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Le coworking (CW) est un terme anglais qui désigne le « co-travail » ou travail collaboratif et qui est employé tantôt pour désigner un lieu[1], tantôt une activité (Merkel, 2015; Gandini, 2015; Fabbri et Charue-Duboc, 2016). Nous définissons ici le coworking comme une activité exercée en un lieu, au sein d’un groupe de personnes partageant des ressources communes et nous désignons par espaces de coworking (ECW), les lieux dédiés à cette activité. La plupart des grandes villes, de plus en plus les villes périphériques et même parfois les villages, ont vu dans les dernières années apparaître et se multiplier les ECW. Montréal, métropole économique du Québec (Canada), n’y échappe pas et a vu son nombre d’ECW croître dans les dernières années (Ananian et al., 2018). Une forte croissance qui s’explique par la popularité montante de cette forme de travail, intermédiaire entre le travail au sein d’une organisation conventionnelle et le travail à domicile (Gandini, 2015). À l’heure du télétravail, de la prolifération des travailleurs mobiles (Sergot et al., 2018) et de l’emploi externalisé, ces espaces sont aussi, pour certains, l’avenir même du bureau-lieu de travail, alors que bien des entreprises jonglent avec l’idée de se départir de leur parc immobilier coûteux. Le CW et les ECW ont ainsi attiré l’attention tant des travailleurs que des développeurs et promoteurs immobiliers autour d’un discours rempli de promesses sur la collaboration, la créativité et l’innovation (de Vaujany et al., 2019). Outre les transformations du travail qu’il donne à voir, le phénomène a suscité l’intérêt des chercheurs qui se sont penchés sur certains des attributs caractéristiques de ces espaces comme la collaboration (Fabbri et al., 2016), la mutualisation des coûts (Aubouin et Capdevila, 2019), la flexibilité (Garrett et al., 2017; Scaillerez et Tremblay, 2016), le sens de la communauté (Garrett et al., 2017; Moriset, 2014) ou encore, le design attractif du lieu (de Vaujany et al., 2019; de Paoli et Ropo, 2017; Lee, 2016).

La créativité n’est pas en reste. Attribut de la société hypermoderne (Mould, 2018, Renwick, 2017), elle est aujourd’hui une injonction généralisée auprès des individus comme des entreprises, des travailleurs comme des entrepreneurs. La créativité est fortement associée aux ECW, à tel point qu’ils sont souvent qualifiés d’espaces de créativité et d’innovation (Aubouin et Capdevila, 2019; Goermar et al., 2021); ce sont en même temps des espaces propices à entretenir certains mythes (Dandoy 2018). La créativité dans ces espaces a fait l’objet de travaux (Garrett et al., 2017; Moriset, 2014; Suire, 2013), mais des zones d’ombre subsistent (Goermar et al, 2021; Jimenez et Zheng, 2021) dont celle des mythes potentiels qui entourent cette promesse créative. La question à laquelle notre recherche a choisi de s’intéresser, dans le cadre de l’appel à contribution à ce numéro spécial interrogeant les espaces de coworking comme une forme nouvelle d’entrepreneuriat collectif ou socialisé est ainsi la suivante : en quoi les mythes associés aux ECW façonnent-ils les promesses de créativité dans ces espaces ?

Nous présentons ci-après les grandes lignes du cadre conceptuel qui a sous-tendu notre recherche et du cadre méthodologique qui a guidé la collecte et l’analyse des données par analyse thématique, avant d’exposer les résultats obtenus dans le cas d’ECW de Montréal[2]. Après quoi, nous développons, puis discutons ces résultats afin de répondre à notre question de recherche. Il apparaît entre autres que plusieurs mythes identifiés par Dandoy (2018) participent d’un mythe social de la créativité dans les ECW de Montréal, vécu au travers de deux mythes individuels différents selon que l’on est gestionnaire d’espace ou coworker. Nous identifierons en particulier une tension dialectique au coeur de ces mythes dans une de leur version moins positive, que les discours sociaux et stratégiques sur ces ECW ne laissent pas entendre.

Des pratiques managériales aux mythes rationnels dans les ECW

Les ECW ont ceci de singulier que leur organisation repose sur l’effort conjugué de leurs gestionnaires et des coworkers eux-mêmes qui possèdent le double statut de travailleurs (travailleurs autonomes, employés « externalisés » d’entreprise, entrepreneurs) et de clients de l’espace. Si les travailleurs y expriment leur créativité entrepreneuriale (Lerch et al., 2015), d’essence individuelle, dans le cadre de leurs activités propres, l’organisation d’un ECW où ils travaillent est-elle pour autant créative (ou vécue comme telle) comme le prétendent les discours gestionnaires ou cela relève-t-il d’un mythe ? Pour discerner les pratiques des mythes, nous explorons ci-après l’état des connaissances sur les pratiques managériales liées à la créativité en ECW d’une part, puis nous rapportons les travaux existants sur les mythes en ECW d’autre part.

Pratiques managériales et créativité en ECW

D’un côté, les pratiques managériales telles qu’entendues ici « sont constituées par l’ensemble des actions, des décisions, des méthodes ou méthodologies, des logiques, habitudes ou coutumes qui sont valorisées par l’entreprise et qui s’expriment au travers de sa culture » (Bardin, 2006, p. 23-24). Elles sont à la fois spécifiques et pragmatiques et doivent constamment s’adapter aux exigences du contexte dans lequel elles évoluent (Bréchet et Desreumaux, 2002). De l’autre, nous considérons la créativité non pas dans une approche psychologique « qui se concentre sur les caractéristiques des personnes créatives » (Amabile et al., 1996, p. 1154), mais selon une approche plus holistique et systémique (Csikszentmihalyi, 2014) où il est admis que « l’environnement social peut influencer à la fois le niveau et la fréquence des comportements créatifs » (Amabile et al., 1996, p. 1154-1155). Ainsi la créativité organisationnelle résulterait de la mise en oeuvre de conditions organisationnelles propices à l’expression de la créativité individuelle et collective. Selon cette approche, les gestionnaires devraient ainsi instaurer un environnement de travail accessible et stimulant pour encourager la créativité et l’innovation (Amabile et al., 1996; Woodman et al., 1993). Mellard et Parmentier (2020) insistent sur le fait que les gestionnaires doivent garantir la convivialité au sein de l’ECW et adopter une disposition plutôt ouverte en ce qui concerne sa présentation physique. L’ajout d’éléments naturels tels que la lumière du jour, la végétation, l’air frais, serait aussi une condition préalable pour accroître la créativité des employés (Dul et Ceylan, 2011; Meinel et al., 2017; de Paoli et Ropo, 2017). Plusieurs auteurs accordent également beaucoup d’importance aux liens entre les personnes et suggèrent donc aux gestionnaires, pour instaurer un climat créatif, de valoriser : les échanges interpersonnels, l’entraide, le partage de savoirs et d’expertises, les sessions créatives (Woodman et al., 1993; Amabile et al., 1996; Robinson et Stern, 2000). Ce serait là le rôle crucial des gestionnaires d’ECW (Aubouin et Capdevila, 2019, Mellard et Parmentier, 2020). Cela participe à la bonne entente entre les coworkers et permet l’instauration d’« un état d’esprit favorable à la créativité » (Mellard et Parmentier, 2020, p.9). Ainsi selon la littérature, les pratiques managériales susceptibles de favoriser la créativité sont : la mise en place d’un environnement de travail incitatif, aussi bien physiquement que mentalement, la promotion des échanges, de l’entraide, du partage des connaissances, l’organisation de moments de rencontres entre les coworkers et l’ouverture des gestionnaires aux nouvelles idées. L’identification de ces pratiques suggère que les ECW peuvent être des fleurons de créativité pour les coworkers lorsque certaines conditions sont remplies (Aubouin et Capdevila, 2019; de Paoli et Ropo, 2017; Dul et Ceylan, 2011; Meinel et al., 2017; Mellard et Parmentier, 2020).

