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Le phénomène des think tanks (ou groupes de réflexion) demeure relativement peu étudié au Canada. Pourtant, des recherches antérieures ont dénombré une centaine de ces groupes actifs au pays (Abelson et Carbery 1998 ; Lindquist 2004 ; McGann 2016), définis comme des organismes indépendants des pouvoirs publics ou des universités, non partisans et sans but lucratif, dont la mission principale est de produire de la recherche et d’éclairer les politiques publiques (Savard-Lecomte 2009).

Les think tanks ont généralement la réputation d’influencer de manière tangible les politiques publiques en matière d’économie, d’environnement ou d’affaires sociales. Cette influence serait d’abord tributaire de l’expertise que sont en mesure de fournir ces acteurs, à qui l’on confère une forme de légitimité intellectuelle (Medvetz 2012). La mise en visibilité de cette expertise, notamment par l’entremise de stratégies médiatiques, participe également à leur légitimation. On peut par ailleurs penser que des think tanks moins visibles sur le plan médiatique peuvent tout de même exercer de l’influence en intervenant directement auprès des décideur·euses publics. C’est dans cette perspective que nous nous intéressons, dans le cadre de cet article, aux liens professionnels qu’entretiennent les think tanks avec les acteur·rices de la sphère politico-administrative. Nous partons de la prémisse que la proximité entre les membres de certains think tanks et les décideur·euses publics, attribuable à la trajectoire professionnelle de ces acteur·rices, est susceptible de leur conférer une certaine légitimité qui les positionne avantageusement afin d’éventuellement influencer les politiques publiques.

Après avoir sommairement cartographié le phénomène des think tanks en contexte canadien, nous examinons la trajectoire professionnelle des membres des 24 plus importants think tanks canadiens afin de voir dans quelle mesure elles et ils sont issus de la sphère politico-administrative (partis politiques et administration publique). Nous souhaitons ainsi déterminer si le phénomène des portes tournantes, soit ces passages professionnels entre les secteurs publics et privés, est une réalité récurrente au sein de ces organisations. Nous estimons que cette première étape est nécessaire afin de réfléchir aux effets de cette éventuelle proximité quant à l’influence exercée par ces acteurs politiques. Bien que cette question des effets ne soit pas directement abordée ici, nous comptons nous y pencher dans nos recherches ultérieures.

Les think tanks comme source d’expertise

La multiplication des think tanks au Canada à partir des années 1970 serait attribuable à la montée de la technocratisation et des besoins en expertise qu’elle commande (Uhel et Le Roulley 2019), jumelée à la réduction des effectifs de recherche intragouvernementaux (Landry 2017). Le tout a été propice à l’externalisation de la fonction-conseil en matière de politiques publiques (Doberstein 2017), les think tanks agissant comme « ressources contractuelles pour le gouvernement » (Weaver 1989) en conduisant de la recherche « sur demande ». Ces groupes en sont ainsi venus à occuper un espace spécifique, interstitiel, à l’entrecroisement des mondes universitaire, politique, économique et médiatique (Medvetz 2012).

Leur légitimité en tant qu’acteurs influents repose d’abord sur l’expertise qu’ils sont en mesure de fournir, celle-ci pouvant prendre différentes formes selon le type de think tank en cause. Ainsi, les « universités sans étudiant » (Hudon et Roseberry 2008), ou les « centres de recherche technocratiques » (Medvetz 2012), sont à même de fournir une expertise technique en se focalisant sur la recherche universitaire, ces groupes étant par ailleurs relativement peu soucieux de faire percoler leurs recherches dans l’espace public et médiatique. D’autres think tanks, au contraire, s’apparentent à des groupes de pression, en cherchant activement à influencer les politiques publiques sur la base de l’idéologie dont ils se font les promoteurs. En plus de fournir une expertise technique, ces groupes, auxquels on accole parfois le vocable d’advocacy tanks (Savard-Lecompte 2009), « d’experts activistes » (Medvetz 2012) ou de think tanks de « combat » (Lamy 2019a) engagés dans la « guerre des idées » (Landry 2021), cherchent à exercer un leadership intellectuel au sein de l’espace public. Pour ce faire, ils sont enclins à proposer des solutions simplifiées (par rapport aux recherches universitaires), menant à des positions souvent plus extrêmes et constantes dans le temps (McLevey 2015, 287).

