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Dans son étude des périodiques autochtones au Canada parue en 1985, Enn Raudsepp constate qu’entre 1970 et 1985, 191 publications autochtones sont créées, la plupart éphémères. De ce nombre, la moitié sont entièrement gérées par des personnes autochtones, une augmentation significative par rapport aux décennies précédentes, où 75 % des périodiques autochtones émanent d’une agence gouvernementale[1]. Certains de ces magazines, revues, journaux et bulletins ont fait l’objet d’études historiques et esthétiques dans les dernières années. Par exemple, le journal Native Voice, organe officiel de la Native Brotherhood of British Columbia (NBBC) en Colombie‑Britannique, est le sujet du livre The Native Voice: The History of Canada’s First Aboriginal Newspaper and Its Founder Maisie Hurley, d’Eric Jamieson, et du documentaire Droit devant. Le pouvoir des voix autochtones, de la réalisatrice Métis Marie Clements[2]. De même, la revue d’art et de culture Tawow, fondée par la section culturelle du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (MAINC) en 1970 et produite par des personnes autochtones, a été étudiée par la chercheuse Métis Sherry Farrell Racette (2015)[3]. Ces travaux révèlent que des préoccupations similaires mobilisent les acteur·rices des imprimés autochtones. Disposer de médias autogérés apparait essentiel pour répondre aux besoins de communication des communautés, pour promouvoir une image positive des personnes autochtones, loin des stéréotypes, et pour provoquer un éveil politique et culturel[4].

La multiplication des périodiques autochtones au Canada survient au cours d’une période de développement culturel et de mobilisation politique dans le monde autochtone. Avant de lancer Tawow en 1970, le MAINC fonde, cinq ans plus tôt, une section culturelle qui organise des expositions, soutient la production de films et de publications par des personnes autochtones[5] et met sur pied le Pavillon des Indiens à l’Expo 67, à Montréal, un événement fédérateur crucial dans le développement des arts autochtones au pays. Selon Scott Rutherford, « Red Power in Canada reached its zenith some time after 1968[6] », ce qui s’observe par la multiplication des actions politiques et des contestations juridiques provenant de groupes autochtones au début des années 1970. En particulier, les groupes autochtones utilisent de plus en plus les médias pour mobiliser et sensibiliser la population, par exemple en diffusant des communiqués et en organisant conférences de presse[7]. Par ailleurs, en 1974, le gouvernement fédéral lance le Native Communications Program, un programme de subvention visant à soutenir le développement de sociétés médiatiques autochtones (radio, télévision, journaux)[8]. Enfin, des programmes de journalisme et de communication autochtones sont lancés au milieu des années 1970, notamment au Grant MacEwan Community College (Edmonton, Alberta).

Sur le plan politique, la mobilisation autochtone est en ébullition dans les années 1970. Rappelons qu’au Canada, en 1969, la proposition du gouvernement fédéral d’abolir la Loi sur les Indiens suscite une opposition sans précédent : plusieurs organisations politiques sont créées, comme Femmes autochtones du Québec, fondée en 1974, et les regroupements déjà en place prennent de l’ampleur. Au Québec, le projet hydroélectrique de la Baie‑James, au début des années 1970, met les conflits territoriaux à l’avant‑plan et pousse les Premiers Peuples à défendre leurs droits devant les tribunaux. En raison des négociations houleuses entre le gouvernement, l’entreprise d’État et les nations autochtones concernées, des joutes de pouvoir émergent également entre les divers regroupements autochtones, comme l’Association des Indiens du Québec (1965 ‑) et le Grand Conseil des Cris.

Peu de travaux ont porté sur les revues autochtones créées au Québec au cours de cette période, comme Taqralik, de l’Association des Inuit[9] du Nouveau‑Québec (AINQ) (Fort‑Chimo [Kuujuak], 1974‑1980)[10], Tepatshimuwin/Tepashemoun, le journal du Conseil attikamek‑montagnais (Village‑Huron, 1976), Kanatha, (Village‑Huron, 1974‑1977) et Rencontre (Québec, 1979 ‑), publié par le Secrétariat des Affaires autochtones du Québec. Alors que les articles publiés par des auteur·rices autochtones sont reconnus comme contributions importantes dans la littérature écrite autochtone[11], l’analyse du discours spécifique dans ces revues n’a pas fait l’objet de recherches détaillées au Québec. Dans cet article, nous nous penchons sur la revue Kanatha, fondée en 1974 au Village‑Huron par Éléonore Sioui, femme‑médecine, écrivaine et activiste wendat[12], devenue docteure en philosophie et spiritualité amérindienne en 1988. À partir de notre position comme chercheuses allochtones blanches, nous proposons une lecture minutieuse des sept numéros produits par le Centre socio‑culturel amérindien Kondiaronk entre 1974 et 1977, publiés en français, en anglais et en langues autochtones, en faisant ressortir certains éléments du discours décolonial qui s’y développe. Kanatha se veut d’abord un organe de liaison entre les nations autochtones du Québec et du Canada à une époque où la mobilisation politique autochtone est à son paroxysme. Dans ce contexte, que représente Kanatha, et comment pouvons‑nous mesurer ses retombées? Bien que le projet soit de courte durée, comme pour plusieurs périodiques de l’époque[13], Kanatha, et le Centre auquel elle se rattache, a une influence considérable sur la trajectoire intellectuelle et politique de Sioui. En effet, c’est dans les pages de Kanatha qu’elle développe une prise de parole forte, sa propre « voix d’écriture [14] ». Comment s’inscrit Kanatha dans la trajectoire de Sioui, une femme wendat qui ose briser le silence?

