant thématique qu’esthétique et langagière, tout en adhérant à une stratégie ironique qui s’avère, d’entrée de jeu, bien affichée.

DE L’IRONIE AU MORBIDE : METTRE À MORT LES CODES DE LA FÉMINITÉ

Si le registre ironique est remarquable dans plusieurs poèmes, il se mêle souvent à un ton plus morbide qui parcourt également le recueil. Le thème de l’avortement est particulièrement récurrent dans Royaume scotch tape : en témoigne le poème intitulé « beauté formol », dans lequel le sujet poétique féminin se trouve dans une clinique d’avortement et se fait dire à maintes reprises, par les membres du personnel, qu’elle est belle :

alors vraiment je suis belle grand bien m’en fasse/ça me fait une belle jambe les chevilles coincées/dans les étriers un bébé mort en petits morceaux/entre les jambes tombe-t-il/qui le rattrape je suis belle le nez/qui coule les yeux qui braillent/il meurt il meurt je suis belle/est-ce que cela m’absout est-ce que/cela me sauve

RST, 23

La répétition ironique du « je suis belle », qui revient scander les vers du poème, rend futile ce compliment dont le sujet féminin serait normalement – dans l’imaginaire social – flatté. Se voient alors repoussés non seulement l’idéal de la maternité, mais aussi celui de la beauté féminine : cette dernière s’avère mise à mort simultanément au rejet du foetus. Ainsi le sujet poétique avorte-t-il de cette beauté qui, bien que chérie dans les discours ambiants, est loin d’être salvatrice. C’est aussi ce que la fin de ce poème met en lumière. En faisant toujours référence à la beauté, le sujet poétique mentionne : « mettez-la dans le même formol que mon enfant mort […]/je vous les laisse ils sont à vous je suis bien plus légère/sans eux » (RST, 24). Le refus de la beauté, tout comme de la maternité, se voit ici doublement accentué par le rejet – au sens poétique du terme – du syntagme « sans eux », qui se trouve relégué au tout dernier vers du poème et qui exacerbe une volonté de rompre avec ces codes du féminin, que les stéréotypes nourrissent. La maternité et la beauté gisent ainsi, chez Savoie-Bernard, dans la même solution aqueuse, dont la fonction serait moins celle d’une conservation que d’une dissolution[28].

Une mise à mort à la fois symbolique et littérale de la maternité est également à l’oeuvre dans le poème intitulé « shower (parents et amis rsvp) », où la fameuse fête prénatale se transmue en empoisonnement généralisé de tous les convives, y compris de celle qui reçoit : « avec précaution assaisonner de mort-aux-rats/le potage parmentier/saupoudrer délicatement de clous les entrées/au saumon fumé/et pour dessert si vous/vous y rendez/le mascarpone du tiramisu/est tendrement/oui/amoureusement fouetté au windex » (RST, 59). Si l’utilisation de verbes à l’infinitif évoque, au début de l’extrait, la forme d’une recette à suivre, il s’agit sans nul doute d’une recette subvertie qui, comme le shower lui-même, n’aboutira pas au résultat escompté. Ce sont donc, encore une fois, les codes traditionnellement associés au genre féminin qui se trouvent renversés. La maternité étant de nouveau la cible de Savoie-Bernard, il en va de même pour la domesticité et les attributs comportementaux typiquement associés aux femmes. D’une part, les produits ménagers sont détournés de leur fonction première pour envahir l’espace de la cuisine : c’est ce qu’indiquent le champ lexical alimentaire et les verbes relatifs aux actions d’assaisonner, de saupoudrer, de fouetter, qui sont mélangés aux termes relevant de l’entretien ménager tels « mort-aux-rats », « clous », « windex ». D’autre part, les adverbes « délicatement », « tendrement » et « amoureusement » rendent compte des attributs d’un idéal féminin[29]. Une réversibilité est donc également notable dans ce poème, où un univers répondant à une féminité stéréotypée se voit d’emblée troublé et retourné, pour ne pas dire condamné à mort. Ce renversement se fait encore plus évident dans la seconde partie du poème, alors que le sujet poétique décommande ses invités, et ingurgite lui-même la potion qu’il avait concoctée.