Compte tenu du flou conceptuel dans lequel opèrent les think tanks et de la réalité plurielle derrière ce vocable, ces derniers font face à un impératif de légitimation continuel (ibid., 288). Leur crédibilité en tant qu’acteurs d’influence pertinents doit être constamment démontrée et renouvelée. Cela se révèle particulièrement vrai dans un contexte où les think tanks contemporains (modern-day think tanks) affichent de plus en plus clairement leur volonté d’influencer concrètement les débats publics (Medvetz 2012), prenant ainsi place aux côtés des autres lobbies et groupes d’intérêt, ce qui a pour effet de reléguer la recherche à la marge de leur discours. Dans un tel contexte, les think tanks deviennent des joueurs parmi d’autres groupes d’intérêt qui, en phase avec le néopluralisme (McFarland 2004), tentent tous de se tailler une place afin d’influencer les politiques publiques (Landry 2017).

La mise en visibilité comme stratégie de légitimation

L’influence des think tanks en matière de politiques publiques peut se faire de manière indirecte, par l’entremise d’une présence dans l’espace public et médiatique. Ces stratégies, qui s’apparentent à du lobbyisme indirect – ou outside lobbyism (Dellmuth et Tallberg 2017) –, font appel à des activités de mise en visibilité qui ont souvent recours aux médias de masse, dont la publication d’articles ou de rapports de recherche, les relations média, une présence sur le Web ou la publication de lettres ouvertes. D’autres activités publiques rejoignent plus spécifiquement certain·es décideur·euses, par exemple les ateliers, les conférences ou les témoignages lors de comités parlementaires (Abelson 2007 ; 2018 ; Savard-Lecomte 2009). Cette présence dans l’espace public et médiatique permet aux think tanks de construire et de maintenir leur légitimité en tant qu’acteurs pertinents en matière de politiques publiques (Carroll et Huxtable 2014)[2], cette pertinence étant par ailleurs largement autoproclamée (Abelson 2021). Ils peuvent ainsi contribuer à populariser une idée ou une tendance politique ou à influencer les débats liés aux affaires publiques, notamment en participant à la « mise à l’agenda » d’un enjeu (Lindquist 1989) et en attisant le sentiment d’urgence à l’endroit de celui-ci.

Or, les recherches montrent que les think tanks les plus visibles sur le plan médiatique ne sont pas nécessairement les plus influents (Mcnutt et Marchildon 2009 ; Abelson 2018). De fait, selon Donald E. Abelson et Christopher J. Rastrick (2021, xxi), les observateur·rices du phénomène ont tendance à sous-estimer l’influence que peuvent avoir sur les décideur·euses et le discours public des think tanks qui interviennent à propos d’enjeux plus circonscrits (les auteurs font référence à des parochial ou subject-specific think tanks). Plus précisément, les think tanks jouent différents rôles selon qu’ils interviennent lors de la mise à l’agenda d’une politique, de son élaboration, de sa mise en oeuvre ou de son évaluation (Abelson 2018). Ils peuvent donc exercer de l’influence sans nécessairement publiciser leurs positions dans l’espace public et médiatique, en s’inscrivant dans une communauté politique – au sens où l’entend le modèle de l’Advocacy Coalition Framework (Lindquist 2021) – et épistémique (Claveau et Veillette 2020). À ce titre, ils sont en mesure d’intervenir avant que les médias et l’opinion publique ne prêtent attention à un enjeu donné (Vannoni 2015), ou encore en aval de la mise à l’agenda, en préconisant, à chaque fois, des approches plus directes auprès des décideur·euses de la sphère politico-administrative.

C’est dans cette perspective que, au-delà de la présence publique et médiatique, il nous semble pertinent de nous pencher sur les liens qu’entretiennent les think tanks avec les décideur·euses politiques, ceux-ci pouvant se concrétiser par un accès privilégié à ces dernier·ères (Ehrlich, 2011 ; Abelson 2018), leur permettant éventuellement d’exercer une influence plus directe.

Une légitimation par la proximité : le phénomène des portes tournantes

Les portes tournantes entre les think tanks et la sphère politico-administrative nous semblent constituer un indice (ou proxy) pertinent quant à l’accès privilégié que peuvent avoir certains think tanks auprès des décideur·euses publics. Nous faisons ici référence aux trajectoires professionnelles qui se caractérisent par des passages entre le secteur public (administration publique et partis politiques) et le secteur privé – soit les think tanks, dans le cas qui nous concerne ici. Nous avançons que les portes tournantes participent à une dynamique de légitimation des acteur·rices qui les empruntent (Abelson et Carberry 1998), et ce, de différentes manières.

  1. Le fait que des membres d’un think tank proviennent de l’appareil gouvernemental ou que certains membres de l’appareil gouvernemental aient eux-mêmes déjà oeuvré au sein d’un think tank donné assoit la crédibilité de l’organisation.

