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Dans la filiation des tiers-lieux, espaces intermédiaires entre le lieu personnel et un lieu de travail (Oldenburg, 1999), les espaces de travail collaboratifs ou coworking spaces (CWS) se sont vite affirmés comme des lieux vecteurs d’une autre forme d’organisation du travail (Jeske et Ruwe, 2019). Il est vrai que leur progression a été fulgurante dans le monde, passant de 3 CWS en 2005 à 18 700 en 2018, année où près de 1 650 000 personnes y ont travaillé sur une base régulière (Statista, 2019). Au-delà de cette évolution, la nature collective de leur usage a ouvert la voie à la constitution de communautés de travail caractérisées par de fortes relations de confiance propices à la mutualisation et à l’entraide (Fabbri, 2015, 2016; Garrett et al., 2017). Les liens entre les lieux de coworking et le monde de l’entrepreneuriat se sont aussi affirmés et renforcés (Capdevila, 2015, Mitev et al., 2019), permettant d’y voir l’émergence d’un nouvel esprit entrepreneurial (Butcher, 2016). Parallèlement, l’entrepreneuriat social se développe de manière conséquente, et donne lieu à l’émergence d’un réel champ de recherche (Sassmannshausen et Volkmann, 2018, Morris et al., 2020), qui souligne l’importance de l’entrepreneuriat social dans la lutte contre les formes d’exclusion et dans la création de valeur sociale et environnementale. Toutefois, si les CWS sont identifiés comme favorisant l’émergence de nouvelles communautés entrepreneuriales, la façon dont ces espaces soutiennent des initiatives d’entrepreneuriat social ou solidaire — i.e. en lien avec des finalités sociétales et non marchandes — est relativement peu étudiée. Il importe donc de cerner la contribution des CWS dans les dynamiques de l’économie sociale et solidaire (ESS).

Notre étude empirique porte justement sur ce type de CWS social et solidaire. Le modèle économique des CWS repose classiquement sur la capacité à générer des loyers et des revenus de services de la part des coworkers (Waters-Lynch et Potts, 2017). Or, une focalisation sur des entrepreneurs sociaux et solidaires peut venir fragiliser l’ensemble et susciter le besoin de modèles économiques spécifiques (Haigh et Hoffman, 2012). Le CWS étudié peut alors faire face à des tensions par sa volonté de soutenir des projets d’ESS difficilement viables financièrement à court terme, et son besoin de générer des revenus pour assurer sa pérennité financière. Nous approfondirons ici la question des contradictions qui peuvent émerger entre un projet centré sur l’ESS et un modèle économique construit autour d’une portabilité marchande (Smith et al., 2013).

Après avoir étudié les enjeux soulevés par la littérature sur ces questions, nous présenterons dans une deuxième partie le contexte et la méthodologie de la recherche. La troisième partie restituera une étude de cas unique qui permettra de comprendre les opportunités et les tensions soulevées par les CWS orientés vers l’entrepreneuriat social et solidaire. Nous discuterons, enfin, les résultats du travail de recherche, avant de conclure.

Revue de littérature

Pour comprendre comment les CWS peuvent soutenir des initiatives ancrées dans l’ESS, il est important d’explorer leur variété. Dans un premier temps, la littérature caractérise cette variété en positionnant les CWS entre tiers-lieu et espace de travail, et entre spécialisation et diversification. Ensuite, la littérature identifie deux autres caractéristiques centrales pour définir l’activité et l’identité d’un CWS : la nature et les pratiques spécifiques de la communauté associée au lieu, et le modèle économique. Qu’en est-il en particulier dans le cas de CWS qui ont pour ambition de favoriser de nouvelles formes d’entrepreneuriat, ouvertes sur les questions sociales et sociétales ?

Le positionnement des CWS entre spécialisation et diversification

Moriset (2013) explique la « croissance spectaculaire des CWS depuis 2005 » (p. 2) par les besoins de socialisation des classes. Ce constat rejoint celui de l’engouement pour les tiers lieux (Oldenburg, 1999), lié à la disparition graduelle des lieux de socialisation que constituaient les bars et les petits commerces au profit notamment des grandes surfaces. En hybridant l’espace de la maison et celui du travail, les tiers lieux sont des lieux d’accueil où l’on se sent bien et où l’aspect formel se conjugue à l’informel (Oldenburg, 1999). 

Si on tend souvent à confondre les tiers-lieux et les CWS, pour Fabbri (2016), il est cependant important de les distinguer. Elle note — en opposition avec Oldenburg — que les CWS ne constituent pas « un entre-deux entre le bureau et le domicile pour des travailleurs sans bureaux fixes » mais « avant tout des espaces de travail » (Ibid., page 11). L’objectif est avant tout de fournir un environnement de travail de qualité sans négliger les attentes en termes de convivialité et de mixité propres aux tiers-lieux, afin de créer des atmosphères susceptibles de concilier harmonieusement ces différents besoins. Fabbri distingue par ailleurs trois variantes d’espaces de coworking : le café-coworking, les espaces hybrides qui concilient dans le même espace le coworking avec un autre service (baby-sitting, cuisine, etc.), et les espaces pour entrepreneurs innovants (Ibid.). 

La diversité des configurations, des types d’espaces et des objectifs affichés (Fabbri, 2013) pose la question de l’identité particulière de ces lieux et des collectifs qui les animent (Colmellere et al., 2019). Fabbri (2016) montre que certains tendent à se spécialiser, soit en s’adressant à un type particulier de co-workers (les entrepreneurs par exemple), soit en se centrant sur un domaine d’activité spécifique (par exemple le culturel). Toutefois, la distinction peut être floue, et parmi les CWS, certains sont porteurs d’une pluralité d’objectifs, derrière une spécialisation apparente (Fabbri 2016). C’est notamment le cas des espaces à destination des entrepreneurs, qui renvoient à la fois aux caractéristiques du CWS et à celles du tiers-lieu, car ils mettent en avant la nécessité, pour entreprendre, d’être un lieu de rencontre (Fabbri, Charue-Duboc, 2013).