Ce point de vue est partagé par Boutillier et al. (2020) ou Garrett et al. (2015), mais il ne fait pas l’unanimité. Goermar et al. (2021) doutent par exemple de l’impact réel de la diversité (des personnes et des bases de connaissances) sur la capacité de cocréation dans les ECW. Jimenez et Zheng (2021) notent, en regard d’un imaginaire global prégnant (« global imaginary »), des pratiques très contrastées d’engagement (ou non) dans la collaboration et la communauté dans des ECW de type hubs innovants. Dandoy (2018) considère pour sa part que les ECW véhiculent des mythes à l’origine de leur succès et de leur reproduction. Or, le propre des mythes est qu’ils sont, certes, porteurs d’un sens stimulant l’action, car ils appellent parfois à un idéal moral supérieur ou un espoir envers un futur désirable (Venot et Veldwisch, 2017), mais ils ne s’appuient que sur une part infime (histoire, récit) voire nulle de réalité. Devant ces zones d’ombre en matière de créativité dans les ECW, nous avons choisi d’explorer cette entrée par les mythes dans la section suivante.

De la notion de mythe rationnel

Les mythes font généralement référence à des faits éclatants et glorieux, à des légendes (Kets de Vries, 2010). Ils sont répétés au fil du temps, ce qui contribue à accroître la croyance des personnes qui les entendent relativement aux faits auxquels ils se rapportent (March et al., 1999). Ferrary et Pesqueux (2004) parlent des mythes comme d’un genre d’utopie entourant les organisations. Lors d’une étude ethnographique sur la place des mythes sociotechniques dans le développement, Venot et Veldwisch (2017) ont ainsi relevé que les mythes sont susceptibles d’alimenter chez leur auditoire une représentation mentale idéalisée du monde « tel qu’il devrait être, en ce qu’ils aident à imaginer et à représenter quelque chose de non (encore) advenu, mettant l’accent sur le “potentiel” et projetant un futur désirable » (p. 38).

Toujours selon Venot et Veldwisch (2017), les mythes « donnent du sens, motivent l’action, et parce qu’ils sont forgés sur un mode allégorique, ils permettent le maintien de l’ordre social tout en ouvrant un espace à sa remise en cause » (p. 31). Pour comprendre la constitution des mythes, il nous faut donc chercher la nature de l’ordre social à maintenir ou bien les traits de sa contestation ainsi que les acteurs qui en sont porteurs. Il s’agit aussi de détecter les croyances, « la volonté de progrès et les aspirations à un bien supérieur » (p. 41) ou les intérêts qui pourraient les sous-tendre, et auxquels adhèrent leurs adeptes tels des croyants ou ceux qui s’en font les porte-parole et tentent de les légitimer.

L’étude de la structure des mythes par l’anthropologue Claude Lévi-Strauss (1958) est également fondamentale pour saisir deux niveaux distincts de constitution des mythes : individuel et social. En analysant parallélisme et différences entre cure psychanalytique et cure shamanique qui parviennent toutes deux à provoquer une expérience fondée sur un mythe, Lévi-Strauss distingue dans un cas le « mythe individuel que le malade construit à l’aide d’éléments tirés de son passé » et dans l’autre, « un mythe social, que le malade reçoit de l’extérieur, et qui ne correspond pas à un état personnel ancien » (Lévi-Strauss, 1958, p. 220). On retient donc ici que le mythe peut être recréé par un sujet ou bien emprunté à une tradition et qu’il puise à « des interpénétrations » entre « sources individuelle et collective » (Lévi-Strauss, 1958, p. 224-225). À partir d’un même mythe social, on comprend donc que plusieurs interprétations peuvent coexister et engendrer des actions potentiellement contradictoires (Dandoy, 2018). De plus, dès lors que les mythes se traduisent par des rituels, des pratiques, des représentations ayant acquis une légitimité cognitive, — c’est-à-dire qu’ils ne sont plus remis en question —, ils peuvent être qualifiés de mythes rationnels (Chatelain-Ponroy et Sponem, 2011; Dandoy, 2018; Meyer et Rowan, 1977). Chatelain-Ponroy et Sponem (2011) affirment notamment que : « C’est en quelque sorte (…) une structure institutionnalisée qui donne l’illusion de la rationalité » (p. 192).

Selon Hatchuel (1999), les mythes rationnels constituent une articulation entre conditionnement et découverte, car d’une part, ils conditionnent le réel, c’est-à-dire, l’action collective, à la manière d’un récit, mais d’autre part, ils en subissent toujours la résistance, puisque le propre des mythes est de pouvoir être remis en cause à un moment donné, ne serait-ce que partiellement. Ils impliquent donc une relation dialogique entre croyance et réalité, entre mythe originel et mythe en construction. Les ECW, très présents dans le discours et l’imaginaire qui nourrit la transformation du travail, sont un espace où ces récits qui conditionnent l’action rencontrent le réel et la résistance, ce que nous allons développer à présent.

