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Depuis la fin du XXe siècle, de profonds changements sociaux, dont l’évolution est constante et rapide, caractérisent notre société postmoderne, sans épargner les réalités familiales (Lacourse, 2015). La pluralisation des configurations et des structures familiales entraine du même coup une diversification des enjeux relationnels, économiques et sociaux auxquels les couples et les familles contemporaines sont confrontés. Alors qu’autrefois les vulnérabilités vécues au sein d’une famille étaient essentiellement prises en charge et soutenues à même les réseaux de parenté, la révolution industrielle et l’exode rural, notamment, ont entrainé une nucléarisation, voire une individualisation des familles. Les solidarités familiales, sans disparaitre complètement, ont laissé place à une prise en charge de plus en plus formalisée par l’État, via ses dispositifs de politiques et de services publics (Van Pevenage, 2010).

Or, dans un contexte où les besoins semblent toujours plus grands et menacent d’outrepasser la disponibilité des ressources financières et humaines, l’État est contraint d’agir avec efficience. Dès lors, il apparait logique de concentrer le soutien vers les familles les plus vulnérables de la société. Au-delà des indicateurs de performance basés sur des statistiques de rendement et de productivité préconisés par la nouvelle gestion publique (Bentayeb et Goyette, 2013 ; Grenier et Bourque, 2018), la planification stratégique des services sociaux voués aux familles en situation de vulnérabilité aurait plutôt intérêt à s’appuyer sur des indicateurs longitudinaux de suivi clinique, tels que les taux de judiciarisation, de placement ou de récurrence des signalements (Esposito, Trocmé, Chabot, Gates-Panneton, Léveillé et Robichaud, 2019).

Les débats entourant la définition de ce qu’est la vulnérabilité polarisent deux positions idéologiques : d’un côté, on aborde la vulnérabilité comme découlant de causes structurelles ou de problématiques sociales sur lesquelles les individus n’ont pas le contrôle (p. ex. la pauvreté, la criminalité, le chômage, la pénurie de logements abordables, etc.) ; d’autre part, à l’inverse et dans une perspective néolibérale, on s’appuie sur la notion de libre choix pour mettre en avant la responsabilité individuelle face à son propre sort. Ainsi, selon la posture adoptée, les moyens pour remédier à la vulnérabilité des familles diffèrent, faisant place à un modèle d’État plus ou moins interventionniste (Potter et Brotherton, 2013).

Face à l’incapacité de l’État de soutenir adéquatement les familles dans le besoin, par manque de ressources ou de volonté politique, une tendance à la surestimation des capacités réelles des familles à disposer des ressources nécessaires pour prendre soin de leurs membres les plus vulnérables est observée. Or, une charge trop lourde peut entrainer un effet d’épuisement et de déresponsabilisation des proches ; les solidarités familiales contribuent également à la reproduction des inégalités sociales et de genre (Van Pevenage, 2010). Le portrait de la proche aidance en est un exemple. En 2018 au Québec, une personne âgée de 15 ans et plus sur cinq agissait comme proche aidante. Cela représente près de 1,5 million de personnes, dont près de 60 % sont de genre féminin (Institut de la statistique du Québec, 2022).

Plusieurs aspects de la vie familiale sont régulés par les institutions publiques. Le plus marquant est sans doute l’intervention en contexte d’autorité exercée par les services de protection de l’enfance. Des études récentes confirment que les familles ne sont pas toutes exposées au même niveau de risque de faire l’objet d’une prise en charge par ces services. La vulnérabilité socioéconomique des familles est associée à un plus grand risque de prise en charge pour motifs de négligence, particulièrement dans les régions à faible densité de population (Esposito, Chabot, Caldwell, Webb, Delaye, Fluke, Trocmé et Bywaters, 2022). Également, les enfants de familles résidant dans des quartiers défavorisés sont plus à risque de placement hors de leur milieu familial, particulièrement lorsqu’ils sont âgés de moins de cinq ans (Esposito, Chabot, Rothwell, Trocmé et Delaye, 2017).

