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Dans leur article percutant « Decolonization is Not a Metaphor » (2012), la chercheure unangax Eve Tuck et son collaborateur K. Wayne Yang remarquent que le mot « décolonisation » est très souvent employé hors contexte et sans réel engagement par des chercheur·e·s allochtones. Ils nomment cette pratique « dressing up in the language of decolonization » (Tuck et Yang 2 012 : 3) – se déguiser ou s’habiller dans le langage de la décolonisation. À mon avis, il est possible d’étendre cette pratique de dressing up au travail littéraire d’auteur·rice·s allochtones qui évoquent la décolonisation ou la souveraineté autochtone, se posent en allié·e·s, sans toutefois réellement remettre en question la présence continue des colons en territoire autochtone. Pour illustrer mon propos, j’ai retenu Taqawan (2017) de l’auteur québécois Éric Plamondon, qui me parait un bel exemple des limites des « bonnes intentions » et du désir exprimé de solidarité envers les personnes ou les causes autochtones. Comme l’expliquent Tuck et Yang, « [s]olidarity is an uneasy, reserved, and unsettled matter that neither reconciles present grievances nor forecloses future conflict » (2012 : 3) : la solidarité n’est pas quelque chose de stable et de résolu ; elle est difficile et déstabilisante[1]. Étant moi-même allochtone, je n’échappe pas à la dynamique coloniale que je critique dans cet article. Pratiquer des recherches qui se veulent décoloniales ne signifie pas que je crois avoir réglé mon propre statut sur ce territoire. Comme l’écrit Simon Dabin, prendre conscience de la réalité du colonialisme de peuplement vient avec une obligation pour les allochtones, celle de cesser d’être « amnésiques ou aphasiques » (2019 : 37). Je considère que ce travail s’inscrit dans cette obligation, sans qu’il me permette pour autant de m’en acquitter une fois pour toutes.

Auteur de la trilogie 1984[2] saluée par la critique, Éric Plamondon est entre autres reconnu pour la façon singulière avec laquelle il entrelace l’histoire et la fiction. La vie de trois hommes ayant marqué leur époque est au coeur des premiers romans de Plamondon, récits qu’il entrecoupe de vignettes centrées sur le personnage fictif de Gabriel Rivages – dont la banalité du destin apparait de façon criante, par contraste (Audet 2015 : § 19). Avec Taqawan, Plamondon s’éloigne du genre biographique mais continue d’intégrer l’histoire dans la fiction : il choisit cette fois d’imaginer l’impact d’événements historiques avérés sur des personnages fictifs (Plamondon, Taqawan : 217), et d’illustrer la façon dont le passé collectif et personnel influe sur les destins particuliers[3]. Le roman traite de questions importantes et délicates, soit de la colonisation du territoire qu’on appelle aujourd’hui le Québec, des rapports entre les Premières Nations et ceux et celles qui occupent leurs terres, ainsi que des relations que les Québécois·es entretiennent avec le territoire sur lequel ils et elles habitent. Pour Dominique Garand, Taqawan constitue rien de moins qu’« une nouvelle mise en récit de l’histoire du pays qui intégrerait, jusque dans la langue, l’histoire de ses premiers habitants » (2018 : 126). Le roman a été très bien reçu, salué par quatre prix littéraires et retenu comme finaliste à plusieurs autres.

Afin de créer ce « nouveau récit », Taqawan aborde de front le colonialisme de peuplement, notamment en inscrivant sans ambiguïtés les Français·es qui s’établissent en Amérique en tant que colonisateur·rice·s, plutôt que de renvoyer commodément la responsabilité des pratiques coloniales aux Britanniques, comme c’est souvent le cas en contexte francophone[4]. Dès la première page, Plamondon cite longuement l’historien canadien-français Benjamin Sulte qui présente avec fierté la « conquête du sol par l’homme blanc » et l’avancée de « la race blanche […], la hache à la main » (Sulte, cité dans Plamondon, Taqawan : 7), c’est-à-dire la prise de possession violente des territoires autochtones. Bien qu’il n’y ait pas de commentaire sur la citation de Sulte, son discours se trouve implicitement condamné par la disposition de l’extrait, encadré par deux autres citations. Celle qui le précède est un « dicton mi’gmaq[5] » portant sur le parcours difficile que le saumon doit entreprendre avant de frayer, et est d’abord donnée en langue mi’gmaq, puis en traduction française. La citation de Sulte est suivie d’une citation du philosophe français Albert Camus qui ouvre le premier chapitre du roman ; Camus y lie l’expression du mépris envers les autres au fascisme. Notons également que ce premier chapitre nous plonge immédiatement dans une manifestation violente du colonialisme, puisqu’il relate une intervention policière brutale dans une communauté autochtone, du point de vue d’une adolescente mi’gmaq. On encourage ainsi d’emblée une lecture anticoloniale : la présence des Canadien·ne·s français·es puis des Québécois·es est montrée comme une imposition violente qui a pour but le contrôle d’un territoire autochtone et de ses ressources.