Des mythes rationnels dans les ECW

En ce qui concerne les ECW, les mythes rationnels sont potentiellement édifiés par les gestionnaires comme par les coworkers. Dans le cadre d’une étude ethnophotographique portant sur les mythes rationnels dans les espaces collaboratifs, Dandoy (2018) a identifié quatre mythes rationnels à caractère dialectique pour les ECW : les mythes de la liberté, du bien-être, du « comme à la maison » et de la Silicon Valley. L’auteure constate en effet qu’un mythe de la liberté est fortement entretenu (avec une injonction à être libre), alors qu’en réalité, dans les espaces collaboratifs tels que les ECW, on observe l’existence d’une certaine hiérarchie, ainsi que le caractère fermé (ou un accès non-automatique) de certains lieux physiques situés dans ces espaces. En ce qui concerne le mythe du bien-être, il consiste à entretenir constamment dans les espaces un climat de plénitude, où tout semble marcher comme sur des roulettes, enfermant ce faisant les usagers dans une sorte de bulle. Il s’agit là d’« injonctions au bonheur qui sont d’autant plus paradoxales qu’elles semblent limiter le droit à l’émotion “négative” » (Dandoy, 2018, p. 8). La vie des travailleurs est faite de joies, de succès, mais aussi, de déceptions, d’échecs et de peines. Le mythe du « comme à la maison » fait référence au fait que l’aménagement physique des ECW est supposé reproduire le confort et la familiarité que l’on trouve chez soi, mais c’est un mythe dans la mesure où les ECW sont souvent beaucoup plus attractifs, avec des aménagements pensés et réalisés intentionnellement comme plus épurés, plus design, mieux équipés que la maison. Comme le souligne Dandoy (2018), le mythe sous-entend une similitude des caractéristiques de ces deux endroits — ECW et maison — qui n’est pas du tout vérifiée ou avérée et l’aménagement « pré-pensé » par les gestionnaires des ECW, rend ces espaces plutôt impersonnels. Enfin, le mythe de la Silicon Valley se traduit à travers la reproduction par les gestionnaires, dans le but de favoriser la créativité des coworkers, des ressources matérielles ludiques mises en avant dans les entreprises de la Silicon Valley, tout en soumettant leur usage à des normes bien encadrées.

En quoi ces mythes rationnels associés aux ECW façonnent-ils les promesses de créativité dans ces espaces ? La figure 1 ci-dessous résume le cadre conceptuel que nous proposons à partir des éléments précédents, tirés de la littérature, pour aborder l’effet d’un mythe sur le travail dans les ECW. Ainsi, le mythe véhiculé par l’imaginaire social se concrétise dans un discours social qu’on peut qualifier de prescription de ce que sont les caractéristiques d’un ECW, en l’occurrence un espace collaboratif et créatif. Ce discours est internalisé par les gestionnaires et travailleurs en ECW sous la forme d’une auto-prescription individuelle et idéelle de ce que devrait être leur travail ou encore leurs pratiques respectives. Cela conduit à examiner en quoi consistent les pratiques de compensation (« contestation », « résistance », « maintien », autres ?) mises en place par les membres des ECW face à une réalité de travail vécue qui n’est pas nécessairement conforme à cette auto-prescription (écart entre idéel conçu et réel vécu), et comment ces pratiques interfèrent avec le mythe établi sous forme de tensions dynamiques.

Nous détaillons ci-après, le cadre méthodologique élaboré pour guider notre collecte et notre analyse des données pour répondre à cette question de recherche.

Figure 1

L’effet du mythe sur le travail

L’effet du mythe sur le travail

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Méthodologie : une étude qualitative du cas des ECW de Montréal

Notre recherche vise à comprendre comment les acteurs des ECW font l’expérience de la créativité, réelle ou mythifiée; elle repose sur une étude de cas exploratoire orientée vers la détermination d’une meilleure compréhension d’un phénomène relativement nouveau et peu étudié encore. De ce fait, nous avons opté pour une épistémologie interprétativiste, une méthodologie qualitative et une approche abductive, essentiellement itérative, afin de procéder à des allers-retours entre théorie et terrain pour construire notre analyse (Gioia et al. 2013; Patton 2015).

Méthodes de collecte des données

Nos données empiriques proviennent de sources primaires et secondaires (voir annexe 1). Les données primaires se rapportent à dix (10) espaces du Grand-Montréal[3] (voir annexe 2) et proviennent d’entrevues semi-dirigées enregistrées, d’observations et d’un journal de bord. Les entrevues, au nombre de 23 et d’une durée moyenne de 50 minutes, ont été réalisées auprès de gestionnaires et d’usagers d’ECW. Nous avons utilisé un guide avec des questions ouvertes formulées autour de cinq thèmes : 1) l’expérience du participant et sa vision relative au CW au Québec, 2) les composantes du discours managérial relatif à la créativité dans les ECW et sa conformité avec ce qui est fait sur le terrain, 3) la communauté au sein des ECW, 4) la créativité dans les ECW, 5) les pratiques managériales et améliorations envisagées pour que le management des ECW réponde mieux aux attentes de créativité. Les observations ont mis l’accent sur les aspects suivants de la grille d’observation de Spradley (1980) : l’espace (lieu), le temps, les objectifs, les objets, les événements, les activités, les acteurs et leurs sentiments. Nous souhaitions, dès le début de nos recherches, réaliser des observations de terrain dans des ECW situés idéalement à Montréal dans la mesure où, selon Coworking Québec, plus des trois quarts des quatre-vingt-onze (91) ECW dénombrés dans la province en 2018 étaient situés dans la métropole. Nous avons donc effectué pendant trois mois à temps plein, durant la période été-automne 2018, nos observations dans deux ECW montréalais différents. Le premier ECW était dirigé par une équipe d’une dizaine de co-gestionnaires. Il était régulièrement fréquenté par une cinquantaine de membres, mais pouvait accueillir, de temps en temps, beaucoup plus de gens qui occupaient l’une ou l’autre des différentes salles disponibles dans le cadre de l’organisation d’un évènement. Il offrait également un service d’adresse postale à des personnes qui ne louaient pas forcément un bureau sur place. On y observait une pluralité des profils des membres, même si ceux-ci étaient pour la plupart des entrepreneurs. Le second espace était principalement dirigé par une seule personne. Il était régulièrement fréquenté par quatre membres, mais était parfois fréquenté par des personnes qui louaient une salle ou utilisaient son adresse postale. Ici, les coworkers provenaient tous d’un secteur lié à l’art visuel. Cependant, dans le premier, tout comme dans le second espace, on note une certaine implication des coworkers et des gestionnaires dans la vie des espaces. Les renseignements obtenus et les expériences vécues pendant ces différentes observations ont servi à valider les données recueillies lors des entrevues. Nos outils de collecte nous ont servi d’ancrage afin de limiter les biais induits par l’observation, de même que la triangulation des données primaires et secondaires et les échanges entre l’auteure en observation et les autres chercheures de l’équipe. Concernant le journal de bord, il s’agit d’un corpus textuel de près de 570 pages. Sa tenue a consisté en un exercice d’annotation quasi-quotidienne des différents moments jalonnant les observations : occasions festives, tête-à-tête imprévus, rencontres avec des partenaires, réunions hebdomadaires. Nous y avons également consigné les notes détaillées de nos dix (10) conversations non enregistrées avec des acteurs du CW parmi lesquels certains ont aussi été rencontrés en entrevue enregistrée. Ces données primaires (entrevues et observations) nous permettent ainsi d’accéder à l’expérience telle que vécue par les acteurs de la créativité en ECW.

