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La Colombie connaît actuellement un processus de paix après des décennies de conflit armé entre l’État et des milices armées, ayant fait environ 250 000 morts. Un accord de paix historique a été signé entre le gouvernement du président Santos et les FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie) en novembre 2016. Depuis, de nombreuses difficultés demeurent : beaucoup de repentis ont du mal à se réinsérer dans la société, d’anciens chefs guérilleros reprennent les armes, et le gouvernement actuel fait peu d’efforts dans l’application des accords de paix. Néanmoins, l’ex-président Santos assure que « 90 % des ex-FARC restent fidèles aux accords » (Gomez, 2019).

Il est très largement considéré aujourd’hui que les entreprises ont une responsabilité sociale (RSE) dans les pays où elles sont présentes (Bondy, Moon & Matten, 2012; Cournac, 2015). Cela est d’autant plus le cas dans les pays en crise ou post-crise, où l’instabilité est forte aux niveaux politique, économique et sécuritaire, et où l’État peine à satisfaire les besoins des populations. Par leurs moyens financiers et techniques propres, les entreprises peuvent pallier pour partie les insuffisances d’États défaillants (Jamali & Mirshak, 2010), d’États laissant les entreprises agir de manière complémentaire au secteur public, ou s’appuyant sciemment sur elles à travers des parrainages (Pulido & Ramiro, 2008). Mais les entreprises, notamment les multinationales, sont aussi fortement critiquées pour leurs impacts négatifs dans les pays où elles opèrent (Strike, Gao & Bansal, 2006), et l’importance primordiale et exclusive qu’elles accordent aux objectifs financiers (Pulido & Ramiro, 2008). Les scandales qui les éclaboussent sont nombreux, ont des conséquences désastreuses sur les entreprises, ainsi que sur leurs parties prenantes qui en profitent pour se liguer contre elles (Daudigeos, Roulet & Valiorgue, 2020). Les programmes de RSE sont vus par le courant critique comme des discours servant à légitimer et consolider le pouvoir des grandes entreprises (Banerjee, 2008).

La RSE suscite également des débats quant à sa définition, dans la mesure où elle peut englober des réalités très différentes (Pesqueux, 2009; Payaud & Martinet, 2010). Parmi les quatre grandes approches de la RSE dans la littérature (fonctionnaliste, stratégique, politique, institutionnelle), cette recherche se situe dans les approches politique (Scherer & Palazzo, 2011; Gond, Kang & Moon, 2011; Scherer, Palazzo & Seidl, 2013) et institutionnelle (Campbell, 2006). Elle vise à étudier l’impact sociétal des Actions Sociales d’Entreprises (ASE) dans le contexte d’un pays post-crise, et à contribuer ainsi aux études d’impact des entreprises multinationales et de leur RSE dans les pays d’implantation. Nous nous fondons sur la définition des ASE de Marquis, Glynn et Davis (2007, p. 926) comme étant « les comportements et pratiques qui vont au-delà des objectifs immédiats de maximisation des profits et qui visent à accroître les avantages sociaux ou à atténuer les problèmes sociaux pour des groupes d’intérêt extérieurs à l’entreprise ».

Nous observons les multinationales françaises en Colombie, un pays émergent post-crise qui représente un contexte d’observation « extrême ». Notre approche empirique s’appuie sur une comparaison des cas de 21 filiales colombiennes de multinationales françaises à l’aide de la méthode QCA (Qualitative Comparative Methodology) et d’une analyse de contenu de données qualitatives. Nos résultats montrent un bilan globalement positif, mais qui n’entraîne un impact sociétal significatif que pour les entreprises qui multiplient les types d’ASE.

La RSE des multinationales dans les pays post-crise

La littérature est revue ici en trois sections, portant sur les différentes perspectives théoriques sur la RSE, la transposition de la RSE des entreprises multinationales dans les pays émergents où elles sont implantées, et la RSE dans les pays en crise ou post-crise.

Perspectives théoriques sur la RSE

La RSE intéresse de plus en plus la recherche en sciences de gestion (MacWilliams & Siegel, 2001; Orlitzky, Schmidt & Rynes, 2003) qui se structure autour de quatre approches.

L’approche fonctionnaliste (ou positiviste) se focalise sur une vision descriptive de l’éthique des affaires, et cherche à lier empiriquement la performance financière et sociale des organisations. Cette approche est critiquée (El Akremi, Dhaouadi & Igalens, 2008), notamment pour son aspect instrumental (Acquier, 2007) qui veut que, nécessairement, des comportements conformes à la RSE entraînent des effets positifs à la fois au niveau économique et sociétal (Jones, 1996; Scherer & Palazzo, 2007). L’approche stratégique (ou managériale) de la RSE considère que les sujets sociaux diffèrent peu des thèmes traditionnels de l’entreprise comme la finance et l’économie (Ackerman & Bauer, 1976). L’entreprise doit répondre à cette attente sociétale par un nouveau fonctionnement, une « corporate social responsiveness » (réactivité sociale des entreprises). Cette approche s’appuie sur des outils générés et améliorés depuis le milieu des années 1970 tels que l’audit social (Ackerman & Bauer, 1976), ayant contribué plus tard au concept de performance sociétale de l’entreprise (Wood, 1991; Wood & Logsdon, 2019). Dans les courants stratégique et fonctionnaliste de la RSE, la recherche décrit le déploiement d’outils liés à la RSE par les entreprises multinationales, comme les codes de conduite s’appliquant aux filiales, sous-traitants et fournisseurs à l’étranger (Pestre, 2014), et des indicateurs de mesure d’impact de la RSE (audits sociaux, redditions de compte, notation sociale).

Nous nous inscrivons davantage dans les approches politique et institutionnelle de la RSE. L’approche politique de la RSE consiste en une redistribution des responsabilités entre les autorités publiques et les entreprises. En partant du constat qu’un nombre croissant d’entreprises investissent les champs de la RSE au-delà de leurs obligations légales, dans les domaines sociaux, environnementaux et politiques, cette approche affirme que la théorie de la RSE doit désormais devenir un concept politisé. Un nombre croissant de publications scientifiques adoptent cette perspective (Scherer & Palazzo, 2011), dont la nôtre qui étudie les ASE d’entreprises privées en faveur de la pacification de la Colombie, souvent en bonne intelligence avec le gouvernement national (Gond et al., 2011). Les ASE d’entreprises multinationales françaises en Colombie que nous observons pallient certaines insuffisances des autorités publiques dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’aide sociale et de la réinsertion de certaines populations.