On peut faire l’hypothèse que la multiplication des CWS qui accueillent des entrepreneurs, et sont ouverts au-delà à d’autres publics, suscite des interactions propices à l’émergence de démarches d’entrepreneuriat nouvelles en lien avec l’idée de partage suggérée de fait par ces espaces. De ce fait, certains CWS évoluent vers une spécialisation « sociale et solidaire ». Cela tient principalement au fait qu’ils recentrent leur activité sur le soutien aux projets à dimension sociale, sociétale et solidaire, mais aussi en second lieu car ils profitent d’une hybridation entre tiers lieu et espace de travail pour adopter eux-mêmes un fonctionnement marqué par les enjeux d’ESS.

Cela peut se traduire, comme nous le montrons dans suite de notre revue de littérature, par les pratiques des communautés qui soutiennent le fonctionnement du CWS, et par leur modèle économique.

Les CWS : quelles pratiques de communauté ? 

« Comme de plus en plus de personnes travaillent à distance, le sentiment grandit d’être de plus en plus isolé, voire à la dérive sur le plan social » (Garrett et al., 2017 : 821). Les CWS apportent des réponses concrètes face à ce sentiment général. Ceci conduit de nombreux auteurs à mettre la communauté au coeur du CWS (Capdevila, 2015, Rus et Orel, 2015, Garrett et al., 2017, Spinuzzi et al., 2019) et à la penser comme essentielle pour des entrepreneurs soumis à une pression forte dans leurs activités. Cependant, Mitev et al. (2019) soulignent ce qu’ils nomment le « paradoxe de la construction de communauté ». La question est de savoir comment une communauté peut construire une identité pérenne dans un contexte de fluidité constante. 

Si les CWS apportent un contexte de travail apaisant tout en valorisant la flexibilité et l’adaptation permanente (Waters-Lynch et al., 2016), ils sont marqués par une diversité de situations. Spinuzzi (2012), dans une étude conduite sur 9 espaces situés à Austin pendant 2 ans en comparant les perceptions des propriétaires de lieux et de coworkers, caractérise les CWS par le fait « de travailler seul ensemble ». Plus encore, il distingue deux configurations de CWS, ceux où les individus ne font que travailler indépendamment et se croiser au sein de l’espace (Good neighbours), et ceux qui donnent lieu à des formes de travail en commun sur des projets et avec des relations qui dépassent le strict cadre professionnel (good partners). 

Plus encore, si le « coworking est une question de communauté » (Spinuzzi et al. 2019 : 3), quels sont le contenu et la caractéristique de celle-ci ? Rus et Orel (2015) et Spinuzzi et al. (2019) soulignent la nécessité de clarifier le concept de communauté et de prendre en compte sa diversité ou polymorphie. L’étude de Spinuzzi et al. (2019) sur six CWS situés dans trois pays (USA, Italie, Serbie) montre que, dans trois cas, la communauté n’est constituée que d’une collection d’individus qui travaillent à côté les uns des autres, et poursuivent leurs intérêts personnels, en présentant au mieux des aspects de camaraderie. Dans les trois autres CWS, ils notent des tensions pouvant être à l’oeuvre entre les modes d’appropriation des lieux (idem, p. 28). Rus et Orel (2015) montrent — dans un contexte de CWS qui promeut la communauté — que le renforcement de la solidarité entre les acteurs se fait progressivement grâce à un travail de construction. Ce point est important car il confirme une des conclusions de Spinuzzi et al. (2019) sur le besoin d’analyses longitudinales, seules à même de rendre compte de la façon dont la communauté se développe, dont elle gère ses tensions et les évolutions des relations de collaboration (idem, 28). Ces auteurs pointent ainsi le décalage entre des discours qui mettent en avant la communauté au sein des CWS (de la part des praticiens et des chercheurs), et des observations qui soulignent que la communauté est parfois réduite au strict minimum : une simple juxtaposition qui permet des échanges informels et d’informations dans le lieu, sans réellement s’accompagner de la naissance de relations fortes et sur le long terme entre les participants. 

Une analyse qui porterait sur les CWS qui accueillent de façon importante des entrepreneurs et, spécifiquement, des entrepreneurs sociaux serait alors utile pour analyser la communauté sous-jacente. Pierre et Burret (2014) et Fabbri et Charue-Duboc (2013) montrent l’importance de l’effet réseau et de l’accompagnement par les pairs. Le sens donné au CWS et aux relations entre les membres de la communauté par ses promoteurs pourrait influencer la façon dont la communauté se construit, se développe et gagne en richesse et qualité d’interactions. Sans doute est-il nécessaire d’élargir la focale et d’aller chercher des liens dans le champ de la solidarité (Eynaud et França Filho, 2019), pour comprendre comment les CWS parviennent, ou non, à être associés à des formes d’entrepreneuriat engagées. On conçoit alors que les CWS puissent constituer un dispositif adapté pour accueillir des entrepreneurs sociaux, qui représentent une forme spécifique de communauté. Cependant, un tel choix ne rend-t-il pas difficile la capacité du lieu à être viable financièrement ?

Des CWS face aux contraintes de modèle économique pérenne

A l’instar des autres formes d’organisation, les CWS constituent des « entreprises comme les autres » (Maus et Sammut, 2017). Elles doivent assurer leur pérennité (Mignon, 2001) et, pour cela, disposer d’un business model qui leur permette de générer des revenus à même d’assurer la solvabilité. Or, l’industrie de l’accompagnement connaît une modification profonde de ses modalités de financement : initialement financées essentiellement par fonds publics, les structures doivent désormais se financer plus largement sur ressources propres, tandis que de nouveaux acteurs apparaissent dans une logique de financement privé (Maus et Sammut, 2017). Il convient alors de cerner la façon dont les CWS offrent des modèles économiques (ou business models, BM) qui assurent leur pérennité. Le BM « décrit les principes selon lesquels une organisation crée, délivre et capture de la valeur » (Osterwalder et Pigneur, 2010). Il permet d’insister sur le « comment », la façon dont l’organisation parvient à créer de la valeur et à en retirer des moyens de satisfaire ses parties prenantes (Demil et al., 2015), grâce à sa capacité à générer, rémunérer et partager la valeur (Verstraete et Jouison-Laffitte, 2009). Notons que la valeur renvoie à une création de satisfaction pour les parties prenantes, qu’elle soit valorisée monétairement ou non (OsterWalder et Pigneur, 2010, Demil et al., 2015).

