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Les travaux dédiés à la créativité sont désormais très volumineux, ils sont présentés dans toute leur diversité dans des synthèses savantes qui laissent deviner une forte segmentation des approches (Bilton, Cummings, 2014; Runco, 2012; Thomas, Chan, 2013). On peut en effet présenter ces travaux de manière non exhaustive par paires d’opposés. La créativité est soit étudiée au sein d’activités artistiques, artisanales ou encore récentes (architecture, haute-couture, cuisine, jeux vidéo), soit analysée au sein d’activités fortement polarisées entre création (front end) et développement pour de grandes industries. L’étude de la créativité semble également disjointe entre des travaux foisonnants centrés sur la personne créative et des études résolument organisationnelles de la créativité, et rares sont les travaux qui tentent de conjuguer ces deux niveaux. En complément, de nombreux travaux font état de la complexité des processus d’innovation. On souligne la coexistence d’options de développement très diverses (Dougherty, Dunne, 2011) qui appellent des analyses du travail réel des professionnels (Bechky, 2006; Lahlou et al., 2012) ainsi que des cadres d’étude respectant les dimensions individuelles et collectives (Hargadon, Bechky, 2006). Dans cette grande diversité, quelques auteurs notent que la créativité constitue un construit unitaire qui finalement n’a rien d’unitaire (De Cock, 2016). On peut alors être tenté par un retour aux sources. Si la créativité est à la fois cette capacité et ce processus de création de nouveauté utile (Amabile, 1996), on accepte que cette définition autorise quantité d’investigations. Ici, certains nous alertent sur la dynamique paradoxale du management de la créativité : en souhaitant la développer, on risque de l’isoler trop fortement au point de définir des règles qui sont à l’opposé de ses déterminants les plus intimes (Seyidov, 2013). L’un de ces déterminants a été identifié par un autre auteur pionnier, Csikszentmihalyi (1996), qui nous invite à considérer en particulier le rôle de l’attention. Dans sa théorie du flow, Csikszentmihalyi fait référence aux états de désordre psychique au sein desquels l’attention des professionnels est divertie par d’innombrables informations et des dispositifs techniques qui ne correspondent ni à leur habileté, ni à leur projet professionnel. Cette interrogation renvoie à la dynamique sociotechnique des organisations et met au défi de penser la complexité de la relation entre création et technique. Les travaux pionniers intéressés par la résolution de problèmes (Osborn, 1953) distinguaient déjà quatre capacités intellectuelles : la capacité absorptive (observer et appliquer son attention), la capacité rétentive (mémoriser et se souvenir), le raisonnement (analyser et juger) et la capacité créative (représenter, prévoir et produire des idées). Si les trois premières capacités sont communes à l’humain et à la machine, seul l’humain est créatif. Toutefois comment nier l’intrication des capacités techniques et humaines dans les actes d’observation et les raisonnements afin de créer ?

Les travaux pionniers nous rappellent en définitive le caractère particulier de la créativité : capacité essentielle pour innover tout autant que processus fragile à la destinée souvent incertaine. Rendre compte de la créativité dans les organisations devrait constamment nous ramener à cette orientation originelle. Si ce n’est pas le cas c’est en partie en raison d’un défaut de mise en perspective de long terme de la créativité. Des éclairages particuliers à propos du devenir des créateurs, du travail des professionnels, font encore défaut. Peu de travaux se concentrent sur la dynamique des processus créatifs dans la durée. Cette dynamique devrait en effet nous interroger : quelles sont les trajectoires d’industries familières avec les pratiques de standardisation des activités innovantes ? Ces industries ont investi depuis les années 1960 des moyens importants pour équiper les activités créatives de leurs bureaux d’étude (Le Masson, Weil, 2008; Poitou, 1989). Dans une époque valorisant la créativité et l’innovation, il peut paraître étrange d’interroger l’effectivité de ces investissements. Pourtant la maturité de ces industries nous offre le recul nécessaire pour examiner la dynamique de long terme de la créativité.

Les travaux fondateurs d’Amabile et de Csikszentmihalyi favorisent l’étude du lien entre habiletés de la personne et techniques d’aide à la création, en cela ils favorisent simultanément des analyses qui n’opposent pas création individuelle et créativité organisationnelle (Beyes, Steyaert, 2013). Plutôt que de procéder par polarités (humaines et techniques), il est possible d’avancer en termes sociotechniques pour respecter les intrications humain-machine et individuel-organisationnel. Nous formulons ainsi la question suivante : les moyens investis pour soutenir la créativité dans certains secteurs industriels ont-ils tendance à développer, consolider ou affaiblir la créativité des concepteurs ? Nous exprimons, d’une part, un intérêt pour les professionnels désignés comme créatifs dans les bureaux d’étude, d’autre part, un intérêt égal pour les moyens de soutien de la créativité que sont les techniques d’organisation (gestion de projet) et celles de l’information (logiciels et maquette numérique). Nous précisons un cadre d’analyse particulier — l’organologie — afin de répondre à la question relative au devenir des capacités créatives au sein de trois secteurs d’activité : l’industrie électronique, l’aéronautique et le génie civil.

Nous procédons en trois temps. Nous précisons d’abord notre approche de la créativité et présentons le concept d’organologie qui permet une conception intégrée de la créativité incluant la technique et ne séparant pas l’individuel du collectif. Une seconde partie présente les données d’enquêtes et analyse comment technique, psychique et social s’entremêlent en milieu industriel lorsqu’il s’agit de créativité. Une troisième partie discute ce rôle de la technique dans la dynamique de la créativité, et met en perspective la pertinence d’une analyse en termes organologiques.

Capacités créatives et milieu de création

L’objectif consiste à analyser les situations de conception au sein des bureaux d’étude les plus anciens afin de nous prononcer sur le devenir des capacités créatives. Nous contextualisons pour tenir compte de l’écologie de tels espaces de création (Dougherty, Dunne, 2011). La situation professionnelle des concepteurs est a priori fortement encadrée techniquement. Comment alors intégrer cette puissance des technologies numériques permettant de simuler très rapidement plusieurs états physiques et ainsi accélérer les actes de création ? Faut-il pour cela adopter une approche techno-centrée qui ferait oublier les dimensions tacites de l’activité et les dispositifs sociaux (Faraj, 2018) ? L’analyse conjointe des activités humaines de création et des techniques d’aide à l’activité sera présentée par étapes. Nous définissons tout d’abord la créativité en conciliant approches individuelle et collective, puis explicitons la place centrale de l’attention individuelle dans ce continuum individuel-collectif. Une troisième étape introduit le rôle de la technique dans l’action créative et une quatrième termine de composer notre visée d’étude en rassemblant les différentes dimensions de l’analyse organologique.