L’approche institutionnelle de la RSE (Campbell, 2006, 2007) suscite, elle aussi, un intérêt croissant et des débats riches (Kostova, Roth & Dacin, 2008). Elle met l’accent sur les facteurs institutionnels favorisant les comportements responsables, comme l’existence d’une réglementation publique ou la pression d’associations (Campbell, 2006). Le contexte institutionnel et les institutions nationales (Ioannou & Serafeim, 2012) sont en effet clés dans l’appréhension des ASE des multinationales à l’étranger (Husted & Allen, 2006) et permettent d’expliquer la recherche de légitimité des filiales de grands groupes dans les pays d’implantation (Hah & Freeman, 2014). Notre étude montre que c’est le cas en Colombie, où des entreprises se coordonnent avec des institutions nationales comme l’Agence Colombienne pour la réincorporation et la Normalisation (ACN, anciennement appelée Agence Colombienne pour la Réinsertion – ACR, chargée notamment de favoriser la réinsertion des ex-guérilleros) et des pouvoirs publics locaux, ainsi que des associations. Nous nous inscrivons dans le courant néo-institutionnel et de l’entrepreneuriat institutionnel, en analysant la Colombie comme un contexte social et culturel particulier dans lequel des entreprises multinationales traduisent leur RSE de manière singulière, à travers des ASE plus ou moins spécifiques à ce pays.

Les défis posés par la participation directe d’acteurs divers de la société civile demeurent nombreux, et rendent la régulation de la RSE complexe (Persais, 2010; Champion, 2016). Les réglementations liées à la RSE n’ont cessé de se renforcer depuis les premiers rapports liés au respect de l’environnement à la fin des années 1980 aux États-Unis (Buhr & Freedman, 2001), avant que ces rapports ne soient élargis aux performances économique et sociale vers la fin des années 1990. Parallèlement, les règlements (loi SOX aux États-Unis, loi Sapin I en 1993 et II en 2016 en France) et les référentiels d’engagement et de responsabilité se multiplient, pour guider les multinationales vers des comportements responsables : le Global Compact des Nations Unies en 2000, les Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales (OCDE, 1976, dernière mise à jour en 2011), le Guide de l’OCDE sur le devoir de diligence pour des chaînes d’approvisionnement responsables en minerais provenant des zones de conflit ou à haut risque (OCDE, 2011, dernière mise à jour en 2016). L’ISO 26000 (2010) sur la responsabilité sociétale des organisations marque une forme de « consécration » de la RSE (Pereira, 2014), car elle institutionnalise et harmonise une conception internationale du concept de RSE. Dans une perspective institutionnaliste, ces outils sont autant d’éléments qui encouragent les entreprises à réaliser des ASE, au service d’une performance sociétale (Wood, 1991).

Les ASE des multinationales dans les pays émergents : une traduction locale de référentiels globaux

Les politiques RSE des entreprises sont liées à la culture nationale du pays dont elles sont issues (Girerd-Potin, Jimenez-Garcès & Louvet, 2017). Le degré d’adaptation est fonction de l’approche adoptée par l’entreprise (ethnocentrique, polycentrique, régiocentrique ou géocentrique selon le modèle de Perlmutter, 1969; stratégie globale, multidomestique ou transnationale selon Taylor, Beechler & Napier, 1996), allant d’une standardisation par le siège (approche ethnocentrique) à une adaptation totale au contexte local (approche polycentrique ou multidomestique).

La littérature décrit tantôt un déploiement de la RSE partiellement adapté à la culture locale (Persais, 2010) et répondant à des besoins spécifiques (London & Hart, 2004), tantôt une non-prise en compte de ceux-ci (Biwolé Fouda, 2014). Plus la culture du pays d’accueil de la multinationale est éloignée de sa culture d’origine, moins l’entreprise est encline à investir localement en termes de la RSE (Campbell, Eden & Miller, 2012). Les filiales locales doivent rester en conformité avec les orientations de la maison-mère, une dualité qui peut complexifier l’élaboration et l’exécution de la RSE (Kostova & Roth, 2002). L’interprétation locale des directives globales en matière de RSE laisse souvent une marge de liberté non négligeable sur le terrain (Barmeyer & Davoine, 2013). Ainsi, les ASE dans les pays d’implantation résultent souvent d’une co-construction entre siège et filiale (Pestre, 2011, 2014; Acquier, Carbone & Moatti, 2018) et reflètent également les relations entre ceux-ci. Les ASE des filiales d’entreprises multinationales visent aussi l’acquisition d’une légitimité symbolique face aux directives mondiales de leur siège (Jamali, 2010; Hah & Freeman, 2014).

La littérature sur les stratégies RSE des multinationales s’intéresse aux pays émergents depuis les années 2000 (Wright, Filatotchev, Hoskisson & Peng, 2005) et cette notion y est appréhendée différemment des pays développés. Les entreprises multinationales ont nécessairement un impact sociétal fort dans les pays émergents, même si cet impact reste peu mis en lumière par la littérature (Meyer, 2004). Il demeure difficile d’évaluer précisément l’impact des ASE des multinationales (Kolk & Van Tulder, 2004). Elles investissent dans des ASE en réaction à des pressions à l’échelle globale (Husted & Allen, 2006), mais aussi à la recherche de légitimité qui peut les faire dépasser les normes locales en vigueur (Crilly, 2011). Les différences auxquelles les multinationales sont confrontées lorsqu’elles étendent leurs politiques RSE à l’international ont été décrites dans des pays tels que le Liban (Jamali, 2010), le Mexique (Husted & Allen, 2006; Muller & Kolk, 2006; Persais, 2010), la Colombie (Pulido & Ramiro, 2008), la Chine (Kolk, Hong & Van Dolen, 2010; Yin & Jamali, 2016), ou plus largement l’Asie (Hah & Freeman, 2014). En analysant le cas des filiales de grandes entreprises au Maroc et au Mexique, D’Iribarne (2002) montre que les outils éthiques globaux doivent être adaptés localement pour être pertinents. Une appropriation locale des valeurs de la multinationale peut également se faire, au prisme notamment de la langue et du contexte (Barmeyer & Davoine, 2013). En effet, le contexte du pays d’implantation peut conduire les entreprises à répondre à des besoins spécifiques, comme l’appui à la construction d’infrastructures (London & Hart, 2004).