L’analyse du BM du CWS — ou du coworking space entrepreneur (Waters-Lynch et Potts, 2017) — est importante pour en comprendre la pérennité. De prime abord, les CWS présentent avant tout un BM de location d’espace de bureau professionnel qui repose sur une mixité d’occupation, avec des salariés et/ou entrepreneurs (ou indépendants) en provenance de diverses structures et qui choisissent des horizons de location différenciés (d’une heure à des contrats mensuels renouvelables) (Rus et Orel, 2015, Waters-Lynch et al., 2016). Sans traiter de manière centrale la question du BM, les travaux en soulignent généralement les caractéristiques : accès à un espace de travail partagé, qui offre un ensemble de fonctionnalités, tel que les lieux de socialisation, bar ou machine à café, l’accès à des salles privatives en cas de rendez-vous, l’accès à un réseau informatique, etc. (Waters-Lynch et al., 2016). Les analyses insistent, enfin, sur l’intérêt de l’appartenance à la communauté qui offre aussi l’accès à des événements réservés aux coworkers, ouvrant sur la possibilité de valoriser différents niveaux de services ou de prestation (Bouncken et al., 2016). Waters-Lynch et Potts (2017) montrent la complexité du BM des CWS qui valorise non seulement l’accès à des services partagés, au contexte agréable, mais aussi la possibilité de rencontre de personnes intéressantes pour l’entrepreneur, ce que Pierre et Burret (2014) nomment « l’effet réseau ». Ils vont même plus loin en soulignant que si l’effet réseau est essentiel — permettant à l’entrepreneur de rencontrer des personnes utiles à son projet — il peut être judicieux que les CWS soient coûteux (et exclusifs, à la façon de clubs sélectifs) pour attirer des personnes ayant un fort potentiel et assurer une mise en relation efficace entre les acteurs (Waters-Lynch et Potts, 2017 : 15).

Qu’en est-il s’agissant de CWS créés dans une logique d’entrepreneuriat social ? Fabbri et Charue-Duboc (2013) décrivent de façon extensive le BM d’un tel espace. Malgré l’absence d’étude globale dédiée au BM des CWS sociaux et solidaires, il est possible de faire plusieurs remarques. Tout d’abord, ces CWS peuvent valoriser, comme les autres CWS, les différents prestations et services qui sont offerts, offrant ainsi une modularité des sources de revenus (loyer, revenus du café/restauration, revenus de la location d’espace, etc.). Mais le CWS social et solidaire porte une mission — favoriser l’entrepreneuriat social — qui peut donner lieu à des éléments de BM spécifiques. La conception même de la valeur dans le contexte d’entrepreneuriat social est particulière (Hlady-Rispal et Servantie, 2018). Si la « valeur créée » peut être non monétaire, il est possible de valoriser des projets qui ont un impact sociétal sans créer de contrepartie monétaire. Dans ce cas, le CWS social et solidaire peut vouloir favoriser des projets ayant un impact sociétal en appelant à des subventions, à la différence de projets classiques. La mission du CWS social et solidaire pourrait ainsi le conduire à considérer que la pérennité — et l’équilibre financier — de la structure est une contrainte, mais assurément pas un objectif premier. On peut ainsi supposer que la façon dont les entrepreneurs du CWS social et solidaire conçoivent leur mission peut entrainer des choix d’articulation — de valorisation — des ressources différents des CWS classiques (Battilana, 2018). Mais qu’en est-il réellement ? 

Au final, deux questions ressortent de notre objectif de caractérisation des CWS qui se destinent à soutenir les projets sociaux et solidaires. Le CWS social et solidaire peut-il être caractérisé, en précisant la nature de la « communauté » qui le fait vivre, ainsi que ses pratiques, et analysant son business model ? La tension entre ESS et recherche d’un business model pérenne a-t-elle des incidences sur le fonctionnement du CWS, et en particulier sur la façon dont les tensions entre ces deux attentes sont surmontées ?

Contexte et méthodologie : une étude de cas emblématique

Le recueil des données

Notre étude empirique se fonde sur l’analyse d’un cas unique, étudié dans une perspective longitudinale (Yin 2003), celui d’un CWS dédié à de jeunes étudiants entrepreneurs porteurs de projets d’ESS, et à des entrepreneurs sociaux. Ce cas nous paraît particulièrement illustrer les CWS dits « sociaux et solidaires », qui sont hybrides (Battilana, 2018) car porteurs de deux objectifs souvent difficilement conciliables, que nous avons présentés dans notre revue de littérature : l’aide aux entrepreneurs avec la volonté de favoriser des projets entrepreneuriaux dans l’ESS, qui s’appuie sur la construction d’une communauté et de pratiques spécifiques en lien avec la solidarité, et la recherche d’un modèle économique permettant une pérennité. Cette exigence de solidarité a été présente dès la création du CWS. Le cas nous a aussi paru particulièrement intéressant dans la possibilité d’accès qu’il a offert à l’équipe de recherche de donner à voir son fonctionnement et son évolution dans le temps, de manière très micro, au niveau des pratiques, répondant ainsi à l’appel de Spinuzzi et al (2019), concernant le besoin d’analyses longitudinales.

Pour analyser la spécificité de cet espace, dans sa création, son fonctionnement, et sa recherche d’équilibre, nous avons mené une série d’entretiens auprès des acteurs clés tels que les salariés, les administrateurs et les coworkers (tableau 1). Ces entretiens d’une durée de 20 mn à 1 h 45 ont été enregistrés et intégralement retranscrits. Nous avons réalisé des observations, en tant que chercheurs extérieurs, invités à réaliser des observations participantes, sur la période de septembre 2018 à mars 2020 (tableau 2). L’approche choisie a été longitudinale car nous avons choisi d’observer ce CWS social et solidaire lors des premiers mois de son fonctionnement, à partir de sa création. Nous avons souhaité repérer les tensions liées notamment à l’enjeu de solidarité (en lien avec la communauté et ses pratiques) et la volonté d’asseoir le CWS sur un modèle économique pérenne; cela nous a conduits à identifier les ajustements réalisés pour répondre à ces enjeux au fur et à mesure du développement du CWS étudié, dans une démarche d’analyse processuelle. 

Une analyse documentaire (représentant une centaine de pages), et des entretiens rétrospectifs ont été menés pour reconstituer les modalités de création du CWS. Ensuite, une série d’entretiens ont été menés pendant le fonctionnement du CWS, couplée à des observations, soit passives sans interaction, soit en observation participante (Journé, 2008).