Procédure d’analyse des données

L’analyse de nos données a consisté en une analyse thématique selon les six étapes chronologiques classiques d’analyse qualitative selon Fortin et Gagnon (2016). En matière de codage, le logiciel Atlas.ti nous a permis de mener notre démarche rigoureusement et de manier les différents thèmes (codes) de manière assez souple en les modifiant au besoin. Partant des cinq thèmes de notre guide d’entretien, le codage a permis d’étoffer les éléments du cadre conceptuel appliqué au terrain (mythe, prescription, auto-prescription, travail réel) et d’y associer du contenu sur trois thèmes ayant émergé des propos et s’avérant distincts entre gestionnaires et cowokers (In vivo coding), : a) des versions contrastées des sources de la créativité en ECW selon des conceptions différentes de la liberté et du bien-être, b) des vues contrastées de ce que devrait être un ECW en tant qu’organisation créatrice, et c) des pratiques plutôt subies au sein de ces ECW qui attestent de faces cachées au discours sur la créativité. Au total, une cinquantaine de codes émergents ont été créés lors de l’analyse initiale puis regroupés et discriminés peu à peu afin de constituer les plus représentatifs (voir annexe 4).

Analyse des mythes et de la créativité en ECW : liberté et bien-être

Commençons par restituer quelques verbatims pour comprendre comment le mythe de « la créativité en ECW » et l’ECW collaboratif et créatif comme idéal du travail se rationalise. Il est important de rappeler que le présent travail porte principalement sur l’effet des mythes et non sur leur constitution. Nous cherchons à relever comment les acteurs du coworking approchés dans le cadre de nos travaux réagissent face aux mythes identifiés dans les ECW étudiés. Il est frappant de constater à ce niveau que coexistent plusieurs modes de rationalisation du mythe, c’est-à-dire de transformation du mythe en un mythe rationnel par le biais d’une légitimation cognitive collective :

  • On note d’abord un discours assez congruent entre gestionnaires de différents espaces ainsi qu’entre gestionnaires et certains coworkers sur ce que « devrait être » l’ECW : « Le coworking suppose la connexion, des rencontres entre diverses personnes et des liens humains enrichissants. Le temps, les personnes, l’intérêt et le lieu sont des éléments essentiels pour fédérer les gens. Les espaces de coworking devraient offrir plus qu’un simple bureau aux travailleurs. » (Gest.12c, juin 2018).

  • On note ensuite un même discours chez certains coworkers qui soulignent la cohérence entre leur approche (ou idéal) managériale humanisante avec celle représentée par un ECW comme espace physique horizontalisé : « Le type de management et le cadre physique, l’environnement physique vont de pair. (…) une organisation qui voudrait emmener un type de leadership plus collaboratif ou plus horizontal, aurait tout intérêt à transformer son espace de travail pour favoriser les échanges, favoriser la collaboration, favoriser même une identité qui va correspondre à la philosophie et au type de management » (CW1). Cette cohérence est porteuse de sens : « Ce qui se passe ici dans l’espace de coworking, c’est que les choses ont du sens. » (CW3). Cette cohérence se traduit même par des principes inscrits dans les baux ou dans la mission de certains ECW particulièrement nichés sur l’entrepreneuriat social ou collectif : « Il y a beaucoup de créativité en fait. Pourquoi ? Parce qu’ici, en plus, on est impliqué à avoir un impact social qu’on n’aurait pas habituellement. C’est dans la mission [de l’espace]. » (CW3, septembre 2018).

  • Pour légitimer l’idéal d’un monde du travail désirable comme celui des ECW collaboratifs et créatifs, on note également le recours à des références académiques pour assoir sur des bases scientifiques l’appel à un management plus horizontal : « Fréquenter un espace de coworking, c’est faire partie d’une grande famille. Le livre Reinventing Organizations de Frédéric Laloux parle des caractéristiques de ce type d’organisation » (Partenaire 1c). « Une des membres [de l’espace] a écrit un livre sur la gestion horizontale, c’est pas rien là ! Ça, ça fait longtemps, que c’est là, mais c’est encore plus amplifié maintenant. Ouais, fait qu’on est en train de prototyper. (…) d’expérimenter (…) un mode gestion qui va se répandre dans le futur, qui va être encore plus présent et que les entreprises à mon avis, vont vouloir privilégier. Pourquoi ? Parce que ça nous permet d’être créatifs ! » (CW1, juin 2018).

  • Enfin, le mythe de la créativité des ECW est entretenu par la référence à des « bonnes » pratiques de co-working, telles que celles promues par Coworking Québec qui tente d’agir comme « porte-parole » (Venot et al., p. 41) et renforce le mythe de l’idéal de la collaboration créative au travail : « Ce n’est pas tout le monde qui est impliqué [dans le réseau Coworking QC], ce n’est pas tout le monde qui croit à la force de la collaboration parmi les gestionnaires et qui a envie de se commettre, d’emmener le projet plus loin. C’est un travail de longue haleine. (…) au-delà de la volonté individuelle des quelques acteurs très impliqués dans Coworking Québec, il faut que ça devienne une volonté politique au sens large » (Gest 10, septembre 2018).

L’analyse approfondie des données nous permet ensuite de répondre à la question de recherche alors qu’il ressort que ce sont les mythes de la liberté et du bien-être qui sont les plus fortement associés et liés à l’expérience vécue de la créativité dans les ECW. Les récits des gestionnaires comme des coworkers expriment fortement ces deux associations — créativité/liberté et créativité/bien-être — en même temps qu’ils mettent en relief une différence marquée dans l’appréhension de la liberté et du bien-être selon que l’on fait partie des premiers ou des seconds.

