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L’entre-deux-guerres est une période de démarrage pour l’édition professionnelle au Québec. En 1922, Édouard Garand lance une première maison d’édition, spécialisée dans la littérature populaire. À sa suite, Albert Lévesque, Louis Carrier, Albert Pelletier, Eugène Achard et Bernard Valiquette fonderont cinq autres maisons d’édition, dont les activités contribueront à l’essor des lettres canadiennes-françaises durant la première moitié du XXe siècle[1]. Entreprises fondées, pilotées et contrôlées par des hommes, ces maisons d’édition ne font qu’une place marginale aux femmes au sein de leur administration[2]. Durant la décennie 1920, une poignée d’entre elles seulement occupent des fonctions d’éditrices, de directrices de collection, de typographes, de relieuses ou d’illustratrices chez certains éditeurs-imprimeurs et au sein de quelques périodiques[3]. Dans la chaîne du livre, seule la position d’écrivaine demeure réellement accessible aux femmes. Le dépouillement des catalogues d’éditeur de la période montre que les autrices sont néanmoins encore peu nombreuses et que la place qui leur est faite varie en fonction des lieux de publication. Alors que les Éditions du Mercure (1927-1931), dirigées par Louis Carrier, ne font paraître que trois oeuvres signées par des femmes (elles représentent 9 % du total des auteurs), les Éditions Bernard Valiquette (1938-1947) publient 16 femmes (11 %), tandis que les Éditions Albert Lévesque (1926-1937) comptent 22 autrices (18 %)[4].

Les Éditions Édouard Garand (1923-1932 puis 1943-1948[5]) se distinguent par la proportion légèrement supérieure de femmes qui publient (25 %). Ce chiffre est encore plus élevé (32 %) lorsqu’on s’intéresse uniquement aux autrices de sa collection principale « Le Roman canadien ». Cette disparité ne s’explique pas par la structure administrative de la maison d’édition, qui s’apparente à celle des autres entreprises éditoriales de l’époque : elle est gérée par Édouard Garand, jeune entrepreneur issu d’une famille de typographes cumulant les fonctions d’éditeur, de gestionnaire et de publiciste, et son comité de lecteurs est exclusivement masculin. La maison d’édition ne se positionne pas non plus d’entrée de jeu comme particulièrement accueillante pour les autrices. La rhétorique antiféministe, voire misogyne, de certains articles du supplément « La vie canadienne » publiés à partir de 1923 à la fin des romans de la plus importante collection de la maison d’édition, « Le Roman canadien », notamment ceux de Jean Féron[6], auteur-phare des Éditions Édouard Garand, ne laisse que peu de doute sur la conception du rôle de la femme dans la société canadienne-française. La place de cette dernière, souligne-t-on, est à la maison, où elle restera sous la tutelle de son père, avant de passer sous celle de son mari.

Les femmes sont néanmoins nombreuses à s’enquérir des conditions de publication et à soumettre leurs manuscrits aux Éditions Édouard Garand où elles réussissent, plus souvent donc que dans la majorité des autres maisons d’édition, à décrocher un contrat de publication. C’est aussi une femme, Madame A. B. Lacerte (née Emma-Adèle Bourgeois), qui siège au sommet du palmarès des romans les plus vendus par la maison d’édition en 1926[7]. Si l’on se penche sur la production romanesque de ces autrices, on constate que les femmes qui accèdent à la publication aux Éditions Édouard Garand sont en général celles dont le projet d’écriture correspond le mieux à la position idéologique de la maison d’édition[8]. En tant que sujets écrivants, les autrices des Éditions Édouard Garand réussissent à investir la sphère publique, mais elles ne le font qu’en relayant l’idée que les femmes appartiennent à la sphère privée, comme le souligne avec justesse Lucie Robert :

L’écriture féminine demeure ici soumise à un projet de société élaboré sans les femmes, qui sont exclues du champ politique à l’intérieur duquel on leur attribue cependant une fonction. Les femmes qui arrivent à l’écriture dans ces conditions sont donc porteuses de préoccupations d’ordre parfois contradictoires. Écrivaines, donc parties prenantes du projet social élaboré dans la sphère publique, elles écrivent des textes qui contribuent à fixer l’image privée de l’univers féminin, à destination d’un public composé de femmes et d’enfants enfermés le plus souvent dans l’espace familial[9].

Cette position découle partiellement d’une forme d’intériorisation du sexisme de l’époque, particulièrement flagrante dans les romans publiés aux Éditions Édouard Garand. Les oeuvres publiées par ces femmes ne constituent toutefois que la partie la plus visible de leur projet d’écriture. La lecture des lettres échangées entre Garand et ses autrices entre mars 1923 et mai 1926[10], conservées dans le fonds d’archives de la maison d’édition à l’Université de Montréal[11], permet de saisir avec plus d’acuité la situation paradoxale dans laquelle se retrouve ces femmes qui cherchent à s’inscrire dans le champ littéraire des années 1920. Mariées pour la plupart, en décalage avec leurs consoeurs publiant à la même époque, les autrices de la collection « Le Roman canadien » des Éditions Édouard Garand se révèlent être des gestionnaires redoutables, n’hésitant pas à négocier, à parlementer, voire à tout bonnement annuler leurs engagements lorsque Garand ne les respecte pas, exerçant ainsi une autonomie qu’elles nient aux personnages féminins qu’elles mettent en scène dans leurs romans.