Sioui porte un regard critique sur les conséquences de sa prise de parole comme femme wendat et la double discrimination qu’elle subit[15]. Dans Daughters of Aataentsic, Kathryn Magee Labelle comprend l’activisme de Sioui à travers le concept d’« action‑mère » (motherwork). Selon sa définition, l’« action‑mère » en est une « that is geared towards bettering their family and community’s circumstances rather than those of a single person[16] ». Cet activisme ne se limite pas à donner naissance, mais inclut « the responsibilities associated with nurturing, teaching, and protecting Indigenous cultures for future generations[17] ». L’« action‑mère » de Sioui vise entre autres à réinstaurer les valeurs matrilinéaires et matricentriques des nations iroquoiennes qui ont été déstabilisées par le colonialisme. En ce sens, on peut comprendre son activisme comme une pratique féministe autochtone qui contribue aux analyses de l’imbrication du genre et du colonialisme et à un militantisme qui aspire à redonner aux femmes autochtones une place centrale dans les décisions politiques et sociales de la communauté. Arvin, Tuck et Morrill soulignent que les contributions des femmes autochtones aux « théories féministes autochtones » ne supposent pas une identité féministe pour ces femmes qui ancrent leurs analyses dans d’autres modèles épistémiques et politiques[18]. En effet, Joanne Barker (Lenape) parle de la désidentification au féminisme (particulièrement au féminisme blanc) comme une des caractéristiques des féminismes autochtones[19]. Sioui ne se décrit pas comme féministe dans sa thèse de doctorat ou sa poésie, mais sa militance concerne largement les femmes et elle prend part à des débats avec des féministes québécoises pour faire valoir les perspectives des Premiers Peuples[20]. Nous concevons le concept d’« action‑mère » comme pratique féministe autochtone qui semble convenir à la façon dont Sioui envisage son travail comme celui d’une « idéaliste‑pratique » : « I work constantly to concretize my ideas and beliefs in social institutions that have had and will have an impact upon the world[21] ». Une des institutions par laquelle elle désire opérer un changement pour le bien‑être de sa communauté est celle de l’imprimé, qui permet à Sioui de s’inscrire dans une histoire politique tout en tâchant de l’influencer et de créer de nouveaux mouvements de prise de parole.

Dans un premier temps, nous situerons la pratique féministe autochtone de Sioui dans sa trajectoire à partir de ses textes et de ses discours dans Kanatha, d’entrevues et de sa thèse de doctorat, A Huron‑Wyandot Woman’s Life Story: The Realization of an Impossible Dream (1988). Composée entre autres de son autobiographie, à laquelle sont annexés certains documents d’archives (correspondances, coupures de journaux, historique de la revue), elle réunit une source d’information importante pour comprendre les objectifs, les conditions d’existence et les retombées souhaitées pour cet imprimé. Grâce à ces documents, de même qu’aux écrits de son fils, l’historien Georges Sioui, qui a été de l’aventure Kanatha, et d’articles de presse de l’époque, nous avons reconstitué les circonstances de création de la revue. Dans un deuxième temps, nous analyserons le contexte de production, l’aspect matériel et le contenu des sept numéros publiés. Enfin, nous relèverons trois objectifs principaux qui y sont véhiculés : 1) créer des liens entre les nations autochtones, 2) offrir un espace de prise de parole aux autochtones et 3) encourager la fierté autochtone.

Éléonore Sioui : Les débuts d’un militantisme wendat

Éléonore Sioui est née en 1920 au Village‑Huron (Wendake), dans une famille wendat à la fois traditionaliste et catholique. Sa mère, Caroline Dumont, était une artisane et une guérisseuse[22]. Son père, Emery Sioui, a occupé plusieurs emplois, dont celui de guide de chasse et de pêche. Il était aussi le dernier chef héréditaire de la réserve des 40 arpents, dont les terres ont été vendues illégalement en 1904 par le gouvernement fédéral, entraînant la dispersion des Wendat y habitant[23]. Après avoir vécu plusieurs années dans le bois, la famille s’installe dans un ranch pour élever des animaux à fourrure, dont les parents font le commerce. La jeune Éléonore a alors cinq ans. Par la suite, elle fréquente le couvent des Soeurs de Saint‑Louis‑de‑France, à Loretteville, où elle termine sa septième année[24]. Elle travaille ensuite dans l’entreprise familiale. À la mort de son père, jeune adulte, Sioui reprend ses études en secrétariat, ce qui lui permettra de décrocher un emploi au gouvernement fédéral.

En 1946, Sioui se marie avec un Wendat de la Jeune‑Lorette, Georges‑Albert Sioui, commerçant, guide de chasse et policier, avec qui elle aura sept enfants en dix ans. Après quelques années aux États‑Unis, le couple revient s’installer au Village‑Huron à partir de 1948. En plus de s’occuper de l’éducation des enfants, Sioui agit comme guérisseuse auprès des membres de la réserve. Elle fabrique aussi des mocassins qu’elle vend au village et participe à l’organisation du premier salon de l’artisanat au Village‑Huron. Des difficultés marquent la famille, notamment la précarité financière et l’alcoolisme de Georges‑Albert. Au début des années 1960 environ, Sioui quitte son mari, emmenant avec elle ses enfants.

C’est au cours de cette période qu’elle commence à s’intéresser à la politique et à dénoncer les inégalités dont sont victimes les Premiers Peuples. Prenant la parole comme femme wendat à la fin des années 1960, une des premières revendications de Sioui concerne l’accès à l’éducation pour les filles et les femmes jusqu’aux niveaux supérieurs universitaires : « It was a time when our women did not speak for themselves, but I wanted so much to be heard that I requested schooling possibilities be accessible for girls and women as it was for men at the higher level[25] ». Dans son autobiographie, elle concède que, comme la plupart des jeunes filles de son âge, elle souhaitait se marier et fonder une famille. Elle ajoute qu’après son mariage, et devenue mère, elle s’implique en politique. Elle semble lier son rôle de leader de la famille et celui qu’elle prendra au sein de sa nation. Dans les deux cas, elle désire changer les choses pour favoriser leur bien‑être et leur assurer un meilleur avenir. Consciente de la double discrimination qu’elle subit, Sioui porte un regard critique sur l’impossibilité pour les femmes de parler pour elles‑mêmes, en plus du silence entourant les voix des Premiers Peuples. Lorsqu’elle commence à prendre la parole, elle comprend que la transformation passera par l’éducation, une éducation formelle qui permettra qu’on la prenne au sérieux dans les milieux allochtones et une éducation wendat, notamment par sa mère, qui lui lègue ses connaissances comme femme‑médecine.

