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La montée de l’interdisciplinarité

Que ce soit à travers l’émergence de nouveaux domaines d’études comme les études de genre, des approches centrées sur la résolution de problèmes sociétaux, ou à travers des approches transcendant les disciplines comme les humanités numériques, l’enseignement supérieur et la recherche se font de plus en plus interdisciplinaires. Les indicateurs ne manquent pas pour signaler ce phénomène, que ce soit au niveau bibliométrique, au niveau des formations, ou encore au niveau du financement (Chen, Arsenault et Larivière, 2015). Vue comme un facteur de croissance économique, elle attire les investisseurs, gouvernementaux ou privés (Woolums, 2012, p. 64). Face à cette tendance, comment les bibliothécaires académiques peuvent soutenir les chercheurs dans un cadre interdisciplinaire ? C’est ce à quoi nous avions essayé de répondre lors d’un travail de recherche individuelle à l’École de Bibliothéconomie et des Sciences de l’Information en 2017 co-supervisé par Christine Dufour et Vincent Larivière, qui consistait en une revue de la littérature sur la question ainsi que plus généralement, sur l’apport des bibliothèques[1]. Cet article en présente les résultats de façon condensée, avec quelques mises à jour et en se concentrant sur les bibliothécaires. Une première partie est consacrée à la définition de l’interdisciplinarité et à ses enjeux informationnels. La deuxième partie examine le rôle des bibliothécaires, ce rôle pouvant être décliné sous trois aspect : le positionnement (la fonction), des activités (des tâches) et des compétences (Dufour, 2004). Enfin, nous proposons différents domaines qui peuvent être explorés par les bibliothécaires pour améliorer leur offre en termes d’interdisciplinarité.

L’interdisciplinarité en recherche

Le continuum multidisciplinarité-interdisciplinarité-transdisciplinarité

Une discipline peut se définir par « un capital collectif de méthodes et de concepts spécialisés » (Bourdieu, 2001, cité par Heilbron, J. et Gingras, 2015). Face à elle, l’interdisciplinarité peut se caractériser comme l’ensemble des processus régissant les interactions entre les disciplines. C’est ce que Klein établit en présentant l’interdisciplinarité comme un continuum allant de la multidisciplinarité à la transdisciplinarité (2011). Plus la recherche tend vers la transdisciplinarité, plus elle prend une dimension holistique. Les disciplines sont alors intégrées voire transcendées au lieu d’être simplement juxtaposées. Le positionnement au sein de ce continuum implique des investissements différents en termes de collaboration, de ressources, d’apprentissage et de coopération entre les chercheurs. La transdisciplinarité ajoute aussi l’idée de collaboration avec des acteurs extérieurs à l’université et est orientée vers la résolution de problèmes sociétaux. Plus précisément en ce qui concerne l’interdisciplinarité dans le cadre de la recherche, la définition suivante expose bien l’ensemble des formes qu’elle peut prendre :

Interdisciplinary research is any study or group of studies undertaken by scholars from two or more distinct scientific disciplines. The research is based upon a conceptual model that links or integrates theoretical frameworks from those disciplines, uses study design and methodology that is not limited to any one field, and requires the use of perspectives and skills of the involved disciplines throughout multiple phases of the research process.

Aboelela etal., 2007, p. 341

Pour simplifier, nous utiliserons dans le reste de l’article la notion d’interdisciplinarité pour désigner l’ensemble du continuum présenté plus haut, ainsi que les autres termes que l’on peut retrouver dans la littérature (pluridisciplinarité, fertilisation croisée…). Si les différences entre ces concepts sont réelles, ce choix permet de prendre en compte un ensemble de problématiques autour des interactions entre les disciplines.

Pourquoi l’interdisciplinarité ?

Plusieurs raisons poussent les chercheurs à adopter l’interdisciplinarité. Klein, en citant un rapport de la National Academy of Sciences intitulé Facilitating Interdisciplinary Research, fait mention de quatre motifs principaux :

  1. la complexité inhérente de la nature et de la société ;

  2. le désir d’explorer des problèmes et des questions qui ne se limitent pas à une seule discipline ;

  3. la nécessité de résoudre des problèmes sociétaux ;

  4. la puissance des nouvelles technologies.

2011, p. 39-40

Le travail en interdisciplinarité : les enjeux de la collaboration

« In interdisciplinary research, project teams are the norm » (Searing, 1996, p. 327). Si les enjeux du travail en équipe sont en partie dissociables de l’interdisciplinarité, cette dernière ajoute des enjeux que n’ont pas, ou dans une moindre mesure, les chercheurs disciplinaires. Les conceptions épistémologiques divergentes, qui influent sur la perception qu’ont les chercheurs des autres disciplines, ainsi que les attentes différentes en termes de collaboration figurent ainsi au nombre des obstacles à franchir (Prud’homme et Gingras, 2015).

Pour faire face à ces enjeux, Szostak (2012, p. 10-15) fait état des recommandations élaborées par les chercheurs pour une collaboration réussie : faire émerger les questions de recherche à partir d’une dynamique de groupe, mettre en place dès le début les conditions d’une compréhension commune et d’une interaction efficace, que ce soit en termes de gouvernance ou d’infrastructure. L’important est de développer un « cadre conceptuel commun qui intègre et transcende les multiples perspectives disciplinaires représentés à travers les membres de l’équipe » (Stokols et al., 2008, cités par Szostak, 2012, p. 15). Des facteurs dits technologiques qui nous semblent relever de la gouvernance de l’information affectent aussi cette réussite (confidentialité, accès rapide, repérage de l’information, sécurité des données…), de même que la surcharge d’informations (Stokols et al., 2012, p. 490-491). Ces facteurs offrent alors des opportunités pour des services de gestion de l’information à destination des équipes de recherche.