L’étude de la correspondance de la maison d’édition dévoile un pan occulté de la vie littéraire d’autrices largement méconnues — parce qu’évoluant dans le circuit de la littérature populaire — au cours du premier tiers du XXe siècle, en plus de mettre en lumière l’important travail effectué en amont par celles-ci, entre le moment de l’envoi de leur manuscrit et de sa parution. Après une nécessaire présentation de l’entreprise éditoriale d’Édouard Garand, je montrerai que les autrices de la collection « Le Roman canadien » n’ont pas le profil attendu des écrivaines de leur époque en m’intéressant à leur état matrimonial et à la manière dont elles signent leurs oeuvres, puis à ce que la correspondance qu’elles entretiennent avec l’éditeur dit de la façon dont elles gèrent leurs affaires. Cette plongée dans les archives nous enjoindra à prendre la mesure des difficultés auxquelles se heurtent ces femmes qui évoluent dans un monde éditorial régi par les hommes, mais aussi à voir comment la conception même que se font ces écrivaines de la littérature s’en trouve affectée.

La machine éditoriale d’Édouard Garand

Fondées en 1922 et faisant paraître un premier ouvrage l’année suivante, les Éditions Édouard Garand constituent la première maison d’édition professionnelle au Québec. À tout juste 22 ans, leur fondateur, Édouard Garand, lance une entreprise éditoriale aux ambitions d’envergure dont la visée principale est de fournir aux Canadiens français une littérature « saine et morale » écrite par des auteurs locaux, tout en faisant tourner l’économie de la province. Dans ses nombreuses publicités, Garand se targue en effet de publier des livres « écrits par des Canadiens, imprimés par des Canadiens, avec du papier canadien, illustrés par des Canadiens, et édités par les Canadiens pour le bénéfice des Canadiens[12] », soulignant constamment l’inscription locale son entreprise. La maison d’édition prône ainsi un nationalisme économique visant simultanément le développement entrepreneurial dans le domaine de l’édition et l’exacerbation d’un patriotisme culturel chez ses compatriotes.

Pour atteindre ces objectifs, le jeune éditeur table principalement sur le genre romanesque et obtient un succès phénoménal : entre 1923 et 1931, plus de la moitié des romans qui paraissent au Québec sortent des presses de sa maison d’édition[13]. Le retentissement des Éditions Édouard Garand repose principalement sur sa collection « Le Roman canadien », au sein de laquelle seront publiés 78 des 100 romans édités par Garand au cours de sa période d’activité[14]. Les oeuvres de cette collection, dont le format fasciculaire et les couvertures aux couleurs vives rappellent le magazine, sont destinées à un public populaire, composé principalement d’ouvriers, de membres de la petite bourgeoisie et de femmes au foyer. Elles sont vendues au faible coût de 25 sous et sont disponibles principalement par abonnement ou dans différents points de dépôts fréquentés par son public cible, comme les magasins de tabac. Elles exploitent le filon du roman historique et les genres du roman sentimental et policer, misant bien souvent sur le sensationnalisme pour faire mousser les ventes[15].

Malgré le développement fulgurant de sa maison d’édition et la lourdeur administrative associée à sa gestion, Garand agit principalement seul pour mener à bien ses ambitions entrepreneuriales[16]. Si un comité de lecture, formé de Jules-Ernest Larivière et des abbés Félix Charbonnier et Olivier Maurault, l’épaule dans la sélection des manuscrits, Garand supervise l’ensemble des étapes d’édition : il établit le contact avec les auteurs et les autrices, édite leurs textes et veille à leur impression, gère les finances de l’entreprise et supervise la publicité faite autour des oeuvres qui y sont publiées. Les archives de la maison d’édition montrent aussi que Garand cherche à exploiter le réseau colonial pour l’exportation des « Romans canadiens » à l’étranger, aussi loin qu’au Cap et à Saigon, et qu’il entretient de nombreux liens commerciaux avec les diplomates d’Amérique latine[17].