Après sa séparation, elle termine ses études secondaires en un an[26], puis s’inscrit à l’Université Laval, où elle suit des cours de littérature, de philosophie et d’espagnol. Poursuivre une formation universitaire est un objectif non seulement pour elle, mais pour toute la famille : « I wanted to earn a degree in education and show the value of education to my children although they did not believe in it[27] ». Elle obtient un baccalauréat en éducation (enseignement au secondaire), incluant une majeure en études françaises, puis elle entreprend des études supérieures en développement international à Miami et en philosophie et spiritualité amérindienne à Cincinnati[28]. Durant ses études, elle occupe divers emplois, notamment celui de consultante culturelle au MAINC, dans le cadre desquels elle voyage à travers le Canada et fait la connaissance d’autres militant·es autochtones, comme au Congrès sur l’éducation de l’American Indian Conference, à Banff. En allant à la rencontre des gens sur le terrain lors de conférences et dans des communautés autochtones, elle développe un sens critique aigu des enjeux qui les concernent  :

I was rather interested to learn about our rights. Why were we kept in ignorance? Why had we no possibility to speak or be listened to? Why were we kept in poverty? Why did women have no chance to study? All this I asked because I wanted my children to develop and have a better life[29].

Sioui se forme aussi par elle‑même, nourrissant son éveil politique de nombreuses lectures et d’un suivi assidu de l’actualité pour s’imprégner du langage utilisé et ainsi amasser des armes rhétoriques contre les dirigeants à qui elle adresse ses revendications[30]. Elle écrit des lettres aux journaux et fait paraitre des textes dans des revues[31] pour dénoncer les politiques d’assimilation du gouvernement. Elle entreprend d’assister aux séances du conseil de bande, posant de nombreuses questions. Ses comportements et ses choix hors‑normes, mais surtout son insistance au conseil de bande, dérangent les autorités au point où elles entament des procédures contre elle[32]. En 1972, lors des élections au conseil du Village‑Huron, Sioui est candidate au poste de conseillère, dans l’équipe de son fils Georges Sioui, qui se présente à celui de Grand Chef[33]. Sa vision est guidée par l’espoir d’une vie meilleure pour ses enfants, qui admirent leur mère, mais souffrent aussi du fait qu’elle est perçue comme une « réactionnaire[34] ». Ses prises de parole dérangent; elle se fait intimider et on lui recommande de se taire puisque le contraire pourrait être risqué[35]. C’est à travers des événements où elle parle comme femme qu’elle sent un soutien de ses pairs. Elle mentionne, par exemple, une conférence du MAINC sur l’éducation indienne où elle a été choisie comme « mère spirituelle de son peuple » ou encore sa participation comme représentante des femmes autochtones du Canada à la Conférence internationale des femmes à Berlin Est en 1976[36].

À la fin de 1973, Sioui fonde le Centre socio‑culturel amérindien Kondiaronk au Village‑Huron[37], dans la maison qu’elle vient d’acheter pour sa famille sur la réserve. Le Programme d’initiative locale de Portneuf lui octroie une subvention de 25 000 $ la première année, puis de 20 000 $ l’année suivante[38]. Sioui y enseigne le secrétariat et l’artisanat à une vingtaine d’étudiant·es. Dans la vision de Sioui, le Centre est un lieu d’accueil pour les personnes autochtones de passage dans la région qui auraient besoin d’assistance ou d’information pour obtenir des services gouvernementaux, comme l’accès aux soins de santé ou aux services sociaux[39]. Le Centre, qui représente avant tout un espace de diffusion des voix autochtones, « se donne pour tâche de faire connaitre la pensée, la culture et l’art des Amérindiens aux différents groupes ethniques de la Province de Québec, et du Canada[40] ». De nombreuses activités contribuent à cet objectif : émissions de radio et de télévision, expositions, soirées de projections de films, voyages organisés et échanges entre diverses communautés autochtones (par exemple à Mashteuiatsh et en Ontario). Les membres ont accès à une bibliothèque et à un centre de documentation. Lors de sa création, huit personnes y travaillent; à son sommet, le Centre et le magazine compteraient jusqu’à 18 employé·es[41].

La revue Kanatha s’inscrit dans les opérations de diffusion du Centre et apparait comme un outil tout désigné pour atteindre les ambitions que Sioui s’est fixées lors de la fondation de l’organisme :

Le Centre Socio‑culturel amérindien [...] est à la disposition de tous les Amérindiens de quelque région qu’ils soient ainsi que des Métis et des Inuits. Ses buts, nous le soulignons, sont d’unifier notre peuple aborigène et de promouvoir sa culture et ses arts, ceci dans le but de lui redonner sa dignité de peuple libre vis‑à‑vis les groupes ethniques immigrés chez‑nous [sic][42].

Des objectifs politiques motivent aussi Sioui, qui suit attentivement les négociations et les luttes juridiques des Cris dans le cadre du développement hydroélectrique de la Baie‑James. Dans sa thèse, elle précise avoir créé Kanatha pour promouvoir l’Association des Indiens du Québec auprès de toutes les réserves : « My aim was to contact all Indian reservations and to make them aware of the Association of Indians of Québec which could be a unified source to negotiate for them and for their heirs[43] ». Kanatha provient de ce désir de se faire entendre et de former des alliances au sein des communautés autochtones :

I t[y]ped my commentaries on four sheets of paper, listed the name of my magazine, Kanatha, on the first page, stuck the pages together, found the name and addresses of all the Indian leaders and chiefs, and sent to each of them my newly‑formed, first Indian magazine written by an Indian in the French, English and Indian[44].

Selon Sioui, son geste, qui crée une « agitation[45] », ne laisse personne indifférent : « I developed enemies as well as friends among politicians and the general population. I was threatened, congratulated, and sometimes hated. I had broken the law of “silence”[46] ». Lorsqu’elle revient sur cette période, Sioui explique que dans le contexte catholique de l’époque, son divorce, qui la laisse seule avec sept enfants, lui attire le jugement des autres. Cela la place dans une situation précaire qui, elle le comprend, ne lui confère aucun pouvoir. Néanmoins, elle persiste et la création d’une revue indépendante de l’influence politique des gouvernements et du conseil de bande lui permet de forger un espace de prise de parole où elle devient libre d’exprimer sa dissidence et d’encourager plusieurs voix à s’élever avec elle. Il faut aussi y voir la volonté d’instaurer de nouveaux réseaux intellectuels et politiques qui vont au‑delà de sa communauté d’origine. Malgré les conflits que sa prise de parole a pu provoquer, son projet de mobilisation s’appuie sur une vision collaborative. Comme nous l’avons évoqué plus haut, sa vision est attachée et ancrée dans son rôle de mère (mère de famille; mère spirituelle de la nation) qu’elle conçoit comme celui de transmettre des connaissances, de s’éduquer et d’éduquer. En ce sens, on peut comprendre l’émergence de Kanatha en lien avec l’« action‑mère » de Sioui puisqu’elle vise à améliorer le sort de son peuple et à renseigner le plus grand nombre sur les enjeux qui les concernent. Elle travaille aussi à rejoindre les allochtones, « to make the world aware of the Indian peoples[47] ». L’éducation demeure sa priorité et cela s’inscrit dans la décision de toute la famille de s’engager sur cette voie : « We did it together; we won. This is called a network of love. My family is now one of the Indian elite[48]! » L’expression « réseau d’amour » représente bien la vision politique de Sioui, marquée par un amour des siens, de son peuple, de la terre. Avec le temps, sa vision se développe en une parole positive, comme forme de guérison, pour faire face aux forces destructrices de l’ethnocide – terme utilisé par Sioui que l’on substituerait aujourd’hui par celui de génocide – ce travail commence avec la revue Kanatha.