Des pratiques informationnelles spécifiques

Dans sa revue de la littérature sur les pratiques informationnelles des chercheurs interdisciplinaires, Palmer retient deux concepts qui caractérisent les enjeux auxquels sont confrontés les chercheurs (2012). Le premier est celui de la forte dispersion (high-scatter) de l’information : les sources à prendre en compte par les chercheurs se caractérisent par leur fort taux de dispersion, géographique, disciplinaire ou encore dans les bases de données, ainsi que leur variété (Palmer, 2012, p. 176-177 ; Savard, 2018 ; Westbrooke, 2003, p. 193). Le deuxième est celui du « weak information work » (Palmer, 2012, p. 182). Il s’agit du travail nécessaire pour investiguer dans un autre domaine, interpréter et communiquer de l’information à travers les disciplines. Ce travail prend deux formes. La première consiste en une stratégie de furetage (browsing) et d’investigation (probing) afin d’élargir le point de vue du chercheur, d’explorer un domaine en dehors de son champ d’expertise. La deuxième consiste en un travail de traduction terminologique (translation), de théories, de concepts, de méthodes et d’idées, qui peut être couteux en temps (p. 182-183). Ce travail de traduction sert à réutiliser ces éléments dans la démarche du chercheur. Non seulement il s’agit de bien comprendre ce qui relève de la discipline source mais aussi de pouvoir transférer ces éléments dans un nouveau contexte. En ce qui concerne l’utilisation des ressources, les chercheurs ont besoin de pouvoir identifier la perspective dans lequel un ouvrage est écrit et un sujet traité (Newell, 2007, p. 90). La notion de perspective peut se référer à la discipline elle-même, ou bien encore à des théories ou écoles de pensées. Le but pour le chercheur étant de pouvoir identifier l’ensemble des perspectives concernant son sujet. Cette différence influence par exemple la création de produits documentaires telle que la bibliographie (p. 106). La recherche de Savard (2018) sur les pratiques informationnelles d’étudiants engagés dans l’interdisciplinarité signale aussi des pratiques mouvantes d’intégration et de comparaison des points de vue disciplinaires. Enfin, une approche par les difficultés rencontrées par les chercheurs (ou les étudiants) révèle une certaine anxiété ou incertitude lorsqu’il s’agit de sortir de sa discipline, voire une sensation d’illégitimité (Savard, 2018). Pouvoir identifier les sources d’autorité et se tenir au courant de l’actualité des disciplines peut aussi être plus difficile pour les chercheurs (Martin, 2017, p. 120).

Les publics interdisciplinaires

Potentiellement, les bibliothécaires peuvent offrir des services à trois publics différents :

  • À des départements multi/inter/transdisciplinaires, qui accueillent des activités d’enseignement et de recherche. C’est le cas des études des femmes (Westbrooke, 2003).

  • À des chercheurs intéressés par des projets interdisciplinaires sans dépendre d’un département interdisciplinaire. Cela a par exemple été le cas des chercheurs en humanités numériques, même si ce champ de recherche transdisciplinaire est de nos jours plus structuré (Vitali-Rosati et Sinatra, 2014).

  • À des centres ou des instituts de recherche, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’université, ne disposant pas de bibliothèques, mais pouvant avoir besoin de bibliothécaires (Van Reenen et Comerford, 2012).

La prise en compte de l’interdisciplinarité par les bibliothécaires universitaires

Un oeil sur la littérature

La revue de la littérature

Notre stratégie de recherche a tout d’abord consisté en des recherches rapides permettant de mieux cerner notre sujet et de repérer des éléments de bibliographie à explorer. Ce premier ensemble nous a permis de créer un plan de concept à adapter selon les catalogues et bases de données (généralistes ou spécialisées en sciences de l’information). Ce plan de concept s’articulait autour de quatre ensembles : l’interdisciplinarité, la bibliothèque universitaire, les bibliothécaires, et enfin, la recherche et les chercheurs.

Nous avons rencontré quelques difficultés lors de nos recherches, le bruit tout d’abord : certains articles peuvent mentionner l’interdisciplinarité sans pour autant qu’elle soit examinée en tant que telle. Le bruit peut aussi venir de documents trop spécifiques sur une thématique interdisciplinaire et difficilement généralisables. À l’inverse, des articles peuvent rester trop généralistes, apportant en cela une certaine insatisfaction. L’autre difficulté est le silence : de nombreux termes désignent l’interdisciplinarité et dans d’autres cas, elle est implicite. Aussi, les distinctions établies concernant l’interdisciplinarité n’étaient pas aussi claires dans la littérature étudiée.

Finalement, nous avons constitué un corpus s’articulant autour de trois ensembles :

  • Des écrits relatifs à l’interdisciplinarité en général

  • Des documents relatifs à la stratégie des universités en termes d’interdisciplinarité

  • Des ouvrages, articles et rapports et autres documents relatifs aux liens entre bibliothèques et bibliothécaires universitaires et interdisciplinarité. Cet ensemble constitue la majorité du corpus.

On notera que ce corpus est majoritairement anglophone. Cela peut être dû à plusieurs facteurs : premièrement, il est possible que, dans la francophonie, ce sujet ne soit pas vu comme pertinent à traiter, l’interdisciplinarité étant jugée comme allant de soi et ne nécessitant pas un cadre particulier (Jaguszewski et Williams, 2013, p. 9). Deuxièmement, le fait que les bibliothécaires québécois et français n’aient pas de missions de recherche peut contribuer à ce que la recherche en bibliothéconomie ne se fasse pas le reflet de préoccupations qui pourraient exister dans les bibliothèques académiques. Les missions de soutien à la recherche et l’interdisciplinarité peuvent aussi potentiellement être moins importantes qu’aux États-Unis ou dans le Canada anglophone. Troisièmement, l’interdisciplinarité serait présente dans la littérature sans être un enjeu principal. Ainsi les articles de Le Deuff (2016) et de Giuliano (2019) évoquent les enjeux inter et transdisciplinaire dans le cadre des humanités numériques et font l’état de tendances similaires à celles que nous avons identifiées. Enfin, il est tout simplement possible que notre stratégie de recherche n’ait pas été efficace pour le milieu francophone.

Quelques écrits centraux

La question de l’interdisciplinarité dans les bibliothèques est présente dans la littérature depuis déjà quelques années et quelques écrits permettent d’avoir déjà un vaste aperçu des thématiques à explorer et des pistes d’actions. Le numéro d’automne 1996 de la revue Library Trends dirigé par Palmer « Navigating among the disciplines : The Library and Interdisciplinary Inquiry » apporte les premières réflexions. Le premier livre généraliste sur la question paraît plusieurs années plus tard, Interdisciplinarity and Academic Libraries (Mack et Gibson, 2012). Cet ouvrage, consacré à l’interdisciplinarité à la fois dans la formation et dans la recherche, encourage les bibliothèques à jouer un rôle central, à être un « interdisciplinary knowledge hub » (p. 1). Il permet d’identifier les modalités d’interventions des bibliothèques et des bibliothécaires dans l’ensemble des services qu’ils ont à offrir. La même année, c’est aussi le bibliothécaire américain Jeffrey Knapp, dans l’article « Plugging the « whole » : Librarians as interdisciplinary facilitators. » (2012), qui appelle les bibliothécaires à jouer un rôle central dans l’interdisciplinarité. Plus récemment, Victoria Martin fournit une synthèse de la littérature sur la question dans l’ouvrage Transdisciplinarity Revealed : What Librarians Need to Know (2017), en mettant l’accent sur la transdisciplinarité et les aspects théoriques qui peuvent intéresser les bibliothécaires.