Pour faire fonctionner cette fantastique machine éditoriale au rythme de production effréné de dix oeuvres par année, Garand doit pouvoir disposer d’un nombre important de manuscrits. Il compte principalement sur Jean Féron (pseudonyme de Jean-Marie-Octave Lebel), qui est responsable à lui seul de la publication de 29 des 78 romans qui paraissent dans la collection « Le Roman canadien ». Ubald Paquin et Madame A. B. Lacerte (née Emma-Adèle Bourgeois) sont également les fers de lance de la maison d’édition, publiant respectivement neuf et six oeuvres chez l’éditeur. Vingt-deux autres écrivains, dont huit femmes, participent aussi à la réussite de la collection[18]. Puisqu’il est seul à la barre de son entreprise, Garand est l’unique interlocuteur des auteurs et des autrices qui publient sous son enseigne et exerce un contrôle quasi total sur la parution de leurs oeuvres. La mainmise de Garand sur la maison d’édition favorise la cohésion de la collection, dont les textes respectent scrupuleusement les canevas narratifs des genres populaires (roman historique, sentimental ou policier), mais elle entraîne aussi des retards d’impression fréquents. Elle se traduit également par la présence de nombreuses coquilles dans les oeuvres ; l’éditeur ne pouvant tout simplement pas accorder beaucoup de temps à chacun des romans qu’il publie. Cette gestion éditoriale parfois déficiente aura des effets directs sur les rapports entre Garand et ses auteurs — en particulier ses autrices.

Mesdames les autrices : état matrimonial et régimes de signature

Si l’on s’attache à brosser un portrait de groupe des autrices qui participent au projet éditorial de Garand, on s’aperçoit que leur profil ne correspond en général pas à celui des autres écrivaines des années 1920. Chantal Savoie a montré que les femmes publiant au cours de cette décennie se mariaient plus tardivement que leurs consoeurs de la génération précédente (nées avant 1890), choisissant de consolider les bases de leur carrière littéraire avant de convoler en justes noces[19]. Ce constat est partagé par Adrien Rannaud, qui s’est quant à lui penché plus spécifiquement sur les romancières publiant dans les années 1930, et qui souligne lui aussi la tendance au célibat prolongé, voire définitif, des écrivaines[20]. Lorsqu’on s’intéresse à l’état matrimonial des autrices de la collection « Le Roman canadien » des Éditions Édouard Garand, force est cependant de constater que celles-ci s’inscrivent en porte-à-faux avec cette tendance : les correspondances de l’éditeur nous informent que ce sont majoritairement des femmes mariées qui soumettent des manuscrits[21] et celles qui obtiennent des contrats de publication ont déjà la bague au doigt lorsque leur roman sort des presses de l’éditeur. Alors que la vie de femme mariée semble généralement incompatible avec la carrière littéraire des femmes de cette génération, elle n’apparaît pas poser de problème pour ce groupe particulier d’autrices, qui mène souvent des carrières actives. Madame A. B. Lacerte et Madame Elphège Croff sont particulièrement productives : la première signe six romans aux Éditions Édouard Garand, la seconde, trois, et toutes les deux publient également quelques oeuvres en d’autres lieux[22]. Seules deux autrices publiées dans la collection — Cécile Beauregard et Jacqueline Auger — sont célibataires.

Contrairement aux femmes qui publient leurs oeuvres dans les autres maisons d’édition établies durant l’entre-deux-guerres, les autrices de la collection « Le Roman canadien » conservent aussi majoritairement la marque de leur état matrimonial dans la signature de leurs oeuvres. Elles ont recours au véritable nom de leur mari comme Madame A. B. Lacerte, à une version modifiée du patronyme de ce dernier, à l’instar de Madame Elphège Croff (Croft) et de Madame Théry (Thériault)[23], ou encore forgent un pseudonyme soulignant qu’elles sont mariées, comme Madame Graveline[24]. Azilia Rochefort décide de ne pas préfixer sa signature d’un « Madame », mais elle choisit tout de même de conserver le patronyme de son mari, Joseph Rochefort. L’autrice L. Dubois-McCabée choisit quant à elle d’endosser complètement l’identité de son époux en omettant tout marqueur de genre sur la page couverture de son unique roman, La Folle de la pointe du mort, paru en 1929[25].

Ce régime de signature est inusité pour l’époque. En consultant les catalogues des éditeurs de l’époque, il n’a été possible de trouver qu’une seule autre autrice qui signait en utilisant le nom de son mari : Madame F.-L. Béique pour son ouvrage Quatre-vingts ans de souvenirs, paru aux Éditions Bernard Valiquette en 1939. Marie-Pier Luneau a montré que les décennies 1920 et 1930 correspondaient plutôt au sommet de la pratique du pseudonyme au Québec[26]. La chercheuse soutient que la clôture progressive du champ littéraire sur lui-même, la spécialisation des différents acteurs de la chaîne du livre et leur hiérarchisation incitent les auteurs et les autrices à emprunter un pseudonyme, formé d’un prénom et d’un nom de famille fictif.