  2. Les liens entretenus sur le plan politique s’avèrent tout aussi précieux, cette fois en termes d’allégeance : on peut ainsi penser que les décideur·euses politiques feront d’autant plus confiance à un think tank si celui-ci compte parmi son personnel des personnes proches de l’idéologie politique d’un parti donné, pour y avoir oeuvré en tant qu’élu·e ou membre du personnel politique par exemple. De même, les membres du personnel politique – et les décideur·euses politiques au premier chef – seront plus sympathiques à la position d’un think tank où ils ont déjà oeuvré.

  3. De façon plus pragmatique, la connaissance fine de l’appareil gouvernemental acquise lors d’un passage en son sein s’avère un précieux atout pour un think tank qui souhaite influencer les décisions publiques, tout comme les contacts dont pourrait lui faire bénéficier un·e ancien·ne fonctionnaire ou un·e ancien·ne membre de cabinet politique (Yates et Cardin-Trudeau 2021).

En somme, on peut penser que le phénomène des portes tournantes est susceptible de faciliter l’accès aux décideur·euses publics, voire d’accroître la légitimité, aux yeux de ces dernier·ères, des think tanks qui en bénéficient.

Une proximité qui soulève des enjeux démocratiques

Pris dans sa globalité, le phénomène des portes tournantes n’est pas sans soulever de vives critiques, étant vu comme potentiellement problématique en regard de l’intérêt public et des valeurs démocratiques (Hudon, Yates et Ouimet 2017). En contexte américain, des auteur·rices soutiennent que le phénomène participerait au maintien d’une élite néolibérale à la tête des gouvernements (Formisano 2017), voire d’une réelle ploutocratie (Sayer et Wilkinson 2016). D’autres font référence à une « élite d’influence » (Wedel 2017), incarnée par des réseaux établis entre des individus « connectés » sur le plan politique.

Les portes tournantes entre les think tanks et la sphère politico-administrative participeraient à cette dynamique, particulièrement lorsque les think tanks entretiennent également des liens étroits avec certain·es acteur·rices économiques. Ces dernier·ères seraient alors en mesure d’exercer de l’influence de manière indirecte, sous le couvert d’un apport d’expertise offert par le think tank. Cette proximité est susceptible de mener à la « capture » de l’intérêt public au profit d’intérêts privés (Carpenter et Moss 2014). De manière plus spécifique, le concept de « capture culturelle » (cultural capture) s’avère ici particulièrement pertinent. Cette forme de capture, issue d’une grande proximité idéologique entre certain·es acteur·rices, intervient lorsque les individus oeuvrant au sein de l’administration publique internalisent, presque par osmose, les objectifs, les intérêts et les perceptions des acteur·rices privé·es qu’ils sont censés réguler (Kwak 2014, 78).

On peut penser que cette proximité idéologique entre un think tank et les acteur·rices de la sphère politico-administrative sera plus forte si les individus qui oeuvrent au sein d’un think tank sont issus de cette sphère, c’est-à-dire s’ils y ont travaillé. Suivant Pierre Bourdieu (1981), on peut en effet avancer que dans de tels cas, ces acteur·rices partageront le même habitus que les décideur·euses publics qu’elles et ils tentent d’influencer, le tout facilitant leur légitimation en tant qu’intervenant·e pertinent·e en matière de politique publique.

Si les portes tournantes entre les think tanks et la sphère politico-administrative sont un phénomène connu et documenté, voire normalisé aux États-Unis (McGann 2016, 63), et ce, depuis de nombreuses années (voir Feulner 1985), cette dynamique demeure à notre connaissance peu étudiée en contexte canadien. Il nous semble donc utile de lever le voile sur les liens de proximité entretenus entre les think tanks et la sphère politico-administrative, par un examen de la trajectoire professionnelle des membres de ces groupes[3]. Dans un deuxième temps, nous souhaitons nous pencher sur les liens entre les think tanks et les acteur·rices économiques, afin de voir jusqu’à quel point les premiers peuvent être considérés comme les porte-voix potentiels des second·es.

Un terrain à défricher : méthodologie

Afin de recenser l’ensemble des think tanks canadiens actifs en 2019, nous nous sommes d’abord appuyées sur des exercices similaires menés par des chercheurs canadiens (Abelson 2016 ; McGann 2018). Nous avons complété la liste des organisations ainsi obtenues grâce à certaines banques de données créées par l’Université McGill (s.d.), le Nippon Institute for Research Advancement (NIRA 2019), l’Open Think Tank Directory (s.d.) et Transparify (s.d.). Nous avons également effectué des recherches dans les bases de données du Registre d’entreprises du Québec et du répertoire d’Association Canada[4]. Cette liste préliminaire a ensuite été élaguée selon plusieurs critères d’exclusion. Ont ainsi été retirés de la liste les organismes :

  1. dont la mission n’indiquait pas d’activité de recherche scientifique, ou dont les activités de recherche ne visaient pas à éclairer des politiques publiques fédérales, provinciales ou municipales[5] ;

  2. non indépendants, soit des instituts associés à des universités ou créés et mandatés par un organe du gouvernement ;

  3. les sociétés à but lucratif ou par actions ;

  4. les instituts n’ayant pas de siège social au pays ;

  5. et, enfin, ceux n’étant pas actifs au moment de la recension, à l’hiver 2019[6].