Créativité et liberté dans les ECW

Dans les ECW étudiés, on note une association très forte entre créativité et liberté, au point où elles sont parfois assimilées l’une à l’autre : « C’est vraiment ce désir-là d’être, la liberté d’être soi. Ça, c’est la base de la créativité » (Gest.4i, juillet 2018). Cependant, cette liberté invoquée de part et d’autre revêt des caractéristiques différentes selon que ce sont les gestionnaires ou les coworkers qui en témoignent. Les gestionnaires la considèrent ainsi sous trois aspects principaux :

  • la liberté d’être (liberteit) ou l’autodétermination (de soi, de son identité) des coworkers, qui se manifeste par le fait qu’ils peuvent « être eux-mêmes » (Gest.4i), vivre la « liberté d’être soi », « libérer l’homme, c’est le faire se sentir mieux » (Gest.12i, juillet 2018);

  • la liberté de faire (libertas) ou l’autonomie dont peuvent jouir les coworkers dans leur ECW : ils peuvent en effet se servir des espaces (coin cuisine, terrasse, place réservée aux jeux…) à leur guise. Ils peuvent aussi participer ou non selon leur désir aux activités organisées à leur intention;

  • la liberté morale (ou libre-pensée), c’est-à-dire, la liberté qu’ils ont de penser et de s’exprimer, sans aucune contrainte extérieure. Nous avons souligné à ce sujet durant nos observations qu’ils donnaient leur point de vue sur des sujets concernant l’espace ou leurs collègues chaque fois que l’occasion se présentait.

Les coworkers, eux, considèrent la liberté sous trois autres aspects :

  • la liberté (au sens d’absence de gêne) de circulation, d’accès et de domiciliation du travail qui se traduit par un certain nomadisme lieuitiaire et temporel lié à la flexibilité horaire et spatiale. En témoigne cet extrait : « La liberté totale ! Je travaille parfois au coworking, je travaille parfois à la maison (…) on peut choisir de prendre un espace de bureau, un espace à aire ouverte, de louer des salles de conférence et dîner sur place si on veut » (CW5i, juillet 2018). Dans tous les espaces approchés, nous avons en effet constaté que les coworkers avaient la possibilité de choisir le forfait qui leur convenait (payer par heure/jour si leur fréquentation de l’espace est ponctuelle, par mois, si elle est plus régulière), de louer un espace dédié (bureau personnel ou de groupe) ou une place (changeante ou non) dans l’aire ouverte commune. De plus, ils pouvaient venir et repartir quand ils voulaient, tels des travailleurs indépendants;

  • la liberté (au sens d’affranchissement) de l’agir ou l’indépendance des coworkers liée à l’absence d’un « maître organisationnel » qui contrôlerait tout;

  • la liberté d’esprit (au sens d’absence d’engagement) qui est intimement liée à la liberté d’innover : « On a beaucoup d’indépendance, on a beaucoup de liberté de créer, d’innover et d’entreprendre et ça, c’est vraiment appréciable » (CW8, juillet 2018).

Bien sûr, il arrive qu’en raison des restrictions liées à la réglementation en vigueur dans les ECW, l’expérience de liberté des coworkers soit contrainte : « Ne pas faire trop de bruit pour [ne pas déranger] les autres coworkers, ranger après avoir utilisé les espaces communs » (GestP04[4], 2017). Ces consignes sont jugées basiques dans la quasi-totalité des espaces ECW et sont signifiées formellement aux coworkers dans les contrats d’adhésion, sur des affiches, etc. Ces contraintes sont cependant considérées comme normales dans un contexte de cohabitation et ne sont aucunement interprétées comme des barrières à la liberté-créativité.

Tableau 1

Le mythe de la créativité en ECW : liberté et bien-être

Le mythe de la créativité en ECW : liberté et bien-être

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Créativité et bien-être dans les ECW

De la même façon, notre enquête a révélé une association, voire une assimilation forte entre créativité et bien-être ainsi qu’une distinction dans la conception du bien-être entre gestionnaires et coworkers.

En recherchant le bien-être personnel des coworkers, les gestionnaires souhaitent que ceux-ci vivent sur leur lieu de travail, des moments d’épanouissement absolu se nourrissant dans le collectif, avec la possibilité d’y puiser un potentiel co-créatif : « En fait, nous veillons au bien-être des membres et de notre collectif (…) on a cette volonté d’être bienveillant les uns envers les autres pour vraiment favoriser l’épanouissement de chacun et du collectif » (Gest.3, juin 2018). Cela rime avec une certaine authenticité : « Il y a un niveau de bien-être qui vient avec le fait d’être à un endroit où tu te sens en sécurité, où est-ce-que t’as l’impression que t’as pas à cacher, t’as pas à montrer juste une partie de toi qui est celle qui est socialement acceptée. C’est le moment où tu peux être comme si t’étais à la maison » (Gest.4i).vas Les gestionnaires voient ainsi dans le bien-être une fin.

Pour les coworkers, le bien-être est plutôt le moyen permettant d’atteindre un idéal de vie au travail, grâce au confort matériel, psychosocial et physique. Ils recherchent et apprécient l’aménagement et le mobilier qui offrent ce confort où le repos, le divertissement et la socialisation côtoient le travail : « l’espace en tant que tel, je m’y sens hyper bien […] c’est chaleureux […] Et tu te sens à l’aise » (CW9, aout 2018). L’ECW est pour eux producteur de bien-être, grâce aussi à du soutien personnalisé et au sentiment de familiarité que fournit le confort de l’entre-soi. L’ECW est ainsi à la fois espace de « colocation » professionnelle et espace « sécuritaire » (safe space) où les difficultés professionnelles comme personnelles peuvent être abordées entre « colocs de travail » (CW1), entre membres de la même « famille entrepreneuriale » (CW3). S’agissant du confort social dans l’entre-soi, il provient de la familiarité entre les acteurs du CW fréquentant le même espace, qui est même une des raisons du succès du CW, puisque répondant « aux besoins des travailleurs de vivre et de travailler dans un espace qui correspond à leurs besoins, à leurs valeurs, à un espace de travail du XXIe siècle, qui soit à la fois vivant, humain » (CW1).

Des mythes aux pratiques managériales

En réponse à notre question de recherche, nos analyses nous ont ensuite conduit à relever les pratiques qui composent la « réalité » des acteurs, c’est-à-dire ce que ces derniers mettent en oeuvre en lien avec les mythes relevés de la liberté et du bien-être.