Kanatha : un défi matériel et collaboratif

Kanatha est une initiative communautaire, au sens où elle émerge au sein de la communauté et est portée par elle. Elle se constitue sur des objectifs ambitieux, tant au niveau de la production du journal, de la distribution que de l’impact social recherché. On annonce une parution mensuelle qui ne tient que le temps de trois numéros, de février à avril 1974. Un quatrième numéro sera publié en septembre de la même année, puis un seul numéro par année de 1975 à 1977. Au départ, à l’instar de plusieurs éditeurs de presse autochtones des États‑Unis et du Canada de l’époque[49], Sioui envisage Kanatha comme l’organe de presse de l’organisme duquel il émerge[50]. En effet, Kanatha est présenté dans les quatre numéros de 1974 comme l’« organe officiel du Centre socio‑culturel amérindien », une appellation qui deviendra « revue nationaliste amérindienne », le sous‑titre adopté en 1975. Le caractère communautaire de la revue apparait dans la liste des collaborateur·rices (graphisme, illustration, rédaction, traduction), qui sont pour la plupart wendat; malgré tout, des efforts réels mènent à créer des liens avec des voix diverses provenant de plusieurs communautés à travers le Canada.

La page couverture du premier numéro arbore le titre de l’imprimé, Kanatha, en gros caractère et sans sous‑titre, contrairement aux numéros subséquents, laissant toute la place à ce mot qui offre une autre vision du territoire habité depuis des siècles par les Premiers Peuples et renommé par les Blancs au moment de la colonisation. En nommant la revue Kanatha, un mot wendat signifiant « agglomération de cabanes[51] », Sioui rappelle l’origine du nom Canada et se le réapproprie. Le graphisme de la couverture joue avec les représentations du territoire colonisé. On présente une carte alternative de ce Kanatha : d’abord, on y voit la province de Québec selon les limites territoriales coloniales (et non le Canada); ensuite, en plus de traits représentants les grandes rivières, on retrouve sur ce territoire ancestral des Premiers Peuples des tipis et des igloos, qui constituent un ensemble de « cabanes », formant la communauté imaginée qui provient de la langue wendat. Cette couverture souligne la présence historique et contemporaine des Peuples autochtones qui ont habité et habitent le territoire « canadien » auquel ils ont d’ailleurs donné son nom. Ce choix graphique annonce le regard décolonial offert dans la revue, alors que se tiennent des débats houleux sur la cession du titre autochtone par traité moderne avec la négociation sur le développement hydroélectrique dans le nord du Québec. La question du territoire, et de la Convention de la Baie‑James plus précisément, prendra beaucoup de place dans les premiers numéros et restera centrale tout au long des quatre années suivantes.

Le premier numéro rassemble douze feuilles blanches agrafées, dont le but est de répondre à un urgent besoin d’informer et de diffuser des idées; les numéros suivants montrent un soin grandissant pour accroître la qualité en ce qui a trait au papier, au graphisme, à la couverture et à l’assemblage. Le quatrième numéro marque un changement. Brisant la séquence mensuelle qui était annoncée (il parait cinq mois après le troisième numéro), il devient aussi plus volumineux, comme le seront les numéros suivants, qui comptent tous environ quarante pages contre douze et seize pour les numéros précédents. Sur le plan du contenu, certains sujets prédominent. Le premier numéro consacre ses pages à la politique (71 %), aux nouvelles concernant le Centre (25 %) et à l’art et la culture (4 %). Cette répartition, au fil des numéros, changera de façon notable. En 1977, les questions politiques n’occupent plus que 23 % de l’espace, alors que les arts et la culture (poésie, culture traditionnelle, contes, légendes) représentent 49 % du texte. Parmi les autres thèmes de prédilection, mentionnons l’histoire et les enjeux sociaux, comme l’éducation et la consommation d’alcool. Les illustrations font leur apparition dans le deuxième numéro et gagnent en force à partir de 1975. À partir de ce numéro, plusieurs illustrations pleine page ponctuent les textes.

Le premier numéro s’ouvre sur une liste des « activités et réalisations du Centre » qui inclut la création de la revue. L’éditorial présente Kanatha comme un « bulletin d’information » qui « se veut le miroir et l’inspiration de la pensée amérindienne[52] ». On encourage les lecteur·rices à acheminer leurs points de vue à l’équipe éditoriale et à faire circuler les textes auprès de leurs proches : « À la lecture de ce bulletin, si vous avez aimé son contenu : veuillez le dire à vos amis et il nous fera plaisir de [leur] faire parvenir un exemplaire[53] ». On ajoute que le succès de la publication se mesurera à la participation de tous et de toutes, témoignant du désir d’en faire un collectif, un médium grâce auquel la communauté peut s’exprimer et se rassembler.

Si Kanatha est un projet communautaire, il est avant tout porté par la vision de sa fondatrice. Pour mettre en contexte la création du Centre et de la revue pour les lecteur·rices, ce premier numéro inclut une note biographique sur Sioui, ce qui la place réellement au centre du projet[54]. Kanatha est aussi, en grande partie, une affaire de famille. On trouve dans la liste des collaborateur·rices les noms de plusieurs membres de la famille de Sioui, dont quatre de ses enfants. Jusqu’au troisième numéro, aucun texte n’est signé Éléonore Sioui et son implication dans la rédaction demeure implicite, mais on peut penser qu’elle y participe autant que les autres membres du comité éditorial. À partir du quatrième numéro, la voix de Sioui prend plus de place avec neuf textes sur vingt. En 1975, elle signe aussi six articles et l’année suivante, elle publie « Chez‑nous » dont elle reproduit des extraits dans une lettre ouverte dans Le Soleil en 1977[55].