Les ASE dans les pays en contexte de crise ou post-crise

Les éléments liés à la RSE dans les pays émergents se retrouvent dans les pays en contexte post-crise, qui sont des territoires particulièrement vulnérables où les difficultés habituelles des pays émergents sont sensiblement exacerbées. Les multinationales interviennent parfois pour soutenir des acteurs plus faibles, dans les territoires où personne ne semble en mesure de le faire (Roulet & Touboul, 2015), et où les pouvoirs publics se révèlent impuissants. Par ordre croissant, trois grandes stratégies d’engagement en termes d’ASE des multinationales dans les zones de crise ou post-crise peuvent être identifiées : la stratégie de conformité classique et minimaliste (« compliance »), une stratégie de minimisation des risques d’aggravation du conflit, et une stratégie plus engageante, favorisant une contribution sociétale importante et une participation à la construction de la paix (Nelson, 2000). Or, les déterminants concrets de ces différentes stratégies d’engagement restent méconnus (Wolf, Deitelhoff & Engert, 2007; Jamali & Mirshak, 2010).

Par ailleurs, les recherches consacrées spécifiquement à la RSE dans les pays en crise restent rares. La recherche de Jamali et Mirshak (2010) portant sur le Liban montre comment les entreprises peuvent participer positivement à la construction de la paix en zone de conflit, et les nombreuses difficultés que cela génère. La nécessité d’élargir le champ de la RSE des multinationales aux zones dites de conflits est primordiale, pour intervenir dans des champs spécifiques à ces territoires et notamment ouvrir la voie à la réconciliation (Jamali & Mirshak, 2010). Les ASE des multinationales ont des effets positifs, mais aussi négatifs sur le niveau de violence sur un territoire. Elles ne peuvent être efficaces dans un contexte post-violences qu’en se fondant dans un réseau complexe de relations avec les parties prenantes locales, au service d’une plus grande légitimité face aux communautés locales (Prandi, 2010), suivant l’approche institutionnelle de la RSE. Soucieuses de leur réputation, les entreprises étrangères implantées dans des pays en conflit cherchent à augmenter les facteurs de connexion et à diminuer les facteurs de division au sein du pays d’implantation (Alluri, 2010).

Au sein de l’approche politique de la RSE, les stratégies RSE-BOP (« Bottom of the Pyramid », visant le « bas de la pyramide ») sont considérées comme une manière de concilier les objectifs de RSE avec l’impératif de profits, parce qu’elles aident les populations les plus pauvres dans la perspective d’une performance durable et qui profite au plus grand nombre (Payaud & Martinet, 2010). Adapter le modèle capitaliste aux milliards d’individus pauvres à travers le monde, en développant des produits adaptés à leurs besoins et à leurs moyens, permet d’agir de manière socialement responsable tout en dégageant des profits (Prahalad & Hart, 2002). Un exemple réside dans les actions du groupe Lafarge pour lutter contre le sida en Afrique. L’entreprise a bâti sa stratégie économique en prenant en compte la réalité de cette maladie dans les pays d’implantation, car elle est susceptible de toucher ses salariés sur place (Pestre, 2011; Talaulicar, 2009). Malgré les difficultés des stratégies RSE-BOP, celles-ci représentent des opportunités et intérêts manifestes pour les entreprises (Garrette, Kozan & Roulet, 2015). Elles sont par ailleurs un moyen de pallier les carences des pouvoirs publics dans certains pays.

Dans les pays en crise ou post-crise, le fort ancrage local des ASE est indispensable pour un impact positif. Les politiques RSE des multinationales doivent pour cela adopter une approche globale du contexte d’implantation : économique, mais aussi politique et sociale, voire culturelle (Mariño-Arévalo & Valencia-Toro, 2015). Ce n’est qu’en comprenant le conflit, ses acteurs et ses enjeux que les entreprises peuvent développer des relations solides avec les parties prenantes et proposer des actions en faveur de la pacification. La RSE représente alors la formalisation de l’engagement de l’entreprise à contribuer à la paix, et en devient concrète (Mariño-Arévalo, 2014).

Quelques rares publications abordent le cas spécifique de la Colombie. Des entreprises multinationales espagnoles y utilisent des programmes de RSE pour se forger une réputation médiatique positive, s’adapter au contexte local et générer des profits (Pulido & Ramiro, 2008). Les ASE de ces entreprises prennent notamment la forme de dons aux communautés indigènes ou de tarifs sociaux d’accès à l’énergie, s’insérant dans des domaines délaissés par les autorités publiques (Pulido & Ramiro, 2008). Néanmoins, les victimes du conflit estiment que les entreprises ont une trop faible connaissance des politiques publiques. Les entreprises devraient passer d’une logique de gestion du risque à une logique de création de valeur, à travers des ASE qui s’articulent avec les institutions locales, publiques et associatives (Prandi & Lozano, 2010). Grâce à des partenariats stratégiques et à un investissement dans le tissu économique local, les entreprises peuvent avoir un impact sur le développement économique et social de la Colombie (López-Santamaría, Grueso Hinestroza & Rodríguez Romero, 2017). Néanmoins, aussi bien l’impact sociétal des ASE des multinationales dans les pays post-crise en général, que le cas colombien en particulier, demeurent largement sous-étudiés. C’est cette lacune que la présente recherche contribue à combler.

Méthode : une comparaison de cas multiples

Cette recherche vise à comprendre l’impact des ASE des multinationales occidentales en Colombie, un pays émergent post-crise qui représente un contexte d’observation « extrême ». Les cas extrêmes peuvent révéler des informations riches, générer du contenu original, mettre en relief des processus intéressants (Bamberger & Pratt 2010; Flyvbjerg, 2006; Hällgren, Rouleau & De Rond, 2018). Il s’agit ici davantage d’un contexte général extrême concernant l’ensemble des cas d’entreprises, que de cas d’entreprises choisis pour leur nature extrême, l’échantillon étant constitué de toutes les filiales de multinationales françaises nous ayant affirmé déployer des ASE en Colombie.