Que ce soit au Québec ou ailleurs, la capacité d’intervention en contexte d’autorité dont disposent les services de protection de l’enfance leur permet une marge de manoeuvre privilégiée pour forcer l’intervention de l’État auprès de familles, et ce, même si elles sont réfractaires à recevoir de l’aide. D’ailleurs, la chercheuse étasunienne Fong (2020) remarque que ce mariage entre assistance et pouvoir coercitif pousse les autres systèmes d’aide aux familles (qu’il s’agisse du système scolaire, médical ou encore des services psychosociaux de première ligne) à diriger largement les familles marginalisées vers les services de protection de l’enfance, dans l’espoir que l’intervention en contexte d’autorité parvienne à réhabiliter les familles dont les problématiques sont complexes et multiples. Cette gestion de la défavorisation socioéconomique par la réhabilitation augmenterait la visibilité des familles marginalisées aux yeux de l’État, ce qui agirait ultimement comme renforçateur des inégalités sociales (Fong, 2020).

Malgré l’évidence de facteurs structuraux expliquant la vulnérabilité des familles, les systèmes de protection de l’enfance persistent à orienter leur prise en charge en fonction d’une responsabilisation individuelle des parents. L’évaluation des compétences parentales se retrouve alors au coeur de l’intervention. La compétence parentale se définit par les actions et comportements du parent dans l’exercice de son rôle ; ce qui constitue un parent compétent répond à une norme socialement construite (Delay et Frauenfelder, 2013 ; Pouliot, Turcotte, Saint-Jacques et Goubau, 2016 ; Sellenet, 2009) et le concept même de compétence renvoie à la notion de performance du parent dans son rôle (Pouliot, Turcotte et Bouchard, 2008). Les attentes normatives sont généralement plus grandes envers les femmes, entrainant une régulation de la maternité (Bernheim, 2017 ; Giuliani, 2009). « Toutes les femmes ont le sentiment, à certains moments, de ne pas répondre aux exigences de la “bonne” mère, mais certains groupes sociaux sont particulièrement exposés aux pratiques de surveillance et de régulation de la part des institutions », précisent à ce sujet Lapierre et Damant (2012, p. 1), en référence à l’institution de la maternité et à ses injonctions de genre.

Par l’entremise d’une étude de rapports produits par des intervenant·e·s en protection de l’enfance et de jugements de la Chambre de la jeunesse, Pouliot et ses collègues (2016) ont montré que la compétence parentale est évaluée en termes de reconnaissance de la problématique, de capacité à se mobiliser et à se mettre en action, d’ouverture à recevoir l’aide et de collaboration dans l’intervention. Lacharité (2015) qualifie ce phénomène de « captation institutionnelle », où la parole et les gestes des parents sont traduits dans un langage institutionnel. Selon Boutanquoi, Ansel et Mainpin (2021), ce langage s’inscrirait dans une culture organisationnelle de surveillance et de contrôle social qui évacue la possibilité d’un réel dialogue à propos des besoins des familles, et ce, malgré le souci d’accueil, de bienveillance et d’écoute des intervenantes et des intervenants sociaux.

L’individualisation des problématiques et la responsabilisation des parents éclipsent les causes structurelles des problèmes sociaux (Lafantaisie, Milot et Lacharité, 2015 ; Suissa, 2003), ce qui les positionne dans un rôle de bénéficiaires passifs et ne favorise pas le développement de leur pouvoir d’agir (Le Bossé et Dufort, 2001). À cet égard, plusieurs autrices et auteurs plaident pour une plus grande reconnaissance des forces des familles et l’utilisation d’approches participatives pour favoriser leur mobilisation, et ce, même s’ils reconnaissent le caractère paradoxal et les tensions inhérentes au double rôle de contrôle social et de soutien des intervenant·e·s en protection de l’enfance (Ausloos, 2019 ; Lemay, 2013 ; Turcotte, Saint-Jacques et Pouliot, 2008).

Dans un contexte où leur travail consiste à faire la démonstration du besoin de protection de l’enfant lorsque la situation nécessite une judiciarisation (Lambert, 2013), tendance qui s’accentue depuis le début des années 2000 (Marion, 2014), les intervenant·e·s de la protection de l’enfance évaluent la compétence parentale en vue d’en faire ressortir les indices permettant de faire valoir ses défaillances, voire son absence (Sellenet, 2009). Considérant que les représentations sociales liées à un groupe de personnes influencent la perception de leurs besoins ainsi que les services requis pour y répondre (Boutanquoi, 2008), la lecture sociale de la maltraitance envers les enfants alimente les préjugés à l’égard des familles marginalisées (Suissa, 2003).