Parmi les autrices de la collection « Le Roman canadien », seules les célibataires, Cécile Beauregard et Jacqueline Auger, s’inscrivent dans cette mouvance en choisissant des pseudonymes, respectivement Andrée Jarret et Guy Nemer. Le choix de ce régime de signature permet aux auteurs et autrices qui y ont recours d’endosser une persona d’écrivain, distincte de leur personne réelle, sorte d’avatar leur permettant d’évoluer dans le monde littéraire non pas de manière complètement anonyme — l’identité des auteurs n’est plus alors jalousement gardée à cette époque —, mais en établissant « une barrière symbolique entre les sphères publiques et privées[27] ». Jacqueline Auger, dont aucune lettre n’a malheureusement été conservée dans le fonds d’archives de la maison d’édition, opère la scission la plus grande entre son avatar littéraire et sa personne réelle en choisissant un pseudonyme masculin. Si l’on ne connaît pas les motivations la poussant à endosser l’identité d’un homme, ce choix ne semble toutefois pas avoir eu d’incidence sur sa courte carrière d’écrivaine : La Résurrection d’un coeur, publié en 1930, est son unique roman connu. Cécile Beauregard a, quant à elle, plus de succès : après la publication d’un recueil de contes chez Daoust & Tremblay en 1918 et d’une biographie romancée, Moisson de souvenirs, imprimée au Devoir l’année suivante, elle entre aux Éditions Édouard Garand, où elle fera paraître quatre romans entre 1924 et 1928, dont trois dans la collection « Le Roman canadien »[28], toujours sous le pseudonyme d’Andrée Jarret. La correspondance de Beauregard exemplifie également un autre effet du recours au pseudonyme identifié par Luneau, celui de séparer l’aspect créatif du travail d’écrivain de son aspect économique, nécessairement moins célébré, et à déléguer les tâches associées à la mise en marché des oeuvres à l’éditeur[29]. Les lettres de Beaugrand, toujours signées de son nom véritable, concernent presque exclusivement, on le verra, l’aspect financier de son travail d’écrivaine. Cécile Beauregard participe alors activement à ce processus de différenciation entre la sphère publique, qu’elle investit en tant qu’autrice par l’entremise de son alter ego, Andrée Jarret, et la sphère privée, régie par la pragmatique Cécile Beauregard, qui exige des comptes à son éditeur.

Au contraire d’Auger, de Beauregard et de la majorité de leurs contemporaines toutefois, les autrices mariées de la collection « Le Roman canadien » refusent d’opérer cette dissociation identitaire et signent leurs oeuvres du même nom qu’elles utilisent quotidiennement, soit celui de leur époux. Marie-Anne Perreault abandonne même le pseudonyme de Jeanne Le Franc, dont elle signait ses chroniques dans L’Apôtre et L’Écho du Bas Saint-Laurent, lorsqu’elle se marie en 1926 et poursuit le reste de sa carrière littéraire sous le nom de Madame Elphège Croff. La signature étant « nécessairement subordonnée à une analyse de la reconnaissance sociale de l’écrivain, c’est-à-dire des conditions matérielles et symboliques de consécration de son travail[30] », le recours au nom de l’époux, plutôt qu’au nom de jeune fille ou à un pseudonyme, agit comme marqueur social pour ces femmes, qui se présentent ainsi d’abord dans leurs rôles d’épouses et, par extension, de mères, et ce, avant de se poser en écrivaines. Ce choix découle en partie de la nature même de leur contribution littéraire à la maison d’édition : les autrices de la collection « Le Roman canadien » s’inscrivent dans la veine populaire, bien souvent du roman d’apprentissage sentimental à la morale conservatrice, et ont tout à gagner à mettre de l’avant leur état matrimonial, gage de leur respectabilité.

Le recours au nom de femme mariée a également d’autres implications, qui deviennent manifestes lorsqu’on lit la correspondance de Garand et de ses autrices. Le nom du mari permet d’abord d’afficher la filiation familiale de l’autrice[31]. Dans une lettre du 11 août 1925, Marie Helbé (pseudonyme de Philomène [Marie] Labrecque), alors en attente de la parution de son ouvrage Dans l’intimité des vieux murs historiques du fort de Chambly, s’enquiert de la publication d’une autre de ses oeuvres, un roman intitulé L’erreur radiée, ou l’étranger. Contrairement à son opuscule sur le fort de Chambly, Helbé souhaite voir paraître son roman non pas sous son nom de plume, mais plutôt sous celui de Madame Blanchet.

Les lettres échangées avec Garand conservées dans le fonds d’archives ne donnent pas de justification quant à ce changement de signature, mais l’échange épistolaire montre qu’il fait l’objet de discussions entre l’éditeur et l’autrice. Pour permettre, écrit cette dernière, à une « aïeule octogénaire » agonisante d’avoir la possibilité de lire son livre avant de mourir, Helbé demande à Garand de hâter la publication du roman[32]. Cette requête particulière est accompagnée d’une contrepartie pour l’éditeur s’il accepte de s’y plier, celle d’utiliser, en plus du patronyme de son mari, les initiales du prénom de ce dernier :

Comme compensation vous aurez faculté d’addition des initiales : L. J. N. à [Madame] Blanchet, je suis persuadée que la curiosité des connaissances fort nombreuses de mon mari aideront beaucoup au succès de librairie — je crois l’avoir écrit déjà : l’on voudra savoir ce que pense cette femme que l’on [ne] voit jamais[33]

La proposition d’Helbé fait état d’un désir chez l’autrice d’expliciter son lien à son époux, Louis‑Joseph‑Napoléon Blanchet, conservateur du fort de Chambly bien connu dans le milieu culturel, en tablant sur la curiosité présumée de son lectorat envers le réseau familial dans lequel elle s’inscrit, donnant ainsi à son roman un capital symbolique plus important. Helbé suppose ici que ce capital symbolique se traduira aussi en argent sonnant pour Garand, puisque l’ajout des initiales, croit-elle, aidera au succès de librairie du roman.