La Colombie : un pays émergent en contexte post-crise

La Colombie, pays émergent aujourd’hui en forte croissance, a connu un demi-siècle de guerre civile de la plus grande gravité. Les combats, assassinats, enlèvements et attentats ont coûté la vie à plus de 220.000 personnes dont 80 % de civils (soit onze personnes par jour pendant 50 ans), ce qui a laissé de graves dommages physiques, émotionnels, psychologiques, sociaux et politiques. Un accord de paix signé le 24 novembre 2016 avec les FARC porte sur cinq grands points : 1) une réforme agraire garantissant les droits fondamentaux de communautés rurales et un plus large accès à la terre, en favorisant le retour et la réinstallation des déplacés du conflit; 2) la participation politique des FARC; 3) la lutte contre la drogue et les trafics illicites; 4) la justice et la réparation pour les victimes; et 5) l’arrêt du conflit et la démobilisation des 7.000 combattants des FARC encore actifs (étapes de désarmement, démobilisation, réintégration, selon les termes utilisés par l’ONU, 2010). Les entreprises ont la possibilité d’agir notamment sur les points 1, 4 et 5, à travers le développement économique et l’intégration des victimes et des ex-guérilleros dans la société civile par l’emploi.

Le dénouement du conflit colombien représente aussi un enjeu économique crucial. Plus de 700 firmes multinationales ont choisi d’investir en Colombie jusqu’en 2016. Le pays représente le troisième marché d’Amérique Latine avec 47 millions d’habitants, et possède une stabilité macroéconomique qui lui a permis de signer 19 accords bilatéraux et de se présenter comme l’une des plateformes de production et d’export de la région (Ministerio del Comercio, de la Industria y del Turismo, 2016). Du fait de sa situation géographique, la Colombie a su se hisser au 4e rang des receveurs d’Investissements Directs Étrangers de sa région selon la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le développement (CNUCED, 2018), avec un montant qui s’élevait en 2017 à 14,5 milliards de dollars US. Une fiscalité avantageuse encourage les investissements. La Banque Mondiale classe la Colombie en 65e position mondiale de la facilité pour les entreprises à faire des affaires, grâce à l’amélioration des conditions de sécurité, de son cadre juridique mais aussi de sa volonté d’améliorer les infrastructures (Banque Mondiale, 2019).

La France, 14e investisseur étranger dans le pays, est particulièrement présente en Colombie. 240 filiales de groupes français (dont 33 du CAC40) sont implantées sur ce territoire, dans une multitude de secteurs (Direction Générale du Trésor, 2018). Les entreprises françaises sont le premier employeur étranger, générant 120.000 emplois directs et plus de 200.000 emplois indirects (Direction Générale du Trésor, 2018). La réinsertion des guérilleros dans la société est centrale, elle passe notamment par une intégration dans les entreprises et le retour à une vie « normale ». Or, elle dépend du soutien des populations civiles et notamment des victimes. Les entreprises jouent ainsi clairement un rôle dans le regain de confiance entre individus.

Une étude empirique en deux temps

Cette recherche mobilise un design de recherche abductif, d’allers et retours entre la littérature et deux phases de terrain. Au départ, nous avons contacté les 240 filiales colombiennes de multinationales françaises en 2016. 21 parmi elles nous ont indiqué mener un programme RSE. Nous avons collecté auprès d’elles des données primaires (entretiens semi-directifs menés sur place) et secondaires (site web, rapports annuels etc.). Approximativement 40 % des personnes interrogées sont des expatrié.e.s européen.ne.s (surtout des Français.es, plus deux Espagnol.e.s et un Italien) et 60 % des Colombien.ne.s. Au sein des cas où plusieurs personnes ont été interrogées, au moins l’une d’elles est européenne et au moins une colombienne. Les interrogé.e.s occupent les postes de directeur/trice général.e pour la filiale colombienne, de directeur/trice financier.e ou de responsable RSE. Pour des raisons de confiance et de confidentialité, les entretiens de la phase 1 n’ont pas été enregistrés, mais des notes systématiques ont été prises. Les cas ont été comparés à l’aide de la méthode QCA. Les résultats nous ont amenés à réaliser une seconde phase de collecte de données à distance (par visioconférence), lors de laquelle les représentantes de trois entreprises particulièrement intéressantes ont de nouveau été interrogées. Il s’agit de trois femmes, deux Colombiennes et une expatriée espagnole, en charge des affaires publiques / affaires sociales / de la RSE. Ces entretiens ont été intégralement enregistrés et retranscrits, et une analyse de contenu a été réalisée à l’aide d’un codage sur le logiciel d’analyse qualitative NVivo.

Comparaison des 21 cas de multinationales avec la méthode QCA

La méthode QCA (qualitative comparative analysis) vise à comprendre quelles configurations d’attributs (causes) mènent à un résultat (Greckhamer, Furnari, Fiss & Aguilera, 2018). En quantifiant les données qualitatives, elle permet de comparer de manière rigoureuse un nombre « intermédiaire » de cas. La méthode préserve la diversité des phénomènes grâce à l’hétérogénéité causale, et permet ainsi de conclure sur les conditions nécessaires ou suffisantes à un résultat. La méthode QCA s’appuie sur un processus itératif entre les cas et les variables (Legewie, 2013), et convient donc bien à un design de recherche abductif comme le nôtre. Les méthodologie QCA implique les étapes suivantes (Greckhamer et al., 2018) : la construction du modèle configurationnel en spécifiant un nombre réaliste de conditions d’entrée (ici, les ASE) et une condition de sortie d’intérêt (ici, l’impact sociétal), la constitution d’un échantillon pertinent pour étudier ce modèle, la calibration des données en codant les variables pour tous les cas, et l’analyse des données regroupées dans la « table de vérité ». Dans notre étude, la constitution de l’échantillon a précédé la construction du modèle, qui s’est faite en partant des observations des cas et de la littérature.