Cependant, Taqawan nous invite à en tirer des conclusions incomplètes. Plamondon inscrit de façon pertinente certaines manifestations actuelles du colonialisme en lien avec celles du passé[6], et critique de façon convaincante la violence policière et étatique qui vise les Premières Nations. Toutefois, en mettant de l’avant un personnage de « bon gars », Plamondon finit par dédouaner les individus « méritants » de leur participation au maintien de la société coloniale. Il propose implicitement qu’il y aurait une façon « juste » de continuer à occuper le territoire qu’on appelle aujourd’hui le Québec : le faire en respectant le territoire et ses premiers habitants. Afin de faire ressortir l’ambiguïté des relations que les « allié·e·s » allochtones développent en contexte de colonialisme de peuplement, j’étudierai la représentation des personnages principaux de Taqawan, qui forment un trio improbable : Yves, un Québécois dans la trentaine qui renonce à son emploi de garde-chasse en protestation contre les « débordements » violents entrainés par une opération policière dans la communauté mi’gmaq de Listuguj ; William, un Mi’gmaq dans la soixantaine qui vit en ermite et est présenté comme l’ami d’Yves ; et Océane, une adolescente mi’gmaq qui subit un viol commis par des policiers québécois lors de l’invasion de la communauté, et à qui les deux hommes tentent de venir en aide.

L’intrigue se déroule en 1981 dans une région au carrefour de plusieurs territoires : à la jonction du Québec et du Nouveau-Brunswick, se trouvent la communauté gaspésienne de Restigouche et la communauté mi’gmaq de Listuguj. Là-bas, les Mi’gmaq sont confinés sur une parcelle de territoire étroite fortement surveillée. En ouvrant son roman sur une descente de police violente durant laquelle les Mi’gmaq sont intimidés, battus, arrêtés et humiliés, Plamondon souligne et dénonce la criminalisation des Autochtones, notamment en ce qui a trait à leurs pratiques traditionnelles sur le territoire. L’événement qu’on nommera plus tard « la guerre du saumon » (Plamondon, Taqawan : 212) a pour enjeu officiel la question de l’imposition des permis de pêche aux Premières Nations ; toutefois, le narrateur souligne à plusieurs reprises que l’enjeu véritable du conflit a peu à voir avec les Mi’gmaq : il s’agit en fait d’un bras-de-fer entre Québec et Ottawa, par lequel le gouvernement provincial tente de faire reconnaitre la souveraineté territoriale et politique du Québec.

L’intrigue de Taqawan se focalise sur un homme québécois, Yves Leclerc, qu’un personnage secondaire considère « un bon gars » (Plamondon, Taqawan : 105). Il est généralement désigné par son patronyme, qui évoque la rectitude morale : « Leclerc » désigne celui qui a la peau claire, mais c’est aussi celui qui tente d’y voir clair, celui dont on devrait suivre l’exemple pour mieux vivre ensemble sur l’Île de la Tortue. Plamondon accorde à son personnage principal un statut particulier en séparant le « bon gars » des mauvais. Ceux-ci sont fort nombreux ; on compte notamment : (1) deux hommes blancs, racistes et violents, avec qui Yves entre en conflit, (2) le service de police en général mais plus spécifiquement les policiers blancs qui violent Océane, (3) Pierre Pesant, un faux-allié qui est impliqué dans la traite des filles autochtones, ainsi que (4) de riches Américains en visite, qui exploitent non seulement le territoire dans leurs pratiques de chasse et de pêche, mais aussi les femmes et les filles en s’adonnant au tourisme sexuel. En dépit des morts qui s’accumulent sur son passage[7], Yves est présenté comme un homme « bon », qui prend les bonnes décisions même quand le prix à payer est lourd : devant l’injustice de la descente de police à Listuguj et la violence qui s’ensuit, Yves remet sa démission ; confronté à la violence infligée à Océane –  et par extension aux filles et aux femmes autochtones –, Yves offre (ou plutôt impose) sa protection ; témoin de la joie et de l’arrogance que procure l’occupation coloniale à certains de ses compatriotes, Yves leur oppose la colère du juste.

