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« Nous sommes au milieu de la transition vers une économie et une société numériques, qui ont le potentiel de stimuler l’innovation, d’améliorer la productivité et d’améliorer le bien-être. De nombreuses petites et moyennes entreprises (PME) devraient bénéficier considérablement de l’acquisition et de l’utilisation des technologies numériques, qui offrent aux PME de nouvelles opportunités de participer à l’économie mondiale, d’innover et de se développer » (OECD, 2019). Ce constat met en relief les opportunités de développement dont peuvent bénéficier les PME lorsqu’elles choisissent d’utiliser les technologies numériques pour se développer à l’international. Dans la littérature en management, de nombreux auteurs expliquent les effets positifs des outils numériques sur le développement et la performance des PME (Chen, Shaheer, Yi et Li, 2019; Hagsten et Kotnik, 2017; Deprince et Arnone, 2018; Morais et Fereira, 2020; Ortiz de Guinea et Raymond, 2020).

Les PME disposent de ressources humaines et financières limitées et manquent souvent d’expérience pour conquérir les marchés internationaux (Jean-Amans et Abdellatif, 2013). Malgré leur flexibilité, la rapidité de leurs processus décisionnels et leur dynamisme entrepreneurial (Paul, Parthasarathy et Gupta, 2017), elles éprouvent des difficultés pour établir des réseaux à l’étranger (Dominguez, Mayrhofer et Obadia, 2020; Pinho et Prange, 2016). Ces difficultés sont exacerbées dans les pays éloignés, qui peuvent être marqués par une forte distance géographique, économique, culturelle et institutionnelle par rapport à leur pays d’origine (Angué, 2018; Moalla, 2015). L’utilisation des technologies numériques peut les aider à surmonter ce handicap (Paniagua, Korzynsli et Mas-Tur, 2017).

Plusieurs recherches montrent que les outils numériques peuvent faciliter l’expansion internationale des PME. Hagsten et Kotnik (2017) indiquent que la présence d’un site Internet peut déclencher la décision de démarrer des activités d’exportation. Loane (2006) et Tseng et Johnsen (2011) mettent en relief le rôle des outils digitaux dans le processus d’internationalisation des PME, notamment pour développer des connaissances et pour gérer les interactions avec les clients. Paniagua, Korzynsli et Mas-Tur (2017) soulignent le manque de travaux traitant des réseaux sociaux numériques dans le champ du management international. En effet, les études existantes ne permettent pas d’évaluer comment les outils numériques peuvent influencer la perception de la distance dans le cadre de l’internationalisation des PME. Notre recherche vise à combler ce vide théorique et empirique.

Pour étudier les effets des réseaux sociaux numériques sur l’internationalisation des PME, nous avons retenu le modèle d’Uppsala qui met l’accent sur le concept de distance psychique. La distance psychique résulte des différences de langue, de culture, de systèmes politiques, de niveaux d’éducation et de développement industriel entre les pays (Johanson et Wiedersheim-Paul, 1975). Elle peut perturber les flux d’information et accentuer les obstacles auxquels sont confrontées les entreprises dans le cadre de leur internationalisation (Johanson et Vahlne, 2009; Vahlne et Johanson, 2017, 2020). Les effets de la distance psychique concernent plus particulièrement les PME qui manquent souvent de ressources et d’expérience pour se développer à l’étranger (Dominguez et Mayrhofer, 2018). Pour surmonter les difficultés liées à l’expansion sur les marchés internationaux, les PME peuvent chercher à réduire la distance psychique. Dans ce cas, elles perçoivent une distance moins importante entre leur pays d’origine et les marchés visés et seraient dès lors plus enclines à se développer à l’international. A ce propos, il est nécessaire de rappeler que les PME ne suivent pas les mêmes trajectoires pour se développer sur les marchés internationaux (Ricard et Aldebert, 2018). Les choix effectués sont influencés par de multiples facteurs et la distance psychique peut être perçue différemment selon les entreprises. Ainsi, les PME qui s’internationalisent de manière séquentielle perçoivent généralement une distance plus forte que les entreprises nées globales (« born globals »), qui se développent rapidement à l’international suite leur création (Cavusgil et Knight, 2015), ou les entreprises nées de nouveau globales (« born again globals »), qui s’internationalisent suite à un événement critique, par exemple l’arrivée d’un nouveau dirigeant, après une longue période d’expansion sur le marché domestique (Bell, McNaughton et Young, 2001). L’utilisation des outils numériques peut être un moyen de réduire la distance psychique, quelle que soit la trajectoire d’internationalisation suivie par les PME (Bell et Loane, 2010; Morais et Ferreira, 2020).