La condition de sortie du modèle QCA : l’indicateur d’impact sociétal

Dans la méthode QCA, la définition des variables peut se faire dans une logique déductive ou inductive. Notre approche est mixte, fondée sur l’état de l’art et sur le terrain. Au sein des données collectées, quatre indicateurs pointent vers un impact sociétal fort de l’entreprise : l’obtention de prix récompensant leurs ASE (voir aussi Campbell, 2006, 2007), la participation à des discussions institutionnelles sur le processus de paix, la participation au développement économique des territoires sur lesquels l’entreprise opère, et l’existence d’une politique d’emploi de victimes du conflit armé ou d’ex-guérilleros. Les quatre indicateurs sont détaillés ci-dessous. En termes de calibrage des données (étape 3 de la QCA), nous avons considéré que les entreprises présentant au moins trois indicateurs parmi ces quatre ont un impact « positif significatif » sur le dénouement du conflit colombien.

Les prix ou reconnaissances décernés à certaines entreprises le sont par des fondations, par des collectivités locales (municipalités, conseil régional) ou par l’État colombien. Les prix les plus célèbres sont le prix ANDESCO (Association Nationale des Entreprises de Service Public et de Communication) pour la RSE, le Prix Portafolio, et le Certificat et Distinction Fenalco Solidario.

La participation à des discussions institutionnelles a un impact sociétal positif, car l’entreprise s’implique directement dans des décisions qui peuvent améliorer le contexte social, politique et économique. Une des entreprises étudiées a participé à des congrès du Global Compact de l’ONU, précisément créés pour inciter les entreprises à s’engager dans des actions socialement responsables. D’autres participent à des discussions avec des parlementaires pour inciter le gouvernement à agir en faveur de l’intégration. Elles contribuent ainsi à la recherche de solutions nouvelles et au renforcement de celles des pouvoirs publics.

L’amélioration de la situation économique du territoire passe dans certains cas par la mise en place d’une politique de microcrédits, ou d’aide aux fournisseurs locaux. La dynamisation économique des territoires ainsi générée permet l’emploi et l’enrichissement des populations concernées, et entraîne souvent des synergies positives.

L’emploi par les multinationales françaises d’anciens guérilléros, de combattants ou de paramilitaires repentis, ou de victimes du conflit a été retenu parmi les variables d’impact, car cet aspect est essentiel au dénouement du conflit colombien. Une entreprise a embauché une centaine de personnes (20 % de victimes, 80 % de démobilisés repentis) qui ont signé un contrat de formation et de montée en compétences. La démarche est gérée conjointement avec l’ACN, qui prend le relai lorsque la situation devient trop problématique, ou avec des collectivités locales. De telles politiques exemplaires encouragent de petites entreprises à en faire de même.

Tableau 1

Échantillon étudié et entretiens semi-directifs réalisés

Échantillon étudié et entretiens semi-directifs réalisés

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Sélection des conditions d’entrée

Nous avons identifié huit types d’ASE dans les données collectées. Plusieurs d’entre eux ont auparavant été décrits dans la littérature, comme la mise en place d’un code éthique global émanant du siège, et de programmes d’actions sociales et environnementales (Mercier, 2014). Ces trois ASE étaient présentes dans l’ensemble des cas et ne sont pas distinctives. Cinq autres types d’ASE retenus comme conditions d’entrée dans le modèle se sont avérés distinctifs. Il s’agit de l’implication des salariés dans les ASE de l’entreprise, des dons à des associations oeuvrant pour la résolution du conflit, la mise en oeuvre d’ASE en collaboration avec des associations ou fondations extérieures, la création d’une fondation en propre et des accords avec des acteurs institutionnels comme l’ACN, des Régions ou des municipalités. La figure 1 résume le modèle d’analyse retenu.

Les douze variables indiquées dans le modèle (huit conditions d’entrée, quatre variables d’impact) ont ensuite été calibrées pour les 21 cas dans le codage binaire de la crisp-set QCA. Après minimisation booléenne et en regroupant les cas dans les dix configurations de facteurs qu’ils présentent, on obtient la « table de vérité » (tableau 2).

La seconde phase de collecte et d’analyse des données

La QCA a permis de mettre en avant les entreprises ayant un impact sociétal significatif, et d’identifier quelles configurations d’ASE y mènent. Afin d’approfondir ces résultats, trois entreprises ont été analysées de nouveau, à l’aide d’une seconde série d’entretiens semi-directifs. Ces données ont été analysées grâce à un codage axial (Thiétart, 2014) sur le logiciel NVivo. La structure des données est présentée dans le tableau 3.

Résultats : quelles ASE des multinationales françaises pour quel impact sur le dénouement du conflit colombien ?

Nous décrivons d’abord deux séries d’ASE observées : des ASE globales, déployées par toutes les entreprises étudiées, et des ASE spécifiques au contexte local, plus rares et différenciantes. Puis, nous montrons quelles configurations d’ASE mènent à un impact sociétal significatif.

Figure 1

Modèle configurationnel d’analyse des données

Modèle configurationnel d’analyse des données

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Les ASE globales déployées en Colombie

Toutes les entreprises de notre échantillon décident de certaines ASE au niveau du siège, puis les diffusent à leurs différentes filiales internationales. Ces ASE sont de trois ordres : la mise en place de codes éthiques, les programmes d’actions environnementales et les programmes d’actions sociales.

Toutes les entreprises étudiées éditent des normes éthiques internes, sous forme de « code de conduite » (13) ou « charte éthique » (2). Les dénominations varient, mais le contenu vise toujours à exprimer les valeurs et l’éthique de l’entreprise pour montrer ses engagements. Ces principes sont répétés presque à l’identique dans les documents diffusés à l’international.

Tableau 2

« Table de vérité »

« Table de vérité »

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Les engagements au niveau environnemental, parfois affichés en tant que « stratégie environnementale » (9) ou de « performance environnementale » (1), sont omniprésents. Certaines entreprises les associent à tous leurs domaines de fonctionnement, la consommation, la production et l’innovation (19 - secteur des cosmétiques). L’accent est parfois mis sur les territoires où l’organisation intervient, pour en préserver notamment les ressources naturelles (15 - infrastructures de transport), ou pour ne pas leur porter préjudice (21 - génie civil). Concrètement, ces actions environnementales peuvent prendre la forme de plantations d’arbres, de programmes de réduction de consommation d’eau (17 - hôtellerie), des émissions de gaz à effet de serre, ou d’actions de recyclage. Ces ASE peuvent se traduire dans les faits par l’obtention de certificats dans le domaine de l’environnement (ISO et labels spécifiques).