La revue compte une multitude de textes non signés, qui abondent dans les premiers temps. Par exemple, le premier article, « Pour un ministère de l’écologie », qui défend la création d’un tel ministère dirigé par les Peuples autochtones comme solution à long terme au « problème concernant le contexte amérindien[56] », demeure anonyme. On comprend cependant que le contenu de ce texte correspond à une position partagée par l’équipe et certainement par Sioui elle‑même puisqu’elle est défendue dans des émissions de radio québécoises et lors d’une conférence de presse organisée par le Centre[57]. L’ensemble des contributions du numéro de 1975 sont signées, alors que plusieurs textes ne le sont pas dans les deux derniers numéros[58]. Ceux‑ci, plus volumineux, incluent un grand nombre de contributeur·rices. On pourrait penser que les textes qui restent anonymes sont rédigés par le « rédacteur », George Sioui. Néanmoins, celui‑ci signe plusieurs articles (deux dans le numéro de 1976 et cinq dans celui de 1977), ce qui pourrait indiquer que les textes anonymes sont, en comparaison, le résultat d’un travail de collaboration au sein du comité éditorial ou encore qu’ils proviennent de l’extérieur.

Plusieurs pseudonymes et noms autochtones sont utilisés en signature, comme Bête‑au vent[59] ou encore Ahonressa, Auoirhet et Auboindium[60], ce qui complexifie l’identification des auteur‑rices. Par ailleurs, Gregory Younging (Opsakwayak Cri) explique que le fonctionnement des droits d’auteur·rices diffère dans la publication de littératures autochtones, surtout celles provenant des traditions orales et des savoirs traditionnels : « Writers should not claim authorship over Traditional Knowledge[61] ». Cette divergence de pratique éditoriale peut justifier par exemple que des textes comme « Légende du Grand Serpent » (on précise le lieu de provenance, le Village‑Huron)[62] ou « Takannaluk[63] », un récit inuit, soient anonymes. Néanmoins, dans des textes d’opinion, basés sur l’expérience des intervenant·es, comme c’est le cas dans « Lettre d’un Amérindien au ministre Jean Chrétien[64] » et « Point de vue d’un Montagnais[65] », cela surprend. Compte tenu des appels répétés aux contributions du lectorat et leur nombre somme toute limité dans la revue, on peut penser que le comité éditorial a accepté ces textes non signés pour leur qualité puisqu’ils n’en recevaient pas abondamment. La rédaction précise toutefois désirer savoir de qui provient ces envois : « Et toutes les lettres venant de nos lecteurs si elles sont signées lisiblement et compréhensivement, seront éditées dans notre journal[66] ».

Si le Programme d’initiatives locales (PIL) finance, au moins les deux premières années, le salaire des employé·es du Centre, il faut trouver une source de financement pour la production de la revue : impression, distribution, publicité. De plus, les subventions accordées en 1974 et 1975 sont ponctuelles, et aucun indice ne montre que le Centre bénéficie à nouveau de ce programme l’année suivante. Dès le troisième numéro, la rédaction évoque les difficultés financières du Centre et du journal et encourage ses lecteur·rices à devenir membres : « en vous abonnant à notre journal Kanatha, vous nous aiderez considérablement[67] ». On invite aussi les gens à publier leurs annonces, sans grand succès. Les seules publicités parues dans les pages de la revue font la promotion du Collège Manitou et de son imprimerie, Thunderbird Press[68], qui apparaissent tous deux dans la liste des collaborateur·rices du numéro 4, en septembre 1974. De 1973 à 1976, le Collège Manitou (La Macaza, Québec) opère, sous la responsabilité de Monique Sioui, une imprimerie « au service des autochtones[69] ». Il est possible qu’une entente soit conclue avec l’imprimerie, qui offre ses services « gratuitement ou à prix coûtant[70] » aux organismes autochtones et aux réserves. Cette collaboration pourrait d’ailleurs expliquer qu’à partir du numéro 4, la qualité matérielle générale de Kanatha augmente considérablement.

Sioui cherche d’autres sources de financement. Par exemple, le MAINC salue l’initiative de Sioui dans une lettre qui annonce l’impossibilité de financer la revue prétextant une année financière 1974‑1975 difficile[71]. On la redirige vers les conseils de bande, qui disposent d’une subvention pour s’abonner à des périodiques et qui pourrait servir, selon le ministère, à encourager la revue nouvellement créée. Or, dans les archives consultées, nous n’avons répertorié aucune information attestant que la revue a bénéficié du soutien d’un conseil de bande. Les mésententes et le climat d’animosité entre Sioui et le conseil de bande du Village‑Huron laissent penser qu’aucun appui financier n’a été obtenu. Enfin, à partir de 1977, donc pour le dernier numéro seulement, le Centre d’appui aux autochtones (Canadian Association in support to Native Peoples, CASPN), un organisme composé de membres allochtones et autochtones, subventionne Kanatha[72].

On en sait peu sur la distribution effective de Kanatha. Dans le premier numéro, on note qu’une réalisation du Centre est « une campagne de sensibilisation des Chefs » pour faire connaitre leurs activités, qui a donné « de bons résultats par la participation de quelques réserves[73] ». Dans le troisième numéro, on apprend que le journal a été distribué à 300 familles du Village‑Huron et d’ailleurs[74]. La revue serait disponible également chez les détaillants de journaux et envoyée à des revues spécialisées comme Recherches amérindiennes du Québec. Sioui affirme que la revue était lue dans plusieurs pays à travers le monde[75], une diffusion internationale découlant sans doute des différentes activités outre‑mer de Sioui.

Une revue pour créer des liens entre les nations

À quoi ressemble la prise de parole dans Kanatha? L’analyse discursive des sept numéros de la revue nous amène à souligner ce que nous identifions comme trois objectifs principaux qui affectent les thématiques développées : la création de liens entre les nations autochtones, la mise en valeur de l’expression de soi, et du nous, pour les personnes autochtones et l’affirmation d’une fierté autochtone. Ces trois visées contribuent à une refonte de l’imaginaire national (constitué de multiples nations) à partir de perspectives autochtones.