La première série d’entretiens a été menée pendant une première période, de janvier à mai 2019, centrée sur les modalités de fonctionnement du CWS permettant la coexistence entre les enjeux de solidarité et les enjeux de pérennité économique. Ce questionnement, que nous avions défini initialement en lien avec notre revue de littérature, s’est avéré crucial pour le CWS en pratique également. L’enjeu de pérennisation économique a d’ailleurs conduit à une forte crise pendant l’été 2019, qui a vu la fermeture partielle de certains des services, en particulier de restauration, qui étaient proposés jusque-là par le CWS. Nous avons alors décidé de réaliser une deuxième série d’entretiens, afin d’approfondir les raisons de cette crise et d’analyser les nouvelles modalités de fonctionnement mises en oeuvre pour permettre de répondre aux enjeux de pérennité économique, sans toutefois remettre en cause les enjeux de solidarité.

Lors de la première période, les entretiens ont été menés auprès des différentes parties prenantes du CWS social et solidaire (coworkers, équipe de direction, responsables des différents services et espaces associés). L’observation a été régulière pendant toute la période : nous avons été invités à de nombreux événements qui ont marqué la vie du CWS (accueil des promotions de coworkers, comités mensuels de coworkers, soirées trocs de compétences, etc.), ainsi qu’à l’accueil d’événements universitaires, de concerts, et participé de multiples fois à la restauration. De nombreux documents ont été mis à notre disposition : compte-rendus, documents de communication (tableau 3). Des réunions d’échange ont également eu lieu entre un chercheur de l’équipe et les responsables du CWS sur un projet de collaboration dans le cadre de formations à l’entrepreneuriat. Lors de la deuxième période, notre objectif a été d’approfondir notre compréhension de la crise vécue au sein du CWS, qui a amené une évolution forte de son modèle économique. Nous avons réalisé des entretiens avec des personnes déjà rencontrées lors de la première période et avec de nouveaux arrivants (le nouveau directeur notamment). Nous avons également interagi de façon plus informelle avec le directeur, et avec l’ex- responsable du CWS.

L’analyse des données

Les données recueillies ont été utilisées pour retracer le processus d’évolution du CWS, de sa création à début 2020. Un premier tri des données a fait ressortir des dimensions qui nous paraissaient caractéristiques du CWS, et sur lesquelles la tension entre ESS et modèle économique nous semblait pouvoir se jouer : l’espace, la solidarité, et la viabilité économique. Suite à cette première étape de codage des données, nous avons décidé de réaliser une analyse plus fine, centrée sur les tensions ressenties. Ont ainsi été identifiées, comme catégories : des tensions liées à la dimension économique; des tensions liées à la dimension solidaire du lieu; des tensions liées à l’articulation des lieux; des tensions liées aux ressources humaines; des tensions liées à l’offre de services et des tensions liées aux activités connexes (tableau 4).

Dans un troisième temps, nous avons identifié quels étaient les moments clés dans le processus d’évolution du CWS, en lien avec le dépassement de certaines tensions, suite à des évolutions dans la stratégie mise en oeuvre par les dirigeants du CWS. Différentes étapes ont été proposées, pour structurer l’analyse longitudinale du cas.

Présentation des résultats : l’analyse longitudinale du cas

Nous présentons dans cette partie le résultat final de notre analyse empirique. Elle consiste en un récit retraçant les différentes étapes identifiées dans le processus. Ces étapes ont été identifiées suite au repérage d’un ensemble de tensions, qui ont conduit, comme nous le mettons en évidence, à une évolution du modèle économique, ainsi que du modèle organisationnel du CWS.

Ainsi, nous avons identifié une première étape qui retrace les événements préalables à la création et les premiers moments de vie du CWS, marqués par la volonté de concilier la dimension entrepreneuriale et la dimension solidaire. Ensuite, c’est la phase proprement dite de création qui est identifiée (« Les premiers pas »). Suite à des tensions en termes notamment de disponibilité des ressources humaines pour pouvoir articuler ces deux dimensions, des changements (embauche d’un directeur) ont permis d’enclencher une troisième phase que nous avons qualifiée de « recherche de consolidation » et qui explicite le développement du CWS. Enfin, la quatrième phase débute avec la crise vécue à l’été 2019, et qui a conduit à modifier les choix initiaux en termes d’équilibre économique, et de conciliation des différents enjeux portés par l’organisation étudiée. La dernière étape, encore en cours, porte sur la recherche d’un nouvel équilibre.

L’entrepreneuriat ? Oui, mais solidaire…

L’association Solidarité étudiante (SE) créée en 2002 — puis transformée en société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) en 2013 — s’est donnée pour objectif de générer les services attendus par les étudiants. SE veut démontrer que les jeunes sont capables de s’organiser collectivement pour améliorer leurs propres conditions matérielles. Lorsqu’en 2013 les dynamiques entrepreneuriales se développent sur les campus en France, SE s’y intéresse mais sur un mode décalé : « C’est vrai qu’on parle beaucoup de l’entreprenariat un peu plus classique mais quand on parle d’entreprenariat dans l’ESS coopératif, ils ne s’y retrouvaient pas. Du coup, ils se sont dits comment nous aussi on peut accompagner les étudiants qui ont un projet de création d’activité en donnant la chance à tout le monde » (Entretien 3, coordinatrice du CWS). Cet intérêt rencontre, en 2014, celui de la mairie de Paris lorsque le projet de CWS monté par SE en lien avec des Coopératives d’activité et d’emploi (CAE) parisiennes, notamment Coopaname, est lauréat d’un appel à manifestation d’intérêt pour créer des CWS étudiants dans le cadre du budget participatif des parisiens. Ceci permet à SE d’obtenir la mise à disposition d’un local de 400 m2 dans le 13ème arrondissement de Paris, avec un contrat de location de 6 ans (de 2016 à 2022), dont 3 années gratuites.