Les programmes d’aides sociales varient d’une entreprise à l’autre, pouvant englober des domaines aussi divers que l’aide au planning familial (9 - secteur pharmaceutique), la lutte contre la pauvreté, des aides médicales ou des aides financières (19 - produits cosmétiques). Pour promouvoir l’éducation des enfants, des entreprises offrent du matériel scolaire (dons directs ou via des associations). Certaines actions sont liées au secteur d’activité, comme une campagne de sensibilisation contre l’exploitation sexuelle des enfants dans le secteur hôtelier (17). Les ASE sociales liées à l’environnement professionnel se focalisent plus spécifiquement sur la lutte contre les discriminations et contre l’exclusion, sur la promotion de la diversité dans les ressources humaines, et sur des programmes de nutrition et de bien-être au travail.

Des ASE adaptées au contexte local qui font la différence

Cinq autres catégories d’ASE, observées de manière inégale selon les entreprises, sont conçues localement et donc particulièrement adaptées au contexte local. L’implication des salariés dans des ASE de l’entreprise est un vecteur d’appropriation des actions par ces derniers, qui se sentent ainsi plus impliqués dans la pacification du pays. On peut par exemple évoquer la promotion de l’équité sociale au sein même de l’entreprise (6 - assurances), la promotion de l’intégration des salariés (3 - technologies de pointe), ou encore les dispositifs favorisant la motivation et la santé au travail (4 - services aux entreprises, 14 - matériaux). Cela peut aussi passer par la promotion du volontariat auprès des salariés, pour les encourager à accomplir des ASE, comme par exemple parrainer des personnes liées au conflit et embauchées dans l’entreprise (21 - génie civil). Une entreprise décerne un prix aux salariés dont les actions sont considérées comme les plus remarquables (17 - hôtellerie). Impliquer les salariés dans les ASE leur permet de prendre conscience du conflit et de ses conséquences (comme l’exclusion de la société des anciens guérilleros), et de participer à la pacification du pays tout en consolidant la culture d’entreprise autour de ces problématiques. Certaines entreprises (7 - services aux entreprises, 9 - industrie pharmaceutique, et 12 - équipement de la personne) mènent de telles actions sans lien spécifique avec le contexte post-crise colombien, mais pour autant, les ASE servent à forger l’identité organisationnelle et à renforcer la cohésion des salariés.

Tableau 3

Structure des données de la phase 2 : Impact des ASE sur le processus de paix

Structure des données de la phase 2 : Impact des ASE sur le processus de paix

Tableau 3 (suite)

Structure des données de la phase 2 : Impact des ASE sur le processus de paix

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Une autre catégorie d’ASE sont les dons aux associations orientées vers la résolution du conflit. Ces dons octroyés à des Organisations Non Gouvernementales permettent une action efficace, grâce à l’expertise, l’indépendance et la spécialisation de celles-ci. Ils permettent aux entreprises de communiquer en se félicitant de leurs investissements dans la RSE sans avoir à élaborer et mettre en oeuvre elles-mêmes des actions (6, 9, 10, 11, 13). Malgré nos demandes, les multinationales interrogées n’ont pas souhaité communiquer les montants de ces dons, qui nous auraient renseignés sur leur importance et sur l’impact réel de ces actions.

Certaines multinationales ont leur propre programme RSE mais collaborent avec des associations ou autres organisations partenaires pour le mettre en oeuvre (15 - infrastructures de transport). Deux entreprises de services aux entreprises appuient une fondation d’aide aux enfants malades en Colombie (4, 7). Une entreprise (12 - équipement de la personne) organise des interventions dans des régions reculées de la Colombie pour proposer de l’aide dans son domaine d’expertise, en collaboration avec d’autres acteurs.

15 des 21 entreprises étudiées ont créé leur propre fondation qui porte pour certaines le nom de l’entreprise (17, 18). Les fondations ont un budget et un personnel dédiés, ce qui leur permet un meilleur contrôle de l’allocation des ressources. Ces fondations sont un indicateur de la présence historique des entreprises étrangères, témoignant de leur implication de longue date. Grâce aux fondations, les ASE ont un impact plus important sur le territoire et constituent potentiellement un outil propre à encourager la pacification. Certaines multinationales françaises prévoient de créer une fondation conjointement avec des entreprises colombiennes (20 - services aux entreprises). Ce cas est caractéristique, car suite à son implication grandissante, l’entreprise a décidé de créer sa propre fondation pour approfondir ses activités de RSE et lui déléguer en partie le recrutement et l’intégration d’ex-guérilleros, qui sont devenus des missions trop prenantes pour son service de Ressources Humaines. Comme pour les dons aux associations, nous n’avons pas eu un accès systématique aux montants investis par les multinationales dans ces fondations.

Enfin, des accords avec des acteurs institutionnels existent, permettant un échange de bons procédés : les entreprises ont accès à des acteurs institutionnels qui sont gages du sérieux des engagements RSE, et les acteurs institutionnels bénéficient de relais et ressources pour promouvoir concrètement leurs actions. La relation entreprise/acteurs institutionnels peut passer par un soutien financier, voire par une participation active au sein de l’institution. Certaines entreprises ont fait le choix de s’affilier à l’ACN, notamment pour la réintégration des démobilisés du conflit armé (18 - grande distribution; 20 - services aux entreprises), ce qui montre la coloration qu’elles souhaitent donner à leur engagement sociétal en Colombie. Une personne interrogée (19 - cosmétiques) illustre en ces termes les collaborations de son entreprise : « En 2014, on a essayé de s’insérer dans une plus grande régionalisation, notamment sur la côte Caraïbe, en collaborant avec la fondation Casa en el Arbol, de l’ex-première dauphine de Miss Monde et actrice Taliana Vargas, la Caja de Compensacion del Magdalena, et l’université du Magdalena, bénéficiant à 110 femmes des zones les moins favorisées de la ville. On pense qu’en s’associant et en unifiant nos forces, nous sommes plus efficaces que d’agir chacun de notre côté ». Ces accords avec les acteurs institutionnels sont révélateurs d’un engagement préalable en faveur de la résolution du conflit.