Dans sa présentation du dossier « La culture de l’imprimé en réseau », Johanne Sloan constate que les revues « révèle [nt] la convergence d’énergies sociales, intellectuelles et esthétiques; c’est l’évidence d’un travail collaboratif[76] ». Kanatha, dont la production s’inscrit à la fois dans un contexte local et national, témoigne de la valeur inestimable du journal pour rejoindre les gens et les mobiliser. Dans les années 1940, Jules Sioui, par exemple, activiste wendat, utilise divers moyens pour rejoindre les nations autochtones au pays dans sa lutte contre la conscription, entre autres la publication de lettres d’opinion, de pétitions et d’invitations dans The Indian Missionary Record (Saskatchewan, 1938‑1978), qui bénéficie d’une très large diffusion en milieu autochtone[77]. À la différence de Jules Sioui, qui semble avoir écrit, imprimé et diffusé ses textes seul ou en duo avec Clara Robitaille, sa femme, dans Kanatha, l’émergence de cette parole revendicatrice se constitue en équipe. Éléonore Sioui s’entoure de collaborateur·rices et envisage la création de la revue comme un espace « où non seulement tous pourraient se documenter et s’informer sur la vie Amérindienne, mais où aussi tous les Amérindiens pourraient avoir la parole et le droit d’expression[78] ». Kanatha devient donc un lieu de diffusion de diverses perspectives autochtones sur les problèmes sociaux et politiques contemporains, qui renforce les réflexions personnelles de la fondatrice. Cet objectif apparait explicitement dans les éditoriaux des premiers numéros qui font appel à la participation du lectorat : « nous vous invitons à y participer en nous faisant parvenir toute nouvelle et tout [point de vue] que vous trouverez important[79] ».

En outre, Kanatha crée des ponts entre les nations autochtones, pour mettre en relation les différentes cultures et communautés qui partagent l’expérience du colonialisme, le déni de leurs droits et l’assimilation forcée. Dans le deuxième numéro, un texte du leader métis Howard Adams, représentant le « Native Movement », est inclus[80], ainsi qu’un article sur le mouvement inuit[81] et un autre sur la réalité inuite d’Ivujivik[82]. À la suite d’une visite organisée par le Centre, le numéro d’avril 1974 fait paraitre un dossier sur la communauté innue de Pointe‑Bleue (Mashteuiatsh) qui donne des détails sur sa vie politique, sociale et culturelle[83]. En utilisant ces stratégies, l’équipe de Kanatha s’efforce de s’adresser à toutes les nations autochtones et d’introduire les réalités autochtones diverses, pas seulement wendat, une ambition que Sioui affirme haut et fort dans l’éditorial du deuxième numéro, par ailleurs publié en trois langues, le français, l’anglais et l’innu[84] : « Nous souhaitons que ce bulletin ne reste pas dans les mains de quelques initiés et spécialistes, mais devienne l’expression de tous les Amérindiens. Nous désirons qu’il soit distribué à toutes les tribus ainsi qu’à la population blanche[85] ». Alors que les autres périodiques autochtones québécois de la même époque s’adressent à des nations particulières (Tepatshimuwin/Tepashemoun ou Taqralik, par exemple), Kanatha vise une plus large audience. Pour cette raison, Sioui envisage une revue multilingue. Cette orientation se montre audacieuse alors qu’une poignée seulement d’organisations ou de maisons d’édition publie des langues autochtones[86]. Notons toutefois que la présence des langues autochtones dans les pages de Kanatha reste marginale : un texte bilingue français‑innu sera inclus dans le premier numéro et l’éditorial du deuxième numéro paraitra en français, anglais et innu[87]. Dans les numéros suivants, aucun texte en langue autochtone n’est publié, mais la revue demeure bilingue, avec une majorité de textes en français et en anglais, ce qui permet d’atteindre un grand nombre de personnes autochtones et allochtones au Québec et au Canada tout en créant des liens entre les communautés autochtones francophones et anglophones. Enfin, l’inclusion de plusieurs textes d’activistes et poètes autochtones anglophones (dont Howard Adams, Chef Dan George, E. Pauline Johnson et Skyros Bruce) encourage la pluralité des voix au sein de la revue.

En cherchant à rejoindre un lectorat extérieur au Village‑Huron, mais aussi des collaborateur·rices d’autres nations, Sioui et son équipe tentent d’établir de nouveaux réseaux et canaux de communication qui demeurent indépendants des instances politiques officielles. La question de l’autogestion des médias autochtones se présente comme un enjeu crucial, tant en théorie qu’en pratique, dans les communications autochtones des années 1970 et 1980[88] et le mode de gestion de Kanatha, quoiqu’à petite échelle, s’inscrit dans ce mouvement pour des médias autochtones indépendants et autogouvernés. C’est d’ailleurs une des mises en garde que Sioui formule dans sa thèse par rapport à son projet de centre spirituel, qui soutiendrait les publications : « We shall not depend upon government resources, but we shall seek them where we can be sure we will not be destroyed by them[89] ».

Un espace de prise de parole autochtone

À l’époque de la création de Kanatha, les personnes autochtones ne sont que très peu entendues au Québec; Sioui souhaite renverser cette tendance en établissant un imprimé dédié à l’échange d’idées où la parole autochtone pourrait s’exprimer librement. L’importante rubrique « Tribune libre », de même que plusieurs titres d’articles des premiers numéros, évoquent cette prise de parole : « Réflexions d’un homme du nord sur les droits des Indiens de la Baie James[90] », « Point de vue d’un Montagnais[91] », « Réflexion d’un Inuit d’Ivujivik[92] » ou encore « Message d’un Peuple de l’Âge des Arcs et des Flèches[93] ».