Une approche de la créativité qui ne sépare pas individuel et collectif

Si la créativité a été définie comme une habileté efficace en termes économique ou social, il reste que cette habileté est certes nécessaire mais non suffisante. S’il paraît important de cerner l’ensemble des ressources qui vont être effectivement mobilisées dans les processus de création, il ne faut pas perdre de vue que la question du cadrage est bien délicate (Paris, Ben Mahmoud-Jouini, 2019). Car le cadre de recherche du créateur n’est ni connu à l’avance, ni simplement transmissible à autrui. Une manière de poser la question consiste à envisager le couple que forment le concepteur et son milieu professionnel. L’approche psychologique de Winnicott (1975) oriente la question dans ce sens : la créativité est ce qui permet à l’individu de devenir une personne en participant à la vie de la communauté. Selon Becker (1982), le processus créatif est social. En développant leurs pratiques, les individus créent des savoirs, prennent soin de leurs milieux naturels et techniques, ainsi que de leurs milieux sociaux (les arts de vivre), et enfin de leurs milieux mentaux (la délibération avec soi-même, l’intrapsychique qui conduit aux capacités définies par Osborn). Amabile n’a pas traité d’autre chose lorsqu’elle a formulé l’importance de la conjonction des trois composantes de la créativité : les capacités personnelles, les processus de création et la motivation. Les études qui s’en sont inspiré ont sans doute trop focalisé sur les capacités individuelles et les actions personnelles. Or la créativité est toujours située, elle se déroule dans un dialogue avec une situation suivant les termes de la cognition située (Lave, 1988; Suchman, 1987). Pour Hargadon et Bechky (2006) les recherches sur la créativité et la cognition sont centrées sur le raisonnement individuel et négligent le niveau collectif alors que les recherches sur l’innovation considèrent de manière privilégiée le processus créatif collectif. Beaucoup d’études sur la créativité semblent oublier les moments d’interaction entre professionnels durant lesquels rien n’est fixé mais où se découvrent des complémentarités.

Amabile a souligné la nécessité de considérer d’autres dimensions que l’individuel, par exemple les synergies de groupe (Kurtzberg, Amabile, 2001). Une littérature abondante vient souligner les dynamiques communautaires qui animent une profession (Amin, Cohendet, 2004; Amin, Roberts, 2008). En particulier au sein des communautés d’experts techniques, le rôle des knowledge workers est souligné, notamment l’autonomie développée dans l’accumulation des connaissances (Bechky, 2003). Ces analyses ont souvent été établies durant la période 1990-2010 qui a vu les technologies numériques et les méthodes d’organisation s’installer massivement et renforcer le caractère collectif de l’activité. Nous caractérisons rapidement cette période par plusieurs traits.

Le management de projet, avec ses réunions d’avancement des activités de conception et les paramètres canoniques qu’il a accompagné (délai, prix et qualité), fixe des temporalités dans l’action créatrice des concepteurs. La standardisation de nombreux composants a ouvert la voie à des stratégies de modularité devenues règle de conception. Un module assemblant plusieurs composants est mémorisé dans une base de données avec plusieurs caractéristiques permettant de le repérer lors d’une requête pour être réutilisé dans une nouvelle création, permettant ainsi de réduire le temps de conception. En complément, la modularité a été associée à un référencement informatique massif permis par des majors de l’édition de logiciel (Dassault Systems, PTC et Siemens PLM se partageant le marché mondial). Ces éditeurs proposent des services sur plateforme pour soutenir les chaînes de conception en références techniques relatives à l’élaboration des maquettes numériques ainsi qu’aux marchés aval (Gawer, 2014). Des systèmes d’information très intégratifs de type PLM (Product Lifecycle Management) et BIM (Building Information Modeling) sont apparus plus récemment. Le PLM est « une approche stratégique de l’entreprise qui prend en charge toutes les phases du cycle de vie du produit, de son concept jusqu’à sa destruction, en fournissant une source unique de données horodatées sur le produit. » (Corallo, 2013). Ces systèmes permettent, d’une part, de connecter les différents logiciels dédiés aux activités (ils décloisonnent), et imposent, d’autre part, un langage de conception particulier adossé sur la valeur en cours de conception et de réalisation. Certains avancent que les métiers et leurs langages conceptuels sont progressivement passés sous l’influence d’un langage axé sur la valeur du produit (Darses, 2009; Petit, 2016).

Implications pour l’étude de la créativité

Ce premier éclairage de la dynamique individuel-collectif dans la créativité appelle trois remarques conduisant à une définition de la créativité.

Considérer la créativité revient souvent à développer une approche instrumentale de la création. Cette approche nous semble insuffisante. Le dialogue avec le milieu (milieu naturel et technique, milieu social et milieu mental) est l’une des modalités permettant de compléter le tableau. Une caractérisation de la créativité en tant qu’activité en interaction nous semble féconde. Il s’agit d’une interaction, non pas avec un environnement (notion très générale), mais dans un milieu que nous définissons avec Canguilhem comme un monde de perception où se déroule l’expérience pragmatique. L’expérience humaine opère certes sur des objets, mais au travers d’eux, sur des potentialités fonctionnelles situées les unes par rapport aux autres, et toutes par rapport à l’humain. En complément, on pose la question : peut-on traiter de créativité sans prendre en compte la technique ? Autrement dit sans intégrer les fonctions d’amplification de l’action humaine qui sont disponibles dans le milieu ? Bien entendu, tous les dispositifs numériques ne sont pas créatifs en eux-mêmes, ils constituent des aides à la conception. Mais ne sont-ils pas plus que des aides ? Nous approfondissons le lien dynamique entre individuel et collectif en ne réduisant pas la dimension collective aux relations sociales entre concepteurs, mais en tenant compte de l’expérience accumulée objective, à savoir la technique. Troisième remarque : comment spécifier ce lien dynamique entre habileté individuelle et capacité collective de création ? En suivant Hargadon et Bechky (2006), nous posons que la question de l’attention est devenue centrale. La participation aux interactions de groupe est un produit, non pas de la seule appartenance ou de la présence au sein d’un groupe, mais de l’attention et de l’énergie qu’un individu consacre à une interaction particulière avec son entourage.

L’attention comme pivot individuel-collectif

L’approche multivariée d’Amabile (1983, 1996) définit trois dimensions centrales : les capacités dans un domaine, les processus liés à la créativité et la motivation. Les capacités dans un domaine (connaissances, capacités techniques et talents spécifiques) sont dynamiques puisque fruit d’habiletés cognitives, perceptives et motrices élaborées au cours de l’expérience. Les processus, définis dans un sens très personnel, regroupent un style cognitif et de travail, des traits de personnalité et la connaissance d’heuristiques pour produire de nouvelles idées. La motivation est définie de manière dichotomique en facteurs intrinsèques et extrinsèques. Les facteurs les plus favorables à la créativité sont la motivation afférente aux activités décidées par le créateur (motivation intrinsèque) en l’absence de pressions externes. Les facteurs les plus défavorables proviennent de motivations extérieures à l’activité de création (motivation extrinsèque). Comme le soulignent Hargadon et Bechky (2006), les ressources « externes » à l’univers personnel sont peu représentées et souvent de manière négative. Il est souhaitable d’approfondir le rôle des capacités personnelles, en particulier la dynamique de l’attention individuelle. L’intérêt réside dans la continuité que l’attention instaure entre dimension individuelle et dimension organisationnelle de la créativité.