Configurations d’ASE menant à un impact sociétal fort

Le calibrage des variables d’impact sociétal a permis d’identifier huit entreprises multinationales françaises ayant un impact positif significatif sur le processus de paix colombien. Les cinq types d’ASE différenciants décrits ci-dessus sont combinés dans dix configurations différentes (cf. tableau 2), dont deux seulement entrainent un impact sociétal fort. Parmi ces huit entreprises à impact sociétal fort, deux réalisent sept types d’ASE sur les huit, et six autres réunissent les huit types d’ASE. Aucune ASE ne se distingue ainsi des autres par son aspect décisif, ni par son ampleur, mais on constate plutôt un effet cumulatif.

Nos résultats mettent en lumière l’existence d’un effet de seuil : c’est à partir de la présence de sept types d’ASE sur les huit pris en compte que les entreprises ont un impact sociétal fort, d’où l’idée d’un effet cumulatif des ASE. Aucune ASE prise isolément ne représente une condition suffisante à un impact fort, mais le cumul d’au moins quatre parmi les cinq ASE différenciantes, donc sept parmi les huit types d’ASE observés, représente une condition nécessaire. Il est néanmoins à souligner que dans tous les cas, les entreprises n’ont qu’un rôle d’appui indirect au processus de paix, quelles que soient les ASE qu’elles déploient - ce qui n’enlève rien à leur importance. Ces pratiques montrent des efforts réels des entreprises en faveur du dénouement du conflit colombien, et entrainant un impact fort pour une partie des cas.

Discussion

Nos résultats contribuent à la littérature à trois niveaux. Nous montrons que les ASE des entreprises multinationales peuvent influencer positivement la résolution de conflits dans des pays où celles-ci interviennent. Pour cela, ces ASE doivent être définies au niveau local, les filiales étant les mieux à même de les adapter au contexte. Nos résultats apportent également des éléments sur les mesures d’impact des ASE.

Les ASE, un engagement RSE en faveur de la reconstruction du pays

Les ASE identifiées par notre recherche comme ayant un impact sur la pacification du pays post-crise qu’est la Colombie, sont les accords avec des acteurs institutionnels, la création d’une fondation, la mise en place de programmes en propre ou en collaboration avec des associations, les dons aux associations impliquées dans le processus de paix et l’implication des salariés dans les ASE. Globalement, les ASE décrites et leur impact sur le contexte colombien contribuent aux approches politique et institutionnelle de la RSE. Sous l’angle de l’approche politique, elles s’inscrivent dans une volonté des entreprises d’aller au-delà de la réglementation en vigueur, notamment dans les domaines sociaux (inclusion sociale) et politiques (réconciliation nationale, actions en faveur de la démocratie; Scherer & Palazzo, 2011). D’un point de vue institutionnel, elles répondent à de multiples pressions gouvernementales, associatives et citoyennes en faveur d’un engagement plus important des entreprises dans le processus de paix, en partenariat avec les autorités politiques et les institutions compétentes (Campbell, 2006, 2007). Pour comprendre les ASE des multinationales étrangères, il est indispensable de comprendre le contexte institutionnel (Husted & Allen, 2006). En Colombie, on constate en effet que la population et les institutions sont en demande d’appui des grandes entreprises multinationales au processus de paix. Au-delà des communautés locales, les filiales répondent également à des injonctions à l’échelle internationale, notamment de la part de leurs actionnaires ou de communautés globales de consommateurs par exemple, pour un investissement plus grand dans les ASE (Crilly, 2011).

Notre étude indique que les multinationales étrangères, provenant notamment des pays riches, peuvent avoir un impact positif sur la société d’accueil, comme l’ont également montré de précédentes études (Meyer, 2004). Selon nos résultats, les ASE des multinationales en Colombie dépassent parfois le constat fait par la littérature d’actions philanthropiques symboliques, ou sans lien avec le coeur de métier de l’entreprise (Jamali, 2010; Hah & Freeman, 2014). Certaines de ces ASE peuvent renforcer les institutions du pays d’accueil, palliant parfois les insuffisances des pouvoirs publics locaux et nationaux (Campbell, 2006). Ces ASE nécessitent de fait des compétences politiques et sociales importantes de la part des managers. Nos résultats décrivent des exemples concrets d’ASE qui contribuent ainsi aux typologies existantes, comme celle de Nelson (2000). Nous identifions notamment des ASE du niveau le plus élevé de sa typologie, à savoir une contribution à la construction de la paix et apportant une réelle valeur ajoutée sociétale dans le pays.

Notre recherche montre que les entreprises multinationales doivent, pour répondre à des besoins spécifiques des populations de leurs pays d’implantation, mettre en oeuvre des ASE spécifiques, adaptées aux contingences locales complexes du pays. L’adaptation locale permet aux entreprises multinationales de gagner en légitimité aux yeux des populations et des institutions colombiennes. Cette recherche de légitimé de la part des multinationales dans leurs implantations à l’étranger confirme la littérature existante (Jamali, 2010) : la légitimité apparaît indispensable pour être acceptée des acteurs locaux, et générer et maintenir un dialogue avec elles (Prandi, 2010). Elle facilite aussi le fonctionnement des entreprises et leur permet d’opérer aussi paisiblement que possible dans un contexte instable (Hah & Freeman, 2014).

L’importance d’une prise de décision locale lors de la définition des ASE

Nos résultats montrent que des codes éthiques universels, ou encore des engagements sociétaux « génériques », formulés au niveau du siège puis diffusés vers les filiales, ne contribuent pas de manière notable au dénouement du conflit colombien. En revanche, des ASE très spécifiques au contexte du pays d’implantation, comme l’emploi d’anciens combattants ou de victimes du conflit dans l’entreprise, en vue de leur insertion dans la société, peuvent être considérées comme des indicateurs d’impact positif en tant que telles. Cela montre l’importance d’une relative autonomie de la filiale locale pour définir des ASE adaptées au contexte d’implantation (Barmeyer & Davoine, 2013). Les approches ethnocentriques (Perlmutter, 1969) semblent donc moins appropriées pour la mise en oeuvre d’ASE ayant un réel impact positif sur le pays. A l’inverse, les approches polycentrique (Perlmutter, 1969) ou multidomestique (Taylor et al., 1996) permettent une meilleure prise en compte des réalités locales et nationales du pays d’implantation des entreprises multinationales.