RECONSTRUIRE : RESIGNIFIER LE FÉMININ

La violence et la trivialité sont évidentes au sein des thèmes convoqués par Chloé Savoie-Bernard, mais aussi sur le plan de l’écriture elle-même. La langue est désirée impure et ébréchée, parsemée d’anglicismes et de québécismes, déchirée de paroles injurieuses et de blasphèmes. Cette violence se reflète surtout dans l’isotopie de la chair et du corps meurtris : les poèmes sont jonchés de « corps bleui[s] » (RST, 16), de « corps accidentés » (RST, 22), de « débris de chair » (RST, 28), de « bébé[s] cadavre[s] » (RST, 42), de « gale[s] inlassablement arrachée[s] » (RST, 43)[30], etc. La forme même des poèmes participe également à cette esthétique du morcellement et de l’éclatement. Hétéroclites, les textes incorporent des discours de blogues, de forums, de revues, en plus de compter plusieurs allusions aux univers de la chanson, de la culture populaire et des contes pour enfants[31]. La parataxe est également reine dans Royaume scotch tape, recueil qui ne comporte ni majuscules ni signes de ponctuation. Lorsqu’ils se présentent sous forme de prose, les poèmes prennent une allure cimentée, tandis qu’en vers, ils apparaissent dans une version morcelée, défaite. Cette dualité formelle est par ailleurs exemplaire du double mouvement de déconstruction et de reconstruction à l’oeuvre dans le recueil ; reconstruction qui a lieu à partir d’un bris, d’une fissure, d’une faille. Les poèmes du recueil de Chloé Savoie-Bernard s’érigent ainsi à l’image du royaume que le sujet poétique cherche à se créer : un royaume violemment mis en miettes puis reconstruit ; un « royaume scotch tape » bâti sur une base éclatée. C’est bien cet éclatement que met en évidence le titre du recueil, qui cherche à rendre visible tout à la fois cette fragmentation du royaume, le (re)collage de ses morceaux et la vulnérabilité d’une telle reconstruction, qui est tout sauf coulée dans le béton.

Le poème liminaire, intitulé « à l’agent d’immeuble », met d’emblée en avant ce motif de la reconstruction. La maison dont il est question dans le texte – maison qui pourrait bien représenter un héritage familial ou patriarcal, et qui est rejetée par le sujet poétique, lequel semble s’exprimer au nom d’une communauté de femmes – tombe en ruines et nécessite une reconstruction depuis ses assises : « on ne l’achètera pas votre maison/l’expert a dit que les fondations étaient atteintes/gangrenées/par ici la terre est meuble/argileuse on ne peut pas s’y fier sauf pour les fissures/dans les murs/il faudrait tout reconstruire bientôt//on ne prendra pas ce risque-là » (RST, 9). Dès le début du recueil nous est donc suggérée une dialectique de la déconstruction et de la reconstruction, c’est-à-dire d’une réédification qui semble ne pouvoir avoir lieu qu’à partir d’une base pulvérisée. L’idée d’avoir un lieu ou un « royaume » à soi est également notable dans ce premier poème : c’est ce qu’évoque le premier vers, dans lequel l’opposition entre le pronom personnel « on » et l’adjectif possessif « votre » établit une distance entre le sujet de l’énonciation et la maison à laquelle il fait référence. Ce même processus de distanciation est observable dans plusieurs autres poèmes, notamment dans les vers suivants, qui tirent toute leur force d’une esthétique itérative et d’une opposition pronominale : « votre loi/n’est pas ma loi » (RST, 55), « mon royaume scotch tape/n’est pas ton royaume » (RST, 62).

Si le désir de se construire un lieu à soi – pour ne pas dire une chambre à soi[32] – est évident chez Savoie-Bernard, le nouveau royaume ne s’avère cependant pas plus solide : il s’agit d’un royaume chambranlant, mouvant, non fixe ; un royaume qui risque de se défaire à l’image du sujet poétique féminin, qui n’est pas « tricotée serrée » (RST, 27) ; un royaume susceptible de tomber, comme les filles qui peuplent les poèmes :

des filles fleurs en manque de pollen/qui s’étiolent pétale après pétale/des filles tomberont des fenêtres […]/elles s’écraseront lourdement au sol […]/les jambes tordues par l’impact/les coudes les genoux/les paumes en sang/de la garnotte/plein leurs blessures/elles remonteront quand même…

RST, 22

Les termes renvoyant à la dégradation sont évidents dans ce passage, tout comme dans la structure poétique elle-même : les filles « s’étiolent pétale après pétale », puis elles « tomberont » et « s’écraseront lourdement au sol », morcelant leurs corps qui se voient, par synecdoque, désarticulés par la scansion des vers eux-mêmes. Bien que cette fragmentation soit omniprésente dans ce poème, c’est encore le mouvement antithétique de la chute et de la remontée qui y est mis en avant, soit cette possibilité d’une reconstruction sur la base d’une brèche.