Au final, nous avons conservé un total de 89 organisations identifiées comme des think tanks. Nous avons noté le dernier budget annuel disponible de chacun de ces groupes et recensé leurs principaux secteurs de recherche, le tout par le biais de leur site Web ou à partir de leur dernier rapport annuel.

La trajectoire professionnelle des membres du personnel des 24 think tanks ayant un budget annuel de 2 millions de dollars et plus[7] a fait l’objet d’un examen approfondi (le tableau 1 dresse la liste des 24 organismes qui composent cet échantillon). Ce seuil a été établi pour des raisons de faisabilité : nous avons ainsi choisi de nous concentrer sur les think tanks dont les ressources sont les plus importantes, avec l’a priori qu’ils sont potentiellement les plus influents[8]. En nous fiant à leur site Web et leurs rapports annuels, nous avons donc établi la liste de tous les employé·es des 24 organismes ainsi retenus, la période d’observation s’étant échelonnée de février à avril 2019. Nous avons ajouté à cette liste les membres de conseils d’administration, les fellows (membres honoraires) et les membres des conseils de recherche et autres conseils d’expert·es. Nous n’avons toutefois pas retenu les employé·es occupant des postes administratifs (comptabilité, graphisme, soutien administratif, etc.) ni les membres étudiants ou les boursier·ères.

Nous avons d’abord cherché à voir si la trajectoire professionnelle des 1460[9] individus ainsi associés aux 24 principaux think tanks canadiens comprenait des passages que l’on peut associer aux portes tournantes. Afin de retracer cette trajectoire professionnelle, nous avons examiné la biographie officielle des personnes visées sur les sites Web des think tanks auxquels elles sont associées et ceux d’autres organismes pour lesquels elles ont travaillé. Nous avons également étudié les comptes publics de ces personnes tels qu’ils apparaissent sur la plateforme LinkedIn. Le cas échéant, nous avons aussi tenu compte des mentions dans les médias les concernant, recensées par l’entremise d’une recherche effectuée sur Google. Toutes les expériences professionnelles liées à la fonction publique[10] ont été compilées dans une base de données, de même que les affiliations politiques[11] des membres des équipes et leurs liens professionnels avec les grands secteurs d’activités économiques. Cet exercice nous a permis de déterminer la proportion des membres des think tanks dont la trajectoire professionnelle comporte un passage que l’on pourrait associer à une porte tournante entre le think tank et la sphère politico-administrative (partis politiques et administration publique). Afin de mieux saisir l’apport spécifique des think tanks en matière de politique publique, nous avons ensuite, toujours à partir de la trajectoire professionnelle de leurs membres, examiné les liens entre les think tanks et les principaux secteurs d’activités économiques[12].

Les think tanks au Canada : un univers hétéroclite

Notre démarche empirique nous permet d’abord de brosser un portrait du paysage des think tanks au pays, consistant ainsi en une actualisation d’exercices similaires conduits dans d’autres contextes, mais dont les résultats ont eu tendance à passer sous silence les spécificités de la réalité québécoise (Lamy 2019b). Ainsi, la répartition géographique des think tanks à laquelle nous arrivons nous porte à croire que les groupes que nous avons identifiés ne sont pas forcément les mêmes que ceux relevés par Donald E. Abelson (2016) et James G. McGann (2016) dans leur étude de l’écosystème des think tanks canadiens, avec plus des deux tiers des think tanks composant notre population qui ont pignon sur rue au Québec et en Ontario.

Sans surprise, l’examen des 89 think tanks canadiens recensés sur la base de nos critères de recherche et d’exclusion fait ressortir une grande hétérogénéité dans la composition de ces derniers, d’abord en ce qui a trait à leur budget et au nombre d’employé·es qui y oeuvrent. L’éventail des budgets annuels des 89 think tanks recensés est large, passant de 39 000 $ pour la Société québécoise de recherche en musique (SQRM) à 37 millions pour le Conference Board du Canada[13]. Ce dernier apparaît toutefois clairement comme une exception, plus de la moitié des think tanks recensés ayant déclaré un budget annuel de moins de 3 millions de dollars, et moins de 15 % d’entre eux ayant déclaré un budget de plus de 5 millions.