À mon sens, ces diverses occasions où il intervient et fait preuve de solidarité envers les individus et les peuples autochtones constituent ce que Tuck et Yang identifient comme des « settler moves to innocence », c’est-à-dire des stratégies pour soulager la culpabilité du colon (2012 : 9). La criminalisation des pêcheurs mi’gmaq, le racisme ordinaire de deux hommes dans un bar, le viol et l’exploitation sexuelle d’Océane permettent à Yves – et par extension aux lecteur·rice·s allochtones, invité·e·s à s’identifier à lui – de reconnaître l’existence de la violence coloniale au Québec, de s’insurger contre celle-ci, mais aussi d’en faire un crime dont on peut se distancier et se déresponsabiliser. Pour Tuck et Yang les settler moves to innocence sont « those strategies or positionings that attempt to relieve the settler of feelings of guilt or responsibility without giving up land or power or privilege, without having to change much at all » (2012 : 10), c’est-à-dire des stratégies qui permettent au colon de ne pas se sentir coupable de la colonisation tout en maintenant son occupation du territoire. En identifiant ce que ces gestes apportent au colon (le sentiment rassurant d’être un « bon gars », par exemple), Tuck et Yang soulignent bien qu’ils sont avant tout au bénéfice de celui-ci, et non à celui des individus ou peuples autochtones, tel qu’on pourrait le croire. Dans la suite de cet article, je m’arrêterai à quelques endroits où le bât blesse dans Taqawan : la reprise du trope du « sauveur blanc », la position subalterne à laquelle « l’ami autochtone » se trouve relégué, la propagation de stéréotypes nocifs sur les Premières Nations, ainsi que la victimisation des femmes autochtones.

1. Un sauveur ambigu

En tant que garde-chasse, Yves est montré comme habile en forêt et « proche de la nature », d’une façon similaire à celle de son ami mi’gmaq William. Cet « ami » autochtone participe à établir Yves comme un « bon gars », c’est-à-dire comme un homme non raciste, qui sympathise avec la cause autochtone. Par son savoir lié au territoire, sa façon de l’habiter, et les relations qu’il établit avec William et Océane, Yves est placé en proximité et en continuité avec le monde autochtone. Tuck et Yang ont relevé le désir du colon d’être considéré autochtone (2012 : 8), ce qui viendrait légitimer sa présence sur le territoire et l’utilisation qu’il en fait. Bien que le protagoniste de Taqawan ne s’imagine pas autochtone, la narration laisse planer un doute autour de son grand-père, dont on insiste sur les affinités avec ce qui est présenté comme étant des valeurs, un caractère ou un mode de vie autochtones.

Yves évoque la peau basanée de son grand-père, son goût du silence, son amour invétéré pour le bois dans lequel il se promène en raquettes, son soin pour les érables et la production de sirop, la simplicité de sa vie (Plamondon, Taqawan : 121-122). Le passage sur le grand-père se termine sur la réflexion « par certains traits on aurait pu croire qu’un peu de sang indien coulait dans ses veines » (Plamondon, Taqawan : 122). Si la formule reste ouverte, sa fonction est de nous encourager à imaginer une filiation entre la famille d’Yves et les Premières Nations, filiation qui demeure des plus vagues et ne renvoie à aucune nation en particulier. Dans un chapitre précédent, un personnage secondaire avait affirmé : « Au Québec, on a tous du sang indien. Si c’est pas dans les veines, c’est sur les mains. » (Plamondon, Taqawan : 104). Cette formule percutante divise la société québécoise de façon binaire : d’une part, les Autochtones et les personnes « métissées » ; de l’autre, les colons responsables d’un génocide. Si elle semble au premier abord énoncer une vérité pénible et nécessaire – une reconnaissance du génocide des Premières Nations – l’expression ouvre en fait une voie de sortie commode à ce sentiment inconfortable : déclarer du « sang indien » permet du même coup d’évacuer la responsabilité pour la dévastation et d’établir un droit au territoire, tel que l’ont magistralement démontré Adam Gaudry et Darryl Leroux (2017)[8].