D’un point de vue phénoménologique (Husserl, 1913), toute perception est articulée par deux types de conscience – une conscience rétentionnelle (chaque moment vécu est conservé en mémoire) et une conscience protentionnelle (les moments conservés permettent d’anticiper le vécu à venir). Le système attentionnel se nourrit de ces deux mouvements qui se succèdent instinctivement : élaborer une mémoire à court ou long terme d’un événement (rétention) et mobiliser cette mémoire afin de projeter une action (protention). Ce qui est nommée attention est en fait l’articulation dynamique d’une protention et d’une rétention. Ces deux mouvements se déclinent selon trois niveaux de complexité : primaire, secondaire et tertiaire (Stiegler, 2015). Ils confirment l’intérêt d’une analyse en termes de dialogue avec le milieu. Les rétentions et protentions primaires concernent le vécu immédiat. La rétention primaire constitue la « mémoire de travail » élaborant le stockage et le traitement des informations nécessaires à la résolution d’un problème. Elle permet d’anticiper la suite d’une activité en ajustant les actions (protentions). Le premier niveau est assisté par les capacités d’entendement et de raison de l’individu, alimentées par ses rétentions et protentions secondaires. Ce niveau exprime la personnalité de l’individu, ses schèmes cognitifs et ses habiletés dans une consolidation de l’expérience. Niveaux primaire et secondaire de l’attention expriment l’importance de l’individu et de son psychisme. Ils ne suffisent toutefois pas. Le niveau tertiaire est celui des ressources externes à la personne : toutes les ressources présentes dans un milieu qui démultiplient les capacités individuelles. On y range le savoir validé socialement, les interactions sociales, les instruments pour recueillir l’information et nommer les choses, enfin les outils pour faciliter les actions. La rétention tertiaire comprend ainsi les potentiels techniques. Au moyen de la technique, rétentions et protentions tertiaires accroissent le potentiel de perception et d’action de l’individu dans sa relation au milieu. En sorte que les dimensions collectives se manifestent auprès de l’individu par ces artefacts que sont les techniques influentes au niveau tertiaire du système d’attention. Comme le souligne Canguilhem (1965), c’est la technique qui médiatise le rapport entre psychisme individuel et milieu. La technique incarne une mise en continuité entre l’humain et son milieu, tout en étant également le résultat d’un questionnement social. Par exemple une date de revue de projet ou bien une bibliothèque de formes de fuselage d’avion constituent des rétentions tertiaires qui alimentent des protentions tertiaires, c’est-à-dire collectives.

Cette approche confirme la pertinence d’une étude de l’attention des sujets (Hargadon, Bechky, 2006). Elle nous permet de mettre en lumière la continuité entre individuel et collectif de manière ciblée. On met en évidence l’entremêlement des dimensions individuelles, sociales et techniques à l’oeuvre dans l’action de création de nouveauté.

La technique entre assistance et guidage de l’attention

Sans y être tout le temps attentif, tout créateur mobilise des capacités qui sont le résultat d’une accumulation de savoir-faire. Ces savoir-faire s’incarnent sous certains formats dans la technique. C’est le cas de la maquette numérique complètement intégrée aujourd’hui à la conception d’objets. Cette technique est issue du logiciel Unisurf de Pierre Bézier de la Régie Renault (1966) qui répondaient à deux questions : faciliter la coopération entre mécaniciens et carrossiers en atelier, et réduire les délais de modification des dessins de pièces. Des normes transversales aux différents métiers ont été élaborées et la réalisation des dessins a été ramenée de 3 semaines à une demi-journée. Sur une échelle de trois décennies (1970 à 2000), un langage de conception centré sur la valeur en cours de constitution s’est imposé au détriment des langages liés aux spécialisations disciplinaires et à la géométrie des objets (Le Masson, Weil, 2008). Plus tard, la technique du PLM a parachevé cet édifice.

Comme le souligne Feenberg (2014), la technique propose des fonctions qui rencontrent un sens social et une rationalité en usage (par exemple : réduire les délais pour gagner du temps). Signification sociale et rationalité fonctionnelle constituent des dimensions de la technique liées de manière inextricable. « Une fois introduite, la technique offre une validation matérielle de l’ordre social qui l’a préalablement formée » (Feenberg, 2014, p. 63). Nous ajouterons avec Canguilhem (1965) que la technique est aussi ce mouvement qui permet à l’humain de se mettre en continuité avec la vie. Les techniques disponibles interrogent et affectent potentiellement les styles cognitifs, les capacités techniques et les talents des personnes. En sorte que système attentionnel et système technique évoluent de concert. L’analyse gagne alors à considérer la créativité non pas comme celle d’individus, mais comme celle de systèmes humain-technique.

Dans une inspiration phénoménologique, il paraît pertinent d’apprécier le pouvoir de la technique et de faire retour sur les capacités des personnes. Les concepteurs font progressivement corps avec les techniques et leurs interactions sociales. Ils s’individuent peu à peu en s’enrichissant des fonctionnalités présentes dans la technique et plus généralement dans leur milieu. L’instrument technique (un microscope par exemple) augmente les capacités du créateur. Cet instrument constitue une rétention tertiaire qui facilite les protentions primaires des créateurs, et façonne leurs protentions secondaires (sensibilités personnelles). D’où les possibilités d’overflow repérées par Csikszentmihayi (1996), témoignant d’une emprise trop forte de la technique sur les capacités professionnelles. Intégrer ces niveaux d’attention à l’analyse sociotechnique permet d’élaborer un espace d’observation plus riche et ainsi constituer une approche écologique des milieux de création.

Une organologie de la créativité

Les techniques disponibles au sein d’une organisation représentent des fonctions particulières, soit en termes d’amplification des capacités sensibles (instrument), soit en termes d’amplification des actions (outil). L’outil est un médiateur pour l’action du professionnel. L’instrument est l’inverse de l’outil, car il prolonge et adapte les organes des sens : il est un capteur, non un élément effecteur (Simondon, 2005). D’une manière générale, la technique constitue, avec les relations sociales, le milieu dans lequel évoluent les concepteurs. Plus qu’un système sociotechnique, ce couple « concepteur-milieu » forme dans notre approche un système organologique (Simondon, 1989; Stiegler, 2018). Il s’agit d’une approche différente de l’analyse sociotechnique qui relève d’un choix épistémique particulier.

L’organologie propose l’étude des interactions entre organes humains, sociaux et techniques. Il s’agit d’une approche fonctionnelle : un organe se définit par sa fonction et son contexte de fonctionnement. Un organe n’existe pas sans son milieu et son milieu est constitué par d’autres organes avec lesquels une régulation est opérée. La régulation de l’action des différents organes constitue une question épistémologique décisive. Plutôt que de considérer chaque organe à l’égal d’une substance finie développant ses relations avec d’autres organes, Simondon adopte une approche en termes de potentiel d’individuation. Chaque organe va chercher chez les autres une capacité de se compléter dont il porte déjà les germes dans une quête de nature infinie. Si bien que l’on peut traiter de transduction au sens où chaque organe se renforce dans sa fonction en se liant à d’autres organes dotés de fonctions différentes. Chacun ne peut résoudre par lui-même sa propre problématique d’organe.