La taille des équipes est à l’avenant, plus de 60 % des think tanks recensés ayant une équipe de 30 employé·es et moins, et 30 % d’entre eux ayant une équipe de 10 employé·es et moins. Encore une fois, les think tanks les plus importants sur le plan budgétaire se démarquent avec un nombre d’employé·es beaucoup plus imposant, notamment le Conference Board of Canada (plus de 200 employé·es), l’International Institute for Sustainable Development (IISD) (207 employé·es) et le Canadian Institute for Advanced Research (CIFAR) (60 employé·es). Cela étant dit, notre recherche fait également ressortir que bien que la plupart des think tanks fonctionnent avec des équipes salariées assez réduites, ils font aussi appel, de manière ponctuelle, à des conseiller·ères de recherche, à différents comités et à des employé·es embauché·es sur une base contractuelle. Ces membres occasionnels ou bénévoles participent au fonctionnement de la plupart des think tanks canadiens recensés.

Tableau 1

Les 24 principaux think tanks canadiens (budget de 2 M$ et +), par ordre alphabétique

Les 24 principaux think tanks canadiens (budget de 2 M$ et +), par ordre alphabétique

Tableau 1 (suite)

Les 24 principaux think tanks canadiens (budget de 2 M$ et +), par ordre alphabétique
Compilation : Stéphanie Yates et Alexandra Turgeon

-> Voir la liste des tableaux

Il ressort de notre examen des rapports de recherche publiés par les think tanks que ceux-ci s’intéressent à une diversité de secteurs d’intérêt et d’enjeux spécifiques, que nous avons regroupés sous cinq grandes catégories[14]. Ces catégories ne sont pas exclusives : de fait, les travaux de la majorité des think tanks sont liés à au moins deux de ces catégories. Elles nous apparaissent toutefois utiles pour prendre acte de la diversité des domaines de politiques publiques couverts dans les recherches menées par ce type d’organisation. Ainsi, les 89 think tanks canadiens recensés se penchent en majorité sur des enjeux économiques et financiers ; c’est le cas de 50 organismes (56 %). Les enjeux sociaux suivent de près, avec 47 organismes (53 %) qui s’y intéressent. Les enjeux de gouvernance et de politique intérieure ainsi que les enjeux environnementaux et du secteur de l’énergie suivent, avec 29 think tanks (33 %) de notre population qui s’intéressent à la troisième catégorie, et 28 (31 %) qui s’intéressent à la quatrième. Les enjeux de relations internationales et de développement constituent pour leur part le domaine d’intérêt de 10 think tanks (11 %).

Les portes tournantes entre les think tanks canadiens, les partis politiques et l’administration publique

Après cette cartographie sommaire des think tanks en présence au Canada, nous nous tournons maintenant vers la trajectoire professionnelle de leurs protagonistes afin de voir dans quelle mesure ces organisations sont liées à la sphère politico-administrative.

Dans un premier temps, nous avons cherché à relever les liens entre les différents think tanks et les partis politiques. Le tableau 1 présente, pour chaque think tank de notre échantillon, le pourcentage des membres de l’équipe (dont les membres de conseils d’administration, les fellows, ou « membres honoraires », les membres des conseils de recherche et autres conseils d’expert·es) dont la trajectoire professionnelle comprend au moins un scénario de portes tournantes entre le think tank et un parti politique, dans une direction comme dans l’autre (c’est-à-dire du think tank vers un parti politique ou vice versa).

Les résultats montrent d’abord une grande diversité quant à la prévalence des portes tournantes entre les think tanks et la sphère de la politique partisane. Alors qu’une grande part des membres de l’équipe de certains think tanks ont déjà oeuvré pour des partis politiques, à titre d’employé·es, de candidat·es ou de député·es, cette proportion est minime ou carrément nulle pour d’autres. Certains think tanks seraient ainsi plus directement connectés à la sphère politique que d’autres. À titre d’exemple, 22 % des membres actuels de l’équipe du Broadbent Institute, 17 % de ceux du Mowat Centre et 16 % de ceux du Canada West Fondation ont travaillé ou travaillent présentement[15] pour un ou plusieurs partis politiques, alors que ce n’est le cas d’aucun membre des équipes actuelles du Centre facilitant la recherche et l’innovation dans les organisations (CEFRIO), du Centre de recherche informatique de Montréal (CRIM), du Canadian Tax Foundation, du Council of Canadian Academies, de Maytree et du Canadian Centre for Policy Alternatives (CCPA).