L’évolution de la recherche interdisciplinaire et sa perception par les bibliothécaires

Une prise de conscience des évolutions de la recherche

Un changement à la fois quantitatif et qualitatif semble s’être introduit dans la deuxième décennie de ce siècle. Pour Ehrlich et Carreño, nous sommes entrés dans une deuxième phase qui reconnait pleinement l’apport de l’interdisciplinarité : « we see the multidisciplinary discourse becoming foundational to new knowledge creation » (2012, p. 145). Selon elles, la première phase consistait en l’augmentation de la recherche interdisciplinaire dans les universités, mais dans le cadre de chercheurs isolés (p. 145). La cohabitation avec les disciplines ne remettait pas en cause la primauté de celles-ci dans la production du savoir ni la structuration des universités. Les préoccupations des bibliothèques sont alors de faire correspondre les services aux besoins spécifiques des chercheurs et de mieux comprendre leurs pratiques informationnelles. La deuxième phase est celle de la reconnaissance de l’interdisciplinarité comme étant fondamentale pour la création de nouvelles connaissances et pour l’innovation. La recherche interdisciplinaire est alors plus collaborative qu’auparavant (p. 150) et se fait donc de plus en plus en équipe, tout en étant plus distribuée spatialement. Pour les bibliothécaires, cela demande d’innover au niveau des services et d’être plus proactifs, en étant par exemple identifiés par les chercheurs comme collaborateurs potentiels.

Pour autant, il reste encore des étapes à franchir. Gibson (2012, p. 213), souligne que même s’il existe bien au sein des universités un discours en la faveur de l’interdisciplinarité et une volonté de résoudre des problèmes transdisciplinaires, les facultés et les chercheurs continuent en majorité de fonctionner d’une façon disciplinaire. Cette tendance se retrouve au niveau des bibliothèques, l’épistémologie utilisée par les bibliothèques (à savoir les représentations qui sous-tendent l’organisation des connaissances et des services) restant très traditionnelle et axée vers les disciplines.

Devenir plus visibles

Les bibliothécaires voient l’interdisciplinarité comme un moyen de promouvoir les bibliothèques et de mieux s’aligner avec les besoins des chercheurs (Carlson et Garritano, 2010, p. 246-247 ; Knapp, 2012, p. 210-211). Cette volonté de visibilité arrive à un moment où les bibliothécaires sont alors anxieux des changements apportés par le numérique et la plus grande facilité (supposée) d’accès aux ressources. L’interdisciplinarité leur paraît alors une piste pour se revaloriser auprès des chercheurs. « Librarians must reconsider their role in the academic enterprise and reach out into new areas. They need to promote the “whole” of knowledge and give the growing interdisciplinary research movement the support that it deserves. Librarians are uniquely qualified to play a central role as « connectors » (…). » (Knapp, 2012, p. 210).

Il s’agit alors d’adopter une attitude plus proactive, d’être identifié comme un partenaire potentiel. Le terme d’« embedded librarian » (Kesselman et Watstein, 2009) ou bibliothécaire intégré, désigne ainsi cette idée de sortir des bibliothèques pour être au plus proche des utilisateurs potentiels. C’est aussi l’idée développée par Gibson, lorsqu’il parle d’ubiquité, en parlant de se placer aux endroits où l’interdisciplinarité se pratique (2012, p. 215). Pour autant, pour gagner en visibilité, il y a un écart à combler à la fois du côté des chercheurs et des bibliothécaires. Si Ehrlich et Carreño (2012, p. 154) regrettent que les facultés ne voient dans les bibliothèques que des fournisseurs de contenu, à l’opposé, Ekstrom et al. (2016) se basent sur une étude qui affirme que les bibliothécaires voient leur rôle dans le soutien à la recherche comme moins important que les chercheurs ne le perçoivent.

Le potentiel est réel, la restructuration des bibliothèques et des activités des bibliothécaires dans le cadre d’une stratégie universitaire axée sur l’interdisciplinarité peut ainsi mener à une présence plus importante dans les instances de décision, comme dans le cas des bibliothèques de l’université de Purdue, un bibliothécaire ayant même été nommé vice-doyen de la recherche (Carlson et Garritano, 2010, p. 250).

L’émergence de la cyberscience, de l’érudition et des humanités numériaues

Le numérique a permis l’émergence de la cyberscience (e-Science ou e-Research dans les textes rencontrés), ou encore de l’érudition numérique (Digital Scholarship). Les possibilités que ces domaines offrent pour le développement de l’interdisciplinarité ont alors attirés l’attention de plusieurs chercheurs et bibliothécaires (Carlson et Garritano, 2010 ; Crowston et al., 2015 ; Dowson, 2016 ; Garcia-Milian et al., 2013 ; Sinclair, 2014 ; Van Reenen et Comerford, 2012). Ces domaines, par nature interdisciplinaires (Dowson, 2016, p. 1) consistent à exploiter les possibilités de l’informatique pour la recherche scientifique. L’érudition et les humanités numériques concernent à la fois l’utilisation des outils informatiques pour faire de la recherche, mais aussi la réflexion sur les transformations des pratiques de recherche dues au numérique.

Il faut aussi ajouter à cela le mouvement de la science ouverte. En offrant des possibilités de collaboration et d’exploitation des données, elle favorise ainsi l’ouverture des disciplines. En s’impliquant dans la science ouverte, les bibliothécaires peuvent ainsi promouvoir leur place dans le processus de recherche et contribuer à identifier de nouvelles tendances. C’est la vision que proposent des bibliothécaires investis dans la science des données et le mouvement de la science ouverte

Imagine research librarians as equal partner in the research process, helping a researcher in any discipline to map existing knowledge gaps, identify emerging disciplinary crossovers before they even happen, and assist in the formulation and refinement of frontier research questions.