C’est ainsi qu’émerge le projet « ESS’pace » : un espace à destination des étudiants, un incubateur, un lieu ouvert et créateur de socialisation qui peut aussi accueillir des entrepreneurs présents dans les CAE partenaires. ESSpace est une association loi 1901 qui est à la fois tiers lieu, CWS et incubateur, l’espace. Le projet investit alors le lieu avec l’idée que ce sera plus qu’un simple lieu de travail. Avec un bar et un restaurant c’est « un lieu de vie étudiante et de vie associative » (Entretien 3, coordinatrice de CWS). Il s’agit alors de « déployer un espace de restauration convivial abordable dans la ville, dont les recettes soutiendront financièrement l’accueil et l’accompagnement concret d’étudiants éveillés à l’ESS et souhaitant se lancer mais sans bagages » (Dossier Projet ESS’pace). Le bar a pour vocation de faire le lien entre les coworkers et l’extérieur tout en levant certains freins à l’entrepreneuriat étudiant : sensibilisation faible dans les filières générales des universités, peur de l’échec, isolement, coût trop élevé de l’accès à des espaces de travail, besoin non satisfait d’horaires d’ouverture non calés sur les horaires de bureau. Le lieu est donc choisi et structuré autour de la pluralité des espaces : un CWS ouvert aux étudiants (à l’étage), et un bar-restaurant (au rez de chaussée). L’identité forte du lieu, due notamment à ses origines liées à SE et aux valeurs de solidarité de ses fondateurs, va marquer l’orientation entrepreneuriale : les étudiants seront porteurs de projets solidaires. ESS’pace engage une démarche de soutien aux étudiants qui souhaitent entreprendre dans l’ESS. Dans la brochure de lancement en 2015, le constat énoncé est le suivant : « ESS’pace est un projet d’intérêt général de nature à favoriser l’emploi des jeunes autant que le développement d’une économie qui a du sens ». 

Dans cette première phase, la communauté est étudiante et les projets ont une dimension essentiellement solidaire. L’enjeu est celui de faire émerger des projets économiques d’un type nouveau.

Les premiers pas : un projet pluriel qui s’invente

Une première salariée est embauchée en mars 2017, pour coordonner le CWS et constituer la première promotion d’étudiants entrepreneurs solidaires, composée d’une quinzaine d’étudiants. Puis un responsable de la partie restauration est également embauché. L’espace prend forme et se matérialise. La possibilité de dégager des ressources pour le CWS social et solidaire sera assurée par l’activité commerciale du restaurant : « Il y avait la volonté d’avoir un lieu mixte, qui puisse accueillir deux dynamiques. » (Entretien 9, directeur). Fort de sa perspective solidaire, le CWS propose un large éventail de dispositifs pour favoriser la réciprocité entre les coworkers. Ainsi, des « déjeuners partagés thématiques » ont pour but d’échanger sur des sujets précis, de s’inspirer mutuellement ou de s’informer de manière croisée sur des thèmes utiles pour les coworkers, qu’ils relèvent de l’entrepreneuriat ou de la solidarité. Ceux-ci sont variés : « Comment s’organiser pour être productif ? », « Quels outils pour communiquer sur son projet ? », « Climat et écologie ». Des « ateliers de partage » permettent aux compétences de chacun d’être diffusées au sein du collectif : un coworker partage ainsi ses connaissances sur les outils numériques et deux autres animent un atelier de prise de parole en public. Des « Afterwork entrepreneurs » sont programmés pour développer et partager son réseau personnel avec des pitchs de coworkers. Un tableau et des séances de « Troc de compétences » permettent à chaque coworker d’indiquer avec des posts-its les compétences et savoirs qu’il/elle possède et peut/veut partager. Ceux qui souhaitent bénéficier de ces trocs s’inscrivent sur le tableau. Par ailleurs, des séances de co-développement favorisent les échanges de pratiques et la recherche de solutions en collectif. A chaque séance, un groupe de 4 à 10 volontaires (des coworkers étudiants ou des coworkers entrepreneurs) se rassemble autour du problème ou besoin d’un coworker, pour lui apporter des pistes de solutions. Tous ces dispositifs encouragent la mutualisation et le développement des liens et favorisent les dynamiques communautaires. Il s’agit pour la responsable du CWS de développer une communauté durable au sein du lieu. Elle note que la force et l’intérêt d’une communauté reposent avant tout sur les liens qui existent entre ses membres, et que les relations d’entraide entre pairs prennent du temps à se construire. En parallèle des échanges de compétences et du partage d’expériences au sein de la promotion, le CWS expérimente un dispositif de parrainage entre les étudiants porteurs de projets et les entrepreneurs « plus expérimentés » en provenance des CAE, afin d’apporter un suivi mensuel individualisé du porteur de projet dans une relation de bienveillance et d’écoute. Plus expérimentés, ceux-ci jouent le rôle de parrains et marraines pour les étudiants.

Malgré cet environnement porteur de sociabilité, des problèmes apparaissent. Comme l’explique la responsable du CWS, il y a des étudiants qui « viennent de temps en temps travailler mais qu’on ne voit jamais sur les temps collectifs » (Entretien 3, coordinatrice du CWS). En outre, la fréquentation du restaurant empêche d’utiliser le rez de chaussée à cet effet, en tout cas dans le temps de midi. L’équilibre entre la dimension commerciale et la dimension d’entrepreneuriat solidaire crée donc des tensions d’usage du lieu, mais elle se retrouve également dans l’équilibre des activités des deux salariés : « au début, le responsable de restauration et moi, chacun sur son étage, à deux on gère et on coordonne toute l’activité du lieu sauf qu’en réalité (…) nous on continue à faire des réunions d’équipes — bien sûr il en fait partie — en fait lui il n’a pas de temps pour travailler quand on fait les bilans d’activité » (Entretien 3, coordinatrice du CWS). L’espoir originel d’une hybridité fructueuse entre les différents espaces se heurte ainsi à des obstacles : « Notre espoir c’est (…) que les coworkers se servent du bar pour mettre en avant ce qu’ils font en haut, et que les gens d’en bas montent plus facilement. » (Entretien 3, coordinatrice). Mais surtout, le travail est intense pour tous, et des risques pèsent quant à la pérennisation du modèle financier : l’enjeu est d’arriver à une viabilité, une autosuffisance. « Je voudrais (…) prouver au regard des instances politiques, (…) que l’on n’a pas besoin de subventions pour pouvoir faire vivre ESS’pace, qu’on peut être autosuffisant. » (Entretien 13, responsable restauration)

Dans cette deuxième phase, la structuration de l’espace se fait autour d’un clivage marqué entre l’espace dédié au coworking social et solidaire et l’espace commercial organisé autour du bar et de la restauration. Les tensions naissent autour d’une forme de conflit d’usage.