De cette manière, perception et décision individuelles sont prises dans une chaîne de ressources, tout à la fois individuelles et collectives. L’organologie permet d’approcher la créativité en observant comment le psychisme individuel du concepteur se transforme du fait de la technique et du contexte organisationnel dans lequel il s’inscrit. La question consiste à se prononcer sur la créativité de tels systèmes organologiques. Car ainsi définis ces systèmes sont destinés à renforcer leur caractère systémique. Les organes opèrent une synchronisation de plus en plus intense entre eux pour délivrer leur pleine efficacité à court terme. Mais en étant très synchronisés, lesdits organes risquent de fait d’entraver la créativité qui, elle, s’exprime par des écarts aux règles en vigueur et des bifurcations, autrement dit par une certaine diachronisation. Par leur savoir-faire et pour être créatifs, les concepteurs doivent a priori davantage s’inscrire dans une diachronie pour préparer le futur.

Le but de l’analyse empirique consiste à interroger le sens pris par la créativité qui émane de véritables systèmes organologiques. Le cadre d’étude est directement inspiré par cette analyse articulant trois organes : technique, social et personnel (figure 1). Les techniques d’aide à la création (logiciels et progiciels de CAO, bases de données composants), sont liées aux relations de travail (coordination, gestion des projets, réunions d’avancement) et aux capacités individuelles de conception (rétentions et protentions).

Les trois organes sont en interaction continue, chacun constitue le milieu des autres. Ainsi le concepteur en bureau d’étude dialogue avec des méthodes d’organisation et différentes techniques d’aide à la conception. Son attention personnelle est en partie soumise aux stimuli des outils et instruments techniques ainsi qu’aux incitations produites par ses relations sociales. Notre recherche consiste à déterminer les modalités de montée en puissance de ces stimuli et leurs conséquences en termes de dynamique de créativité des professionnels.

Figure 1

Lecture organologique de la créativité

Lecture organologique de la créativité

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Des configurations de création aux activités des concepteurs

Méthodologie

Afin d’apprécier les dynamiques de ce système organologique, nous mobilisons le modèle de la « généralisation conceptuelle » (Glaser, 2004; Tsoukas, 2009), qui permet de développer des connaissances « génériques » à partir d’un matériau empirique dont les informations proviennent de sources diverses. Nous tentons d’apprécier les formes que prend la créativité dans différentes situations organologiques. Nous conjuguons description et explication afin de qualifier le rôle de la technique et préciser la dynamique de créativité qui s’y développe. L’élaboration de nos données s’est inscrite dans la durée selon une démarche abductive, dans laquelle la rencontre avec les pratiques des professionnels et les surprises qu’elles génèrent jouent tout leur rôle, en participant à l’orientation de la problématique. L’étude a démarré en novembre 2017 au sein de cinq entreprises relevant de trois activités utilisatrices d’équipements différents. Les équipements mais également les spécialités professionnelles des concepteurs se différencient nettement : l’industrie électronique utilise des logiciels que n’utilise pas du tout l’industrie aéronautique, le génie civil se démarque également des deux autres. Notre stratégie d’enquête a privilégié un recueil d’informations auprès de celles et ceux qui font la conception, plutôt qu’auprès des directeurs d’unités. Nous avons observé des concepteurs au travail et réalisé 27 entretiens semi-directifs; nous avons également interrogés 6 professionnels de l’édition de logiciel (totalisant 33 entretiens pour cette étude). Sans négliger l’information économique propre à chaque entreprise, l’élaboration des données d’enquête a été orientée vers une compréhension des pratiques de travail de conception, suivant en cela les préconisations de Bechky (2006). La diversité des profils professionnels et des structures d’exercice permet de conduire une analyse horizontale des données par thèmes abordés. Nous disposons de trois types différents d’activité : l’un conçoit des équipements électroniques, en contraste avec un secteur aéronautique concevant des objets mécaniques, lui-même assez éloigné de l’ingénierie civile. Chacune des activités nous a été présentée avec une histoire particulière en termes de bureau d’études. Les deux premières ont une forte ancienneté dans l’utilisation des technologies numériques, la troisième une utilisation plus récente. Cette diversité permet une compréhension comparative assez fine des objets étudiés — les outils et instruments numériques d’assistance à la conception (organe technique) — et de leurs implications quant au potentiel créatif du travail d’ingénieur (organe personnel). Les entretiens semi-directifs visent à établir les profils de responsabilité des concepteurs, leur domaine d’activité, les dispositifs techniques dans lesquels ils sont impliqués et leur compréhension des processus de création auxquels ils participent. Le codage des données a été orienté vers la mise en évidence des caractéristiques suivantes :

  • la présence d’un système technique supportant l’intégration des chaînes de valeur, ses effets en termes de conditions d’exercice et son développement historique;

  • la créativité permise aux concepteurs par l’évolution d’un tel système technique.

Trois configurations de conception

Le travail de l’ingénieur est a priori organisé de différentes manières en fonction de la taille de l’entreprise, de la maturité de sa technologie et de la taille et variété des séries de produit. Au début de l’étude, nous accordions une forte autonomie à chacun des processus de conception. La démarche abductive a permis d’assouplir cette proposition, pour accorder un peu plus de pouvoir structurant au type d’activité.

La conception électronique

Deux entreprises de tailles très différentes ont été étudiées : un géant mondial de l’électronique et une PME. La PME (E1) compte près de 600 salariés. Elle commercialise des applications pour de grands comptes militaires et industriels. Organisée pour de petites séries, l’entreprise répond à des demandes d’équipement de clients singuliers ou bien d’appels d’offre. Elle gère un grand nombre de petits projets en parallèle. La conception des équipements électroniques est organisée autour de trois familles de professionnels : des architectes-produit, des chefs de projet et des designers. Le géant de l’électronique (E2) compte plus de 60 000 salariés et a connu plusieurs restructurations; il est actuellement organisé en grandes unités d’affaires, chacune structurée en plusieurs lignes d’activités. Les différentes unités équipent de grands systèmes de commande, définis comme plateformes logicielles et électroniques. En raison de la prégnance de l’architecture technique, chaque ingénieur détient une spécialité et un domaine d’action plus réduits que chez E1. La conception se déroule au sein d’une plateforme accueillant différents lots de conception. L’ensemble est segmenté en deux parties : la conception des sous-ensembles électroniques et l’intégration réalisée sur l’infrastructure de la plateforme. Deux groupes professionnels très différents sont mobilisés sur ce type de conception : des informaticiens pour plateforme et des ingénieurs spécialisés en conception (radar, télécoms, électronique). L’activité consiste à intervenir au sein de sous-ensembles dont la structure est administrée par des protocoles de formatage pour l’intégration de modules de traitement de l’information. Le langage commun du système est garanti par un référentiel spécifique d’intégration.

Points communs des deux entreprises

Malgré une forte différence d’échelle entre les deux entreprises, plusieurs similarités les rassemblent. Premièrement, le cahier des charges est figé en amont du processus, sans préoccupation d’agilité. Au sein de la PME, la demande est prise en charge par des architectes-produit puis par des chefs de projet. Les architectes exercent en amont de la conception en établissant un cahier des charges opérationnel. Les ingénieurs dédiés à la conception précisent ce cahier des charges et déterminent sa faisabilité. Chez E2, une fois le cahier des charges spécifié, la conception est découpée en lots de projet, le tout placé sous la direction d’un responsable d’intégration. Les multiples lots sont définis pour être inter-opérationnels ainsi que les interfaces, qui doivent être connues par les différents prestataires. Le second point commun est la recherche de synergie entre les différentes lignes de produits. Les deux entreprises commercialisent un grand nombre de produits différents avec des délais de conception exigeants, elles ont tendance à développer des innovations de type modulaire, qui permettent de réutiliser des composants déjà conçus. On remarque que, si le niveau de standardisation des activités est croissant avec la complexité du projet de conception, il n’existe pas de différence de nature mais de niveau de conception entre les deux entreprises. Dans ces deux cas, organe technique et organe social sont en symbiose : la division du travail et l’ordonnancement des projets (organe social) sont prolongés par les capacités de modularité de la conception offertes par les plateformes d’intégration (organe technique).