Ekstrom, Elbaek, Erdmann et Grigorov, 2016

Les auteurs insistent sur le changement de perception envers les bibliothécaires que peut apporter leur implication. Le bénéfice pour eux serait de devenir co-investigateurs de la recherche.

Les bibliothécaires : passeurs de frontières

Facilitateurs, connecteurs, courtiers, ou passeurs de frontières, les rôles attribués aux bibliothécaires à travers la littérature consultée sont éloquents pour mettre en valeur leur contribution (Crowston et al., 2015, p. 173 ; Knapp, 2012 ; Mack, 2012, p. 4 ; Smith, Brandenburg, Conte, et Song, 2014 ; Van Reenen et Comerford, 2012, p. 207). Deux qualités dont disposent les bibliothécaires sont précieuses pour soutenir l’interdisciplinarité : la vue d’ensemble et la neutralité.

La vue d’ensemble : une qualité essentielle

La vue d’ensemble sur la recherche et la production du savoir dont disposent les bibliothécaires pourrait suffire à démontrer la pertinence et la richesse de leur intervention. Par cette vue d’ensemble, les bibliothécaires permettent aux chercheurs d’élargir leur recherche, d’avoir une vision plus globale de la connaissance et d’ainsi créer des liens, à la fois entre les disciplines (Mack, 2012, p. 4) et entre les chercheurs (Kesselman et Watstein, 2009, p. 392 ; Knapp, 2012, p. 203). Il y a ainsi un rôle de traduction à jouer, entre les vocabulaires disciplinaires, les méthodes, les paradigmes, les littératures.

It is apparent that librarians could have a major role to play ; Librarians, as generalists, can provide a bridge to collaborative groups in forging a common understanding of each discipline’s unique perspectives, methods, and vocabularies. It is inherent upon librarians in these environs to be proactive and embed themselves in these new kinds of collaborations.

Kesselman et Watstein, 2009, p. 393

Ce besoin d’élaborer une vision partagée montre la pertinence des rôles de passeurs de frontières ou de courtiers de connaissances que les bibliothécaires peuvent assurer (Van Reenen et Comerford, 2012, p. 198 ; Crowston et al., 2015 ; Garcia-Milian et al., 2013). Gibson quant à lui appelle les bibliothèques à intégrer dans leurs plans stratégiques une vision de la connaissance elle-même (2012 p. 216). Il s’agit de développer une vue intégrative du savoir, de la façon dont se crée la connaissance et d’identifier la place de la bibliothèque dans cette création (2012 p. 216).

Pour nous, cette idée de vue d’ensemble mis en avant notamment par Knapp (2012) est particulièrement intéressante, car elle permet de rassembler un certain nombre de caractéristiques des bibliothèques et des bibliothécaires. On peut tout d’abord remarquer l’interdisciplinarité des sciences de l’information et des pratiques des bibliothécaires (Giuliano, 2019, p. 44), qui en font quelque part des alliés naturels. Mais plus profondément, l’interdisciplinarité s’inscrit dans l’ordre des valeurs et des motivations, propre à satisfaire l’appétit d’un bibliothécaire curieux, plus intéressé au développement du savoir sous toutes ses formes et dans sa globalité que par l’avancement d’un domaine particulier. Il peut alors mobiliser sa capacité à créer des liens. Ces liens, il les crée à l’intérieur d’une institution (la bibliothèque) qui dispose elle-même d’une vue d’ensemble : sur les enseignements et la recherche qui se fait au sein de son université et ailleurs, sur les collections et les ressources informationnelles, et sur les chercheurs qui utilisent ses services (cette énumération n’étant pas exhaustives). Bien sûr, le bibliothécaire n’étant pas omniscient, il s’agit d’un travail en réseau. Sur un autre ordre, la vue d’ensemble désigne aussi des savoirs à un niveau méta : l’intervention du bibliothécaire consiste à créer de la compréhension en rendant explicite les éléments plus ou moins tacites qui irriguent les disciplines (épistémologies, méthodologies, valeurs…) ainsi que les pratiques des chercheurs (les pratiques informationnelles par exemple). Ce niveau méta se retrouve aussi dans le fait d’envisager la recherche dans son ensemble, en ayant conscience de ses enjeux, à toutes les étapes (création, diffusion, valorisation…) et dans ses évolutions. Enfin, les compétences propres aux bibliothécaires peuvent-elles même être considérée comme méta, l’organisation des connaissances en premier lieu. Comme exprimé par l’expression vue d’ensemble, il s’agit de prendre de la hauteur, non pas pour surplomber les chercheurs, mais plutôt pour les aider à se rapprocher : des connaissances et des ressources éparpillées et cloisonnées qu’ils ont à découvrir et à s’approprier, des savoirs qu’ils cherchent à produire et découvrir, et des autres chercheurs eux-mêmes.

La neutralité et la médiation

La valeur de neutralité caractérisant les bibliothécaires est mise en avant par de nombreux chercheurs et bibliothécaires (Lankes, 2005 ; Garcia-Milian et al., 2013, p. 9 ; Moore, Vaughan, Hayes, et McLendon, 2005, p. 99 ; Sinclair, 2014 ; Smith, 1996, p. 273 ; Van Reenen et Comerford, 2012, p. 199, Gunawardena, Weber et Agosto, 2010, p. 217). En effet la capacité de ne pas prendre parti pour telle ou telle discipline semble importante dans un contexte de travail en équipe. Il y a un rôle de médiateur à jouer, comme l’écrivent Gunawardena, Weber et Agosto (2010, p. 216), ils notent ainsi que le passage de la multidisciplinarité à l’interdisciplinarité demande un médiateur qui puisse motiver et favoriser la collaboration, voir même régler les conflits. Le bibliothécaire peut aider à la médiation par sa double nature : un rôle d’acteur interne autant qu’externe (Van Deusen, 1996, cité par Gunawardena, Weber et Agosto, 2010, p. 217). David Lankes (2015), développe plutôt la notion de facilitateur. Il prend comme exemple la coordination d’une équipe de scientifiques et de technologues dans un projet de cyberscience. Il s’agit de coordonner les différentes perspectives au sein d’une équipe, Lankes argumentant que ce rôle de facilitateur correspond pleinement aux compétences et aux valeurs des bibliothécaires. Cette neutralité permet aussi d’intégrer la notion de longévité des projets. Ainsi, autant Dowson (2016, p. 6) que Dahl (2012, p. 135), insistent sur la différence entre les projets en humanités numériques qui se font à l’intérieur des facultés ou les « Digital Humanity Labs » et ceux soutenus par les bibliothèques ou les « Research Commons », concept que nous développerons plus tard. Alors que les premiers sont concentrés sur leurs propres besoins, les seconds sont plus préoccupés par le long terme, l’alignement avec les autres ressources de l’université et la diffusion à plus grande échelle, et par le développement de l’érudition numérique. Il y a certes ici autre chose que de la neutralité, puisqu’il s’agit bien d’une perspective propre aux bibliothécaires. Mais cette perspective permet de réaliser une médiation entre court terme et long terme et peut par exemple éviter l’appropriation des résultats ou d’un projet par un département au détriment d’un autre.