L’objectif de notre recherche est d’évaluer l’impact des réseaux sociaux numériques sur la distance psychique qui est perçue par les PME dans le cadre de leur internationalisation. L’étude empirique s’appuie sur une enquête réalisée auprès de 268 PME belges qui ont des activités à l’international.

Dans une première partie, nous allons expliquer le cadre théorique de notre recherche et les hypothèses proposées. La deuxième partie sera consacrée à la présentation de la démarche méthodologique. La troisième partie portera sur l’analyse et la discussion des résultats obtenus.

Le modèle d’Uppsala, la distance psychique et les réseaux sociaux numériques

Le cadre théorique mobilisé dans cette recherche est fondé sur le modèle d’Uppsala qui met en avant l’importance de la distance psychique dans le développement international des entreprises. Nous allons expliquer le modèle d’Uppsala avant d’élaborer plusieurs hypothèses concernant l’impact des réseaux sociaux numériques sur la distance psychique perçue par les PME.

La distance psychique, un concept clé du modèle d’Uppsala

Développé par Johanson et Wiedersheim-Paul (1975) et Johanson et Vahlne (1977), le modèle d’Uppsala montre que l’internationalisation des entreprises constitue un processus qui s’effectue en plusieurs étapes : les entreprises commencent par exporter leurs produits avant d’engager des partenariats et d’implanter des filiales à l’étranger, d’abord dans des pays proches (par exemple, des pays limitrophes), puis dans des pays plus éloignés (par exemple, des pays appartenant à d’autres espaces géographiques). Cette démarche progressive permet aux entreprises de bénéficier d’un effet d’apprentissage expérientiel concernant les marchés étrangers avant d’y consacrer des ressources plus importantes et de se développer sur des marchés plus lointains.

Selon les auteurs, l’approche processuelle s’explique par le manque de ressources des entreprises, mais aussi par leur manque de connaissances concernant les marchés étrangers. Ce manque de connaissances résulte de la distance psychique qui est perçue par les entreprises par rapport aux marchés internationaux visés. La distance psychique peut être attribuée aux différences de langue, de culture, de systèmes politiques, de niveaux d’éducation et de développement industriel entre les pays (Johanson et Vahlne, 1977). Elle est susceptible de perturber les flux d’information entre l’entreprise et les pays étrangers, et de rendre l’accès aux informations relatives aux marchés ciblés plus difficile. La distance psychique peut évoluer selon l’engagement international de l’entreprise : elle diminue au fur et à mesure que l’entreprise augmente son engagement sur les marchés étrangers (Johanson et Wiedersheim-Paul, 1975).

Le concept de distance psychique est repris dans le modèle révisé d’Uppsala qui est proposé par Johanson et Vahlne en 2009 pour expliquer le rôle du réseau d’affaires dans le processus d’internationalisation des entreprises. Les auteurs argumentent que la distance psychique est susceptible d’accentuer deux obstacles majeurs auxquels les entreprises sont confrontées lorsqu’elles souhaitent se développer sur les marchés étrangers : (1) le handicap de l’extranéité (« liability of foreignness ») et (2) le handicap de la non-appartenance aux réseaux (« liability of outsidership ») (Johanson et Vahlne, 2009, 2011).

Dans le cadre de leur expansion internationale, les entreprises doivent faire face à des coûts supplémentaires qui sont liés à leur méconnaissance de l’environnement local et à la nécessité de coordonner des activités géographiquement dispersées (Johanson et Vahlne, 2009). Ce handicap de l’extranéité peut freiner le développement à l’étranger dans la mesure où les entreprises sont en compétition avec des firmes locales dans les pays visés. Zaheer (1995) souligne qu’en raison de ce handicap, les entreprises étrangères vont avoir une rentabilité moins élevée que les firmes locales, toutes choses étant égales par ailleurs, et peut-être même une plus faible probabilité de survie. Dans la même perspective, Wu et Salomon (2016, 2017) expliquent que les entreprises étrangères nécessitent souvent plus de temps pour se développer à l’étranger, font face à des coûts opérationnels plus élevés, ont des niveaux de rentabilité plus faibles et connaissent des taux d’échec plus élevés que leurs concurrents locaux. La distance psychique renforce ces difficultés.