Nos résultats permettent ensuite de constater que la plupart des 24 principaux think tanks canadiens n’affichent pas d’affiliation politique forte avec un parti en particulier, du moins si l’on se fie à la trajectoire professionnelle de leurs membres[16]. En fait, à quelques exceptions près, chacun des think tanks dont l’équipe présente des affiliations politiques a des liens avec au moins deux partis politiques différents, et parfois même jusqu’à huit ou douze, comme c’est respectivement le cas de la Canada West Foundation et du Broadbent Institute. Comme on pourrait s’y attendre, on peut parfois voir des liens idéologiques entre les partis associés à un même think tank. C’est le cas notamment du Broadbent Institute, dont les affiliations correspondent en grande partie aux ailes provinciales du Nouveau Parti démocratique. Cela dit, ces affiliations plus ou moins étroites avec un parti donné semblent plutôt être l’exception que la règle. Par exemple, les membres de l’équipe de la Canada West Foundation ont certes des affiliations avec le Parti conservateur du Canada et sa déclinaison en Saskatchewan, mais également avec le Parti libéral du Canada de même qu’avec le Nouveau Parti démocratique de la Saskatchewan et du Manitoba.

De fait, les équipes de la plupart des think tanks se partagent des affiliations politiques concurrentes. Mentionnons par exemple le Mowat Centre, qui semble étroitement associé à la fois au Parti libéral de l’Ontario et au Parti progressiste-conservateur de l’Ontario. Globalement, la situation serait donc assez différente de celle que l’on retrouve aux États-Unis, où les think tanks les plus importants ont des affinités politiques très étroites avec l’un ou l’autre des deux grands partis (McGann 2016). D’un point de vue québécois, on note l’absence de liens entre les think tanks et le Parti québécois[17], alors que ces liens sont un peu plus fréquents avec le Parti libéral du Québec (4 occurrences). La même remarque se pose en ce qui concerne la Coalition Avenir Québec (CAQ) (aucune occurrence) et Québec solidaire (une seule occurrence), à la différence toutefois que ces résultats surprennent moins, en regard de l’arrivée relativement récente de ces partis sur la scène politique québécoise (un membre du Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations / CIRANO est tout de même associé à la défunte Action démocratique du Québec, ancêtre de la CAQ).

Après avoir examiné les liens entre les think tanks et les partis politiques, nous nous sommes penchées, dans un deuxième temps, sur les liens entre les think tanks et le secteur public dans son ensemble, y compris les postes administratifs (fonctionnaires) et ceux au sein des sociétés d’État. Tout comme c’était le cas dans l’analyse des affiliations politiques, nos données font ressortir une grande disparité quant à la proximité entre les think tanks et la sphère politico-administrative (voir le tableau 1). Alors que certaines organisations semblent privilégier le recrutement de personnes qui proviennent du secteur public – ou du moins qui y ont réalisé une partie de leur carrière –, d’autres semblent privilégier des choix différents.

Ainsi, 67 % des membres du personnel du Mowat Centre présentent une trajectoire professionnelle marquée par au moins un passage dans le secteur public, cette proportion étant de 57 % pour l’Asia Pacific Foundation of Canada, de 60 % pour la Canada West Foundation et de 49 % pour l’Institute for Research on Public Policy. En revanche, cette proportion passe à seulement 16 % pour la Canadian Tax Foundation, 7 % pour l’Institut économique de Montréal, et 13 % pour le Centre de recherche informatique de Montréal (CRIM), ces organismes semblant ainsi privilégier l’embauche de professionnel·les provenant du secteur privé. Il semble donc se profiler un lien entre les enjeux sur lesquels se penchent les think tanks et leur proximité avec la sphère politico-administrative. En effet, l’Institut économique de Montréal s’intéresse surtout aux enjeux économiques et financiers, avec une vision néolibérale assumée, ce qui est aussi le cas de la Canadian Tax Foundation. Les travaux du CRIM font quant à eux appel à une expertise spécialisée en matière de nouvelles technologies. Dans ces trois cas de figure, les affinités idéologiques ou pratiques avec le secteur public semblent moins évidentes. Le Fraser Institute, également considéré comme à droite de l’échiquier politique, présente un profil similaire, avec seulement 22 % de ses membres présentant un parcours professionnel qui inclut un passage dans le secteur public, de même que l’Institute of Health Economics, pour lequel ce pourcentage est de 18 %. La situation de ces deux derniers organismes semble donc appuyer la tendance observée.

À l’autre pôle de l’échiquier politique, on pourrait avancer que les think tanks considérés comme plus à gauche semblent également avoir un lien plus ténu avec le secteur public, les portes tournantes y étant moins fréquentes. En témoignent le cas de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), dont seuls 13 % des membres ont déjà effectué un passage professionnel dans le secteur public et, jusqu’à un certain point, celui du Canadian Centre for Policy Alternatives, pour lequel ce pourcentage est de 29 %. Il importe toutefois de nuancer ces résultats sous l’éclairage des données relatives au Broadbent Institute, dont 42 % des membres ont déjà oeuvré dans le secteur public. Des recherches complémentaires – notamment liées à la trajectoire professionnelle des acteur·rices de la sphère politico-administrative – seraient utiles afin de mieux comprendre la tendance qu’on voit poindre ici.