S’intégrer aux équipes interdisciplinaires

Les dynamiques informationnelles complexes qui s’offrent aux équipes de recherche interdisciplinaires (Palmer, 2012) peuvent légitimer une intégration poussée des bibliothécaires à ces équipes. La valeur de neutralité et la vue d’ensemble abordées précédemment répondent alors au besoin pour de telles équipes de développer une vision partagée (Van Reenen et Comerford, 2012, p. 198). Les différents points abordés dans la littérature analysée prennent d’ailleurs surtout en compte l’aspect de travail en équipe que comporte l’interdisciplinarité. Les apports des bibliothécaires dans les équipes sont notamment discutés par Crowston et al. (2015) et Garcia-Milian et al. (2013). Ces auteurs partent de leur propre expérience de bibliothécaires intégrés dans des projets interdisciplinaires pour établir des généralisations. Les bibliothécaires sont présentés comme passeurs de frontières ou courtiers de connaissances. En tant que spécialistes de l’information, ils servent notamment à réduire les discontinuités créées par les frontières disciplinaires (Crowston et al, 2015, p. 169). Comme l’affirment Hayes-Bohanan et Spievak dans leur retour d’expérience de collaboration chercheur-bibliothécaire « Librarians are exceptional at understanding other perspectives, which makes us excellent collaborators. We also have a strong desire to learn, and to understand alternate perspectives without getting defensive. Boundary objects are our specialty. » (2019, p.2). Les bibliothécaires peuvent aussi avoir un rôle à jouer dans la facilitation des apprentissages interdisciplinaires (interdisciplinary learning), par exemple l’apprentissage du travail en équipe ou celui consistant à comprendre la discipline des collègues (Van Reenen et Comerford, 2012, p. 198). Participer à la coordination de ces projets nécessite alors pour les bibliothécaires de mieux connaitre les mécanismes de la recherche en équipe, des facteurs affectant la réussite ou l’échec de ces groupes. C’est ce qui est étudié par la « science of team science » (Crowston et al., 2015 ; Garcia-Milian et al., 2013). Cette participation plus active aux projets de recherche permet aussi pour les bibliothécaires d’apprendre au contact des chercheurs, les deux parties bénéficiant de l’expertise de chacun (Henderson et al., 2016), ainsi que d’être perçus par les chercheurs comme des partenaires à part entière et de faire connaître leurs services (Garcia-Milian et al., 2013). Pour parvenir à une meilleure intégration, les bibliothécaires doivent alors acquérir des compétences en leadership, en gestion de projet, ainsi qu’en recherche (Carlson et Garritano, 2010, p. 264 ; Garcia-Milian et al., 2013, p. 9 ; Van Reenen et Comerford, 2012, p. 207).

Des activités à adapter

Plusieurs pistes d’adaptation des activités des bibliothèques dans une optique interdisciplinaire sont abordées dans la littérature, en voici quelques-unes.

La référence

L’activité de référence est incontournable lorsqu’on évoque le soutien à la recherche. C’est notamment ici que le bibliothécaire peut apporter sa vision d’ensemble et permettre aux chercheurs de comprendre « how different form of knowledge interact, how they are related, and understand when it might be appropriate to broaden their searches » Knapp, 2012, p. 205). Crowston et al. (2015) recommandent ainsi de s’assurer de la présence de courtiers de connaissances (comme les bibliothécaires) qui savent poser des questions sur des disciplines qui ne sont pas les leurs. Le besoin est réel, Dilevko et Soglasnova (2013, p.141) citent l’étude de Westbrooke sur les besoins et pratiques informationnels des chercheurs en études des femmes (2003) qui éprouvent le besoin de conceptualiser et de voir leur problème de recherche de façon différente. Pour répondre à cet enjeu, Scimeca et Labaree (2015) défendent l’idée de « synoptic reference » (p. 475)[2], « an integrative approach to reference services that adresses an idea or problem from various disciplinary perspectives » (p. 475). Ils discutent de la façon dont une entrevue de référence devrait se dérouler pour permettre aux chercheurs de développer une vision interdisciplinaire de leur sujet. Scimeca et Labaree identifient alors 3 étapes : le développement d’une vision partagée du concept étudié entre le chercheur et le bibliothécaire ainsi que la définition du concept, l’examen de l’histoire du concept et enfin l’identification des perspectives utiles à l’examen du concept (p. 478). Ils défendent aussi l’importance de comprendre le pourquoi derrière les demandes des chercheurs. Si ce conseil est utile dans tous les examens de référence, c’est le pourquoi plus que le quoi qui permet d’identifier les apports d’interdisciplinaires au sujet d’études.

Enfin, rappelons que si le domaine d’expertise disciplinaire des bibliothécaires peut être un obstacle lorsqu’il s’agit d’orienter les chercheurs vers des perspectives interdisciplinaires (Knapp, 2010, p.56), l’interdisciplinarité ne remet pas en question l’idée de bibliothécaires disciplinaires, la spécialisation leur permettant d’acquérir les mêmes filtres que les chercheurs et de les servir avec l’expertise nécessaire (Astroff, 2012, p. 15).