Bien qu’elle tente de s’en servir comme d’un outil de négociation pour que Garand devance la date de parution de son roman, c’est toutefois Helbé elle-même qui profiterait probablement le plus de l’impression des initiales de son mari : si elle estime que l’exposition de son lien marital à Louis‑Joseph‑Napoléon Blanchet servirait d’abord d’incitatif à la lecture de son roman, elle ajoute que les lecteurs ne viendront pas y chercher les idées et opinons de ce dernier, mais qu’ils voudront plutôt savoir ce qu’elle — cette « femme que l’on ne voit jamais » — pense et, en somme, que c’est alors sa voix qui sera magnifiée. Cette affiliation sans équivoque à la famille Blanchet lui permettra, paradoxalement, de sortir de l’ombre de son mari. Choisir de délaisser son pseudonyme au profit de son nom de femme mariée n’est donc pas pour Helbé une façon d’endosser une posture de modestie, il s’agit au contraire d’une manière de mettre à profit ses relations pour donner à sa carrière littéraire un élan nouveau, en surfant sur la réputation de son mari. Dans sa réponse plutôt expéditive du 12 août 1925, qu’il adresse à « Cher [sic] Madame », Garand ne mentionne toutefois pas s’il se pliera à la demande d’Helbé — il n’en fera d’ailleurs jamais mention dans le reste de la correspondance. S’il lui assure qu’il fera « tout en [son] possible pour pouvoir publié [sic] [son] roman très prochainement[34] », il semble qu’il se soucie somme toute assez peu de la signature à apposer au livre.

Ce désintérêt de Garand, et surtout son incapacité à comprendre les implications du choix d’une signature pour les femmes qui publient dans sa collection, est encore plus apparent dans une série de lettres échangées avec Madame A. B. Lacerte. Dans une missive du 2 novembre 1923, Garand renseigne cette dernière sur l’état de la publication de son recueil de chansons canadiennes, premier ouvrage qu’elle fait paraître chez l’éditeur. Il affirme : « je ne manquerai pas d’écrire en tête de ces chansons, paroles et musique de A. B. Lacerte[35] », omettant ici — sciemment ou non — le préfixe « Madame ». Une lettre du 17 novembre de la même année nous informe que l’éditeur et l’écrivaine ont eu une communication téléphonique au cours de laquelle la question de la signature de l’autrice a de nouveau été évoquée, cette fois-ci au sujet de celle à apposer sur son roman à paraître, Le Spectre du ravin. Garand ne semble alors pas avoir corrigé les publicités faites autour de la publication de son livre et, visiblement anxieuse à l’idée que ses écrits soient publiés sous « A. B. Lacerte », l’autrice lui écrit :

[…] je me suis mise en communication avec un éminent écrivain d’ici et il a dit que cela fait toute la différence du monde que mon roman soit signé A. B. Lacerte plutôt que Madame A. B. Lacerte. […] L’annonce est jolie, mais pour moi, l’omission du Mme déforme tout. D’ailleurs, Mme Gill m’avait conseillé déjà de signer toujours Madame, sans quoi on croirait que c’est un homme qui écrit. J’espère que M. Bélair[36] n’a pas signé ma musique A. B. Lacerte. Je serais bien en colère s’il en était ainsi. Je ne suis nullement connue sans le préfixe Madame. […] C’est pourquoi je ne comprends pas pourquoi vous avez voulu enlever une partie de ma signature à mon roman[37].

L’accent mis sur l’immense différence que signifierait l’absence du préfixe « Madame » laisse croire qu’au cours de cette discussion téléphonique, Garand a peut-être cherché à minimiser les effets de cette omission. L’écrivaine déploie alors un argumentaire pour le convaincre de son importance. L’autrice exige que le préfixe apparaisse sur tous ses ouvrages, d’une part, par souci de cohérence et d’uniformité pour l’ensemble de son oeuvre, soutenant que c’est sous ce nom qu’elle a bâti sa carrière. Ce passage montre aussi que Madame A. B. Lacerte, tout comme Marie Helbé, cherche à exposer ses liens avec la famille Lacerte. L’« éminent poète d’ici », Nérée Beauchemin, qu’elle convoque dans sa lettre comme figure d’autorité pour appuyer son argumentaire en faveur de la restitution du préfixe « Madame », est marié à Anna Lacerte, la soeur de son mari, Alide[38]. Madame A. B. Lacerte, au contraire d’Helbé, jouit toutefois déjà d’une certaine réputation dans le milieu littéraire. La convocation de « Mme Gill » — Gaëtanne de Montreuil (pseudonyme de Géorgina Bélanger), autrice et journaliste importante de la presse canadienne-française, épouse l’écrivain Charles Gill — a pour effet de placer Madame A. B. Lacerte au sein d’un réseau non seulement familial, mais littéraire, dont les membres sont en faveur de l’utilisation de son nom de femme mariée, tant que le sexe de l’autrice est explicitement mentionné.