Une recherche de consolidation 

L’arrivée d’un directeur du CWS répond à des difficultés d’organisation de la gouvernance initiale largement collaborative. Son arrivée permet de redéfinir les rôles et renforce l’équipe d’ESS’pace. Par sa personne, il synthétise les deux objectifs du lieu : « Il y avait un besoin de renforcer l’équipe d’ESS’pace sur tout ce qui était fonctions support, et de clarifier des questions de leadership » (Entretien 9, directeur). Les premiers résultats semblent favorables car l’équilibre entre les différents lieux est apprécié des coworkers : « On va partager un verre ensemble, c’est un moment de convivialité (…). Il y a des moments en open space ou plutôt on va travailler sérieusement (…). Mais ce qui est bien, c’est qu’on navigue entre les lieux, en fonction de ses humeurs, de ses besoins » (Entretien 11, Etudiant).

Chaque activité connaît un développement, voire un approfondissement quant aux choix de positionnement, ce qui occasionne une réflexion sur l’équilibre d’ensemble. « On essaie de proposer, à des tarifs accessibles, de la nourriture faite maison, qu’elle soit plutôt de qualité, tout en respectant les impératifs économiques. » (Entretien 9, directeur). « Au lancement, la fréquentation, ce n’était pas ça. Là, aujourd’hui, c’est quasiment complet tous les midis » (Entretien 11, Etudiant). La vie et le fonctionnement du CWS s’étoffent, allant jusqu’à ouvrir la possibilité d’approfondir le contenu des prestations offertes par ESS’Pace. Le CWS permet de rompre l’isolement de l’entrepreneur. Etre indépendant, c’est prendre le risque de l’isolement : « Je cherchais (…) un lieu ailleurs que chez moi (…) J’avais besoin de voir du monde » (Entretien 2, Entrepreneure). L’espace de travail s’accompagne d’une ambiance agréable : « C’est vraiment très convivial et je trouve ça vraiment super. Ça me met toujours de bonne humeur de venir ici » (Entretien 4, Etudiante). Cela conduit à trouver une réelle valeur ajoutée au CWS : « Quand je suis arrivé ici, j’ai compris la dimension ESS (…). Cette dimension-là m’a attiré et m’a incité à rester » (Entretien 5, entrepreneur).

Si l’équilibre du lieu est pensé entre le CWS et la restauration, la quête de ressources conduit également à chercher la rentabilité en louant une partie du lieu (salles de réunions) ou en privatisant le restaurant. L’intégration du restaurant au CWS peut être perçue de façon ambiguë. Si pour certains, « c’est bien qu’il y ait le restaurant en dessous parce que (…) c’est sympa et pour discuter aussi avec les étudiants qu’on parraine » (Entretien 1, Entrepreneure). Par contre, chaque activité génère des besoins qui peuvent être antagonistes : « On a toujours à garder en tête l’équilibre entre la commercialisation de nos espaces (…). Si cet ESS’pace existe c’est quand même pour accueillir des étudiants qui eux ne paient pas » (Entretien 13, responsable restauration). Pour le coup, la question peut se poser de l’évolution des prestations offertes par ESS’pace en matière d’accompagnement. « Ils sont de plus en plus connus (…) dans le XIIIème arrondissement. Je pense qu’ils vont avoir de plus en plus une posture d’incubateur plus que d’espace de coworking … » (Entretien 11, Etudiant).

Dans cette troisième étape, la communauté a évolué. Plus large, elle comprend maintenant, au-delà des différentes catégories de coworkers, des habitués du lieu (restauration, bar, concerts) attachés à sa dimension solidaire et à son ouverture sur le quartier. Le CWS affirme ainsi son identité et son image solidaire à l’extérieur de ses murs.

La crise

« Aujourd’hui, 80 % des difficultés sont des difficultés d’ordre financier. Du coup, il y a souvent des arbitrages qu’on doit faire sur des investissements, sur du salaire, entre les deux activités/lieux » (Entretien 9, directeur). La quatrième phase est une crise majeure vécue par l’ESS’pace, marquée par la fermeture du restaurant, pour recentrer l’activité sur le coworking et la location d’espaces de travail. La décision est prise collégialement au niveau du conseil d’administration, pendant l’été, mais sans que tous les salariés soient prévenus, ce qui a occasionné un réel choc au retour des vacances d’été pour certains. L’espace de restauration est transformé en bar, mais réservé uniquement aux adhérents de l’espace. Si cette crise a eu l’effet d’une bombe pour certains, des prémices peuvent toutefois être trouvés dans certaines réflexions sur des tensions, ou sur les objectifs du lieu, même préalablement à la crise. Les acteurs se posaient ainsi de nombreuses questions, à la fois quant à la pérennité du modèle économique, quant aux choix des formes d’accompagnement, quant au caractère vivant du lieu. Si l’espace spécifique de restauration était complet à midi, il était faiblement occupé en dehors de cet horaire. Le CWS lui-même était rarement plein, certains habitués s’y croisaient souvent, mais les inscrits au programme d’incubation n’y travaillaient pas en permanence. C’est aussi le cas pour les coworkers entrepreneurs. La coordinatrice du CWS s’interrogeait, avant même la crise, sur la réservation aux étudiants en stade de pré-incubation (une promotion dure 6 mois), ou ouvert aussi à des étudiants en phase de développement de leur projet. Certains étudiants sont aussi des piliers de l’animation informelle du lieu, et l’on voit bien le bénéfice qu’il y aurait à continuer à les accueillir sur le lieu : « ceux-là ils ne sont plus en stade de pré incubation mais par contre les échanges et le lieu ça leur apporte toujours autant. » (Entretien 3, coordinatrice du CWS). Le coworker qui veut rester a généralement de l’expérience, des réseaux, de l’attachement. « On veut le garder dans la structure parce qu’il est bénéfique pour l’ensemble des coworkers. De par son activité, il est amené à accompagner les gens. Il tient au lieu, il est hyper attaché au lieu. » (Entretien 9, directeur). 