Lorsqu’une entreprise choisit d’entrer sur un marché étranger, elle peut aussi éprouver des difficultés pour accéder aux réseaux locaux (fournisseurs, distributeurs, clients, gouvernements, etc.) qui lui permettent de développer ses activités (Johanson et Vahlne, 2009). Dans leurs travaux récents, Johanson et Vahlne (2011) et Vahlne et Johanson (2013, 2017, 2020) mettent l’accent sur l’importance cruciale des réseaux pour l’expansion internationale des entreprises et le handicap de la non-appartenance aux réseaux. Les auteurs considèrent que les marchés constituent des réseaux de relations qui lient une grande variété d’acteurs. Ils estiment qu’il est nécessaire d’intégrer les réseaux d’affaires locaux pour réussir l’internationalisation des activités. Johanson et Vahlne (2009) précisent que les réseaux permettent d’identifier et d’exploiter de nouvelles opportunités d’affaires et de développer des relations de confiance avec les acteurs locaux. Toutefois, la construction de nouvelles relations d’affaires nécessite du temps et s’avère plus difficile lorsque la distance psychique est importante (Johanson et Vahlne, 2011). Les effets de la distance psychique concernent plus particulièrement les PME qui manquent souvent de ressources et d’expérience internationale. Ces entreprises doivent dès lors chercher à diminuer la distance psychique pour réduire les obstacles liés à l’internationalisation. L’utilisation des outils numériques peut être un moyen d’y parvenir (Bell et Loane, 2010; Deprince et Arnone, 2018; Morais et Ferreira, 2020).

Les réseaux sociaux numériques, un moyen pour réduire la distance psychique ?

Les réseaux sociaux numériques constituent des sites Web qui permettent aux individus et aux organisations de construire un profil, d’articuler une liste d’autres utilisateurs avec lesquels ils partagent une connexion et d’accéder à leur liste de contacts (Boyd et Ellison, 2007). La nature et la nomenclature de ces connexions varient d’un site à l’autre. Les réseaux sociaux numériques facilitent la construction et la gestion d’un réseau de contacts pour échanger différents types de contenu en ligne (textes, images, vidéos et enregistrements). Ils aident à créer de nouvelles relations et à maintenir les relations existantes (Pogrebnyakov, 2017). Il existe plusieurs types de réseaux sociaux numériques : les réseaux de masse (par exemple, Facebook), les réseaux à caractère professionnel (par exemple, LinkedIn et Viadeo), les plateformes de microblogage (par exemple, Twitter) et les réseaux de partage de contenu (plateformes d’échanges de photos, musiques et vidéos, par exemple, YouTube, Slideshare et Wikipédia).

Leurs propriétés et leurs caractéristiques les rendent attrayants pour les PME, notamment dans leur capacité à encourager et améliorer la conversation, la collaboration et l’interaction avec d’autres entreprises. De nombreuses PME les utilisent pour communiquer et échanger des informations avec une grande variété d’acteurs (clients, distributeurs, fournisseurs, concurrents, etc.) (McCann et Barlow, 2015). Le faible coût associé à ces outils numériques favorise leur utilisation par les PME qui sont confrontées à un manque de ressources dans le développement de leurs activités (Pogrebnyakov, 2017). Les réseaux sociaux numériques peuvent faciliter l’obtention d’informations et de connaissances sur les marchés étrangers et jouer un rôle important dans les décisions d’internationalisation des PME (Costa, Soares et Sousa, 2017), notamment lors de la phase initiale du processus de développement international (Almeida et Santos, 2020). Leur utilisation peut permettre aux PME de saisir des opportunités internationales plus rapidement que leurs concurrents et ainsi gagner un avantage concurrentiel (Katsikeas, Leonidou et Zeriti, 2020).

Le modèle d’Uppsala montre que le manque de connaissances auquel sont confrontées les entreprises dans le cadre de leur internationalisation résulte de la distance psychique qui est perçue par les entreprises par rapport aux marchés visés (Johanson et Wiedersheim-Paul, 1975). La distance psychique est susceptible de perturber les flux d’information et d’accentuer le handicap de l’extranéité (Johanson et Vahlne, 2009; Wu et Salomon, 2016, 2017; Zaheer, 1995). Pour surmonter ces difficultés, les PME peuvent choisir d’utiliser les réseaux sociaux numériques. En effet, plusieurs travaux montrent que les outils numériques facilitent le développement de connaissances sur les marchés étrangers (Loane, 2006; Tseng et Johnsen, 2011). Lorsque les PME ont recours aux réseaux sociaux numériques pour acquérir des connaissances, elles devraient ressentir une distance psychique plus faible par rapport aux marchés internationaux visés dans la mesure où elles peuvent plus facilement accéder aux informations sur ces marchés, d’où l’hypothèse 1.