Le passage de cette lettre montre en effet que Madame A. B. Lacerte tient d’abord et avant tout à ce que son lectorat sache que c’est bien une femme qui écrit les romans qu’elle lui fournit. Dans sa missive du 23 novembre 1923, elle revient à la charge à ce sujet devant la lenteur de Garand à effectuer les changements demandés et malgré les propos rassurants de l’éditeur[39] : « Croyez-le, personne n’a compris pourquoi vous avez changé ma signature […]. On m’écrit : “Ma chère, je me demandais si c’était ton mari ou l’un de tes beaux-frères n’ayant jamais vu de tes compositions signées de cette manière.”[40] » Figure de proue du roman sentimental adressé aux jeunes filles de la collection « Le Roman canadien », l’autrice ne peut pas passer pour un homme auprès de son lectorat, au contraire par exemple de L. Dubois‑McCabée, dont le roman La Folle de la pointe du mort n’exploite pas ce filon particulier et qui peut donc, sans trop de conséquences, endosser l’identité de son mari. La confusion possible sur le sexe de l’autrice à cause de sa signature tronquée desservirait au contraire considérablement Madame A. B. Lacerte, en accordant le crédit de ses oeuvres à son mari ou à un parent. Garand ne voit visiblement pas ce danger. Ulcéré, il s’emporte dans une lettre qu’il envoie en réponse le jour même : « Nous vous avons déjà dit que NOUS METTRONS MME A. B. LACERTE PARTOUT[41] », mettant ainsi fin à la discussion autour de la signature de l’autrice.

Ces exemples tirés de la correspondance de Garand montrent que le régime de signature choisi par la majorité des autrices de la collection « Le Roman canadien », s’il est en décalage avec la manière de signer de leurs contemporaines, n’est ni une posture de modestie ni le signe de l’abandon de leur autonomie au profit de leur mari. Au contraire, l’affichage de leur statut de femmes mariées permet à ces autrices d’asseoir leur respectabilité auprès de leur public, en plus de mettre à profit leurs relations familiales pour promouvoir leurs écrits. Leur statut matrimonial n’est alors pas un frein à leur carrière littéraire, mais l’un de ses embrayeurs lorsqu’il s’agit de publier dans la collection « Le Roman canadien », à condition, toutefois, que le préfixe « Madame » soit conservé.

« Mes affaires m’intéressent toujours » : gestion financière du travail d’écrivaine

L’identification des autrices à la figure de la femme mariée aurait pu laisser présager que celles-ci se subordonnent à l’autorité de l’éditeur, voire même à celle leur mari, lorsque vient le temps de négocier leur contrat d’édition et les modalités entourant la publication de leurs oeuvres. Les lettres conservées dans le fonds d’archives de la maison d’édition nous montrent toutefois qu’au contraire, les autrices font à nouveau montre d’une grande autonomie dans la gestion de leurs affaires. Garand ne transige habituellement pas avec leur époux, sauf dans le cas de Marie Helbé, où Louis‑Joseph‑Napoléon Blanchet sert parfois de relais entre sa femme et l’éditeur. On n’aurait également pu supposer que leur situation de femmes mariées les prédisposerait à ne pas accorder autant d’importance aux retombées économiques de leurs activités littéraires. Leurs lettres dévoilent pourtant que c’est en particulier la question de la rémunération et du financement qui est au coeur de leurs préoccupations. Elles doivent constamment négocier avec Garand et endossent alors la position de gestionnaire face à un éditeur laxiste et, bien souvent, intransigeant.

Dans la publicité qu’il fait autour de sa maison d’édition, Garand se présente comme étant le seul éditeur payant ses auteurs. À grands renforts publicitaires, il incite les Canadiens français à lui envoyer leur manuscrit, dont il achètera les droits pour 50 $ s’il choisit de les publier[42]. Cet appel est évidemment entendu par nombre d’hommes, mais les lettres reçues par l’éditeur montrent que les femmes sont également particulièrement nombreuses à s’enquérir des conditions de publication. Elles posent de nombreuses questions sur les obligations financières de l’éditeur à leur égard, souvent avant même de lui faire parvenir leur manuscrit qui, on le comprend, est particulièrement précieux à leurs yeux. La correspondance révèle également que plupart d’entre elles envisagent la publication de leurs oeuvres d’abord comme une manière d’obtenir un salaire et que certaines entretiennent ainsi un rapport alimentaire à leur pratique d’écriture. L. Dubois‑McCabée justifie par exemple son désir de publier par sa précarité financière. La première lettre qu’elle achemine à Garand, envoyée le 9 mai 1926, commence ainsi :

Monsieur l’Éditeur,
Des épreuves — mon mari un demi invalide, huit enfants, moi-même convalescente — me forcent à avoir recours à ma plume. Je ne puis entreprendre aucun travail. J’aurais l’intention d’essayer d’écrire. J’ai beaucoup d’expérience ayant voyagé & vécue sur la Côte de Terre-Neuve & au Labrador — il me serait facile de broder un peu de romance autour des faits [et] moeurs des gens de la Côte[43].