Des think tanks proches de certains secteurs d’activités économiques

Après avoir observé les portes tournantes entre les think tanks composant notre échantillon et la sphère politico-administrative, nous avons porté notre attention sur les liens entre les think tanks et les différents secteurs d’activités économiques. Plusieurs conclusions intéressantes se sont esquissées dans la foulée de cet examen.

Sans surprise, nos résultats font d’abord ressortir une certaine adéquation entre la vocation des think tanks et la composition des membres de leur personnel. À titre d’exemple, l’International Institute for Sustainable Development (IISD) et le Pembina Institute, deux organismes dont les recherches portent majoritairement ou exclusivement sur des enjeux environnementaux, de conservation des milieux naturels et de développement durable, emploient des équipes formées en grande partie de professionnel·les de l’environnement et de la préservation des ressources (45 % dans le cas d’IISD et 37 % dans le cas du Pembina Institute). L’Institute of Health Economics – s’intéressant à des enjeux liés à la santé – emploie quant à lui une majorité de professionnel·les de la santé (42 %), tandis que les équipes du CRIM et du CEFRIO, deux organismes spécialistes des questions de développement et d’analyse des technologies de l’information et de la communication (TIC), sont majoritairement formées de spécialistes de ce domaine (respectivement 67 % et 48 % de leur équipe). L’équipe de la Canadian Tax Foundation est quant à elle formée de professionnel·les des finances et de la fiscalité (67 %) et de spécialistes du droit (39 %). Mentionnons enfin que le Cardus Institute – qui s’intéresse à des enjeux sociaux et moraux liés à l’éducation, à la famille, aux soins en fin de vie et à l’avortement – est constitué en bonne partie de chercheur·euses provenant d’universités chrétiennes et de membres d’organisations chrétiennes ou évangélistes (39 % des membres de leur équipe présentant ce profil).

Ensuite, à quelques exceptions près[18], la majorité des think tanks canadiens étudiés embauchent un grand nombre de personnes provenant des milieux universitaires – ces dernières composent plus de 30 % des équipes de l’ensemble des think tanks étudiés. Certains think tanks se démarquent à cet égard, en étant majoritairement composés de chercheur·euses. Mentionnons, par exemple, le Council of Canadian Academies (72 % des membres de son équipe étant issus du milieu universitaire), le Centre for International Governance Innovation / CIGI (69 %), le Mowat Centre (66 %), l’Asia Pacific Foundation of Canada (61 %), le Canadian Institute for Advanced Research (60 %), l’Institute for Research on Public Policy (53 %), l’Institute of Health Economics (53 %) et le Broadbent Institute (53 %).

Enfin, certains think tanks semblent afficher des liens forts entre la trajectoire des membres de leur équipe et leur position idéologique. En effet, les think tanks considérés comme plus progressistes ont tendance à former des équipes dont les parcours sont cohérents avec cette posture : l’équipe du Broadbent Institute emploie un grand nombre de personnes ayant oeuvré au sein d’organismes à vocation sociale (32 % de son équipe) et de fondations ou d’organismes de charité (18 %), alors que l’équipe du Canadian Centre for Policy Alternatives compte une bonne proportion de membres provenant du milieu syndical (43 %) et ayant oeuvré au sein d’organismes à vocation sociale ou communautaire (14 %). À l’opposé du spectre, la composition des équipes des think tanks affichant une vision néolibérale assumée est fort différente : les membres de l’équipe du Fraser Institute proviennent en majeure partie des milieux financiers (50 % des membres de l’équipe) ou sont issus du secteur de l’industrie lourde (19 %) et de celui de l’énergie (15 %, la majorité de ce groupe ayant travaillé au sein de l’industrie pétrolière). Le même cas de figure se répète au C.D. Howe Institute (51 % des membres de l’équipe provenant du milieu financier) et à la Canada West Fondation, où les milieux financiers (29 %), de l’énergie (24 %) et du développement d’affaires (26 %) prévalent dans la trajectoire professionnelle des membres de l’équipe. Ainsi, il semble que ces think tanks, dont les positions néolibérales s’affirment tant dans les rapports de recherche que dans les communications officielles, tiennent compte de ces positionnements idéologiques dans la formation de leur équipe.