De la même manière, c’est en éclatant l’idéal féminin que Chloé Savoie-Bernard parvient à en ériger un revers, cette poétique de l’éclatement et du morcellement ouvrant à la poète la voie d’une resignification du féminin. Ce concept, emprunté à Judith Butler, désigne le fait de s’approprier des discours, des paroles, des langages, en les déplaçant de leur contexte d’énonciation d’origine afin d’en changer la signification. La resignification peut donc se concevoir comme « une répétition dans le langage qui impose le changement[33] ». Pour exemplifier ce concept, la critique américaine s’appuie sur les discours de haine et les injures, qu’il est possible de renvoyer à leurs auteurs en se les appropriant. C’est grâce à ce que Butler nomme la « performativité discursive[34] », qui constitue le propre de la resignification, qu’un terme peut « être cité à l’encontre de ses buts premiers, accomplissant ainsi un renversement de ses effets[35] ». Un lien s’esquisse alors entre cette stratégie de resignification et l’emploi de l’ironie, dont il a été question plus haut. Un tel rapprochement devient évident à la lecture de l’ouvrage de Hutcheon lorsque cette dernière utilise, comme Butler, l’injure « queer » pour expliquer l’objectif du discours ironique : « Its very name – Queer – took what was a negative term of abuse and ironically turned it into a proud self-nomination, reappropriating and thus controlling the history of word[36]. » Si l’ironie peut permettre l’élaboration d’un contre-discours, il en va de même pour la resignification dans laquelle est inhérente, selon Butler, « la possibilité d’un acte de discours insurrectionnel[37] ». Ainsi la resignification représente-t-elle une stratégie discursive oppositionnelle – pouvant prendre la forme d’une reprise ironique – dont le but premier est de s’approprier des termes ou des propos en les faisant dévier du sens qu’on leur accorde usuellement. En reprenant à son compte et en ironisant certains stéréotypes de la féminité, Chloé Savoie-Bernard s’insère au sein d’une chaîne discursive itérative dans le but de la détourner et, ultimement, d’y mettre fin. Au-delà de cette déconstruction des stéréotypes, l’entreprise de resignification du féminin qui travaille Royaume scotch tape se manifeste également dans les réécritures de contes pour enfants et dans les allusions à certains éléments caractéristiques des contes merveilleux, soit l’univers du royaume, les figures de la reine et de la sorcière, etc. Après tout, tel que le mentionne Ruth Amossy : « C’est à travers ses livres que la petite fille entrevoit tout d’abord sa vocation de ménagère et son être de femme[38]. » La mise en oeuvre d’un royaume désenchanté permet alors l’exposition d’un féminin à son image.

DÉSENCHANTER LE ROYAUME DE LA FÉMINITÉ

Le leitmotiv du royaume transformé en « royaume scotch tape » apparaît d’emblée comme une façon de rompre avec l’univers du conte, où les personnages féminins détiennent surtout un rôle passif. Dans Royaume scotch tape, les femmes sont au contraire déterminées à se créer d’autres histoires qui leur conviendront, aussi sordides soient-elles : « s’il ne reste plus de tronçons/d’histoires pour nous tenir au chaud/nous découperons la peau des morts/du même carnage qui nous charge […]/nous dresserons nos friables palaces de gencives et de dentelles » (RST, 14-15). La communauté rassemblée autour de ce « nous » apparaît pour le moins résolue à se fabriquer de nouvelles histoires, comme en témoigne l’utilisation du futur simple des verbes « découperons » et « dresserons ». L’antithèse – voire le paradoxe – créée par les termes « dresserons » et « friables », dans le dernier vers, illustre une fois de plus l’idée d’ériger un bâtiment vulnérable, susceptible de s’effriter. À la fin de ce même vers, le choix du vocabulaire alliant le féminin à un registre plus glauque (la combinaison des « gencives » et des « dentelles ») est d’autant plus intéressant qu’il évoque l’idée de désenchantement du palace lui-même. Car si le terme « palace » renvoie d’abord à un palais royal, il s’abaisse littéralement, dans ce poème, au palais buccal fait de gencives, lesquelles supportent la dentition tout en se caractérisant par une extrême sensibilité. Par ce jeu de langage homonymique, Savoie-Bernard fait dévier le royal dans le trivial, parvenant alors à subvertir et à resignifier l’imaginaire du conte.