Pour L. Dubois-McCabée, écrire est moins une manière de faire valoir son talent de romancière que de toucher un revenu d’appoint, ce qu’elle estime d’ailleurs pouvoir faire facilement en brodant « un peu de romance » autour de ses souvenirs de voyage. Cette vision très pragmatique du travail d’écriture est partagée par Azilia Rochefort, qui n’a pas l’ambition de faire oeuvre littéraire, mais plutôt d’offrir à ses lecteurs et lectrices une lecture de divertissement, taillée sur mesure en fonction de leurs attentes. En parlant d’un second roman quelle souhaiterait voir paraître aux Éditions Édouard Garand après Les Fantômes blancs (1923), Rochefort explique que ces deux oeuvres sont construites de manière similaire : « Voyez-vous, la masse des lecteurs raffole de ces livres d’aventures, le style est peu de choses, pour eux, pourvu que l’intrigue les passionne et [vous] n’aurez pas de peine à convenir que, sous ce [regard ?], mon roman ne manque pas de passionnante originalitée [sic][44] ». Les écrivaines savent en somme qu’elles participent, d’abord et avant tout, au succès d’une entreprise et que, sous ce rapport, leurs oeuvres correspondent davantage des produits de consommation culturels qu’à l’expression de leur génie littéraire. Cécile Beauregard, qui semble avoir davantage les moyens de marchander que L. Dubois-McCabée, croit d’ailleurs que ses manuscrits valent plus que les 50 $ promis par Garand : « Si vous me donniez $100 au lieu de $50, je me donnerais probablement la peine de vous rédiger quelque chose, mais autrement, je crains que le courage ne me manque avant longtemps[45] », écrit-elle. L’incitatif financier y est donc pour beaucoup dans la décision des autrices de publier dans la collection « Le Roman canadien ».

Bien qu’elles perçoivent la publication d’abord comme une façon de toucher un revenu, les autrices ne sont cependant pas dupes du fonctionnement réel de la maison d’édition et elles sont bien conscientes qu’elles devront engager temps et argent pour que la publication ait lieu. Garand achète en effet les droits d’auteur, mais demande bien souvent aux écrivains et écrivaines de vendre eux‑mêmes une partie des exemplaires de leurs oeuvres. Les autrices se retrouvent donc dans une position paradoxale, à la fois salariées, puisque payées pour leurs manuscrits, et en quelque sorte employées de la maison d’édition lorsque la charge de vendre les copies de leur roman leur échoit.

Cette position les amène à faire un suivi serré de leurs publications. Les autrices exigent que leur soient envoyés les rapports d’évaluation du comité de lecture et ceux de leurs ventes[46]. Beauregard, en particulier, insiste à de nombreuses reprises pour avoir accès à ces rapports : « Ne pourriez-vous m’envoyer [un ?] rapport complet et bien détaillé. Mes affaires m’intéressent toujours[47] », écrit-elle, visiblement agacée par la nonchalance de l’éditeur à cet égard. Les écrivaines demandent également à Garand de revoir ses stratégies de marketing autour de leurs publications[48], gèrent leurs contrats, souvent avec âpreté, et se préoccupent grandement du soin apporté à la facture matérielle de leurs oeuvres, sujet qui occupe la majorité des échanges épistolaires avec l’éditeur.

Garand, rappelons-le, n’est pas reconnu pour la tenue impeccable des livres qu’il édite, qui contiennent souvent des erreurs et des coquilles. Presque toutes les autrices se désolent de la piètre qualité de leurs ouvrages et cherchent à exercer un contrôle plus serré sur leur révision ou, à tout le moins, à être dédommagées lorsque des erreurs d’impression ou de typographie sont commises. Garand n’accédera jamais à leurs demandes, les forçant bien souvent à prendre en main la dactylographie de leurs romans, à leurs frais. Devant le nombre de fautes retrouvées dans l’un des tapuscrits de son oeuvre, Azilia Rochefort s’exclame : « Je vous avouerai franchement que je me suis demandé si votre clavigraphe savait lire[49] » et choisit de confier la dactylographie de ses manuscrits « à une personne compétente[50] ». Les lettres de Cécile Beauregard révèlent aussi que l’autrice examine chacun des exemplaires de ses romans qui lui sont remis. Elle insiste pour que lui soit envoyé un exemplaire d’un de ses livres, « sans faute de pagination cette fois[51] », et mentionne à plusieurs reprises que la typographie des éditions n’est pas suffisamment soignée. Elle finit par prendre elle-même en charge la recopie de ses manuscrits, « afin de [s]’épargner le plus possible de fautes d’impression[52] ».