Pour les gestionnaires, l’ECW apparaît comme une organisation qui permet de produire de la liberté, du bien-être et de la créativité comme attribut collectif grâce à l’absence de hiérarchie, de formalités, de protocoles et à la présence de pratiques d’entraide, de réseautage. Aux yeux des gestionnaires, l’ECW est donc une organisation peu protocolaire, basée sur les relations horizontales, les pratiques d’entraide et le réseautage : « Je pense que ce qui motive les gens à être membres de notre espace, c’est l’accès à un espace professionnel, avec une ambiance chaleureuse et bienveillante, l’accès à une communauté-niche en entrepreneuriat et innovation sociale » (Gest.6, juin 2018). Les gestionnaires ne jouent pas les boss. Ils se mélangent à tout le groupe, ils accordent du prix à la participation des coworkers et n’hésitent pas à leur demander leur avis sur des sujets touchant au fonctionnement des espaces. Cette gestion horizontale peut se résumer à travers le témoignage suivant : « Je valorise davantage une gestion beaucoup plus autogérée, complète, où l’ensemble des gens qui participent à l’organisation ont, le plus possible, une vision d’ensemble, ils sont capables de gérer tous ensemble » (Gest.5, juin 2018). Quant à l’entraide, elle peut se lire à travers l’extrait suivant : « On travaille ensemble, on se supporte ensemble, on se raconte nos histoires ensemble. » (Gest.2, juin 2018). L’organisation d’événements de réseautage vise aussi à créer la rencontre des gens et des idées : « La créativité passe à travers nos activités internes. Ça peut être des activités sur plein de sujets, mais il y a certaines activités qui sont plus des workshops » (Gest.12i). Plusieurs activités initiées par les gestionnaires sont même parfois ouvertes à un public plus large : 5 à 7, potlucks, conférences, lancements de produits, rencontres offsites, soirées cinéma, sorties de dégustation, célébrations de fêtes, etc. Il n’est pas rare non plus qu’ils proposent des séances de brainstorming pour amener les participants à réfléchir ensemble sur des problématiques spécifiques à l’un d’entre eux ou d’ordre plus général (CW1, CW5i et Gest.12i). Dans certains espaces, il est d’ailleurs spécifiquement question de séances d’intelligence collective : « on fait des activités d’intelligence collective qu’on a appelées : “la  parole est aux membres”, où justement, on sollicite l’opinion ou les idées des membres ou des pistes de solutions pour des problématiques que l’espace rencontre aussi » (Gest.8, aout 2018). Cependant, les activités de socialisation promues par les gestionnaires ne sont pas toujours bien accueillies par les coworkers, qui parfois, n’en trouvent pas l’utilité : « Je ne m’intéresse pas particulièrement aux événements. Je trouve que c’est une distraction. On est ici pour travailler, on est ici pour nos affaires. C’est bien, mais en même temps, on n’est pas à l’université, on n’est pas une garderie […] Je trouve que c’est un peu trop ! » (CW10, juillet 2018).

Le soutien matériel se traduit par le fait que les coworkers bénéficient d’une bonne connexion internet, d’une imprimante, des salles de conférences, d’un endroit où ils peuvent accueillir des visiteurs (généralement l’aire ouverte) et parfois, d’un service de gestion de courrier et d’un ordinateur. Les gestionnaires demeurent par ailleurs à l’affût des attentes de leurs coworkers. Ainsi, nous avons pu constater lors de nos observations que certains d’entre eux ont procédé à des modifications notables dans le seul but de satisfaire leurs usagers : installation de nouveaux murs, changement de décorations, déplacement et/ou ajout de mobilier. Un gestionnaire témoigne ainsi : « Ils voulaient avoir un warroom […] une place d’idéation […] Donc on a commencé par juste les installer dans un endroit, après ils ont bougé de l’endroit, ils ont bougé leur fenêtre. Ils ont maintenant accès à un mur complet où ils peuvent mettre des tableaux, puis des post-its en masse. Le temps qu’ils en profitent, on continue à modifier, jusqu’à ce que ça soit à 100 % convivial pour eux » (Gest.P04). Les gestionnaires prennent soin de leur communauté : « J’appelle ça le bichonnage. C’est-à-dire que je les bichonne, je suis à leur écoute […] Ensuite, c’est d’entretenir, c’est de parler, c’est de voir s’il y a quelqu’un qui ne feele pas. [Dans ce cas], on va prendre une marche, on va aller jaser […] Quand une personne sent que ton champ d’intention est enrobant et protecteur, la personne résonne à cette fréquence-là » (Gest.6). Enfin, de nombreux efforts sont constatés de la part des gestionnaires pour embellir leurs ECW. Lors de nos observations, nous avons relevé que les gestionnaires insistent beaucoup sur la décoration des lieux : leur caractère épuré, jovial, accueillant, ouvert; l’équilibre des couleurs; la présence de tableaux; de baies vitrées; l’agencement des mobiliers, ainsi que sur leur disposition d’écoute pour assurer le confort des coworkers.

Au final, dans la grande région de Montréal, les gestionnaires et les coworkers considèrent que la créativité est affaire de liberté et de bien-être. Cependant, les premiers voient dans la liberté, un archétype à atteindre et dans le bien-être, un état d’épanouissement accessible uniquement par le biais de l’ECW en tant qu’entité collective. Pour les seconds en revanche, la liberté se décline en des aspects très pragmatiques et la recherche de bien-être est fondamentalement une quête personnelle.

Discussion : du mythe social aux mythes individuels 

Ainsi, nos analyses permettent en première instance de valider et ,dans une certaine mesure, de préciser comment les mythes proposés par Dandoy (2018), mythes de la liberté, du bien-être, du « comme à la maison » et de la Silicon Valley, sont expérimentés par les acteurs et surtout comment ils participent au mythe social de la créativité dans les ECW montréalais.

La liberté vécue dans les ECW est ainsi présentée comme permettant, ou produisant la créativité quand elle n’est pas tout simplement assimilée à cette dernière. Il en est de même pour le bien-être qui, dans nos données, vient aussi recouvrir ou englober les deux mythes du « comme à la maison » et de la Silicon Valley de Dandoy. En effet, chez les acteurs interrogés, nous avons vu que le confort, la familiarité que l’on peut associer au « comme à la maison » ainsi que les éléments davantage récréatifs (hamac, table de billard, etc.) ont été invoqués comme constitutifs ou contributifs au bien-être recherché qui, comme la liberté, est représenté par les acteurs comme le substrat vital de la créativité.

L’analyse a fait aussi ressortir des différences substantielles dans la conception et l’expérience vécue des mythes de la liberté et du bien-être par les gestionnaires et les coworkers. Ce qui nous conduit à proposer dans cette discussion, que la contribution des uns et des autres à la production/reproduction de la créativité des ECW comme mythe social est elle aussi différenciée et se traduit par un mythe individuel chez les gestionnaires et un chez les coworkers.