La crise elle-même se traduit par un changement. L’équipe salariée démissionne, et est remplacée par trois nouveaux salariés : un nouveau responsable du CWS, une nouvelle personne chargée de la communication (en alternance), et un salarié en charge du bar (déjà présent avant la crise). La crise remet en question la restauration, et l’équilibre qui avait été trouvé entre les différents lieux. La restauration est apparue comme très consommatrice de ressources humaines (plusieurs salariés, nécessité d’une gestion des stocks, des commandes). Par ailleurs, les choix d’une tarification en lien avec la dimension solidaire du lieu ont attiré beaucoup de clients, mais n’ont pas permis la rentabilité d’un espace qui est très consommateur d’énergie : « Les ressources concentrent beaucoup de temps, d’énergie et même de moyens économiques forcement on a tendance à délaisser un petit peu l’activité de coworking. » (Entretien 14, nouveau responsable CWS). Dans la nouvelle structuration des lieux, l’activité de restauration est abandonnée. L’objectif est de rester centré sur l’entrepreneuriat, tout en continuant à avoir un espace convivial sous forme d’un bar ouvert en soirée. L’ancien espace de restauration devient un espace disponible à la privatisation ou, s’il est libre, pouvant être utilisé par les coworkers. Sur le plan de l’équilibre financier, le CWS doit rester très accessible financièrement, et conserver ainsi une dimension de solidarité. L’objectif est de trouver les ressources financières grâce à la location des espaces. La nécessité d’un travail de communication autour du lieu a également été mise en avant, ce qui explique le recrutement d’une chargée de communication en alternance. « Ce que j’aimerais faire ici (…), c’est un peu créer vraiment cet espace de communauté avec des gens qui sont vraiment à différents moments de leur création de projets. » (Entretien 14, nouveau responsable CWS). 

Dans cette quatrième étape, les tensions ont déclenché une crise qui transforme en retour l’organisation de l’espace, et qui ouvre la voie à un changement des communautés fréquentant le tiers lieu.

Vers un nouvel équilibre ?

Pour résoudre les différentes tensions vécues dans le CWS (tensions financières, mais aussi d’équilibre du lieu, de combinaison des activités, etc.), le choix est fait de ne plus rendre la dimension solidaire comme une nécessaire condition d’entrée : « Si un jour il y a un jeune qui vient taper à notre porte en nous disant, “voilà, moi j’ai un projet dans la com” ou dans le numérique et je cherche un lieu où venir “, c’est bien qu’il vienne dans celui-là. » (Entretien 14, nouveau responsable CWS). La dimension de solidarité demeure cependant importante concernant l’incubation : « Ces programmes d’incubation sont gratuits, mais là, eux vraiment, à destination de structure d’ESS. On est sur des programmes gratuits qui sont financés alors que l’activité de coworking n’est pas forcément financée » (nouveau responsable du CWS). Si la dimension solidaire reste forte concernant l’incubation, le lieu sera plus largement ouvert : « Ce qui est intéressant, c’est le fait d’occulter un peu la partie ESS dans un premier temps (…). S’il y a des gens qui cherchent un endroit et qui viennent de l’économie classique, ils pourront intégrer le lieu. » (Entretien 14, nouveau responsable CWS). Il s’agit d’opter pour un mélange des genres fructueux : « Je l’ai vu depuis quelques années il y a pas mal de structures qui justement se lancent sur des formats d’ESS, mais qui ont de vraies problématiques pour parler d’argent (…). Il y a certaines personnes pour qui ça reste des gros mots » (Entretien 14, nouveau responsable CWS). Pour remplir le lieu, la dichotomie qui existait précédemment entre l’espace de restauration au rez de chaussée, et le CWS à l’étage, n’est plus si claire. La communauté du lieu évolue une nouvelle fois, en s’ouvrant plus qu’avant à des profils d’entrepreneurs classiques, en faisant l’hypothèse du « mélange fructueux » ainsi obtenu entre cette nouvelle population et les acteurs solidaires.

Les espaces eux-mêmes sont redéfinis. Ce n’est plus la destination de l’espace qui va différencier les deux étages, mais plutôt leur ambiance : « Mon objectif clair, c’est de remplir l’espace de coworkers sur les deux niveaux (…). Là-haut on sera plutôt sur quelque chose de studieux (…) et le bas, plus sur un endroit relax où on échange. » (Entretien 14, nouveau responsable CWS).

Dans cette dernière étape, l’espace se restructure spatialement et s’ouvre à des entrepreneurs classiques (et pas forcément étudiants). Le lieu conserve cependant une ambition solidaire en continuant à susciter un entrepreneuriat d’un type différent.

Discussion des résultats

Nous avons exploré la façon dont un CWS réussit à concilier à la fois une dynamique entrepreneuriale et une dimension solidaire. Peu de travaux de recherche analysent l’hybridité propre aux CWS sociaux et solidaires, amenés à concilier des enjeux d’entrepreneuriat et de solidarité. Les travaux existants sont centrés sur le coworking entrepreneurial d’une part (Fabbri, 2015, 2016), ou les particularités de l’entrepreneuriat social d’autre part (Sassmannshausen et Volkmann, 2018, Morris et al., 2020), sans chercher à les concilier. Nous avons cherché à savoir comment caractériser l’équilibre créé entre les deux pôles (entrepreneuriat et solidarité) qui peuvent être en tension, et comment ces tensions peuvent — être surmontées. Nous nous sommes demandés également si la communauté avait des spécificités induites par la dimension sociale et solidaire de l’espace. Enfin, nous avons approfondi le modèle socio-économique qui supporte de telles pratiques et les particularités qui peuvent en favoriser la pérennité. Nous reviendrons sur les résultats apportés par notre analyse empirique, et montrerons en quoi ils contribuent aux recherches existantes.

Notre travail sur la façon dont le CWS social et solidaire réussit à articuler des forces qui peuvent apparaître contradictoires répond à l’appel de Spinuzzi et al. (2019) qui indiquent comme voie d’approfondissement l’analyse des tensions au sein des CWS, et conseillent de mener des analyses processuelles. Notre étude de cas longitudinale permet une caractérisation détaillée des changements dans le CWS, et montre que l’équilibre se construit chemin faisant. Cela s’oppose à une vision des CWS considérant que la destination en est définie au préalable. Même si l’équilibre est pensé ex ante, et présent parfois dans les objectifs du CWS (Rus et Orel 2015), nous montrons qu’il n’est pas figé, qu’il est amené à se construire en pratique, au travers de bricolage (Nakara et al., 2018). L’hybridation entre entrepreneuriat et solidarité se crée à travers la recherche d’un équilibre, toujours émergent et constamment à renouveler, qui veut résoudre les tensions existantes entre les deux dimensions (Battilana, 2018). Les risques existent alors que l’une des dimensions conduise à sacrifier l’autre. Dans le même temps, nous observons que la communauté et le BM constituent deux dimensions qui co-évoluent, voire se co-construisent. Les modifications apportées au BM font évoluer la communauté, et celle-ci influence en retour le contenu du BM.

