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Dans la mesure de ses conventions, le genre de la chronique tel qu’il est pratiqué à Voix et Images laisse entendre des voix dont l’intelligence éclaire autrement l’actualité des parutions dans le domaine des études québécoises. En ce sens, les chroniques occupent une place primordiale au sein de la revue, qui plus est la chronique « Dramaturgie » que Lucie Robert tient de main de maître depuis plusieurs décennies en postulant au texte dramatique une spécificité littéraire qui le rend à ses yeux unique dans son appréhension. On aura déjà compris des lignes précédentes que toute bonne chose ayant une fin, Lucie Robert a récemment annoncé au comité éditorial que le temps lui semblait venu de quitter son rôle de chroniqueuse.

Dans l’ultime chronique qu’elle livre aujourd’hui, notre collègue revient dans un premier temps sur sa propre pratique en soulignant que

[d]e [s]on point de vue, une revue spécialisée en études littéraires devait envisager l’écriture dramatique pour ce qu’elle est, c’est-à-dire comme une oeuvre, hors de toute représentation et mise en scène, laquelle renvoie à une autre pratique artistique, à une autre approche, voire à une autre discipline du savoir. Il s’agissait pour [elle] de poser un regard singulier sur cette écriture, d’en saisir les enjeux et la dynamique.

Il va sans dire que ce regard, qu’elle qualifie à juste titre de « singulier », aura aussi été un regard marquant, Lucie Robert ayant publié tout près de 60 chroniques dans Voix et Images depuis l’automne 1985. Dramaturges et éditeurs s’accorderont d’ailleurs avec nous pour dire que la contribution critique de Lucie Robert est inestimable, en ce sens que son point de vue de lectrice, sans compromission, a toujours été bienveillant. Lucie Robert aime véritablement le genre théâtral et cela transparaît dans ses chroniques où elle aura chaque fois agi comme commentatrice fidèle et solidaire de la dramaturgie québécoise. En fait foi « À l’origine de toutes les origines », chronique publiée en 2006, qui s’ouvre ainsi :

[…] Car, au théâtre, et sans doute plus que dans n’importe quel autre genre de l’écriture littéraire, la tradition du palimpseste est bien présente. Depuis deux millénaires, les dramaturges réinventent les mêmes fables, réinterprètent les mêmes événements, reconstruisent les mêmes schémas. Nombreux sont les auteurs qui reviennent sur des textes antérieurs qu’ils relisent, corrigent, récrivent, en plus long ou en plus court. Et que dire du jeu de l’acteur ou de la mise en scène qui sont fondés, dans leur principe même, sur la lecture ou la relecture de textes déjà-là ? Ce qui importe au théâtre, en effet, n’est peut-être pas tant l’originalité de l’histoire racontée que la manière dont on utilise cette histoire pour représenter l’être humain, qu’il soit confronté au monde extérieur ou à son monde intérieur, et pour repenser le sens de son histoire à lui, voire le sens de l’Histoire elle-même[1].

Et plutôt que de conclure à quelque pâle copie ou autre procédé infécond de reproduction, Lucie Robert choisit de parler d’une « éthique de la répétition[2] » pour aborder les textes qu’elle a choisi de nous présenter et de commenter.

Pour tout dire, la générosité innerve de manière constante les chroniques signées par Lucie Robert. Et tout en procurant un point de vue aussi distinct qu’irréductible sur la dramaturgie québécoise, ces chroniques ont l’heur de montrer en retour que la dramaturgie offre elle-même un point de vue distinct et irréductible sur le monde alors que, comme l’écrivait elle-même la chroniqueuse : « Écrire le théâtre, c’est avoir une passion pour les mots et pour la polémique, pour les mots que l’on met en situation conflictuelle, autrement dit, pour le dialogue dans la forme la plus immédiatement dialectique[3]. » Et, dilettantes ou spécialistes, nous sommes tous et toutes redevables à Lucie Robert d’avoir entretenu ce dialogue en nous y incluant perpétuellement.

Plus largement, il faut ajouter que Voix et Images doit énormément à Lucie Robert, elle qui en a par ailleurs assuré la direction de 1988 à 1992. Sa première collaboration à la revue remonte à 1982. Elle publie alors un entretien avec Madeleine Gagnon mené de concert avec Ruth Major[4]. Elle prépare ensuite, toujours en collaboration, des bibliographies[5], documents que l’on sait essentiels dans la constitution des numéros d’auteurs et d’autrices, pour finalement diriger en solo un numéro sur Yolande Villemaire[6] paru en 1986. Enfin, on ne compte plus les études importantes qu’elle a publiées dans nos pages, à l’occasion de dossiers comme « La guerre dans la littérature québécoise », « Les mémorialistes québécois du xixe siècle » ou « Contemporanéité d’Angéline de Montbrun et de Laure Conan », pour ne nommer qu’eux.

On saluera donc ici chaleureusement Lucie Robert, avec tous les égards et toute l’amitié qui sont dus à une collègue aussi précieuse et en espérant bien que cette dernière chronique, qui marque la fin d’un dialogue suivi, ne marque pas la fin d’une collaboration qui dure depuis 40 ans.