La reprise de cet univers dans le but de symboliser un désenchantement du féminin est encore plus explicite dans le poème intitulé « i put a spell on you », qui fait lui aussi dériver le conte de fées dans un autre espace : celui de la culture populaire, tel que l’indique le titre du poème, éponyme de la chanson écrite par Jay Hawkins – et reprise, entre autres, par Nina Simone –, dans laquelle l’homme jette un sort à une femme pour qu’elle soit sienne[39]. Chanson populaire et imaginaire enfantin s’imbriquent alors que le sujet poétique se voit, telle la Belle au bois dormant, marquée d’un mauvais sort : « toutes les fées se sont penchées sur mon berceau//[…] mais si elles étaient toutes là à veiller sur mon sommeil/certaines avaient-elles le coeur noirci » (RST, 10). Le poème établit ainsi des liens intertextuels et puise dans certains lieux communs du conte pour mettre en avant un sujet féminin qui se revêt du personnage de la sorcière : « ai craché dans la soupe du miroir au lieu de lui demander qui était la plus belle/[…]//oui me faire sorcière pour construire/mon propre royaume et en découdre avec le vôtre » (RST, 10-11). L’absence de « je » dans le premier vers témoigne d’un sujet qui, crachant plutôt que de prononcer le cliché faisant la promotion de la beauté – « miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle » —, ne semble pas constituer une femme à part entière. Une fois de plus l’idéal féminin apparaît ici détourné, subverti. Dans la même lignée, les vers suivants marquent une volonté de rompre avec l’ancien royaume, voire de s’en prendre à lui ; royaume que l’on peut encore une fois interpréter comme représentant l’héritage du sujet. La locution « en découdre » exprime ce désir de rupture violente tout en renfermant une autre stratégie de resignification du féminin. En effet, Savoie-Bernard reprend un terme désignant une activité typiquement associée à la féminité – la couture – pour mettre en avant une scission avec ce féminin traditionnel renforcée par le préfixe « dé- ». Le verbe « découdre », dans sa forme intransitive, prend alors une dimension symbolique dans ce recueil qui travaille à la mise en oeuvre de ce que l’on pourrait appeler un contre-féminin.

D’une manière analogue, la métaphore du tricot traverse d’autres poèmes, comme celui intitulé « camping de pauvre » : « je ne suis pas tricotée serrée//une maille à l’endroit/joindre le paxil de ma grand-mère/en brodant autour la névrose de ma tante/deux mailles à l’envers une jetée/la schizophrénie de ma cousine » (RST, 27). Ces activités de tricot et de broderie, traditionnellement pratiquées par les femmes, sont ici reprises afin de mettre l’accent sur les « mailles à l’envers », personnifiées par les sujets féminins qui parcourent le poème. Il s’agit, effectivement, de femmes schizophrènes, névrotiques, suicidaires, dont on n’offre que peu de représentations dans les discours sociaux. Car c’est également le tissage d’une communauté de femmes souvent blessées et marginalisées que met en oeuvre Savoie-Bernard dans son recueil ; une sororité de femmes unies par un état de souffrance autant que de solidarité : ainsi la poète enfile-t-elle ses « perles irrégulières » (RST, 48) que représentent notamment Virginia Woolf, Sylvia Plath et Nelly Arcan, écrivaines qui se sont toutes enlevé la vie et que Savoie-Bernard réunit dans les mailles de ses poèmes. La métaphore du tricot revient par ailleurs dans les textes où il est question d’avortement tel qu’en témoignent les vers suivants : « ta chair en lambeau/j’en ai fait/un tricot » (RST, 42), « des aiguilles à tricoter qui rentrent dedans/comme dans un open house » (RST, 68). Si l’activité de tricot se voit ainsi convoquée à plusieurs reprises, ce n’est que pour être détournée presque instantanément, afin de mettre en avant des expériences au féminin taboues, voire « déviantes[40] ».