En second lieu, nous avons analysé la nature de la collaboration qui émerge entre les participants, dans un tel CWS qui articule solidarité et recherche de pérennité. En référence à Spinuzi et al (2019), nous avons montré que le CWS social et solidaire entre dans la catégorie des communautés collaboratives, caractérisées par l’existence d’un intérêt commun, le fait que chacun bénéficie des savoirs créés collectivement, ou encore l’interdépendance entre les coworkers. La littérature a identifié plusieurs facteurs favorables à l’émergence de la communauté collaborative : l’effet-réseau, l’accompagnement par les pairs (Buret et Pierre, 2014; Fabbri et Charue-Duboc, 2013), le rôle de l’animation des espaces (Trupia, 2016). Mais, dans une perspective solidaire, caractérisée notamment par le caractère non marchand, la collaboration a d’autres particularités, et conduit à apprécier différemment la question de la valeur créée par le BM. Celle-ci se caractérise par : 1) La présence centrale de formes de troc et d’échange (trocs de compétences) ainsi que des mutualisations et échanges entre les activités; 2) la construction des espaces (Lefebvre 1974), pensée pour maintenir l’équilibre entre les deux pôles. Ainsi, nous avons observé dans le cas que des espaces en interne sont dédiés à la restauration, ou au coworking, mais que les deux types d’espaces s’articulent grâce à l’entraide entre les membres, ou à travers des répartitions fines au sein des lieux.

Enfin, nous mettons en avant l’importance de l’équilibre et de la pérennisation du modèle économique sous-jacent. Le BM cherche à associer, dans le cas de ce CWS social et solidaire, plusieurs enjeux : l’autonomie du CWS, qui perçoit de moins en moins de fonds publics et doit se financer sur ressources propres (Maus et Sammut, 2017); mais aussi l’enjeu, en phase avec sa culture et ses valeurs, de création de valeur sociale et sociétale. Cette pluralité d’enjeux est associée à une fragilité du modèle économique (Battilana, 2018). Dans certains cas, cela peut conduire à minimiser voire à annuler — comme le font certains espaces collaboratifs tels MakeSense — les loyers demandés aux entrepreneurs porteurs d’un projet issu de l’économie sociale et solidaire (ESS). Dans le cas étudié, il s’agit d’apporter un soutien aux jeunes entrepreneurs porteurs de projets solidaires, qui sont souvent non insérés dans les réseaux plus classiques de l’emploi et l’entrepreneuriat, et de créer ainsi une valeur sociétale autour de l’emploi des jeunes (Collard et al 2016). Cela ouvre à une vision élargie de la conception de la valeur (Hlady-Rispal et Servanti, 2018), comme la création de valeur vis-à-vis du territoire, ou encore une création de valeur de nature environnementale (Eynaud et França Filho, 2018). La recherche d’un équilibre économique qui permette de concilier ces différentes formes de créations de valeurs et d’atteindre une certaine stabilité, passe par une hybridation des ressources (Battilana, 2018), liée notamment à l’inclusion de plus en plus forte de parties prenantes créatrices de valeur pour l’association. Ainsi, au côté d’apports monétaires, on observe des dons et apports bénévoles (mécénat, formations, travail en commun), des formes d’échanges en nature (troc de compétences), ou encore l’appel à des subventions publiques, légitimées par les enjeux sociétaux. En contrepoint, la réflexion porte aussi sur les risques d’éclatement, quand les tensions deviennent trop fortes. L’équilibre est délicat. Si par exemple la dimension de viabilité économique prend trop d’importance, au détriment de la dimension solidaire (relâchement de contraintes ESS), des crises peuvent se produire, comme nous l’avons montré. 

Conclusion

Nous avons montré dans cet article l’originalité des CWS sociaux et solidaires, qui ont pour projet de stimuler l’entrepreneuriat social et solidaire. Notre recherche montre l’importance de porter le regard à la croisée des questions spécifiques portées les CWS et l’ESS. A la confluence des deux champs, on trouve en effet des interrogations essentielles sur l’émergence entrepreneuriale, son accompagnement, et son devenir. Les résultats obtenus soulignent combien la construction d’un modèle de CWS social et solidaire impose de gérer des tensions entre le projet solidaire qui l’anime et les contraintes de modèle économique. Ces tensions, qui semblent inhérentes au projet, se traduisent par un effort de créativité, de bricolage, qui conduit les porteurs du CWS à imaginer les façons de maintenir l’esprit solidaire et de générer des ressources financières. Dans ce contexte, nous avons montré l’intérêt d’étudier de telles structures, amenées à concilier solidarité et pérennité économique, et la façon dont elles construisent des pratiques innovantes afin de soutenir la recherche d’équilibre de leur modèle économique. Ainsi, dans l’organisation étudiée, la structuration de la communauté s’appuie sur l’entraide et le troc entre les participants, et sur l’accompagnement par les pairs qui constitue une ressource forte pour les participants/entrepreneurs hébergés. 

Deux dimensions sont apparues particulièrement importantes dans cette recherche. La première est relative à la composition de la communauté. Celle-ci évolue. Placée au coeur du CWS solidaire étudié, elle suscite la création de valeur partenariale au sein du modèle économique. Cela suppose une adaptation constante qui tienne compte des attentes et des intérêts des acteurs rassemblés au sein de cette communauté. La seconde est la dimension spatiale. Celle-ci vient en soutien des choix réalisés en matière de modèle économique, en s’interrogeant sur la distribution des espaces au sein du CWS. Cette réflexion conduit, comme nous l’avons montré, à l’allocation des espaces à telle ou telle activité.

Au final, le CWS social et solidaire crée de la valeur non seulement économique mais aussi sociale, tout en favorisant la création de valeur environnementale au travers des projets qu’il accompagne. Il est donc assurément au coeur de la création d’une « great good place » (Oldenburg, 1999), c’est-à-dire d’un lieu qui favorise la création de valeur pour le territoire. Un agenda de recherche centré sur le rôle des CWS dans le développement de dynamiques territoriales serait judicieux à poursuivre, et rejoindrait l’appel de Butcher (2016) en faveur d’un nouvel esprit entrepreneurial, ouvrant sur les citoyens et la solidarité.