Plus globalement, notre recherche montre à quel point le contexte local colombien est singulier, de par sa situation politique instable, mais également du fait de son économie propre aux pays émergents, qui diffère sensiblement du contexte d’origine des entreprises françaises étudiées. Cela conforte la littérature qui insiste sur le fait que la distance culturelle, mais également économique, géographique et administrative au sens large, induit des difficultés pour les maisons-mère à gérer leurs filiales à l’étranger, notamment dans les pays émergents (Beddi & Mayrhofer, 2013). Dès lors, cela renforce encore davantage la nécessité de produire des ASE conçues au niveau des filiales, tout en validant les orientations globales définies par la maison-mère (Kostova & Roth, 2002) et concilier ainsi les tensions entre les niveaux global et local (Jaussaud & Mayrhofer, 2013). La diversité des ASE constatées dans notre recherche, tantôt à l’initiative des filiales, tantôt des sièges, confirme en outre l’idée d’une co-construction de la politique de RSE des multinationales à l’étranger (Pestre, 2011, 2014).

Au-delà de l’adaptation des ASE au contexte local, un appui par les pouvoirs publics locaux reste essentiel pour la réussite de celles-ci, par exemple au niveau de la réinsertion des victimes (Mariño-Arévalo & Valencia-Toro, 2015). Cela corrobore l’importance de l’approche institutionnelle de la RSE, selon laquelle un dialogue institutionnalisé avec les parties prenantes locales est un facteur promouvant le comportement responsable des entreprises (Campbell, 2006).

La mesure de l’impact des ASE dans un pays post-crise

Notre recherche soulève la question controversée de l’impact des entreprises multinationales dans un pays émergent post-crise. Nous avons construit ici un indicateur d’impact ancré dans la réalité colombienne, donc élaboré pour partie de manière inductive. On y retrouve des indicateurs dont l’importance dans le contexte colombien a déjà été mise en avant, notamment par López-Santamaría et al. (2017) qui ont souligné la nécessité de participer aux grandes phases de la réconciliation post-conflit, d’incorporer les ex-combattants, et d’adopter une politique d’intégration et de respect de la diversité. Il s’agit d’actions de long terme, et qui interviennent sur des éléments structurels propres au contexte post-conflit (López-Santamaría et al., 2017).

Dans quelle mesure notre recherche peut-elle contribuer à une compréhension plus générale de l’impact des ASE des multinationales dans des pays post-crise, et à la construction d’indicateurs d’impact ? Plusieurs pistes se dessinent. Le contexte colombien conduit à orienter les ASE vers les victimes du conflit, mais également vers les ex-guérilleros, de manière à favoriser leur réinsertion par le biais du monde professionnel. Quel que soit le conflit, ces deux types d’acteurs (victimes et ex-bourreaux) constituent des destinataires privilégiés des ASE des multinationales. De la même manière, les fondations et les partenariats avec les associations locales et nationales seront dans toutes les zones de conflit des moyens incontournables pour la mise en oeuvre des ASE. Les partenaires locaux sont des relais clés pour les multinationales, surtout en période d’instabilité, et représentent certainement le meilleur moyen de s’insérer dans les territoires.

Mais les contextes post-crise peuvent recouvrir des réalités très différentes. Nous identifions trois catégories : les pays en guerre ou en guerre civile, dans lesquels nos critères sont assez aisément transposables. Puis, les pays qui connaissent une catastrophe naturelle et/ou sanitaire (la seconde pouvant être la conséquence de la première), et auxquels nos critères peuvent être partiellement transposés, dans la mesure où l’on trouve des victimes, mais pas de « bourreaux ». Une troisième catégorie de contexte post-crise sont les catastrophes industrielles (marée noire, accident nucléaire), pour laquelle nos critères sont moins opérants, étant donnée l’implication d’une ou plusieurs entreprises dans le déclenchement de cette crise. Celles-ci représentent alors les « coupables », mais elles ne sont pas forcément présentes localement (cas d’une marée noire, par exemple), et les responsabilités individuelles peuvent être difficiles à établir. Néanmoins, on trouve toujours des victimes auxquelles les ASE peuvent tenter d’apporter secours. Plus largement, notre recherche montre combien les pays post-crise représentent une catégorie qui gagnerait à être davantage étudiée en ce qui concerne la RSE (Wright et al., 2005).

Conclusion

Il apparaît dans notre recherche que l’engagement en matière de RSE des entreprises françaises en Colombie est particulièrement riche. La diversité des ASE, leur approfondissement au fil des ans, et la volonté apparente d’appuyer le dénouement du conflit montrent à quel point certaines entreprises ont investi dans l’intégration des parties prenantes, des ex-guérilleros et victimes notamment. Pour autant, elles n’ont d’impact sociétal significatif que si elles combinent de nombreux types d’ASE différents, au moins sept parmi les huit discernés ici. En deçà, elles peuvent certes contribuer positivement, mais de manière moins déterminante. Aucune catégorie d’action ne se révèle supérieure aux autres par son impact et ce ne sont donc pas certaines ASE, mais plutôt un large engagement des entreprises passant par le cumul de multiples voies, qui peuvent positivement influencer un pays en situation post-crise. Néanmoins, les résultats montrent que les ASE les plus spécifiquement adaptées au contexte colombien sont les mieux à mêmes de générer un impact sociétal, contrairement aux ASE plus classiques et génériques. Nous distinguons également trois catégories de crises à l’aide de critères influençant les possibilités de généralisation de nos résultats.

Les limites de cet article résident autant dans la nature exploratoire de notre approche, que dans le choix de l’échantillon limité à 21 multinationales, toutes d’origine française. Par ailleurs, la mesure d’impact construite sur la base de quatre indicateurs peut être discutée, car certains d’entre eux sont également des ASE, et l’obtention de prix peut avoir ultérieurement des retombées positives pour les entreprises, et renforcer les ASE mises en place. Les recherches focalisées sur d’autres pays et contextes pourront encore beaucoup apporter à la compréhension générale des ASE des entreprises multinationales, et à leur impact sur les parties prenantes de la société civile. La confrontation de travaux mettant en lumière la singularité de certains pays émergents ou post-crise spécifiques permettra alors d’aboutir à des grilles d’analyse de l’impact des ASE. Les contextes de crise et post-crise sont des domaines trop peu explorés, qui mériteraient un regain d’intérêt, tant l’impact des multinationales sur la société y est fort et ambivalent.