Hypothèse 1 : L’utilisation des réseaux sociaux numériques pour le développement de connaissances sur les marchés étrangers diminue la distance psychique perçue par les PME.

Les travaux portant sur les bénéfices des outils numériques pour l’internationalisation des PME adoptent souvent une perspective marketing. Ainsi, l’étude européenne menée par Hagsten et Kotnik (2017) montre que la présence d’un site Internet peut déclencher la décision de démarrer des activités d’exportation. Elle révèle aussi que les outils numériques sont susceptibles d’accroître le chiffre d’affaires qui est réalisé à l’export. En effet, ces éléments peuvent faciliter les interactions avec les clients à l’étranger. Dans la même perspective, l’enquête réalisée par Loane (2006) indique que l’utilisation d’Internet peut aider les PME à développer leurs ventes à l’échelle internationale, même si les ventes ne sont pas nécessairement réalisées en ligne. L’étude qualitative menée par Tseng et Johnsen (2011) auprès de plusieurs PME britanniques souligne qu’Internet peut faciliter la communication avec les clients internationaux.

Les entreprises qui se développent à l’étranger sont confrontées au handicap de l’extranéité (Wu et Salomon, 2016, 2017; Zaheer, 1995) qui peut rendre la prospection et l’acquisition de nouveaux clients plus difficiles que pour leurs concurrents locaux. La distance psychique accentue ces difficultés, notamment pour les PME qui ont souvent une expérience internationale limitée (Vahlne et Johanson, 2013, 2017).

L’utilisation des réseaux sociaux numériques pour la prospection et l’acquisition de nouveaux clients à l’international est susceptible de réduire la distance psychique dans la mesure où les PME peuvent plus facilement interagir avec les clients ciblés (Michaelidou, Nikoletta-Theofania et George, 2011), même si ceux-ci sont localisés dans un environnement linguistique, culturel, politique, éducatif et industriel différent. La perception de ces différences semble moins importante lorsque les PME utilisent les réseaux sociaux numériques. Par ailleurs, la présence sur ces réseaux reste accessible aux PME dont les moyens financiers, humains et technologiques sont souvent limités (McCann et Barlow, 2015), d’où la formulation de l’hypothèse 2.

Hypothèse 2 : L’utilisation des réseaux sociaux numériques pour la prospection et l’acquisition de nouveaux clients sur les marchés étrangers diminue la distance psychique perçue par les PME.

Dans une revue de la littérature, Olanrewaju, Hossain, Whiteside et Mercieca (2020) montrent que l’utilisation des réseaux sociaux numériques n’est plus réservée aux activités de marketing, mais qu’elle peut aussi avoir pour objectif d’identifier des partenaires à l’international. Mangold et Faulds (2009) révèlent que ces réseaux facilitent la création et le maintien de relations avec les partenaires de l’entreprise. Bell et Loane (2010) et Morais et Ferreira (2020) soulignent qu’ils peuvent permettre aux PME de développer leurs collaborations avec des partenaires internationaux. Okazaki et Taylor (2013) indiquent que les réseaux sociaux numériques renforcent la capacité de réseautage à l’international.

Le nouveau modèle d’Uppsala met l’accent sur l’importance des partenariats qui sont noués par les entreprises dans le cadre de leur développement international (Johanson et Vahlne, 2009, 2011). Or, les PME éprouvent souvent des difficultés pour identifier des partenaires à l’étranger, notamment en raison du handicap de la non-appartenance aux réseaux (Johanson et Vahlne, 2011). En effet, la faiblesse de leurs réseaux à l’international rend l’identification de partenaires plus difficile. Ces problèmes sont accentués par la distance psychique qui est perçue par les entreprises. L’utilisation des réseaux sociaux numériques pour identifier des partenaires internationaux peut diminuer la distance psychique dans la mesure où elle facilite les interactions avec des partenaires potentiels, d’où l’hypothèse 3.