De plus, Taqawan s’apparente à certains égards aux récits fantasmant l’adoption des « bons Blancs » par des communautés ou des individus autochtones, une stratégie visant à innocenter le colon que Tuck et Yang retrouvent par exemple dans Il danse avec les loups[9]. Dans ce genre d’histoires, un homme blanc s’autochtonise en adoptant des modes de vie autochtones, en se sentant « chez lui » dans la nature, ou tout simplement en aimant le territoire : son amour du territoire lui fait croire qu’il y est à sa place (Tuck et Yang 2 012 : 15). Tuck et Yang soulignent que les récits d’adoption typiques dépendent d’une passation de l’identité autochtone qui bénéficie à l’homme blanc en le rendant dépositaire de cette identité, qu’il peut protéger des autres hommes blancs et perpétuer en l’absence de réels individus des Premières Nations. Cette stratégie, bien qu’elle affiche de la sympathie envers les Autochtones, est tout aussi néfaste que les autres pratiques visant à innocenter le colon, puisqu’elle renforce la futurité du colon[10] aux dépens de celle des Premières Nations.

À mon avis, Taqawan parvient à échapper à certains écueils importants des récits d’adoption – notamment en faisant une place aux futurités mi’gmaq à Listuguj et au-delà – mais il demeure qu’Yves a beaucoup à gagner du point de vue symbolique en soutenant la souveraineté des Mi’gmaq sur leur territoire et sur leur corps : en se désolidarisant de la société majoritaire, il arrive à inscrire une faille entre « lui » et « les autres », entre le bon gars et les méchants. De la sorte, Plamondon fait coexister les futurités autochtones avec celles de certains colons triés sur le volet, les « bons gars », qui gagnent ainsi leur droit de rester. Pour Tuck et Yang, les récits d’adoption produisent le fantasme « that an individual settler can become innocent, indeed heroic and indigenized, against a backdrop of national guilt » (2012 : 14) ; ces récits soutiennent qu’un individu colonisateur peut devenir innocent, en renvoyant la culpabilité ailleurs. Yves, à travers ses gestes « héroïques » de solidarité auprès d’Océane, de William et de la communauté de Listuguj en général, exerce une agentivité présentée comme positive, au détriment de celles de ses compagnons mi’gmaq, dont l’agentivité est minorisée.

Cela évoque le « complexe du sauveur blanc », une notion que Michael Ray Fitzgerald (2013) applique aux rapports qu’entretiennent le Lone Ranger et son fidèle compagnon Tonto[11], afin de démontrer comment la figure du « sauveur blanc » maintient l’institution de la suprématie blanche. Il remarque entre autres que « [i]t usually takes a good white man to defend nonwhites from bad white men » (Fitzgerald 2013 : 99), ce qui permet de conserver l’association entre les Blanc·he·s et la bonté. Il me parait indéniable qu’Yves Leclerc est une figure de « sauveur blanc » dans la mesure où il se voit comme « le protecteur » d’Océane tout en demeurant aveugle aux multiples façons dont son « aide » participe à revictimiser la jeune femme mi’gmaq. Il défend également « l’honneur » des Autochtones dans une scène importante où il refuse de participer à la célébration de ce qu’un homme qualifie de « guerre contre les Indiens » (Plamondon, Taqawan : 55) ; Yves insulte l’homme avec les mots : « – T’es juste un ostie de colon. » (Plamondon, Taqawan : 55). L’utilisation du mot « colon » en tant qu’injure est des plus intéressantes dans un roman où le protagoniste se débat précisément avec son identité de colon en territoire mi’gmaq. Si le « colon » est l’homme raciste avec qui il se bat – et qu’il ira jusqu’à tuer par la suite – alors Yves peut être « autre chose », il peut inscrire sa différence en étant un « bon gars ». Dans le contexte de Taqawan, cette stratégie permet à Plamondon de critiquer le racisme systémique et individuel envers les Autochtones au Québec, tout en ouvrant une voie de sortie : l’homme blanc bienveillant[12].