Des mythes rationnels différenciés

Pour les acteurs du CW, nous avons démontré que la présence et le travail au sein de l’EWC sont animés par l’objectif et l’idéal de la créativité, de sorte qu’on peut parler, à partir des discours rapportés sur ce mythe social, d’un mythe rationnel assez largement répandu dans le discours social. Les gestionnaires ont pour leur part intériorisé ce mythe social qui trône dans l’imaginaire collectif relatif aux ECW en un mythe rationnel qui consiste en ce que l’ECW doit être une « communauté créative ». Partagé au niveau de l’ensemble des gestionnaires d’espaces, ce mythe engendre chez ceux-ci une prescription ou plutôt une auto-prescription[5] (Martin et al., 2021), au niveau individuel, de pratiques managériales visant à faire advenir cette communauté créative.

Du côté des coworkers, le mythe général de la créativité en ECW s’incarne plutôt dans un discours partagé sur le fait de pouvoir vivre en ECW les conditions de « la libération créatrice ». Ce discours social alimente pour les coworkers une auto-prescription qui s’incarne dans des pratiques individuelles de créativité entrepreneuriale. Dans les deux cas cependant, les pratiques induites (l’auto-prescription) rencontrent de l’opposition dans le vécu réel : des pratiques de compensation vont alors apparaître et venir renforcer le mythe.

Le mythe de la communauté créative chez les gestionnaires d’EWC

Ainsi, tous les gestionnaires interrogés ont livré une conception foncièrement collective (Capdevila, 2015) de la créativité dans les ECW en restituant un mythe rationnel que nous avons nommé : « mythe de la communauté créative ». Ils évoquent tous, telle une prescription sociale, l’importance accordée aux relations, au réseautage et à la pratique de collaboration. Ils défendent un travail collaboratif susceptible d’engendrer les échanges nourrissant la créativité. Le collectif, voire la communauté formée par l’ECW est perçue comme le creuset qui va nourrir cette créativité. Dès lors, les gestionnaires conçoivent leur travail au sein de l’espace comme celui de faire émerger et se développer une communauté et un esprit de communauté où la créativité idéale est cocréation. Cette perspective les amène à une auto-prescription individuelle que nous pourrions illustrer par la métaphore du jardin : ils se voient comme les jardiniers qui nourrissent la terre en vue d’une moisson généreuse. Ce faisant, les gestionnaires désirent créer une ambiance de travail profitable à la communauté, de telle sorte que les coworkers puissent s’approprier physiquement le lieu, aussi bien affectivement que cognitivement, tout en socialisant (Saives et al., 2016), ce qui les aidera à être créatifs.

Cette idéalisation par les gestionnaires du travail collaboratif s’appuie sur la présence d’une communauté homogène au sein de l’espace, mais, nous l’avons vu, cette vision plutôt idyllique n’est pas unanimement partagée; cette auto-prescription rencontre dès lors une opposition dans la conception qu’ont les coworkers de la créativité.

Le mythe de la libération créatrice chez les coworkers

Du côté des coworkers, le mythe individuellement vécu — ou l’auto-prescription — relève essentiellement de la créativité entrepreneuriale. Dans le fond, ce qu’ils recherchent, c’est de pouvoir répondre adéquatement à leurs défis quotidiens qui sont d’ordre multiple : risques de précarité (Moriset, 2014; Tremblay, 2018), risques d’échec professionnel (Fayolle, 2011), problèmes de compétition financière affectant l’économie mondiale (Guntern, 2001), etc. Ils veulent « tirer leur épingle du jeu » et pour cela, sont dans une logique solitaire, recourant aux ECW surtout pour consommer les services disponibles. Ils socialisent lorsque cela les arrange, valorisant davantage la recherche d’interlocuteurs pouvant leur être utiles, tels que les gestionnaires-coachs ou des collaborateurs potentiels capables de s’associer à leurs projets ou auxquels ils peuvent vendre leurs prestations et produits, que la participation à des activités de réseautage jugées parfois chronophages ou infantilisantes par certains. Les coworkers apprécient en outre le confort social proposé par les ECW ainsi que la prise en charge fournie par les gestionnaires, ce qui leur donne le sentiment d’être affranchis, libérés des contraintes organisationnelles et les renforce dans leur liberté d’agir. Quant à la familiarité développée grâce à la fréquentation d’un ECW commun, elle fait partie « des caractéristiques lieuitaires propices pour réduire l’incertitude des travailleurs créatifs » (Saives et al., 2016, p.53) et reçoit, elle aussi, un bon accueil chez les coworkers. Selon Michel (2018), on peut l’observer sous deux dimensions dont la poursuite régulière aboutit à la constitution de clubs de travailleurs créatifs : une dimension physico-spatiale et une dimension sociale. La dimension physico-spatiale est liée au désir des travailleurs d’être présents en un endroit facile d’accès et doté de ressources matérielles utiles, dont l’usage leur permettra d’être davantage visibles auprès de leur public-cible. Quant à la dimension sociale, elle a trait à la volonté des travailleurs de bénéficier non seulement de relations qu’ils jugent primordiales pour leur avancée professionnelle, mais également, d’une certaine reconnaissance de la part de pairs familiers, que l’on connaît et qui nous connaissent : autrement dit au sein d’un environnement « marqué par l’entre-soi » (Michel, 2008, p.243). Ces trois éléments (confort social, prise en charge et familiarité) contribuent à l’expérimentation par les coworkers, d’un sentiment d’appartenance à leur ECW et d’un attachement lieuitaire ou « sens du lieu » qui y est consécutif (Saives et al., 2016). Néanmoins, ce qui prédomine chez eux, c’est une quête utilitaire et intéressée au sein dudit espace, ils l’exploitent en tant que tremplin vers leur accomplissement individuel. La recherche par ces coworkers de cette liberté, précurseure à la créativité entrepreneuriale, les amène ainsi à vivre les ECW comme un regroupement de professionnels. La recherche de cette libération créative est de l’ordre du mythe, car la liberté d’entrave et le confort que fournissent l’ECW ne produisent pas de créativité per se.

Et comme pour le mythe de la communauté créative des gestionnaires, on peut considérer le mythe « de la libération créative » comme un mythe rationnel, étant donné la façon dont son apparente rationalité se fragilise à l’épreuve de l’analyse empirique et du réel (Chatelain-Ponroy et Sponem, 2011).

Comme a pu le constater Capdevila (2015), nous sommes donc en présence d’attentes et de formes d’utilisation différentes de l’ECW chez les gestionnaires d’ECW et chez les coworkers, la perspective des premiers étant communautaire et celle des seconds, individualiste.