Comme celui des autres autrices, le ton de Madame A. B. Lacerte durcit envers Garand au sujet du soin apporté à l’édition de ses livres. Au départ toujours très cordiale et enthousiaste, elle se fâche après avoir eu vent que son nom n’apparaissait pas sur la couverture de son roman Roxane (1924) et lorsqu’elle s’aperçoit que des lignes de textes ont été mélangées dans les épreuves. « Vous avez gâté mon autre roman et rendu minables les plus beaux passages parce que vous n’avez pas de correcteurs d’épreuves[53] », écrit-elle à l’éditeur, réclamant qu’il lui renvoie son texte « afin [qu’elle] le fasse corriger par quelqu’un qui s’y entend[54] ». La réponse de Garand, qui admet son erreur mais s’offusque de la réaction de son autrice, souligne que l’éditeur ne se préoccupe pas réellement de leurs récriminations. Il conclut sa lettre ainsi : « Maintenant, je veux bien vous pardonner votre lettre, sachant que vous êtes très nerveuse, mais je vous demande à l’avenir de bien réfléchir avant d’écrire, de ne pas vous fier à tous les cancans que l’on vous rapporte[55]. » Garand se dédouane en fait d’avoir commis une erreur somme toute assez grave pour un éditeur, mais dépeint son autrice comme une femme émotive, trop prompte à sauter aux conclusions et surtout, qui prête l’oreille aux rumeurs et aux commérages.

Sans être monnaie courante, ce type de commentaires sexistes ponctue les échanges épistolaires et fait surface en particulier lorsque les autrices cherchent à réguler leurs affaires. L’éditeur qualifie Marie Helbé d’« exigeante[56] » parce qu’elle s’enquiert fréquemment de la parution L’erreur radiée, ou l’étranger, sans cesse repoussée depuis deux ans. Signe que les écrivaines sont au fait que leurs manuscrits sont leur seul levier de négociation, elles en viennent parfois à rompre leur contrat lorsqu’elles s’estiment flouées. Dans une lettre du 8 mai 1926, Helbé pose un ultimatum à Garand :

si le livre […] n’est pas en librairie à date du huit (8) août de la présente année mil neuf cent vingt-six, le contrat signé de vous et de moi sera considéré annulé et demande sera faite et remise exigée dudit contrat ainsi que du manuscrit complet[57].

Beauregard a elle aussi recours à une rupture de contrat lorsque les négociations avec Garand achoppent. Particulièrement consciente des rapports de pouvoir entre elle et son éditeur, Beauregard tente à plusieurs reprises d’obtenir des conditions de publication plus avantageuses. Leurs relations se corsent également lorsque l’éditeur refuse à l’autrice le droit de republier ses oeuvres en France, faveur qu’il accorde pourtant aisément à Jean Féron, ce qui donne lieu à des échanges difficiles entre les parties. Incapable de faire plier l’éditeur, Beauregard revient sur ses engagements au sujet d’un autre de ses romans à paraître chez l’éditeur : « Quant à Celle qu’aimait Jacques, je ne suis plus sûre de vous la céder. Il conviendrait donc que vous vous absteniez de l’annoncer dans les éditions du Roman canadien[58]. » Les autrices ne sont toutefois pas en position de pouvoir face à l’éditeur : celui-ci renverra le manuscrit de L’erreur radiée, ou l’étranger à Helbé sans plus de discussions. Il ne s’évertuera pas non plus à convaincre Beauregard de lui faire parvenir Celle qu’aimait Jacques et ce roman ne sera au final jamais publié.

Cette plongée dans les archives des Éditions Édouard Garand a en somme permis de révéler portrait des femmes qui publient dans la collection « Le Roman canadien ». Celles-ci n’ont pas le profil typique des autres femmes qui écrivent à leur époque : elles sont majoritairement mariées, exposent leur état matrimonial dans leur signature et appréhendent d’abord leur travail littéraire par son aspect financier. Elles se dévoilent alors comme des gestionnaires autonomes, n’hésitant pas à faire valoir leurs réseaux familiaux et littéraires auprès de leur éditeur. Si elles cherchent à être partie prenante de la première entreprise éditoriale québécoise, les autrices de cette collection se heurtent néanmoins à l’intransigeance et bien souvent à la négligence de Garand. À cause du système éditorial mis en place par l’éditeur, qui vise la production soutenue dans des délais très rapides, leurs ambitions littéraires ne peuvent que se limiter à tenter de fournir à leur lectorat des oeuvres de qualité, quitte à veiller elles-mêmes à la correction des épreuves, en espérant que le succès monétaire suivra. Leur rapport très mercantile à leurs oeuvres découle alors en partie du type de maison d’édition dans lequel elles publient. Finalement, s’il est fort peu souvent question de littérature dans la correspondance de Garand, c’est parce que les autrices doivent constamment négocier avec l’éditeur, exiger la révision de leurs manuscrits et s’enquérir du résultat des ventes de leurs oeuvres.