Conception d’engins aéronautiques

Les deux entreprises sont des acteurs majeurs de l’aéronautique mondiale. La première (A1) compte 11 500 personnes, son activité est fortement liée à la commande militaire. Les différents établissements de l’entreprise connaissent un turn-over très élevé (40 % des effectifs renouvelés durant les dix dernières années). L’une des raisons est l’affaiblissement du statut ingénieur, notamment en termes salarial. Les deux priorités affichées par A1 sont la transmission des savoir-faire et l’amélioration de la productivité par la transformation numérique des activités. La firme A2 compte 130 000 salariés. Elle est organisée en familles de produits, et compte plus de 10 000 fournisseurs. Les deux priorités affichées sont la rationalisation des chaînes de valeur et l’instauration de nouvelles méthodes de travail fondées sur un système structurant de gestion des données. De manière similaire chez A1 et A2, l’ingénieur évolue dans un cadre administratif composé de plusieurs rattachements : la fonction liée à son métier et le projet en cours. Le processus de conception est conduit selon deux niveaux de projet : la créativité surtout développée en phase amont (creative front-end); le second est consacré au développement.

Points communs des deux entreprises

Ces deux firmes ne partagent pas la même histoire industrielle, mais se rejoignent sur trois dimensions structurant leurs bureaux d’étude : la gestion par projet, la modularité et l’intégration des données de conception (PLM). Les activités de création de formes et leur assemblage sont strictement encadrées par des objectifs de délai et de coût. Le travail de création est régulé par les outils du management de projet. L’ingénierie concourante y est affichée comme objectif, mais ses réalisations sont plus délicates dans les faits. La modularité y est également présente, à un degré plus élevé en raison du grand nombre de composants (plus de 100 000 pour un avion). Management par projet et modularité se conjuguent afin d’orienter ces deux firmes vers la mise à disposition de briques technologiques, lesquelles fixent le champ des possibles de la création. La priorité accordée à la maîtrise des délais de conception et de développement induit un fort encadrement en matière de travail des concepteurs. Enfin, les deux firmes ont affirmé au cours du temps la banque de données comme principe central des systèmes d’aide à la conception. La coordination entre les différents travaux est prise en charge par des documents très nombreux et intégrés de manière électronique au moyen de systèmes d’information de type PLM.

Ces deux entreprises ont poussé plus loin la symbiose entre organe technique et organe social en investissant plus tôt que d’autres secteurs dans les banques de données numériques. L’aéronautique a été, avec l’industrie automobile, le terrain d’expérimentation des premiers outils informatiques pour la conception depuis la fin des années 1950 (Poitou, 1989). Ces systèmes techniques constituent plus que des relais d’information pour les concepteurs, ils délimitent leur espace d’activité et prédéfinissent leur contribution dans la chaîne de conception des aéronefs.

L’ingénierie civile

Nous disposons pour cette activité d’une seule entreprise (I1). L’enquête comprend des documents d’entreprise et dix entretiens semi-directifs. L’entreprise comporte de grands domaines d’intervention : géotechnique, hydraulique, structures, transport, paysage et environnement. Sa principale mission est la conception et la réalisation de grands projets d’ouvrages de constructions et infrastructures (ponts, autoroutes, voies ferrées, tunnels). Les 240 ingénieurs ont longtemps utilisé des planches à dessin et des courbes pour réaliser les tracés. Ce n’est qu’à partir des années 2000 qu’ont été introduits des outils numériques dans les processus de design. Désormais, la plupart des activités de conception sont supportées par des logiciels récents de dessin. Certains concepteurs utilisent des outils plus rudimentaires, tels que papiers et crayons, afin de développer et affiner leurs idées. L’entreprise doit non seulement participer à la pérennité des ouvrages qu’elle conçoit — longue durée attendue — mais est également engagée vis-à-vis d’un certain esthétisme environnemental, qu’elle doit garantir qu’importe le projet. La mission d’une route est à la fois fonctionnelle (le trajet) et environnementale (une vue paysagère).

Dynamique de création dans les systèmes organologiques

Devenir des organes sociaux

Les cinq entreprises étudiées sont très proches en matière d’organe social : l’activité de conception est systématiquement découpée en lots de projet. Au sein de chaque lot, le travail de conception (organe personnel) est fortement individualisé et assisté par des règles de conception définies par des ingénieurs-méthodes se différenciant des ingénieurs-projets sous la direction d’un chef de projet. Les méthodes sont soutenues par les logiciels utilisés aux différentes phases. Cette division du travail est accentuée par une différenciation entre la conception principale, assurée par les ingénieurs d’architecture-produit, et le développement par les ingénieurs de spécialité. La cohérence entre les étapes d’un projet aéronautique ou électronique est assurée par des règles et des méthodes relatives à la tenue des délais et à la gestion de la qualité technique des conceptions. Les revues de projet tentent d’associer les différents lots assez morcelés. Si l’ingénierie civile se démarque avec moins de linéarité dans l’enchainement des étapes, la tendance générale est à la spécialisation professionnelle. Un ingénieur-système de A 1 : « les ingénieurs en bureaux d’étude sont très spécialisés, ils ne se rendent pas compte de l’ensemble de la conception ». Une forte spécialisation conduit à ce type de constat : « chez nous, ils démultiplient les coeurs de métiers. Il faut travailler ensemble pour faire un produit. En même temps, on nous demande de communiquer par mail/téléphone, dans nos bureaux ».

Puissance des organes techniques

Comme le synthétise un installateur de PLM, les objets techniques installés dans les bureaux d’étude médiatisent une grande part de la régulation sociale : « le PLM permet d’harmoniser la gestion des différents paquets de données, ce qui permet d’innover plus facilement en modularisant », mais dès lors : « les utilisateurs sont obligés de structurer leurs idées, de procéder par schématisation de leurs idées et d’accepter les supports communs avec leurs contraintes ». Un chef de projet aéronautique décrit les modes de communication : « Dassault Systems, c’est un peu le Google de la conception industrielle. L’intégration d’un PLM dans l’entreprise étendue nécessite davantage de communication et de collaboration entre les équipes. Il y a mise en commun de l’information, plus possible de cacher certains problèmes comme c’était possible avant ».