2. Les personnages autochtones : un « second couteau » et une jeune femme à sauver

Yves est appuyé dans son rôle de « sauveur » par son fidèle acolyte autochtone, son Tonto sur qui il peut compter, William. Comme tout bon « second couteau[13] », William semble n’entrer en relation qu’avec Yves, « son ami » (Plamondon, Taqawan : 115) ; en effet, il vit dans un wigwam seul dans les bois, coupé de sa communauté. On laisse entendre que la bonne entente des deux hommes repose principalement sur leur choix de vie semblable, soit de s’isoler dans la forêt et d’avoir le moins de rapports possible avec les autres humains. Les nombreux talents de William nécessaires au bon déroulement de l’intrigue reprennent toutes sortes de stéréotypes sur les hommes autochtones : il connait les plantes guérisseuses, il marche dans la forêt sans bruit pour surprendre l’ennemi, son intuition lui permet d’éviter les pièges, il sait lancer la hache, il se fond dans la forêt et peut y disparaître, etc. Cette stéréotypie est renforcée par l’emploi fréquent de l’expression « l’Indien » pour désigner William (Plamondon, Taqawan : 79, 80, etc.), qui renvoie à un imaginaire allochtone préétabli. Bien que presque toutes les actions efficaces soient effectuées par William – lui qui tue ou neutralise plusieurs « méchants » et sauve la vie de ses compagnons à plusieurs reprises –, l’intrigue demeure inexplicablement centrée sur Yves. Tard dans le roman, on apprend que « Taqawan » est le nom véritable de William ; comment expliquer qu’un roman intitulé Taqawan ne raconte pas avant tout l’histoire de Taqawan mais plutôt celle d’Yves Leclerc ? Cela souligne une ambiguïté au coeur même du roman : peut-on se présenter en tant qu’allié·e tout en continuant de se placer au centre de l’histoire ?

À cet égard, le personnage d’Yves Leclerc joue un rôle on ne peut plus différent de celui octroyé à Gabriel Rivages, présent dans les premiers romans de Plamondon. Dans l’article qu’il consacre à la trilogie 1984, René Audet qualifie le personnage de Rivages de « figurant » et de « faire-valoir » (2015 : § 19) et remarque qu’il « ne parvient guère à s’imposer en dépit de son rôle de narrateur et de sa présence continue dans les romans » (2015 : § 21). Le contraste avec Leclerc est frappant, surtout qu’Audet utilise l’expression d’« éternel second » (2015 : § 19) pour décrire Rivages et qu’il le compare au docteur Watson, célèbre « second couteau » de Sherlock Holmes. Il va sans dire que placer un homme racisé dans la position de second couteau (comme c’est le cas avec William dans Taqawan et avec Tonto dans The Lone Ranger) change entièrement la dynamique de pouvoir au sein du duo en question.

De façon tout aussi malheureuse, les personnages autochtones sont associés à plusieurs reprises à des stéréotypes néfastes : c’est le quinzième anniversaire d’Océane, et elle se demande si sa mère s’en souviendra ou si l’alcool le lui aura fait oublier (Plamondon, Taqawan : 9) ; plus tard, Océane trouve que la maison de Caroline, une Française qui l’héberge brièvement, est plus « propre » que celle de ses parents (Plamondon, Taqawan : 136). À travers le personnage d’Océane, une adolescente mi’gmaq négligée, violée, battue, prise en otage, kidnappée, droguée et destinée à la prostitution forcée, Plamondon présente les filles et les femmes autochtones comme des personnes vulnérables qui ont besoin d’être protégées. Lorsque la réserve de Listuguj est mise en scène dans le roman, c’est pour souligner la précarité de la communauté, notamment en ce qui concerne les femmes et les enfants – qui ne sont pas présentés comme des sujets politiques de la même façon que les hommes mi’gmaq le sont –, ce qui rend « nécessaire » l’intervention d’un tiers protecteur.