La formation

Un des pans de la littérature consacrée à l’interdisciplinarité concerne la formation à la recherche d’information. (Scimeca et Labaree, 2015, p. 470). L’interdisciplinarité nécessite de former à un niveau méta : il s’agit de transmettre les méthodes et les concepts de recherche d’information en général, plutôt que de former aux outils et aux bases de données spécifiques aux disciplines (Jones, 2012). Si l’on s’intéresse plus globalement aux compétences en littératie informationnelle nécessaires à la recherche interdisciplinaire, Labaree (2013) nous fournit cinq objectifs d’apprentissage spécifique à l’interdisciplinarité. Il s’agit de la pensée créative, de l’apprentissage intégratif et de la résolution de problèmes (synoptic problem-solving), de la compétence épistémologique (epistemological proficiency), de la recherche collaborative et enfin, de la compréhension et du travail avec la complexité (comprehend and appreciate working with complexity). Dilevko et Soglasnova (2013) proposent un outil servant à la formation aux compétences informationnelles à destination des doctorants. La carte des connaissances (knowledge map) permet ainsi de visualiser un domaine de recherche et ses potentiels interdisciplinaires[3]. Cet outil peut aussi servir aux activités de référence et de développement des collections (Dilevko et Soglasnova, 2013, p. 146). Gullbekk, Bøyum et Byström (2015) identifient quatre approches que peuvent prendre les bibliothécaires participant à des enseignements interdisciplinaires, selon une matrice. Celle-ci dispose de deux axes, celui de la participation, à savoir le degré d’implication des bibliothécaires dans l’apprentissage des compétences informationnelles, et celui de l’intégration, à savoir le degré d’interdisciplinarité. Ces approches sont : l’approche « technique », l’approche « problème », l’approche « coaching » et l’approche « négociation » (p. 3 ). Elles définissent la façon dont les bibliothécaires vont se positionner face aux apprenants, les types d’apprentissages et d’interactions, les expertises apportées et les collaborations nécessaires.

Enfin, Savard (2018, p. 13-14) préconise de rassurer les étudiants sur l’incertitude apportée par le fait de sortir de sa zone d’expertise et de faire face à la surcharge informationnelle, en formant aux stratégies, aux méthodes et aux outils favorisant l’interdisciplinarité. Il encourage les bibliothécaires à cultiver l’enthousiasme face à l’interdisciplinarité, en insistant par exemple sur les compétences que les futurs chercheurs peuvent obtenir ou la contribution à la société.

Le développement de collections

Du fait de l’émergence de programmes ou de champs d’études interdisciplinaires, la question du développement de collection a été une des premières préoccupations des bibliothécaires (Scimeca et Labaree, 2015, p. 472). Le sujet est synthétisé par Reynold, Walsh et Holt (2012). Ceux-ci encouragent l’intégration des bibliothécaires aux équipes de recherche et dans les comités des départements (p. 112). Pour eux, l’interdisciplinarité nécessite de repenser l’organisation des bibliothèques, la répartition des budgets ainsi que celle du travail entre les bibliothécaires disciplinaires, qui se doit d’être plus collaborative (Reynold, Holt et Walsh, 2012, p. 104). Il s’agit notamment de réduire les risques qu’un ouvrage appartenant à plusieurs disciplines puisse être ignoré, du fait par exemple que chaque bibliothécaire disciplinaire suppose son acquisition par un bibliothécaire attaché à une autre discipline (Knapp, 2010, p. 56-57, Lebertois, 2005, p. 60). Bertrand Calenge (2002), dans une perspective plus globale de construction et d’organisation des collections, distingue quant à lui différentes façons non exclusives d’envisager l’interdisciplinarité des collections : « documentaire » (des ouvrages multidisciplinaires), « utilitaire » (des documents auxiliaires), « d’usage » (permettre les rencontres inopinées) et « problématisée » (pensée en tant que telle, autour d’un sujet complexe et multifacettes).

Organisation des connaissances

Les enjeux en ce qui concerne l’organisation des connaissances sont l’inadaptation des classifications traditionnelles, le manque de rapidité de mise à jour des vedettes matières, ainsi que la règle consistant à n’indexer que les sujets composant 20 % ou plus du contenu d’un ouvrage, ce qui rend peu visible l’interdisciplinarité (Copeland, 2012, p. 82-83 ; Knapp, 2012, p. 209). Szostak, Gnoli et Lopez-Huertas dans Interdisciplinary knowledge organisation (2016), proposent une classification plus à même de soutenir l’interdisciplinarité, en mettant en valeur les phénomènes étudiés, la méthode et le positionnement des auteurs. Knapp souligne cependant l’ampleur d’une classification de ce type et propose plutôt d’utiliser les folksonomies, plus à même d’introduire de nouveaux termes rapidement et de permettre la découverte (2012, p. 209).

L’organisation des connaissances peut aussi être discutée du point de vue de la gestion des données. Par exemple Lafia et al. (2016) discutent d’un modèle permettant la découvrabilité des données grâce aux métadonnées géospatiales. Par ailleurs, dans le cadre de groupe de recherche interdisciplinaire, il s’agit de développer des métadonnées qui dépassent les disciplines afin que le partage se fasse dans de bonnes conditions (Crowston et al., 2015, p. 170). Le défi étant que les cultures disciplinaires influent sur la perception de ce qui est une donnée de la recherche ou non (Puren, 2016). Le rôle des bibliothécaires est crucial « They not only helped serve as ‘translators’ during discussions across disciplines, but they could help devise metadata that crossed disciplines and allowed working groups to identify and catalog shared data. » (Crowston et al., 2015, p. 171). Guindon (2013, p. 192) insiste ainsi sur le fait que « les techniques d’organisation et de description des données reposant sur une connaissance tacite particulière à un domaine d’expertise, elles ne sauraient suffire à la réutilisation des résultats par des chercheurs ne disposant pas de ces connaissances ». Citons Palmer qui synthétise ces enjeux :

Additionnally, the different disciplinary cultures within a research community may employ seemingly incompatible process and terminologies in describing and coordinating data sets. Currently, the needs and expectation for managing and mobilizing data for interdisciplinary research purposes are not well understood or supported and progress will require the development of professional procedures and standards for data representation and archiving, as well as techniques for cross-disciplinary data curation and integration.

Palmer, 2012 p. 184

Signalons qu’il existe bel et bien une classification interdisciplinaire pour le partage des données ouvertes de la recherche, l’« Integrative Levels Classification » (Trzmielewski et Gnoli, 2019).