Figure 2

Organologies de E 1 et E 2

Organologies de E 1 et E 2

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L’objet technique est en symbiose avec l’organe social en incarnant la validation matérielle d’un objectif de standardisation des activités. D’abord en termes de modularité, un architecte-produit chez E 1 décrit la tendance : « l’entreprise déploie une nouvelle version (de logiciel), plus intégrée, dans une volonté de standardisation des produits, et qui va faire office de configurateur. C’est-à-dire que le client va exprimer avoir besoin de tel produit, et que les ingénieurs vont pouvoir “faire le marché” sur un ensemble de composants préétablis, ce qui représentera d’importants gains de temps. On va pouvoir utiliser de la modularité ». Chez E 2, deux propos reviennent souvent : « la créativité se décline bien davantage au niveau stratégique qu’au sein des bureaux d’étude » et « mieux vaut innover de 20 % par rapport aux précédentes conceptions ». Les choix stratégiques se définissent majoritairement en termes de prise de risque financier sur des programmes d’innovation. Ensuite en termes de simulation qui vient raccourcir les délais de conception : les architectes-produit soulignent les avantages de la simulation numérique pour atteindre la cohérence des objets et épargner du temps. Un ingénieur-architecte électronique : « à présent, les ingénieurs vont laisser l’outil faire pleins d’itérations ». Un ingénieur aéronautique : « la planche à dessin permettait de faire de très bons avions. Aujourd’hui l’ingénieur de conception s’adapte à l’outil de simulation : c’est la question de la place et du rôle de l’informatique : qui s’adapte à qui ? ».

Figure 3

Organologies de A 1 et A 2

Organologies de A 1 et A 2

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En troisième lieu, en termes d’intégration informationnelle, le fil rouge entre les différentes phases de conception est pris en charge par la technologie PLM ou BIM (organes techniques). Les différentes bases documentaires de l’entreprise sont intégrées afin d’intervenir rapidement au sein de la chaîne de valeur et dès les premières étapes de la conception. Les méthodes de conception sont fortement articulées par le PLM qui, de fait, concentre la majorité des appréciations des concepteurs quant à la dynamique de leur créativité. Chez E 2, les ingénieurs évoquent des protocoles figés qui servent de cadres pour le travail de chacun (organe personnel). Cette emprise de la technologie PLM poursuit un long processus de rationalisation du soutien à la conception en visant une véritable exhaustivité des données relatives au produit. Si cette technologie constitue un référentiel qui met de l’ordre et libère des contraintes de recherche d’information, elle peut également affaiblir les initiatives. Un consultant interne A 2 remarque qu’« il y a de moins en moins de design et de plus en plus d’administration sur les données, ce qui éloigne du coeur de métier ». En contraste, chez I 1, l’utilisation de logiciels de dessins de génie civil (AutoCAD, Civil 3D), est souvent délaissée au profit du papier, lequel aide mieux selon un concepteur « à la visualisation de l’espace, de tout l’espace, de l’ensemble, pour que les tracés soient les plus logiques et les moins dénaturants possibles ».

Figure 4

Organologie de I 1

Organologie de I 1

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Devenir des organes personnels : vers un aménagement des capacités de création ?

Les concepteurs oeuvrent dans ce milieu technique en continu. Comment exercent-ils leurs capacités ? Les ingénieurs tiennent des propos a priori contradictoires. Ils déclarent d’une part « bénéficier d’une marge de manoeuvre importante et faire souvent preuve d’initiatives », d’autre part : « ne pas faire d’innovation au sens de la concrétisation de quelque chose de nouveau ». La dimension créative est mise en balance avec les choix de paramétrage et de dessin des composants, la référence à la conception standardisée est sous-jacente. Passé cette difficulté d’interprétation, plusieurs témoignages concernent un affaiblissement des capacités de dessin. Un architecte aéronautique : « aujourd’hui j’entends des ingénieurs qui utilisent CATIA (logiciel de Dassault Systems) et qui disent qu’ils savent utiliser l’outil, sauf qu’ils rentrent seulement les côtes selon l’outil, mais n’ont plus les compétences liées au design, ils ne réfléchissent plus à l’objet qu’ils font. Avant les dessinateurs savaient faire l’objet qu’ils dessinaient, aujourd’hui certains ne savent plus du tout ce qu’ils font. Par contre, ils ont une bonne maîtrise de l’outil, ce qui pose encore plus question ». Les organes techniques affectent les organes personnels au sein des situations de travail. Plusieurs ingénieurs expérimentés font remarquer la capacité de décontextualisation de l’outil numérique : « le dessin est limité, et l’outil qui rassemble tous les outils, c’est quelque chose de très contreproductif. Rester sur du papier, qui fait transparaître une idée, c’est déjà pas mal, sinon, quand on utilise juste le logiciel, on n’arrive plus à les retravailler. » Cette décontextualisation va de pair avec un guidage des actions à l’aide de manuels et de référentiels. Dans l’électronique et l’aéronautique davantage que dans le génie civil, des logiciels spécifiques imposent des procédures d’action. Les dessins et intégrations de modules suivent les procédures décrites par les manuels afin d’assurer la fiabilité des réalisations. La qualification des designers consiste à maîtriser le fonctionnement des machines afin d’assurer la traduction technique des cahiers des charges. Dans ces conditions doit-on parler de créativité ou de capacité à choisir des options techniques au sein d’un ensemble très défini de possibilités ? L’introduction des PLM est une transformation profonde. Un ingénieur exerçant à l’interface bureau d’études-fabrication : « la simulation en 3D pour concevoir l’objet et anticiper l’activité future, c’est bien, le problème c’est que ça ne colle pas avec des contraintes qui ne s’observent que dans l’activité ».

Cette domination de l’organe technique, relais de l’organe social, sur les organes personnels a été inaugurée avec la simulation numérique couplée au management par projet. Elle est désormais pleinement installée dans les activités étudiées car enseignée dans les écoles d’ingénieurs à des élèves à qui on ne présente pas la généalogie des méthodes de conception.

Les ingénieurs les plus anciens utilisent dès qu’ils le peuvent le support papier afin d’appuyer leurs raisonnements. Ils montrent une plus grande sensibilité vis-à-vis du milieu et une moindre tendance à utiliser les ordinateurs. Un concepteur (25 ans d’ancienneté) : « pour travailler sur un plan, il fallait beaucoup réfléchir, c’était difficile, parce que pour reprendre il fallait gommer et tout était très long », alors qu’« aujourd’hui, t’as pas besoin de faire cette réflexion parce que l’outil en face de toi calcule à ta place ». Un autre (30 ans d’ancienneté) désigne l’ordinateur comme « un truc qui t’empêche d’imaginer, la 3D… c’est pas facile sur un plan déjà, mais là-dessus, c’est carrément impossible; sur le plan, tu as de l’espace, tu peux le faire… sur un écran, tu peux pas le faire, c’est tout petit ! ». Ainsi « les plus anciens ont du mal avec le PLM, ils se regroupent avec de plus jeunes qui ont plus de dextérité au niveau du raisonnement… Le PLM exige du systématisme. Les plus jeunes ont moins de mal pour aller chercher les informations. Mais, ils ne se rendent pas compte des problèmes de cohérence de la conception. Les plus anciens repèrent plus rapidement les problèmes ». La référence à la cohérence d’ensemble paraît ainsi se dissoudre avec le temps, non pas tant en fonction d’une différence générationnelle d’attitudes, qu’en raison d’une préparation systématique des jeunes diplômés à la modularité et à la simulation numérique.