La variété des voix autochtones apparait aussi dans l’intertextualité de la revue. La rédaction, et possiblement Sioui au premier chef, rassemble dans les pages de Kanatha des paroles autochtones politiques et poétiques, anciennes et contemporaines, pour se mettre en lien avec ceux et celles qui ont défendu les intérêts et les perspectives des Premiers Peuples depuis des décennies. Sioui cite par exemple le Grand Chef Dan Georges[94] (1899‑1981), Jame Deer[95] (auteur/conteur et homme‑médecine Lakota) et un extrait du Courrier de l’UNESCO dans son article « Chez‑nous[96] », générant une intertextualité originale dans le contexte autochtone des années 1970. Ce travail de référence intertextuelle prend forme dans le numéro de 1975 dans lequel la rédaction annonce, suivant le sommaire : « Les notes ont été relevées dans diverses bibliothèques et musées canadiens par Éléonore Sioui[97] ». Ce numéro est donc ponctué de voix plurielles, celles de leaders autochtones connus et de personnes anonymes dont les paroles résonnent avec certaines préoccupations de Sioui, comme réécrire l’histoire et rectifier les faits politiques contemporains. Dans une note anonyme, on peut lire : « Aucun blanc adopté ou fait prisonnier chez les Indiens ne voulut jamais quitter ses gens d’adoption. D’autre part, il fut très rare qu’un Indien élevé chez les blancs ne voulut pas retourner chez les siens[98]. » Plusieurs « notes » partageant un contenu similaire, en résonance avec la critique de l’assimilation, du racisme et des conséquences de la colonisation, apparaissent sur la même page. Cette stratégie ancre les textes d’opinion de la rédaction de Kanatha dans une tradition discursive et politique de résistance. Dans un contexte où les textes du public qui sont sollicités semblent se faire rares, l’intertextualité permet de mettre sur papier une diversité de voix.

On trouve également des poèmes dans chacune des parutions : des inédits, des textes anonymes provenant des notes recueillies par Sioui, des textes de poètes accompli·es comme ceux de la poète Kanien’kehá:ka (Mohawk) du début du XXe siècle E. Pauline Johnson[99] et de nouvelles voix comme Skyros Bruce, de la nation Tsleil‑Waututh[100], dont le recueil parait au début des années 1970. Sioui, qui publie elle aussi des recueils de poésie dans les années 1980, comprend l’importance des textes littéraires dans la prise de parole autochtone. Lorsqu’elle ouvre le Centre spirituel Tecumseh (un deuxième centre, inspiré du premier) dans les années 1980, un objectif principal devient pour elle d’encourager les auteur·rices autochtones à publier leurs écrits pour les générations futures[101]. Elle voit alors la poésie et l’écriture comme une médecine, qui contribue à la guérison de son peuple. Sur le plan de la constitution d’une littérature, d’un réseau littéraire, la publication de poèmes dans des revues est de la première importance, comme en témoigne Jeannette Armstrong (Okanagan) :

[Native magazines] were seminal in giving us the Native political information we craved while developing an audience for “Indian Writing” [and] were instrumental in engendering a literary movement parallel to, or perhaps occurring as one of the vehicles of the “Indian Movement”[102].

Encourager la fierté autochtone grâce au périodique

Cette mise en lien du projet local de Kanatha avec des voix de partout dans la province et au pays participe à la consolidation de la prise de parole wendat. Comme nous l’avons mentionné, plusieurs auteur·rices sont wendat et leur présence dans une revue qui inclut l’expression forte de leaders autochtones contribue à asseoir leur pensée dans un espace légitime où celle‑ci est entendue. Les articles dans Kanatha ne sont pas seulement politiques; plusieurs abordent les aspects culturels, sociaux et artistiques de la vie wendat et plus largement autochtone. Ce choix éditorial cherche à encourager un sentiment de fierté chez les personnes autochtones. Sioui, qui lit énormément, connait bien le pouvoir des médias sur l’image des Premiers Peuples. Dans les médias québécois ou canadiens, cette image stéréotypée et folklorique, sans nuances et souvent négative, est majoritairement contrôlée par des allochtones. En fournissant dans Kanatha un espace d’autoreprésentation, Sioui vise à contrer ce qu’elle nomme l’« impérialisme médiatique[103] », qui désigne la marginalisation des voix autochtones au sein des médias allochtones. Cette même préoccupation anime les rédacteur·rices de Tawow, notamment sa première rédactrice en chef, Jean Goodwill (Crie), qui souligne l’importance des écrivain·es autochtones afin de « respond to the lack of non‑stereotypical and culturally grounded texts[104] ». L’enquête de Raudsepp révèle d’ailleurs qu’il s’agit d’une des principales motivations des équipes éditoriales des journaux et revues autochtones entre 1970 et 1985[105].

L’action et la parole politiques de Kanatha représentent donc plus qu’une réaction au contexte colonial et aux Blancs. Elles s’inscrivent dans une démarche d’affirmation culturelle et intellectuelle spécifiquement wendat. Dès ses débuts, la revue présente les connaissances et les savoirs traditionnels wendat et celles d’autres nations autochtones. Par exemple, dans les trois premiers numéros de 1974, on inclut des recettes de côtes de caribou rôties et de sauce pour chevreuil[106], mais aussi les méthodes de trappe[107], les instruments de musique autochtone[108] et la fabrication artisanale de raquettes à neige[109]. Ce type de textes continue de paraitre par la suite. Absalon Gros‑Louis, un collaborateur wendat régulier, écrit sur une exposition d’art autochtone qui « [fut] un succès sans précédent » et « a fait connaitre au public des oeuvres d’art d’une rare beauté[110] » et Éléonore Sioui, sur l’art inuit exposé à New York et sur la balle jumelée, un sport féminin algonquin qu’elle voudrait « rendre populaire chez tous les peuples[111] ». Les récits autochtones provenant de la tradition orale contribuent aussi à l’affirmation de cette fierté culturelle.