Pouliot et ses collègues (2016) ont souligné les attentes des intervenants sociaux et des juges quant à la capacité du parent de répondre aux besoins de son enfant en mobilisant les ressources nécessaires, alors que la question de la disponibilité et de la pertinence de ces ressources n’est jamais mentionnée dans les dossiers cliniques ni dans les jugements. Ces attentes quant à la performance des parents exercent une pression sur eux, dans un contexte où la dynamique de pouvoir est à l’avantage de l’intervenant·e, de par son savoir et son mandat institutionnel (Suissa, 2003), mais aussi de par l’écart culturel et social qui existe entre ce dernier et les familles auprès desquelles il ou elle intervient (Pouliot et al., 2016). Plusieurs éléments semblent alors être mis en place pour les orienter vers l’échec. Lorsque questionnés quant à leurs interactions avec les services de protection de l’enfance, des parents affirment se sentir scrutés, jugés et opprimés lors du processus d’évaluation. Ils considèrent en outre que leur perception de la situation est rarement prise en considération (Harris, 2012 ; Lambert, 2021). Davantage de recherches doivent être centrées sur l’expérience des familles en vue de mieux comprendre leurs besoins en termes de soutien et d’accompagnement.

Le point de vue des actrices et des acteurs sociaux pour informer les pratiques

Ce deuxième numéro thématique de la revue Service social sur la diversité familiale réunit 10 contributions où la parole de divers actrices et acteurs (enfants, parents d’origine, d’accueil ou adoptifs, proches aidant·e·s, intervenant·e·s) vise à enrichir notre compréhension des meilleures pratiques d’accompagnement et de soutien à adopter en vue de mieux répondre aux besoins des familles qui, à un moment ou l’autre de leur parcours de vie, ont besoin d’un soutien externe, de manière formelle ou informelle.

Plusieurs contributions dans le cadre de ce deuxième numéro abordent diverses réalités du placement en protection de la jeunesse ou de l’adoption. Les expériences documentées réunissent plusieurs acteurs autour d’une situation familiale, alors que des couples de parents doivent se succéder, de manière passagère ou permanente (Cadoret, 2012). D’entrée de jeu, la décision de retirer un enfant de son milieu d’origine pour le confier à long terme à une autre famille ne se prend pas à la légère. Les chercheuses Rosita Vargas Diaz, Chantal Lavergne et Marie-Andrée Poirier démystifient ainsi le fonctionnement de comités aviseurs, une instance décisionnelle regroupant des acteurs psychosociaux et judiciaires. Cette instance a été mise en place dans les services de protection de la jeunesse dans le but de formaliser la prise de décision concernant la clarification du projet de vie d’un enfant dont le retour dans son milieu familial d’origine est impossible.

Dans le contexte de l’adoption internationale, la chercheuse et travailleuse sociale Anne-Marie Piché porte un regard critique sur l’évaluation psychosociale des postulant·e·s à l’adoption internationale, en prenant un pas de recul pour dresser l’historique de cette pratique, jusqu’au contexte actuel, alors que le portrait des enfants adoptables a évolué vers de plus grands besoins. Son analyse s’appuie sur des récits de pratique de professionnel·le·s du champ de l’adoption internationale.

Outre le point de vue des intervenantes et intervenants sociaux, les trois contributions suivantes donnent la parole aux divers parents qui se côtoient ou se succèdent lors du placement d’un enfant. À partir de l’analyse du récit de mères d’origine dont l’enfant est placé en famille d’accueil, les psychologues Amélie de Serres-Lafontaine et Karine Poitras font ressortir que l’engagement parental de ces mères est influencé par la qualité de la relation qu’elles ont avec leur enfant, avec les parents d’accueil et avec les intervenant·e·s de la protection de la jeunesse, en plus de leurs propres représentations à l’égard de la parentalité. Selon l’orientation du projet de vie de l’enfant (réunification familiale, placement jusqu’à la majorité ou adoption), les autrices nous invitent à réfléchir aux pratiques d’intervention visant à soutenir l’engagement parental de ces mères qui n’ont plus la garde quotidienne de leur enfant et qui sont amenées à se redéfinir en tant que mères.

L’article de la chercheuse Chantal Lavergne et de ses collègues Rosita Vargas Diaz, Marie-André Poirier, Amilie Dorval et Sonia Hélie porte sur l’expérience d’une forme d’accueil familial de plus en plus répandue dans les services de protection de l’enfance en Occident, soit auprès de personnes significatives pour l’enfant, provenant du cercle familial élargi ou de l’entourage immédiat. Parmi les défis rencontrés par ces familles d’accueil de proximité qui nous renseignent sur les bonnes pratiques à mettre en place, les chercheuses soulignent le manque de préparation en raison de l’urgence du placement, un besoin d’accompagnement pour la gestion des contacts entre l’enfant et ses parents, en raison du lien affectif qui unit la famille d’accueil à ces derniers, ainsi que des liens complexes avec les intervenant·e·s de la protection de la jeunesse.