Pour un manageur d’équipe A 1 : « faire du copié-collé en conception c’est possible. Mais on essaie d’intégrer des problématiques du marché en préconception, cela créé de l’activité… l’outil ne fait qu’expliciter ». De nombreux témoignages créditent le constat d’une orientation de l’attention par des choix élaborés en amont des bureaux d’étude (choix de modularité, ou méthodes contraignantes de conception). Dans ce cas, plusieurs remarquent : « les ingénieurs se sentent bridés et ont le sentiment que cela les gêne dans leur création ». Le pouvoir structurant des rétentions tertiaires fournies par les organes techniques s’exprime de cette manière. En contraste, chez I 1, le concepteur poursuit une double mission technique et esthétique. L’entreprise associe des domaines a priori assez éloignés, tels que la géotechnique et le paysage. Cela se traduit par une conception qui doit à la fois être précise (le détail du design garantit la pérennité de l’ouvrage) et générale (l’oeuvre doit s’intégrer au paysage et en représenter une certaine continuité). Cette double dimension de l’activité, technique et esthétique, contraste avec les deux autres, dans le sens où les organes personnels (l’initiative du concepteur) revêtent un rôle plus important. Toutefois les capacités de perception paraissent fortement affectées par les outils d’aide à la conception tels que la 3D. Si les plus jeunes semblent plus rapides, ils commettent beaucoup plus d’erreurs d’inattention. Ils sont davantage indifférents quant à la tâche qu’ils sont en train de réaliser, ce que confie une ingénieure (6 ans d’ancienneté) : « je fais ce qu’on me demande, c’est très technique, il n’y a aucune place pour la créativité ». Les plus anciens, qui utilisent des supports non numériques à côté de l’ordinateur (cartes, plans, crayons, feuilles, calques) expliquent : « avant, il n’y avait pas cette facilité avec la formule et hop ! ça marche, ok, ça marche pas, on recommence jusqu’à ce que ça marche; avant, il y avait un projet et on le maîtrisait. Avant, il y avait beaucoup plus de finesse et le projet était compris. La facilité des outils aujourd’hui nous a éloigné de cette réflexion : ce sont des outils qui sont très puissants, ils font la réflexion ».

Discussion

Ces études empiriques présentent des états différents d’intégration des dispositifs techniques et organisationnels, mais permettent d’identifier des orientations semblables. Deux grandes convergences méritent des développements en termes généraux.

Un premier point de convergence est constitué par l’ordre, aussi bien fonctionnel que symbolique, instauré au sein des bureaux d’études par les techniques de type PLM et BIM. Aboutissement d’investissements organisationnels et financiers de longue durée, ces techniques sont certes des innovations de type informationnel, mais le plus important est qu’elles instituent une domination de la logique du produit (nomenclature, décomposition de la valeur du produit complexe) sur les disciplines des métiers. Au sein de milieux technologiques sophistiqués, la rationalité des chaînes de valeur parvient à s’imposer aux métiers. La valeur « produit » ne règne pas uniquement dans la sphère commerciale, elle est devenue la référence ultime au sein des activités de conception au moyen de méthodes de modularité adossées aux dispositifs PLM ou BIM. Si cette domination semble admise et finalement « naturalisée », elle pose toutefois la question des modalités de développement des métiers : la simulation numérique peut-elle à ce point se substituer à la matérialité des processus de conception ? Le second point de convergence est la synchronisation des organes de l’activité. En termes organologiques, les choix de performance économique (valeur produit) ont été pris en charge par les techniques d’organisation des projets de conception, de simulation et de test. Ces choix de performance économique sont consubstantiels d’une organisation sociale de l’activité de conception et d’innovation. Les spécialisations fortement marquées des concepteurs, surtout au sein des grandes firmes, le pouvoir exercé par les directions dans la définition de la valeur, s’accompagnent des principes de modularité de la conception eux-mêmes supportés par une informatisation générale des différentes étapes d’élaboration du nouvel objet. Organe social et organe technique se codéterminent et créent des situations assez contraintes pour les professionnels. De cette manière, la synchronisation entre organes techniques, sociaux et humains atteint une intensité élevée. La qualification requise des concepteurs, mais aussi leur activité effective, sont enchâssées dans les orientations des organes sociaux et techniques. Une telle synchronisation est garante d’efficience, mais pas d’expansion des capacités créatives. Si cette tendance persiste, les communications entre professionnels dans les espaces de conception continueront à s’affaiblir et le potentiel créatif des organisations risquera d’être durablement affecté. Ce bilan en termes de synchronisation des organes éclaire les perspectives d’étude de la créativité. Ce faisant, il souligne aussi le rôle fort de la technique dans les processus de création.

Les analyses de management s’intéressent aux systèmes d’information, aux méthodes et outils de gestion qui constituent des techniques à part entière, sans toutefois produire une analyse intégrée qui permettrait de proposer simultanément une théorie de l’organisation. Très souvent les nouvelles techniques sont étudiées en termes d’impact sur tout ou partie de l’organisation, ce qui revient à éluder leur genèse. Le long processus d’élaboration, d’adoption et d’usage effectif des nouvelles techniques n’est pas exogène aux organisations, il est intimement articulé aux capacités humaines de création et aux relations sociales. L’étude des plateformes numériques (Gawer, 2014) renoue avec une certaine dimension systémique sans toutefois convaincre sur la question de la dynamique créative et innovante dans la durée. Car le numérique actuel (maquette numérique et plateforme de mise à disposition des modules de conception) est le produit de la CAO, elle-même issue des banques de données dans l’industrie des années 1970 (Poitou, 1989). Cette lignée d’outils et d’instruments numériques relève d’une véritable technique d’écriture qui produit des mémoires artificielles, lesquelles participent directement au processus d’individuation (Stiegler, 2018). Ces techniques consistent à spatialiser du temps : l’écran de dessin de la CAO ou l’écran de contrôle de la simulation engendrée par des algorithmes de calcul. C’est-à-dire que la plus grande part des processus temporels d’action, jadis réalisés matériellement, sont transcrits dans des espaces physiques (manuels, guides, référentiels) et surtout désormais dans des espaces numériques ou digitaux de stockage (PLM et BIM). L’écriture digitale (l’usage d’une CAO, la simulation sur maquette numérique, le croisement de données sur un PLM) intègre la totalité des autres écritures et délibérations dans un format universel binaire. Le numérique en 2020 constitue finalement le support universel intégrant toutes les formes de mémoires artificielles précédentes. Cette écriture permet de spatialiser non plus seulement des mouvements, mais aussi des interactions et des comportements de création.

L’opportunité d’une approche renouvelée de la créativité nous semble résolument ouverte. Il existe un rôle central des mémoires artificielles (de l’encyclopédie papier au PLM en passant par différentes générations de logiciels spécialisés) dans l’élaboration des capacités créatives en référence aux quatre capacités d’Osborn. Nous soulignons la place de la technique dans l’élaboration de ces mémoires et ses conséquences en termes d’attention.