Hypothèse 3 : L’utilisation des réseaux sociaux numériques pour l’identification de partenaires internationaux diminue la distance psychique perçue par les PME.

Dans un contexte fortement mondialisé, les PME doivent affronter de nombreux concurrents sur les marchés internationaux. Il est dès lors nécessaire qu’elles mettent en place un système de veille concurrentielle. Loane (2006) montre que les outils numériques peuvent permettre l’accès à des informations concernant les concurrents à l’étranger, qui n’étaient pas accessibles ou abordables pour les PME. Internet a ainsi amélioré la disponibilité des informations sur l’univers concurrentiel à l’échelle mondiale. Les PME peuvent d’ailleurs observer en temps réel les actions menées par la concurrence internationale.

La méconnaissance des marchés étrangers qui est liée au handicap de l’extranéité (Wu et Salomon, 2016, 2017; Zaheer, 1995) peut rendre l’internationalisation des activités plus coûteuse et plus difficile (Johanson et Vahlne, 2009). Elle est susceptible de freiner l’expansion internationale des PME dans la mesure où elles doivent affronter la concurrence locale dans les pays visés. Il s’avère essentiel d’effectuer une veille concurrentielle dans les pays ciblés afin de pouvoir évaluer la compétitivité de l’entreprise. La distance psychique accentue les difficultés liées à cet exercice. L’utilisation des réseaux sociaux numériques pour la veille concurrentielle devrait réduire la distance psychique qui est perçue par les PME, car les informations sur la concurrence internationale sont plus facilement accessibles et disponibles. Nous pouvons donc formuler l’hypothèse suivante :

Hypothèse 4 : L’utilisation des réseaux sociaux numériques pour la veille concurrentielle à l’international diminue la distance psychique perçue par les PME.

Méthodologie

Nous allons d’abord présenter l’enquête que nous avons réalisée dans le cadre de cette recherche avant d’expliquer l’opérationnalisation des construits mobilisés et les analyses statistiques effectuées.

Présentation de l’enquête et de l’échantillon

Pour répondre à notre question de recherche, nous avons choisi de mener une enquête auprès de PME ayant développé des activités à l’international. Les PME sont définies selon les critères de la Commission européenne : entreprises employant moins de 250 personnes et ayant un chiffre d’affaires n’excédant pas 50 millions d’euros (European Commission, 2005). Ces PME doivent avoir engagé des activités d’exportation et être présentes sur les réseaux sociaux numériques.

Pour identifier les entreprises de notre échantillon, nous avons pu utiliser la base de données délivrée par l’AWEX (Agence Wallonne à l’Exportation et aux investissements étrangers) qui fournit des informations (nom, adresse e-mail, pays d’exportation, secteur d’activité) sur plus de 7000 PME belges. Le choix de la Belgique comme terrain de recherche repose sur la prédominance des PME dans le tissu économique national, avec environ 1,1 million de PME (SPF Economie, 2019), et le degré d’ouverture économique du pays : les exportations représentent 79 % du PIB (Produit Intérieur Brut) et font de la Belgique l’un des premiers pays exportateurs de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), la moyenne des pays de l’OCDE se situant à 28 % en 2016[1]. Après un premier tri, nous avons pu recenser 3500 PME qui sont encore actives et qui ont des activités d’exportation. Nous avons également recherché des PME sur LinkedIn ainsi que sur les sites Internet des structures d’accompagnement belges (Avomarc, CapInnove, LME - La Maison de l’Entreprise, etc.).

Nous avons élaboré un questionnaire qui comprenait 26 questions et qui portait sur l’utilisation des réseaux sociaux numériques par les PME, le rôle de la distance psychique dans le processus d’internationalisation et l’utilisation des réseaux sociaux numériques pour pallier cette distance. Le questionnaire a été pré-testé auprès de dix entreprises, ce qui a permis d’apporter quelques améliorations. Ce pré-test a permis de restructurer l’ordre des questions et d’améliorer la formulation de certaines questions. Le questionnaire est composé essentiellement de questions fermées à choix multiples et/ou à échelles de Likert, avec une seule question ouverte à la fin du questionnaire pour recueillir des commentaires éventuels des répondants. Les PME ont été contactées par courrier électronique en avril 2016 et le questionnaire a été adressé aux personnes en charge des activités internationales et/ou des réseaux sociaux numériques. Cette personne était le dirigeant d’entreprise dans 74 % des cas. Nous avons pu collecter 322 questionnaires dont 47 étaient incomplets ou inexploitables (les PME concernées n’étaient pas présentes à l’international). L’échantillon final comprend 268 questionnaires.