Pour leur part, Josée-Anne Gagné et Eve Pouliot ont documenté le point de vue de parents adoptifs du programme Banque mixte concernant les services reçus de la part de la protection de la jeunesse. Outre une description détaillée de la satisfaction de ces parents concernant les services reçus ou le manque de soutien à certains égards, les autrices font aussi état de recommandations formulées par les parents adoptifs afin d’assurer une meilleure adéquation des services à leurs besoins.

Lorsque des familles sont confrontées quotidiennement aux difficultés liées à la prise en charge d’un enfant qui présente des besoins particuliers, l’accès à des services spécialisés peut s’avérer un réel chemin de croix, parsemé d’embûches, de frustrations et de découragements. Deux articles présentent le portrait d’interventions visant à répondre à ces réalités complexes. Le premier, rédigé par Maude Champagne, thérapeute et doctorante en neurosciences, et Geneviève Pagé, chercheuse en travail social, se penche sur le trouble du spectre de l’alcoolisation foetale (TSAF), qui demeure méconnu au Québec, en comparaison avec l’expertise plus développée dans certaines provinces de l’Ouest canadien. En plus de souligner les similitudes en termes d’atteintes neurodéveloppementales chez les enfants atteints d’un TSAF et ceux présentant les symptômes du trauma complexe, ces autrices décrivent comment la psychothérapie dyadique développementale (PDD) est prometteuse pour soutenir les parents qui s’occupent au quotidien d’un enfant qui présente une comorbidité de TSAF et de trauma complexe. Signée par Louise Lemay et ses collaboratrices Élodie Marion, Melissa Blandfort et Marie-Stefy Desjardins, la seconde contribution porte un regard interdisciplinaire sur les Équipes Intervention Jeunesse (EIJ) et leurs pratiques de médiation partenariale. Ces dernières sont déployées pour faire face aux enjeux de collaboration avec le système scolaire et les services sociaux pour les familles qui doivent recourir à l’aide de divers professionnel·le·s en raison des besoins multiples de leur enfant.

Par ailleurs, les familles traversent des épreuves qui peuvent nécessiter l’intervention de tierces parties à diverses étapes du cycle de vie familiale. C’est le cas, notamment, lorsque le couple vit des difficultés conjugales pouvant mener à une séparation. Deux articles dans le présent numéro abordent ces enjeux. Dans le premier, à travers un récit de pratique, la stagiaire en psychothérapie Marie-Claude Thibault et la chercheuse Eve Pouliot rapportent certaines retombées d’un programme de thérapie conjugale adapté pour des couples dont au moins un membre est militaire. Dans le second, la travailleuse sociale Marie-Andrée Lavoie et la chercheuse Marie-Christine Saint-Jacques portent la voix d’adultes qui témoignent de leur expérience, en tant qu’enfants, d’avoir pu s’exprimer ou non auprès d’un·e intervenant·e de la Cour lorsque leurs parents vivaient une séparation conflictuelle et se disputaient pour leur garde. Analysés à partir du modèle écologique, les résultats témoignent entre autres de l’importance que des mécanismes adaptés à l’âge de l’enfant soient mis en place pour favoriser l’expression libre de son opinion auprès d’un·e intervenant·e neutre. Des facteurs des diverses niches écologiques doivent être mobilisés dans le même mouvement afin de fournir un contexte favorable à une expérience positive pour les enfants concernés.

Pour terminer, la chercheuse Émilie Charlier explore l’expérience de personnes proches aidantes en Belgique. De manière plus spécifique, les personnes participant à cette recherche témoignent des bouleversements qui perturbent leur vie personnelle, familiale et sociale lorsqu’un proche est en perte d’autonomie. Celles-ci ayant en commun de recourir à l’aide d’un groupe de soutien par les pairs, l’article aborde conséquemment différentes logiques d’engagement des personnes proches aidantes au sein de ce groupe, qui s’articulent autour de la notion de « prendre soin », que ce soit de soi ou des autres, et en fonction de savoirs professionnels ou expérientiels. Le groupe de soutien agit ainsi comme un espace de solidarité ou de militance, pour ventiler, pour réseauter, pour se divertir et pour s’informer.