Nos résultats font aussi ressortir que certains think tanks sont à la fois proches de certains secteurs économiques et du secteur public. C’est particulièrement le cas du C.D. Howe Institute, dont 45 % des membres ont des liens avec le secteur public, alors que 51 % ont des liens avec le secteur financier (une même personne pouvant évidemment avoir des liens avec plus d’un secteur, selon sa trajectoire professionnelle). C’est aussi le cas de la Canada West Foundation, dont 60 % des membres ont des liens avec le secteur public, alors que le quart d’entre elles et eux ont aussi des liens avec le milieu financier, de l’énergie ou du développement des affaires. Sur la base de ces résultats, on pourrait donc avancer que certains secteurs économiques se serviraient de la voix de ces think tanks – et du vernis de leur expertise – pour faire avancer leurs intérêts. Si cette présomption était avérée, il s’agirait d’une nouvelle configuration du lobbyisme tel que traditionnellement conçu, les think tanks jouant un rôle de relais entre l’industrie et les décideur·euses publics. Bien sûr, nos données ne nous permettent pas de statuer sur ce point ; des études de cas approfondies permettraient sans doute d’éclairer davantage ces présomptions.

Discussion et conclusion

Nous avons souhaité, dans cet article, sommairement caractériser les think tanks canadiens et voir jusqu’à quel point le phénomène des portes tournantes en politique pouvait leur être associé. Nos recherches et les éléments de définition et d’exclusion retenus nous ont d’abord permis d’identifier 89 think tanks au pays. Nos résultats montrent ensuite que, tout comme c’est le cas aux États-Unis, les think tanks canadiens se caractérisent par l’hétérogénéité de leurs ressources, que ce soit en termes de budget ou du nombre d’employé·es. Nous avons également relevé que les think tanks canadiens s’intéressent à une diversité d’enjeux, avec un intérêt marqué pour les enjeux économiques et financiers, de même que pour les enjeux sociaux.

Dans l’ensemble et sous l’éclairage d’un examen approfondi de la trajectoire professionnelle des membres des équipes des 24 principaux think tanks canadiens, nos résultats révèlent que le phénomène des portes tournantes est bien présent dans l’univers de ceux-ci, bien que les réalités soient fort différentes d’une organisation à l’autre. Cela nous amène à nuancer l’idée des think tanks comme entités d’influence qui graviteraient à proximité des cercles politiques et administratifs. C’est certes le cas pour certains d’entre eux, mais la situation s’avère très variable d’une organisation à l’autre.

De fait, le phénomène des portes tournantes semble moins présent parmi les think tanks néolibéraux et, dans une moindre mesure, les think tanks plus à gauche de l’échiquier politique. S’il est loisible de penser que ces derniers sont sans doute moins connectés à une « élite d’influence » telle que conceptualisée par Janine R. Wedel (2017), on peut faire l’hypothèse que les think tanks « de droite » y sont connectés, mais différemment. Dans cette perspective, on peut avancer que les think tanks de tendance néolibérale seraient plus proches du milieu des affaires et que leur entrée dans le cercle de l’élite d’influence se ferait davantage par l’entremise de portes tournantes avec certaines entreprises (ou regroupements d’entreprises) proches de la sphère politico-administrative, plutôt qu’avec des va-et-vient directs avec les milieux politiques et administratifs, élément sur lequel nous nous sommes attardées ici. Cette intuition s’avère d’ailleurs partiellement confirmée par nos résultats, certains des think tanks affichant une vision néolibérale assumée et des liens forts avec les milieux financiers, le secteur de l’industrie lourde, de l’énergie ou du développement des affaires, entre autres. Nos données montrent aussi que deux des think tanks étudiés – soit le C.D. Howe Institute et la Canada West Foundation – ont des liens forts à la fois avec le secteur de l’administration publique et certains secteurs économiques. Il est ainsi possible que ces think tanks se fassent le porte-voix des intérêts économiques auprès des décideur·euses publics, et ce, sous le couvert de l’expertise dont ils se réclament.

Dans le cadre de recherches ultérieures et malgré toute la complexité liée à l’étude et à la qualification de l’influence (Abelson et Rastrick 2021 ; Dahl Kelstrup 2021), il serait pertinent d’examiner les effets de telles proximités. Les think tanks les mieux « connectés » à la sphère politico-administrative sont-ils considérés comme les plus influents ? Jusqu’à quel point leur proximité avec les milieux politique et administratif peut-elle les épargner de la mise en place de stratégies de visibilité médiatique ? Et, surtout, jusqu’à quel point les think tanks les mieux connectés se font-ils les porte-voix de certains lobbies, reconfigurant, par leurs actions, le lobbyisme tel que traditionnellement conçu ? En somme, plusieurs chantiers de recherche sont encore à défricher afin de mieux saisir le rôle, l’apport et l’influence de cet acteur – encore énigmatique – dans la gouverne de l’État.