Opérationnalisation des construits et analyses statistiques

L’opérationnalisation des construits mobilisés est indiquée dans le tableau 1. Nous avons rajouté deux variables de contrôle pour obtenir une réduction de la variance dans les modèles statistiques : la taille de l’entreprise et son secteur d’activité.

La distance psychique, qui est la variable dépendante, a été calculée à l’aide d’une analyse factorielle construite sur des échelles multi-items. Les items ayant trait à la distance psychique concernent la distance géographique, culturelle, économique et politique (Beugelsdijk, Ambos et Nell, 2018; Hakanson, Ambois, Schuster et Leicht-Deobald, 2016; Moalla, 2015). L’analyse factorielle menée fait ressortir un facteur avec un indice KMO de 0,56 (considéré comme acceptable entre 0,5 et 0,7, Malhotra, Décaudin, Bouguerra et Bories, 2014), restituant 66,76 % de la variance.

En raison de la nature quantitative de la variable dépendante, nous avons choisi de réaliser des analyses de régression linéaire multiple. Ces analyses et les tests associés ont été effectués à l’aide du logiciel SPSS (IBM SPSS 24).

Les analyses statistiques descriptives (voir Tableau 2) révèlent que les PME de l’échantillon constitué utilisent principalement Facebook, LinkedIn et Twitter. Elles sont essentiellement de petite taille (moins de 50 salariés) et appartiennent à différents secteurs d’activité, notamment aux secteurs des services, de l’informatique et de la construction, qui sont représentatifs du tissu économique des PME belges (IWEPS, 2021). 57 % des entreprises étudiées ont été créées après les années 2000, et 52 % d’entre elles se sont internationalisées dès leur création, ce qui peut être expliqué par la taille limitée du marché belge. 72,4 % ont d’abord commencé à exporter vers des pays proches. Les principales régions d’exportation sont l’Europe occidentale (49,1 %), l’Amérique du Nord (35,1 %), l’Europe de l’Est (33,9 %) et l’Asie (33,2 %). Comme les PME ont moins de ressources financières et humaines et manquent souvent d’expérience pour se développer à l’international (Dominguez, 2016), elles perçoivent généralement une distance psychique plus importante que les grands groupes (Jean-Amans et Abdellatif, 2013), même avec des pays proches comme les marchés européens. On peut aussi remarquer que les différences linguistiques, culturelles et politiques restent marquées en Europe (Angué, 2018; Moalla et Mayrhofer, 2020), malgré l’intégration économique de l’espace européen, ce qui limite les biais liés à l’échantillon constitué. La plupart des PME se sont développées à l’international grâce aux agences d’aide à l’exportation telles que l’AWEX (72,7 %), leurs propres réseaux (55 %) et les salons (42,5 %). Elles communiquent régulièrement sur les réseaux sociaux numériques, et 60,3 % d’entre elles estiment avoir pu toucher des pays très éloignés psychiquement grâce à ces réseaux.

Les équations pour les hypothèses se présentent comme suit :

Où µt représente le terme d’erreur.

Tableau 1

L’opérationnalisation des construits mobilisés

L’opérationnalisation des construits mobilisés

Pour les variables dépendantes et indépendantes, les items ont été mesurés avec des échelles de Likert allant de 1 à 5 (1 = pas du tout d’accord, 2 = pas d’accord, 3 = neutre, 4 = d’accord, 5 = tout à fait d’accord).

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Analyse et discussion des résultats

Nous allons présenter les résultats des analyses statistiques réalisées avant de mettre en perspective nos résultats par rapport au cadre théorique mobilisé.

Analyse des résultats

Le tableau 3 présente la matrice des corrélations pour l’ensemble des variables retenues (n = 268). Il montre que la plupart des variables ont une faible corrélation qui ne dépasse pas la limite acceptable de 0,7 (Carricano, Poujol et Bertrandias, 2010).

Les quatre hypothèses sont testées par la méthode des moindres carrés (MCO). Le tableau 4 présente la régression linéaire pour les quatre hypothèses testées.