La façon dont cette intervention se fait est des plus troublantes, comme en fait foi la description de la rencontre entre Yves et Océane, le matin après le viol. L’ancien garde-chasse la découvre par hasard endormie dans la forêt et lui touche l’épaule ; effrayée, elle tente de s’enfuir, mais Yves la pourchasse, comme si elle était sa proie :

L’instant de surprise passé, il se jette vers elle. Il lui attrape un pied pour la retenir. Elle rue de sa jambe libre et lui fend la lèvre inférieure.

Il bondit sur elle de tout son long, la plaque au sol. Quand le corps de l’homme de trente-cinq ans s’aplatit sur le dos de l’adolescente, aucun son ne sort de leur bouche sinon un léger oumf ! Il saisit ses poignets et l’immobilise avec une double clé de bras. Elle continue à secouer la tête pour l’atteindre au menton, au front, mais il reste hors de portée. Les pieds virevoltent en tous sens. C’est là qu’il parle pour la première fois.

– Calme-toi. Calme-toi. Je ne te veux pas de mal. Je suis garde-chasse. Ça va aller. Si tu arrêtes de bouger, j’arrête de te serrer les bras.

Plamondon, Taqawan : 43

Le premier contact entre Yves et Océane est marqué par une violence inouïe, qui ressort dans les expressions employées pour décrire le comportement de l’homme, qui évoquent une agression (se jeter vers, attraper, bondir, plaquer, s’aplatir sur, saisir, immobiliser avec une double clé de bras, serrer). La violence de cette rencontre est décuplée si on prend en compte le fait que les gestes posés par Yves répètent et prolongent ceux des policiers ayant violé Océane quelques heures auparavant, un parallèle qu’Océane fait elle-même, en réutilisant la même expression pour décrire les deux événements : « Cet homme [Yves] l’a plaquée au sol. Dans la nuit, des hommes [les violeurs] l’ont plaquée au sol, sur le dos, à tour de rôle. » (Plamondon, Taqawan : 46). Le « secours » est imposé à Océane sans égard à la situation vulnérable dans laquelle elle se trouve et en faisant fi de son consentement – dans une reprise choquante des gestes et de la logique du viol.

Les mots qu’il lui offre ensuite pour la rasséréner (Calme-toi. Calme-toi. Je ne te veux pas de mal. Je suis garde-chasse. Ça va aller. Si tu arrêtes de bouger, j’arrête de te serrer les bras) sont tout aussi ineptes que son comportement. Pourquoi Océane devrait-elle lui faire confiance ? Pourquoi le fait de rencontrer un garde-chasse serait-il rassurant pour une jeune femme autochtone dans la foulée des événements de Listuguj ? À aucun moment Yves ne remet en doute le bienfondé de son intervention auprès d’Océane, qui rejette pourtant clairement son aide. Alors que l’homme insiste pour la ramener chez elle, Océane rétorque : « – Si tu me ramènes là-bas, je dirai que c’est toi qui m’as violée. » (Plamondon, Taqawan : 46). Il s’agit là d’un sérieux manque de jugement de la part de Plamondon qui, à des fins dramatiques, associe témoignage de survivante et mensonge – ce qui fragilise la parole des femmes qui témoignent d’une agression sexuelle dans un contexte où celle-ci est déjà constamment mise en doute[14].