Les techniques disponibles constituent des rétentions tertiaires (toutes les mémoires artificielles) qui permettent des protentions tertiaires, c’est-à-dire des actions automatiques déclenchées par des stimuli (informations). La simulation numérique en constitue une illustration. Nous proposons d’associer finement la technique en tant que telle aux capacités humaines créatives dans la mesure où rétentions et protentions sont entremêlées. Avec peu de technique, le concepteur peut mobiliser ses souvenirs et expériences accumulées (rétentions secondaires) afin d’agir de manière automatique (protentions secondaires) dans une situation particulière en actionnant rétentions et protentions primaires, c’est-à-dire instantanées. De manière similaire, surtout lorsque les rétentions et protentions secondaires ne suffisent pas, le concepteur fait appel aux techniques disponibles (niveau tertiaire). Mais quelles sont aujourd’hui les réflexions et actions que les professionnels accomplissent sans technique ?

Nous proposons ainsi d’étudier la créativité de manière continue de l’individuel au collectif en passant par la médiation technique. Créer ne peut opérer sans technique, et la technique médiatise les liens entre délibération psychique individuelle et système organisationnel de la création. S’intéresser à la technique c’est finalement s’intéresser à l’attention, et proposer un dépassement de la séparation entre individuel et collectif. Ce dépassement est à l’oeuvre chez Csikszentmihalyi (1996) qui nous signale les effets de domaine et les effets de pouvoir (champ). Il distribue l’espace de la créativité entre des créateurs, un domaine (connaissances associées à la culture de l’activité) et un champ (experts et institutions sociales évaluant puis sélectionnant les nouvelles idées et productions). Nous rapprochons cette distribution de la créativité de la nôtre en termes organologiques. Les rétentions et protentions tertiaires élaborées par les différentes techniques s’assimilent au domaine, et les organes sociaux se rapprochent du champ de validation des nouvelles idées. La créativité s’élabore ainsi toujours dans un milieu qui peut inciter autant qu’il peut détourner ou entraver les intentions. Dans ce milieu, les instruments qui apportent l’information aux concepteurs tendent à façonner leur attention. Le système sensible du concepteur est en jeu : par exemple lorsqu’il teste un objet dans un univers numérique. En complément, les outils de type maquette numérique permettent d’accélérer les temps de conception appelés et validés par le management de l’innovation (le champ selon Csikszentmihalyi). Cette situation de créativité n’est pas celle présentée par les études mettant en lumière l’ingéniosité, le charisme ou la capacité entrepreneuriale des créateurs. Notre éclairage est autre, proche des conclusions de la théorie du flow de l’auteur. Nous précisions les risques de standardisation de certaines activités, de détournement ou de captation de l’attention, de frustration des concepteurs et finalement d’appauvrissement des capacités créatives.

En somme, l’analyse organologique consiste à renvoyer dos à dos les approches exclusivement centrées soit sur le créateur concepteur, soit sur la dimension organisationnelle, pour proposer une autre épistémologie des capacités de création. Nous estimons que la créativité organisationnelle est une dimension importante à condition de la saisir également dans sa dimension psychique reliant différents niveaux de rétention et de protention. En se tenant à distance d’une analyse déterministe, l’analyse organologique ne sépare pas les ressources engagées dans l’acte créatif. Elle considère qu’il n’existe pas de coupure entre des actes individuels et des cadres collectifs pour l’action. Cette continuité entre niveaux est concrétisée par la technique. Les routines et conventions ne sont pas les seuls mécanismes sociaux d’une organisation créative, la technique participe directement à la régulation sociale.

Une telle approche intégrative nous semble nécessaire en raison de la vitesse d’installation des techniques numériques. Elle se fonde sur une épistémologie des milieux de création et peut éclairer un grand nombre de situations. L’analyse organologique s’inscrit dans une écologie de la créativité (Dougherty, Dunne, 2011), plus fondamentalement, elle emprunte à la phénoménologie. Une analyse, qu’elle soit organisationnelle ou sociotechnique, qui ne tient pas compte de l’attention humaine, autrement dit de l’implication la plus intime au sein de vastes systèmes techniques et organisationnels, s’avère insuffisante pour rendre compte des processus créatifs. L’épistémologie privilégiée est celle des milieux qui voient s’épanouir des professionnels et des techniques dans des conditions sociales particulières. Plutôt que de traiter d’interaction, il s’agit de saisir comment chaque organe se développe (il s’individue) au travers des potentialités des autres organes tout en y déposant les traces de ses propres potentialités (transduction). Les processus créatifs sont occupés par des organes (psychiques, techniques et sociaux) reliés en réseau. La créativité peut effectivement être conçue comme distribuée par de puissants systèmes organologiques comprenant des techniques. Nous venons ainsi interroger le champ des études en créativité.

Les dimensions collectives (logiques d’« organizing ») sont encore présentées comme des forces opposées à la création (DeFillippi, 2007). Notre proposons un autre développement qui place les inspirations créatives, non pas face, mais avec les équipements techniques et sociaux. Pour autant, la prise en compte des techniques, par exemple l’intérêt pour les méthodes de conception, ne garantit pas non plus l’intégration de l’approche. Les analyses exclusivement centrées sur les méthodes (Hatchuel, Weil, 2009; Le Masson, 2019) nous paraissent trop peu sensibles à la question de la synchronisation des organes dans les processus créatifs. Elles ne peuvent rendre compte des risques d’affaiblissement des capacités créatives dans les grandes entreprises. Au contraire, en désignant la dynamique « professionnel-milieu de création », il semble plus aisé d’apprécier de manière équilibrée la puissance des techniques d’aide à la création et la dynamique des capacités de création des concepteurs. Cet équilibre est essentiel, il doit également se retrouver dans l’association des parts individuelle et collective de la créativité. En conséquence, nous ne suivons pas les approches qui négligent la dimension individuelle afin de développer les ressorts cachés de la créativité organisationnelle. Une approche intégrée doit nous permettre d’apprécier les perspectives d’évolution des potentiels créatifs.

Les milieux de création étudiés enregistrent une accélération des activités et une saturation informationnelle par les données qui ne sont finalement pas l’apanage des seuls bureaux d’étude (Aubert, 2018). Si les concepteurs font davantage face à des stimuli qu’à la feuille blanche, c’est que leur espace de travail connaît une profonde transformation. Cet espace est devenu un espace majeur de calcul. La simulation numérique a été instituée pour guider la matérialité des processus de conception. De fait, la mutation numérique des bureaux d’étude est aussi celle des métiers de conception. Il devient alors nécessaire d’interroger les dynamiques professionnelles de la création. Les études consacrées à la créativité de type artisanal doivent être accompagnées d’analyses de la création au sein des industries plus anciennes. Des mises en perspective historique paraissent tout à fait pertinentes pour éclairer le devenir d’activités en croissance qui choisiraient de systématiser leurs techniques et se rapprocher ainsi des conditions d’activité des bureaux d’étude examinés.

Pour ces derniers, nous montrons que la domination des logiques « produit » sur les métiers, associée à la synchronisation des organes de création, aboutissent à une segmentation renforcée des processus de création entre « front end » et « développement ». Nous suggérons également que les premières étapes de créativité (front end) ne sont pas exemptes de telles menaces. Une intégration fonctionnelle entre des systèmes d’identification massive des usages et de la consommation (Big Data) et des PLM est tout à fait envisageable. Elle est déjà effective avec les plateformes qui délivrent des services peu qualifiés : transport à la demande et tâches à la demande (Mechanical Turk). D’autres travaux pourraient explorer de tels scenarii afin d’y apprécier le rôle de la technique et envisager une diversité d’alternatives.