Gestion et sciences des données

Outre l’enjeu des métadonnées, un ensemble d’activités liées à la gestion et à la science des données associent les bibliothécaires. L’enjeu est de passer de la numérisation des collections à leur interprétation (Dahl, 2012). Il s’agit alors d’offrir des expertises en science des données, comme la fouille, la visualisation, ou la bibliométrie qui permettent notamment la découverte de nouvelles tendances (Ekstrom et al., 2016 ; Gibson, 2012, p. 214 ; Van Reenen et Comerford, 2012, p. 194). La composante interdisciplinaire des projets pose aussi la question de la meilleure façon d’échanger et de diffuser les données provenant de ces projets. Rappelons aussi que la gestion des données est en elle-même un processus collaboratif, « il s’agit non seulement de créer des réseaux entre chercheurs d’une même discipline, mais aussi de favoriser la coopération entre spécialistes de domaines différents. » (Guindon, 2013, p. 192).

Diffusion de la recherche

Au niveau de la diffusion, on notera que l’évaluation par les pairs et la communication scientifique en général restent liées aux disciplines. Aussi, les différents moyens de diffusion de la connaissance (monographies, articles), mais aussi les normes (rédactionnelles par exemple) étant propres à certaines cultures disciplinaires, il peut être difficile pour les chercheurs interdisciplinaires de savoir où publier (Knapp, 2012, p. 203). À partir de ces difficultés, on peut émettre l’hypothèse que les chercheurs interdisciplinaires seraient plus enclins à adopter de nouvelles façons de diffuser leur recherche, par exemple à travers le libre accès (Woolums, 2012, p. 72). Woolums évoque donc le besoin pour les bibliothèques de se saisir de la question et présente les bibliothécaires comme éditeurs ou diffuseurs (publisher) (p. 75). Établir des collaborations est alors primordial, par exemple avec les presses universitaires et les facultés. Il s’agit aussi d’inventer de nouvelles façons de diffuser (Van Reenen et Comerford, 2012, p. 206). Concrètement, on peut voir dans les espaces de dépôts en accès libre une des traductions concrètes des nouveaux modes de diffusion pouvant encourager la diffusion de l’interdisciplinarité.

Par ailleurs, pour appuyer les chercheurs, quelques enjeux situés à l’étape d’écriture sont à signaler. D’une part ceux-ci devront employer une terminologie accessible pour différentes disciplines, en particulier dans la synthèse et la conclusion (p. 96). D’autre part, ils doivent aussi pouvoir faire comprendre les contributions de chaque discipline ainsi que les relations qui les unissent (p. 99). À l’autre bout de la chaîne, les bibliothécaires peuvent aussi être des partenaires précieux pour évaluer l’impact interdisciplinaire d’une publication à travers l’analyse des citations (Nolen, Kathuria et Peacock, E, 2021).

Une transformation des espaces et des services : les « Research Commons »

Penser les espaces et les services de façon à soutenir l’interdisciplinarité nous amène à évoquer le modèle des communs de la recherche, ou « Research Commons » (Dowson, 2016). Dans la lignée des humanités et de l’érudition numériques, le modèle des communs de la recherche permet de soutenir les nouvelles façons de faire de la recherche, de créer et de diffuser les connaissances (Dowson, 2016, p. 1).

Il s’agit de répondre à plusieurs besoins : faciliter la collaboration, la socialisation des chercheurs hors de leurs départements, le transfert de connaissances tacites et offrir une infrastructure technologique adaptée (Dahl, 2012, p. 137-138 ; Jaguszewski et Williams, 2013, p. 13 ; Knapp, 2012, p. 205). Voici comment les communs de la recherche sont définis par Dowson : un ensemble de services spécialisés, accompagnant les étudiants et les chercheurs tout au long du cycle de la recherche. Ils sont propices à la mise en place de collaborations interdisciplinaires et à la création de communautés, en facilitant la socialisation des chercheurs à travers des formations collaboratives ou des évènements. À l’intérieur des bibliothèques universitaires, ils fournissent une expertise, par exemple en gestion des données ou en diffusion de la recherche. Ils mettent à disposition des outils et une infrastructure technologique permettant aux chercheurs d’expérimenter et de développer de nouvelles compétences. (Dowson, 2016, p. 2-3).

La recomposition du personnel et l’organisation du travail

De nouveaux profils

Afin de fournir l’expertise technique et créative ainsi qu’en gestion de projet liée à l’interdisciplinarité (Dahl, 2012, p. 217), il est nécessaire de repenser la façon dont le personnel des bibliothèques est composé, que ce soit en modifiant les métiers existants en les alignant sur des besoins interdisciplinaires ou emcore en embauchant un nouveau personnel, plus à même de fournir l’expertise demandée. Cette réflexion générale sur l’évolution des bibliothèques universitaires se retrouve dans la conclusion de l’ouvrage Interdisciplinarity and Academic Libraries (Mack et Gibson, 2012).

More creative staffing recruitment and professionalization. Instead of traditional bibliographers, libraries will recruit knowledge specialists with expertise in technology, data mining, research management, assessment, and scholarly/research-based approaches to teaching and learning. Such creative workforce development will depend and understanding interdisciplinarity shifts at a particular institution.

Gibson, 2012, p. 214

Des profils plus intégrés aux activités de recherche sont à créer. Le poste d’informationniste dans le domaine de la santé en est un exemple. Celui-ci dispose d’une formation dans le domaine de la santé en plus de celle en sciences de l’information. Il est intégré aux équipes de recherche ou cliniques. « Their role can include searching for literature, building information literacy through teaching, providing data management services, and assisting in the overall research process » (e-Science Portal for Librarians, s. d.). Un autre profil est celui présenté par Kesselman et Watstein (2009), sous le nom de bibliothécaire intégré « embedded librarian », disposant de capacités à travailler en équipe et à innover. Nous pouvons aussi nous baser sur l’exemple donné par les bibliothécaires du North Campus Research Complex, un complexe de recherche en santé de l’Université du Michigan. Trois postes répondant à des besoins interdisciplinaires sont présentés, à savoir ceux de la médecine translationnelle (Smith, Brandenburg, Conte et Song, 2014, p. 10-11). Ces bibliothécaires sont amenés à collaborer dans le cadre d’une équipe de passeurs de frontières (boundary spanners). Leurs rôles se complètent et sont parfois similaires. Il s’agit du bioinformationniste, du bibliothécaire dédié aux partenariats et du bibliothécaire en recherche translationnelle. Ce que l’on peut retenir, c’est que ces postes offrent des services de soutien à la recherche au plus proche des équipes, agissent comme des médiateurs et des intermédiaires à plusieurs niveaux, entre les ressources, les concepts, les chercheurs, les unités de recherche et les acteurs extérieurs. Proactifs, tournés vers la collaboration et la création de partenariat, ils se doivent de se tenir au courant de tout ce qui se passe au sein de leur complexe pour pouvoir identifier les opportunités. Ils sont attachés à créer une culture de l’interdisciplinarité. Leur présence auprès des chercheurs leur permet aussi de promouvoir les services et ressources des bibliothèques.