Par ailleurs, lorsque le viol collectif perpétré par des policiers québécois est relaté dans un chapitre ultérieur, celui-ci se conclut sur un passage qui révèle la fonction octroyée au trauma dans Taqawan : « dans la nuit noire, les yeux fermés, [Océane] percevait tout de même comme une lueur, quelque chose qui brillait faiblement dans sa tête, comme les premières étincelles d’un feu qu’on allume, un feu qui, elle le sentait, embrasait la certitude de la vengeance. » (Plamondon, Taqawan : 134). On retrouve ici le trope persistant du rape and revenge : celui-ci place le viol comme un élément définitoire pour un personnage – généralement féminin –, qui y trouve une sorte de tremplin pour ses actions futures[15]. Plusieurs féministes ont déploré le recours incessant au viol comme moteur narratif à la télévision et au cinéma, dont l’autrice afro-américaine Roxane Gay. Ayant elle-même survécu à un viol collectif lorsqu’elle était enfant, Gay se montre très critique de la façon désinvolte dont le viol est généralement représenté dans les productions culturelles. Selon elle, cette représentation participe à normaliser le viol et à « faire abstraction des réalités matérielles du viol, de son effet, de sa signification » (Gay 2018 : 177). Il lui apparaît extrêmement difficile pour les auteur·rice·s d’« éclairer les réalités de la violence sexuelle sans exploiter un filon » (Gay 2018 : 176). À mon sens, Plamondon utilise le viol d’Océane comme ressort narratif d’une façon cavalière qui relève de l’exploitation, afin de distinguer les « bons » des « méchants ». Par conséquent, il se concentre sur les actions masculines (qu’elles soient d’agression ou de protection) plutôt que sur le ressenti et les actions de la jeune femme qui subit le viol.

Par ailleurs, placer le viol comme « révélateur » et moteur est particulièrement malvenu dans le cas d’Océane, qui est déjà fortement consciente de la violence coloniale puisqu’elle a été témoin de la brutalité de l’attaque policière sur Listuguj, qu’elle a vu son père se faire maltraiter et arrêter, et que celui-ci avait déjà perdu une jambe à la suite d’une altercation raciste ; on ne voit pas pourquoi le viol susciterait « les premières étincelles » de sa révolte, alors qu’elle est déjà révoltée. De façon similaire, Plamondon présente l’intervention policière brutale à Listuguj comme la source d’un déclic qui a poussé la communauté à agir :

La guerre du saumon avait appelé les Mi’gmaq à resserrer les rangs. La communauté se sentait plus forte. La bataille allait maintenant se poursuivre devant les tribunaux. […] [Le] conseil de bande allait se lancer dans la création de sa propre juridiction, il n’était plus question de continuer à se plier à des lois écrites par les autres.

Plamondon, Taqawan : 212

De façon perverse, les violences coloniales – qu’elles soient sexuelles ou politiques – se trouvent obliquement « justifiées » par le besoin d’un élément déclenchant le processus de décolonisation. La longue histoire de la lutte anticoloniale et décoloniale par les Premières Nations est obscurcie au profit d’une naissance moderne – que ce soit en 1981 à Listuguj ou en 1990 à Kanehsatà:ke (St-Amand 2015).

3. S’absoudre du colonialisme

À travers le personnage d’Yves, Taqawan délimite une voie pour que les Québécois·es puissent s’absoudre du colonialisme de peuplement actuel en renvoyant la faute des « mauvaises pratiques » et des « mauvaises relations » à des structures externes avec lesquelles il serait possible de rompre. On peut condamner les instances policières et politiques qui oppriment directement les Premières Nations, interfèrent avec leur occupation du territoire et briment leurs droits ; on peut remettre sa démission et cesser d’être garde-chasse. On peut condamner les propos et les actions des individus racistes qui perpétuent les stéréotypes envers les Autochtones et qui exploitent leur territoire et leur corps ; on peut même leur casser la figure. Mais en bout de ligne, cela ne justifie pas davantage notre propre présence en territoire autochtone : « bon gars » ou pas, nous faisons partie du système colonial et s’imaginer en « sauveur » ou en « sauveuse » constitue une stratégie visant à innocenter le colon qui a pour fonction de légitimer notre occupation territoriale. Isolé dans sa cabane dans les bois, Yves ne cesse pas d’être un colon.

Dans sa relecture du classique américain Walden (1854) d’Henry David Thoreau, Mark Rifkin a montré comment les allochtones tendent à s’appuyer sur leur expérience du monde naturel pour imaginer un espace américain à l’extérieur de la politique (2013 : 322). Toutefois, Rifkin explique que « the very feeling that one has moved beyond geopolitics, that one has entered a kind of space that suspends questions of sovereignty or renders them moot, depends on the presence of an encompassing sovereignty that licenses one’s access to that space » (2013 : 322) : le sentiment d’être dans un lieu qui suspend les questions de souveraineté autochtone dépend d’une structure coloniale qui octroie l’accès à cet espace[16]. Rifkin ajoute qu’en même temps que l’idée de « Nature » est déployée de manière à créer un type d’espace où une subjectivité libre de l’état peut se développer, on masque la dimension politique existante de ce même espace (2013 : 322).