Tensions au coeur du mythe social de la créativité

Confronté aux coworkers à la recherche d’une « libération », d’un affranchissement, le travail de « jardinage » des gestionnaires d’ECW rencontre l’épreuve du réel (cf. figure 2) : leur travail effectif relève dans les faits davantage du « gardiennage ». Ils se retrouvent à prendre soin des coworkers non seulement sur le plan physique, mais également sur les plans psychologique et émotionnel (entraide, soutien, écoute) et surtout opérationnel (différentes aires et matériel mis à disposition, différents services offerts). Ce faisant, leur fonction s’apparente davantage à de la conciergerie administrative alors qu’ils prennent en charge une partie substantielle des activités fonctionnelles dont les membres auraient dû s’occuper s’ils étaient à leur propre compte. Ils leur enlèvent ainsi en quelque sorte un pesant fardeau, pour leur permettre de se concentrer effectivement sur le développement de leurs projets professionnels.

Entre jardinage et « gardiennage », une tension dialectique siège donc au coeur du mythe de la communauté créative des gestionnaires. Face au travail réel de conciergerie, les gestionnaires peuvent alors chercher à nourrir et renforcer le mythe de la communauté créative dans leur discours de façon à revaloriser leur rôle en celui de « jardinier », celui qui doit constamment veiller à cultiver la créativité par la collaboration : « Pour moi, la créativité consiste à repenser, à se laisser challenger. Elle n’est pas forcément artistique. Tout le monde peut être créatif, notamment en s’inspirant de la créativité des autres. » (Gest.17c).

Du côté des coworkers, une tension émerge de la rencontre cette fois entre l’auto-prescription de créer librement, sans entrave et la réalité du travail dans les ECW où ils se retrouvent finalement tous « seuls ensemble ».

Le travail quotidien réel du coworker lambda est finalement structuré autour d’une cohabitation entrepreneuriale : « On partage les mêmes espaces communs et on jouit des mêmes services que les autres, on échange avec eux, on les soutient et on collabore avec eux si cela nous est profitable. Autrement, chacun reste dans sa bulle ». Au total, le coworker s’attend à évoluer dans l’ECW en tant que travailleur créatif et pour cela s’approprie l’espace, tout en se cloisonnant dans une bulle. Il s’agit d’un entre-soi qui permet au coworker, à l’épreuve du réel, de se réaliser, de renforcer son identité d’entrepreneur, mais qui transforme l’ECW en une organisation fragmentée, car finalement, les coworkers considèrent que leur projet individuel est plus important que le projet collectif porté par les gestionnaires.

Si les gestionnaires des ECW ont tout intérêt à entretenir le mythe de la communauté créative qui donne sens à leur travail, du côté des coworkers, la familiarité attachée à la cohabitation qu’ils expérimentent, ne les conduit pas à s’intégrer socialement à l’ECW comme suggéré par Saives et al. (2016) au sujet des travailleurs créatifs. La communauté créative semble ici éclipsée par leur poursuite d’objectifs entrepreneuriaux bien définis et par conséquent, par leur désir de réussir professionnellement, qu’ils dissocient nettement de leur vécu social communautaire. Dès lors, le potentiel de créativité et d’innovation associé aux ECW qui repose sur la cocréation (Goermar et al. 2021) leur échappe. Ainsi, l’ECW devient un lieu de reproduction d’une créativité entrepreneuriale convenue telle que pratiquée dans les entreprises et hors les ECW, plutôt qu’un lieu porteur de transformation sociale capable de faire advenir l’idéal du travail de demain (Ivaldi et al. 2020).

Figure 2

Tensions au coeur du mythe social de la créativité en ECW

Tensions au coeur du mythe social de la créativité en ECW

-> Voir la liste des figures

Au terme de cette section, nous pouvons retenir que dans les ECW de la région du Grand Montréal, coexistent des mythes rationnels incarnés en auto-prescriptions (axées sur la communauté créative chez les gestionnaires et sur la créativité entrepreneuriale chez les coworkers) qui s’effritent à l’épreuve des vécus individuels réels (conciergerie administrative chez les premiers et cohabitation entrepreneuriale chez les seconds) de leurs acteurs. Cette découverte nous permet de compléter la réponse à notre question de recherche. Selon nos résultats, la créativité (ou plutôt le mythe de la créativité de l’espace de CW) se décline en un mythe de la « communauté créative » chez les gestionnaires d’ECW et un mythe de « la libération créative » chez les coworkers. Dans l’organisation qu’est l’ECW, ces deux mythes peuvent coexister sous la forme d’un cercle vicieux dans un couple [revalorisation/entre-soi] de tensions paradoxantes en ce que le comportement de créativité entrepreneuriale entre en contradiction avec celui de créativité organisationnelle et participe d’une fragmentation de l’espace d’une part, mais aussi d’un effritement du mythe de la créativité des ECW d’autre part.

Conclusion

La créativité est fortement associée aux ECW, à tel point qu’ils sont souvent qualifiés d’espaces de créativité et d’innovation. Pourtant l’étude des discours et de la réalité des pratiques, aussi bien de gestionnaires que de coworkers auprès d’une dizaine d’espaces à Montréal nous permet de nuancer ce discours qui relève du mythe social. Notre étude nous permet d’affirmer qu’il existe, sous ce mythe rationnel, plusieurs versions dont deux mythes individuels en tension : celui de la « communauté créative » pour les gestionnaires et celui de la « libération créatrice » pour certains coworkers, dont la co-existence génère le cycle dynamique d’une boucle de renforcement qui n’engendre guère les conditions propices (ouverture, diversité, etc.) à une créativité organisationnelle. Cette découverte renforce les questionnements contemporains sur l’évolution de la notion de collectif à l’heure de la fragmentation des organisations. Nos résultats viennent confirmer les travaux récents de Goermar et al. (2021) qui suggèrent de former les coworkers à l’ouverture mutuelle et aux expériences nouvelles de façon à permettre une véritable cocréation de valeur, de véritables innovations. Nos travaux viennent aussi appuyer l’appel d’Ivaldi et al. (2020) à travailler les frontières entre participants des ECW pour soutenir une réelle trajectoire transformative des ECW en cela créatifs, vers de nouveaux collectifs et une réelle transformation du travail.

Bien sûr, notre étude connaît les limites classiques d’une étude exploratoire, peu généralisable étant donné son échantillon limité. Nous ne pouvons qu’aspirer à en amplifier l’écho, en la répliquant à plus grande échelle et à en approfondir les nuances et la validité par des études comparatives.