George Sioui explique que sa mère portait une fierté infinie envers les siens[112]. Elle refusait de se placer en victime et mobilisait son énergie pour éduquer les gens et montrer le chemin[113]. Tout en affichant sa fierté d’être une femme wendat, appartenant à une société matrilinéaire et matricentrique, Sioui était consciente des bouleversements sociaux occasionnés par le colonialisme, en particulier le renversement du matricentrisme qui a pu éclipser le rôle traditionnel des femmes wendat, au bénéfice du patriarcat européen. Dans ses articles, ses entrevues et ses poèmes, elle souligne à la fois comment les femmes occupent une place centrale dans la vie sociale, politique et culturelle wendat et comment elles subissent les effets de l’ethnocide, de l’appropriation et de l’exploitation du territoire. Son discours sur les femmes vise à faire regagner cette fierté dans des valeurs spécifiquement wendat. Elle connait les conséquences d’une prise de parole comme femme dans l’arène politique, même celle de la communauté, mais elle ne se laisse pas intimider. Bien qu’elle développe cette prise de parole comme femme plus explicitement dans sa thèse de doctorat, quelques éléments cruciaux apparaissent déjà dans Kanatha. Les voix des femmes autochtones y sont soulignées non pas à travers une revendication féministe, comme les féministes blanches la comprennent, mais à travers une parole ancrée dans l’affirmation culturelle des Premiers Peuples. Alors que les féministes blanches cherchent à se distancier des rôles traditionnels de « la femme », la revendication de ceux‑ci fait partie des luttes des femmes autochtones. Pour Sioui, ces rôles traditionnels des femmes wendat incluent la transmission de la culture, une visée entravée par les politiques d’assimilation du gouvernement[114]. Sioui est aussi aux prises avec les conflits locaux et l’intimidation qu’elle subit et qu’elle interprète comme amplifiée par son genre. Dans Kanatha, certains articles visent à restituer le caractère matricentrique de la culture wendat. Par exemple, dans un texte hommage consacré à Tecumseh, un chef de la nation Shawnee du début du XVIIIe siècle, on insiste sur le respect que celui‑ci avait pour les femmes[115]. Sioui rappelle dans une de ses notes que les cultures autochtones sont matrilinéaires : « Pour l’Indien c’est dans les femmes que consiste proprement la Nation, la noblesse du sang, l’arbre généalogique[116] ». Kanatha inclut des voix de femmes de la communauté et de l’extérieur, comme Danielle Sioui (1975) et Nancy Gros‑Louis (1977) et celles‑ci font partie du comité éditorial. Dans le premier numéro, trois femmes sur huit font partie de la liste des collaborateur·rices : Monique Bilodeau, Pauline Demers et Cécile Dumais. Ce pourcentage diminue dans les numéros suivants. En 1977, Sioui quitte la direction de la revue, désormais assurée par sa fille Carole Sioui. Dans ce numéro, trois autres femmes collaborent à la dactylographie et la recherche : Joanne Paquet, Annie Canapé Sioui et Nancy Gros‑Louis. Cette dernière publie d’ailleurs des poèmes et des textes dans le numéro de 1977.

« Désormais, nous parlons et nous écrivons pour nous‑mêmes »

Le dernier numéro de Kanatha parait en 1977 en l’absence d’Éléonore Sioui. On peut supposer qu’elle quitte Kanatha pour poursuivre ses études à l’Université d’Ottawa[117], et pour mener à bien l’un de ses nombreux autres projets (voyages, études, nouvelles expériences professionnelles), qui n’ont jamais cessé de foisonner pendant la période où Sioui assume la rédaction en chef. Par exemple, en 1975, elle enseigne le français comme langue seconde sur la base militaire de Shilo (Manitoba) et de Saint‑Jean‑sur‑Richelieu (Québec). La nouvelle directrice, la fille aînée de la famille, n’occupera le poste qu’un an, mais il nous semble significatif qu’elle soit aussi une femme. Les raisons qui poussent à cesser la publication de Kanatha restent imprécises, mais pourraient inclure les problèmes de financement et le recrutement de collaborateur·rices, deux des principales difficultés de la presse autochtone au Canada lors de cette période[118]. Notons que Georges Sioui se joint à Tawow vers 1976 pour le numéro spécial « View of Life », dirigé par Basil Johnston (Ojibwe), et en devient le dernier rédacteur en chef en 1979[119]. Bien que Kanatha semble prendre une certaine distance avec le Centre en 1975, par l’abandon de la mention « bulletin d’information » ou « organe officiel » du Centre socio‑culturel amérindien, et la diminution du nombre de textes dédiés aux nouvelles du Centre, il n’en demeure pas moins que la revue était conçue comme l’organe de presse de l’organisme, ce qui est apparu, rétrospectivement, comme un obstacle à la diffusion et à la pérennité de journaux et de revues autochtones aux États‑Unis[120].

La publication de Kanatha s’inscrit dans un contexte d’effervescence de prise de parole autochtone. La revue, comme support collectif, périodique et ancré dans l’actualité, répond aux besoins des communautés autochtones de bénéficier d’une information produite et diffusée de manière indépendante. Tout comme Tawow, Kanatha aura été à la fois un catalyseur et une archive[121] : au cours de ses quatre ans d’existence, la revue aura permis d’animer les idées politiques et les débats culturels au sein des nations autochtones, dont la nation wendat. En ce sens, Kanatha prend une valeur archivistique indéniable pour comprendre les mouvements autochtones des années 1970 au Québec, de même que la vie, le parcours et la philosophie d’une de ses pionnières. Tournée vers l’extérieur, contribuant à élargir les réseaux de plusieurs de ses membres, Kanatha prend toutes les apparences d’un tremplin, plus particulièrement pour Éléonore Sioui qui amorce, après la fin de sa revue, des études supérieures à l’étranger, des voyages et des projets d’écriture. Elle continuera d’oeuvrer comme militante, femme‑médecine, mère, poète, entrepreneure et intellectuelle pendant plusieurs décennies, offrant une parole positive, comme forme de guérison, pour faire face au colonialisme passé et présent. Son activisme et sa poésie, d’ailleurs marqués par un amour des siens, de son peuple et de la terre, seront reconnus en 2001, alors qu’elle reçoit l’Ordre du Canada. Quelque 24 ans après la fin de la revue qu’elle a créée pour soutenir la parole autochtone, elle maintient l’importance de l’autoreprésentation qui demeure une préoccupation des Premiers Peuples : « On a assez parlé à notre place. Désormais, nous parlons et nous écrivons pour nous‑mêmes. Nous ne sommes pas des bébés phoques. Nous sommes des humains[122] ». Kanatha aura été un espace mobilisateur, favorisant le développement de la voix de cette leader wendat, dont le discours‑pratique continue d’être une inspiration pour une transformation profonde des modes de communication, entre autres entre allochtones et Premiers Peuples, et de résurgence des cultures autochtones pour les générations à venir. L’« action‑mère » de Sioui a sans contredit contribué à cette transformation en cours et nous pouvons encore aujourd’hui poursuivre l’apprentissage à partir de sa vision forte tournée vers le bien‑être des siens et de sa communauté.