Tout en nouant ensemble des expériences féminines invisibilisées ou stigmatisées par les discours ambiants, Chloé Savoie-Bernard propose un véritable « dénouement[41] » dans son recueil, qui met en oeuvre un féminin dont le « schéma narratif » est différent, voire contraire à celui d’un idéal féminin. Cette métaphore du dénouement doit effectivement être comprise dans son sens narratif, mais surtout dans le sens du verbe « dénouer », duquel le terme dérive étymologiquement. Royaume scotch tape met donc en oeuvre ce que Nancy K. Miller définit comme « an untying of the knot[42] », qui nous amène à voir « beyond the female plot[43] », c’est-à-dire au-delà d’un code genré traditionnel et stéréotypé. La présence des métaphores de la couture et du tricot n’apparaît donc pas anodine dans ce recueil, puisque comme le soulignait déjà Elaine Showalter dans les années 1980, elles sont très souvent convoquées par les écrivaines et critiques féministes : « The patchwork quilt has become one of the most central images in this new feminist lexicon[44]. » Chez Chloé Savoie-Bernard, si ces métaphores du textile servent la revendication d’un héritage proprement féminin, c’est aussi à un subvertissement de ces pratiques qu’elles travaillent, c’est-à-dire à un « découdre », à la mise en oeuvre de « mailles à l’envers », pour reprendre les exemples cités plus haut. En d’autres termes, la poète convoque ces activités féminines traditionnelles – qu’Elaine Showalter a qualifiées de « creative manipulation of conventions[45] » – pour se détourner d’une féminité typique et la resignifier. Ainsi la courtepointe se transmue-t-elle en collage fait de scotch tape ; ainsi les stéréotypes du genre féminin sont-ils confrontés à leur « envers » ; ainsi le royaume n’a-t-il rien d’un palace de conte de fées. La formule magique, dans Royaume scotch tape, reste bel et bien la subversion.

CONCLUSION : POUR UN « SPACE-OFF » DU FÉMININ

Dans Les idées reçues, Ruth Amossy mentionne que les différents mouvements féministes se sont malgré tout regroupés autour de ce qui est « devenu un lieu privilégié de ralliement : la dénonciation des images stéréotypées qui dans notre culture définissent l’“éternel féminin”[46] ». Royaume scotch tape de Chloé Savoie-Bernard rejoint sans contredit ces entreprises de renversement des stéréotypes du genre. En faisant preuve de ce qu’Amossy nomme une « conscience de la stéréotypie[47] », la poète renverse l’idéalisation de la maternité et de la beauté, préférant mettre au centre du recueil des expériences abortives, des infanticides, des sujets féminins vulnérables, qui se désagrègent et dont les aléas sont violents, douloureux. Savoie-Bernard met ainsi en oeuvre « des tensions entre idéal et réalité[48] » ; entre image préconçue et image inconforme ; entre hégémonie et tabou, faisant « sauter, voler en éclats les représentations régnantes[49] ». Si l’autrice entend ainsi offrir une version du genre féminin qui s’éloigne de ses images idéalisées, il va sans dire que ces dernières constituent pour elle de véritables « ferment[s] actif[s][50] » : une mine créative où puiser différentes resignifications du féminin.

En transgressant la frontière entre ce qui peut ou non être dit, entre le représentable et l’irreprésentable, la poète met en lumière ce que Teresa de Lauretis appelle le « space-off[51] » du genre féminin, c’est-à-dire les angles morts de ses représentations usuelles, traditionnelles, stéréotypées. C’est effectivement un féminin qui contrevient aux codes sociaux qu’on lui impose qu’expose, sans filtre, Chloé Savoie-Bernard : un féminin subversif qui se calque à une esthétique du cru, du brut et du trivial ; un féminin que l’on pourrait qualifier de trash, c’est-à-dire qui se situe dans « le hors-champ, ce qui est exclu du domaine du représenté[52] ». Au même titre que cette voix poétique qui décape tous les tabous, le sujet féminin trace sa voie dans les interstices des discours hégémoniques et normatifs. Ainsi, plutôt que de se faire princesse d’un royaume doré, le sujet poétique choisit le revers en devenant sorcière d’un « royaume scotch tape » : lieu désenchanté et chambranlant qui constitue dorénavant un nouvel espace de représentations et de discours.