Pour que les Québécois·es puissent faire l’expérience de la « Nature » gaspésienne, il a fallu auparavant déposséder les Mi’gmaq de ce territoire et l’inventer comme « vierge » et « sauvage ». William Cronon dénonce ce type de construction artificielle d’« espaces naturels » quand il rappelle que la création des parcs nationaux aux États-Unis a été contemporaine du déplacement et de la relocalisation forcée de plusieurs milliers de personnes autochtones : « The removal of Indians to create an “uninhabited wilderness” – uninhabited as never before in the human history of the place – reminds us just how invented, just how constructed, the American wilderness really is. » (1995 : 79). Il est donc important de rappeler, comme le fait Rifkin, que cette idée d’une « retraite dans la Nature » fait partie d’un mode de rapport au territoire profondément impliqué dans le colonialisme de peuplement, qui ne permet aucunement de se « retirer » de la sphère politique. Le système colonial n’est pas déstabilisé par les reclus, qui continuent à présupposer de leur droit d’occupation du territoire et à en jouir.

Dans son article « Suis-je un colonisateur ? » (2019), Simon Dabin revient sur les spécificités du colonialisme de peuplement et sur l’importance du récit national dans l’établissement et le maintien d’une société coloniale comme celle du Canada. Pour que l’illusion perdure, la présence des allochtones doit paraître « naturelle et légitime » (Dabin 2019 : 29), ce qui peut difficilement se conjuguer à la présence continue des Premiers Peuples. Dabin remarque que, dès que les Autochtones « manifestent ou se manifestent, ils montrent les violences de l’État colonial ; soulignent l’inexistence du contrat social ; rappellent aux colons qu’ils ne sont pas là naturellement ; contestent la légitimité de l’État ; menacent sa souveraineté » (2019 : 36). Dans Taqawan, les événements entourant « la guerre du saumon » révèlent à Yves la société coloniale dans laquelle il vit et le système brutal auquel il participe : l’invasion du territoire des Mi’gmaq, la brutalité policière, le racisme systémique, la violence sexuelle qui menace les filles et les femmes autochtones, l’interférence dans les pratiques de chasse et de pêche, etc. Cependant, à la question posée par Dabin – « Suis-je un colonisateur ? » – Yves semble croire qu’il peut répondre par la négative en repoussant la violence coloniale sur des agents malveillants (des individus racistes, violeurs, violents). Mais si on est allochtone en terre autochtone, il n’existe aucun tour de passe-passe pour éviter l’étiquette de colonisateur·rice.

Tuck et Yang affirment qu’ils ont voulu identifier différentes stratégies visant à innocenter les colons pour qu’on[17] soit davantage impatient·e·s les uns envers les autres, moins susceptibles d’accepter des demi-mesures, et plus enclin·e·s à exiger des actions qui déstabilisent l’innocence (2012 : 10). Mon malaise devant Taqawan vient justement du fait que nous ne sommes pas assez impatient·e·s : on applaudit bien vite les auteur·rice·s ou les oeuvres qui envisagent même très vaguement la décolonisation. Plamondon imagine que Restigouche et Listuguj peuvent coexister, que les Québécois·es et les Mi’gmaq peuvent cohabiter respectueusement, que la réconciliation pourrait advenir si on se comportait comme des « bons gars » et qu’on respectait la souveraineté autochtone. Mais il ne suffit pas de respecter les droits de pêche des Mi’gmaq pour reconnaître pleinement la souveraineté autochtone. Si, comme Yves, on a besoin de voir les matraques pour comprendre qu’on est « en train de participer à quelque chose de pas bien beau » (Plamondon, Taqawan : 52), c’est qu’on n’est pas assez impatient·e·s. Pour moi, la stéréotypie des deux personnages mi’gmaq et leur rôle de soutien dans la quête d’innocence et d’absolution du héros blanc révèlent à qui profite cette belle construction : à un « allié » qui prend trop de place et qui cherche désespérément une façon de continuer à habiter en territoire autochtone sans perdre son statut de « bon gars ».