Organisation du travail

En plus de demander des profils dédiés, favoriser l’interdisciplinarité nécessite aussi de questionner l’organisation du travail (Jaguszewski et Williams, 2013, p. 8). Il y a ainsi une expertise collective à apporter (Kesselman et Watstein, 2009, p. 392). Les bibliothécaires devront être capables de repérer et mobiliser les différents experts afin de répondre aux besoins des chercheurs (Jaguszewski et Williams, 2013, p. 4). Il est aussi important mettre en place des mécanismes de communication et de partage de connaissance afin de mieux répondre à la complexité des demandes. Il s’agit aussi d’apprendre à faire appel aux expertises présentes ailleurs qu’à la bibliothèque :

Instead of competition, librarians must see other expertise (and other organizations) as resource pools—see creating teams of expertise as a new form of collection development. Librarians need to have strong relationships, both professional and interpersonal, with folks from other fields. This way they can quickly call on these resources to solve a given problem. Rather than seeking to build a large centralized scheme for gathering experts, librarians need to facilitate flexible and permeable groups.

Lankes, 2015

Discussion : quelques domaines à explorer

Nous souhaiterions terminer ce tour d’horizon sur les domaines à explorer pour compléter la boîte à outils des bibliothécaires intéressés par l’interdisciplinarité : la gestion des connaissances, l’épistémologie et le transfert des connaissances :

La gestion des connaissances étudie les façons dont les connaissances sont produites, gérées, transmises et partagées au sein d’une organisation afin d’en maximiser leur utilisation. Nous avons rencontré de fait rencontrés quelques cas où les concepts, outils et méthodes de la gestion des connaissances sont utilisés, par exemple l’audit de recherche adapté de l’audit des connaissances ou la communauté de pratique (Burnette, 2015 ; Jager-Loftus, Midyette et Harvey, 2014).). Elle fournit un cadre conceptuel pour penser la place des bibliothèques dans le cycle de la connaissance. Alors que l’interdisciplinarité nécessite de rendre explicite la dimension tacite des disciplines, la gestion des connaissances apparait pertinente du fait qu’elle s’intéresse aux façons de passer du tacite à l’explicite (Dalkir, 2011, p. 39).

Toutefois, si les outils et les méthodes nous semblent pertinents à adapter, les concepts sont plutôt récents et proviennent du monde de l’entreprise. Or, l’université dispose déjà d’un cadre conceptuel qui étudie les modalités de production et de circulation des connaissances, à savoir l’épistémologie. Herubel (2012) l’évoque ainsi comme ce qui permet aux bibliothécaires d’analyser comment se forme l’interdisciplinarité au fil des mutations disciplinaires et de comprendre les cultures disciplinaires. En somme, là où les outils et les méthodes de la gestion des connaissances peuvent être adaptés efficacement, l’épistémologie, avec l’histoire des sciences, peut fournir un socle théorique pour gérer efficacement les problématiques d’intégration des disciplines au sein d’une recherche.

Une autre piste à explorer est celui du transfert du connaissance. Visant l’utilisation et la valorisation de la recherche par les milieux de pratique, les décideurs et le grand public (Fonds québécois de recherche - société et culture, 2011, p. 9), cette démarche en faveur de l’appropriation des connaissances nous semble aussi prometteuse, surtout lorsqu’il s’agit de s’adresser à des acteurs en dehors du monde de la recherche. Elle pourrait aussi faciliter l’appropriation des savoirs par les chercheurs eux-mêmes.

Une réflexion à poursuivre

Nous avons vu tout au long de cette revue le rôle que le bibliothécaire peut prendre comme médiateur au sein de l’interdisciplinarité. Cette position s’exerce à la fois entre les chercheurs, leurs sujets et leurs données, mais aussi entre les chercheurs eux-mêmes. En plus d’une vision plutôt enthousiaste sur la place des bibliothécaires dans la recherche interdisciplinaire, la littérature présente des outils et des exemples d’interventions concrets pour implanter une stratégie interdisciplinaire.

Nous terminerons par suggérer trois pistes de recherche : la première serait de poursuivre l’identification des contributions des bibliothécaires à l’intérieur du processus de recherche. Même si elles présentent des exemples de telles, les sources retrouvées ne nous permettent pas totalement d’identifier comment ces interventions s’articulent et se succèdent. Les travaux de Szostak (2012) peuvent tout d’abord aider à définir les caractéristiques d’un processus de recherche interdisciplinaire. S’il n’existe pas un processus unique, il existe bien des modèles, et il en fournit une synthèse. Ces modèles disposent de points communs sur les questions informationnelles et conceptuelles, ce qui est justement ce sur quoi peuvent intervenir les bibliothécaires. Une autre piste plus concrète se trouve dans le modèle proposé par Guindon (2013, p. 194) dans le cadre de la gestion des données de recherche. Il identifie précisément les allers-retours entre bibliothécaires et chercheurs, ainsi qu’avec les autres acteurs pouvant être impliqués, dans l’ordre du processus de gestion des données. S’il s’agit d’un modèle disciplinaire, une adaptation pourrait-être effectuée dans une optique interdisciplinaire. Le modèle décentralisé qui est proposé nous semble cependant à ajuster, étant donné le plus grand besoin de coordination demandé par l’interdisciplinarité.

Un autre axe de recherche à un niveau plus théorique serait la poursuite des recherches sur les enjeux informationnels, des études sur les besoins, pratiques et comportements informationnels des chercheurs interdisciplinaires Si des recherches existent déjà, et qu’elles ont été en partie intégrée par Palmer (2012), cet effort pourrait être poursuivi.

Enfin, il serait intéressant de savoir comment les bibliothèques et les bibliothécaires français et québécois identifient leur rôle dans le soutien à l’interdisciplinarité. Nous avons ainsi évoqué le manque de littérature francophone sur le sujet. L’interdisciplinarité est-elle envisagée en tant que telle dans la stratégie des bibliothèques ? Quelles expériences de l’interdisciplinarité ont les bibliothécaires dans leurs universités ?