La tolérance et le VIF pour les quatre modèles prennent la valeur 1, largement dans les limites recommandées (tolérance >0,3 et VIF<3) (Carricano, Poujol et Bertrandias, 2010). Les variables indépendantes sont donc peu corrélées entre elles, ce qui représente un indice de qualité des modèles.

Le modèle 0 concerne uniquement les variables de contrôle, et les résultats révèlent que la taille et le secteur d’activité des PME n’influencent pas de manière significative la réduction de la distance psychique.

Les analyses de régression effectuées montrent que l’utilisation des réseaux sociaux numériques pour le développement de connaissances sur les marchés étrangers diminue la distance psychique qui est perçue par les PME (modèle 1). La relation entre les deux variables est négative et significative (p<0,05). L’hypothèse 1 est donc confirmée.

Tableau 2

Analyses statistiques descriptives

Analyses statistiques descriptives

Tableau 2 (suite)

Analyses statistiques descriptives

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Tableau 3

Matrice des corrélations

Matrice des corrélations

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Tableau 4

Régression linéaire pour les quatre hypothèses

Régression linéaire pour les quatre hypothèses

** : coefficients significatifs à 5 %

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Les tests réalisés révèlent que l’utilisation des réseaux sociaux numériques pour la prospection et l’acquisition de nouveaux clients sur les marchés étrangers réduit également la distance psychique perçue par les PME (modèle 2). La relation entre les deux variables est négative et significative (p<0,05), validant ainsi l’hypothèse 2.

En revanche, l’utilisation des réseaux sociaux numériques pour l’identification de partenaires internationaux ne semble pas avoir d’incidence sur la perception de la distance psychique par les PME (modèle 3). La relation entre les deux variables est négative, mais elle n’est pas significative. L’hypothèse 3 est donc rejetée.

Enfin, les tests réalisés indiquent que l’utilisation des réseaux sociaux numériques pour la veille concurrentielle à l’international diminue la distance psychique perçue par les PME (modèle 4). La relation entre les deux variables est négative et significative (p<0,05), confirmant ainsi l’hypothèse 4.

Discussion des résultats

Les résultats de notre recherche contribuent à enrichir les débats sur l’utilisation des réseaux sociaux numériques dans le cadre de l’internationalisation des PME.

Premièrement, nos résultats confirment que l’utilisation des réseaux sociaux numériques peut réduire la distance psychique qui est perçue par les PME dans le cadre de leur développement international. Les outils numériques semblent donc contribuer à diminuer la perception qu’ont les dirigeants de PME des différences de langue, de culture, de systèmes politiques, de niveaux d’éducation et de développement industriel qui perturbent les flux d’information entre le pays d’origine et les marchés étrangers (Johanson et Wiedersheim-Paul, 1975). Ils peuvent aider les PME à surmonter les nombreuses difficultés qu’elles rencontrent lorsqu’elles souhaitent se développer sur les marchés internationaux (Bell et Loane, 2010; Morais et Ferreira, 2020; Vahlne et Johanson, 2017, 2020). Le rôle des outils numériques paraît particulièrement important pour les petites entreprises, qui sont moins dotées en ressources pour collecter des informations à l’international et qui sont sur-représentées dans l’échantillon de notre enquête.

Deuxièmement, nos résultats révèlent que l’impact dépend des usages des outils numériques, qui ne sont pas mutuellement exclusifs. Ainsi, lorsque les PME utilisent les réseaux sociaux numériques pour développer des connaissances sur les marchés étrangers, pour prospecter et acquérir de nouveaux clients et pour surveiller les concurrents à l’international, il est probable que la distance psychique qu’elles perçoivent par rapport aux marchés internationaux soit réduite. À l’inverse, l’utilisation des réseaux sociaux numériques pour identifier des partenaires internationaux ne semble pas avoir d’impact sur leur perception de la distance psychique. Il ressort de notre analyse que certains usages des outils numériques ne contribuent pas à réduire la distance psychique que les PME perçoivent dans le cadre de leur internationalisation.

Troisièmement, la validation des hypothèses 1 (développer des connaissances sur les marchés étrangers), 2 (prospecter et acquérir de nouveaux clients à l’international) et 4 (surveiller les concurrents) suggère que les réseaux sociaux numériques peuvent aider les PME à surmonter le handicap de l’extranéité (« liability of foreignness »). Ce handicap peut freiner leur développement à l’étranger (Zaheer, 1995) voire être à l’origine de certaines situations d’échec (Wu et Salomon, 2016, 2017). La diminution de la distance psychique pourrait lever les difficultés rencontrées et permettre aux PME de saisir de nouvelles opportunités d’affaires et de mieux réussir sur les marchés étrangers (Johanson et Vahlne, 2009).

Quatrièmement, le rejet de l’hypothèse 3 (trouver des partenaires à l’international) indique que les réseaux sociaux numériques ne permettent pas de nouer de nouveaux partenariats à l’international. Ce résultat ne va pas dans le sens de ceux obtenus par Bell et Loane (2010), Morais et Ferreira (2020) et Okazaki et Taylor (2013), qui mettent en avant les bénéfices associés aux réseaux sociaux dans ce domaine. Notre recherche suggère que les outils numériques n’aident pas les PME à surmonter le handicap de la non-appartenance aux réseaux (« liability of outsidership ») (Johanson et Vahlne, 2009, 2011). Leur utilisation ne faciliterait donc pas le développement de nouveaux partenariats avec d’autres entreprises à l’international (Vahlne et Johanson, 2013, 2017, 2020). Pour réduire la distance psychique, les PME pourraient privilégier d’autres moyens tels que la visite de foires pour rencontrer des partenaires potentiels dans les pays visés ou solliciter des sociétés d’accompagnement qui peuvent aider les PME à trouver des partenaires potentiels à l’étranger (Catanzaro, Messeghem et Sammut, 2015). En effet, les relations partenariales sont souvent fondées sur la confiance mutuelle et leur établissement peut nécessiter plusieurs rencontres entre les dirigeants impliqués (Dominguez et Mayrhofer, 2018). En raison du caractère stratégique et du risque d’échec des partenariats, certaines PME pourraient se montrer réticentes à communiquer ce type d’information sur les réseaux sociaux numériques.

Enfin, notre recherche confirme que les outils numériques peuvent faciliter l’accès aux informations sur les marchés visés et ouvrir de nouvelles opportunités de croissance aux PME. Leur faible coût facilite leur utilisation par les PME qui sont confrontées à un manque de ressources dans le développement de leurs activités (McCann et Barlow, 2015). Nos résultats montrent que les outils numériques peuvent réduire la distance psychique qui constitue souvent un frein à l’expansion internationale des PME, quelle que soit leur trajectoire d’internationalisation. Ils peuvent ainsi contribuer à diminuer la perception de la distance psychique, qu’il s’agisse de PME qui se développent de manière séquentielle à l’international, de « born globals » (Cavusgil et Knight, 2015) ou de « born again globals » (Bell, McNaughton et Young, 2001).

Conclusion

L’objectif de cette recherche était d’évaluer l’influence des réseaux sociaux numériques sur la distance psychique qui est perçue par les PME dans le cadre de leur développement international. Les résultats de l’enquête menée montrent que les outils numériques peuvent réduire la distance psychique et faciliter ainsi l’internationalisation des PME, même si l’effet constaté dépend des différents usages étudiés dans notre travail. Ainsi, l’utilisation des réseaux sociaux numériques pour développer des connaissances sur les marchés étrangers, pour prospecter et acquérir de nouveaux clients et pour surveiller les concurrents à l’international est susceptible de diminuer la distance psychique. En revanche, l’utilisation des réseaux sociaux numériques pour identifier des partenaires internationaux ne semble pas avoir d’effet sur leur perception de la distance psychique. Nos investigations viennent compléter et enrichir les travaux antérieurs sur le rôle des outils numériques dans l’internationalisation des PME (Bell et Loane, 2010; Hagsten et Kotnik, 2017; Morais et Ferreira, 2019).

Notre travail présente plusieurs limites et perspectives de recherche qui méritent d’être précisées. Nous avons fait le choix de nous focaliser sur l’utilisation des réseaux par les PME et il pourrait être intéressant d’intégrer également les caractéristiques du dirigeant, par exemple son âge et son expérience internationale. En effet, l’utilisation des réseaux sociaux numériques peut varier selon la génération, le profil et l’expérience du dirigeant. Il conviendrait également d’étudier l’usage des réseaux sociaux numériques selon l’étape du processus d’internationalisation et les trajectoires empruntées par les PME (Ricard et Aldebert, 2018). Enfin, les recherches futures devraient aussi mesurer l’impact de la distance psychique perçue selon les marchés géographiques ciblés et examiner les effets d’autres technologies numériques sur la perception de la distance psychique.