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La pédagogie universitaire numérique est un champ de recherche en émergence et fait l’objet d’une production scientifique de plus en plus importante. L’intérêt accru pour ce champ de recherche réside en partie dans le fait que la mutation des universités consécutive à la massification et à l’hétérogénéité du public étudiant est en cours depuis des décennies aussi bien dans les pays du Nord que dans ceux du Sud. Cette mutation s’opère sous l’effet du développement économique mondialisé qui nécessite pour sa dynamique l’actualisation, l’adaptation et le développement de compétences nouvelles. En retour, cette évolution n’est pas sans effet, aussi bien sur la transformation du statut de l’étudiant que sur ses motivations. Les étudiants fréquentent les universités soit « dans une perspective directement professionnalisante », soit pour « échapper au chômage », soit pour « faire comme tout le monde » (Béchard et Bédard, 2009). On assiste donc autant à un changement de profil des étudiants qu’à l’émergence de nouveaux besoins.

De ce point de vue, les universités ne sont plus des lieux uniquement de construction d’un savoir, mais aussi et surtout d’acquisition de compétences en vue d’une intégration professionnelle et sociale, ce qui contraint les universités à se préoccuper de pédagogie universitaire (De Ketele, 2010). Les enseignements ne peuvent plus être exclusivement fondés sur des cours magistraux et doivent mobiliser des pratiques d’enseignement innovantes intégrant les technologies de l’information et de la communication (TIC), nous faisant passer, selon Albero (2011), de la pédagogie universitaire à la pédagogie universitaire numérique. Les universités traversent donc une époque dans laquelle les usages du numérique non seulement sont irrémédiablement associés à la pédagogie mais structurent les relations entre enseignants et étudiants (Coulibaly, 2019; Hermann-Schlichter et Coulibaly, 2017; Paivandi, 2015). Se pose alors la question fondamentale du « couplage entre pédagogie et technologies à l’université » (Albero, 2011) si l’on veut vraiment comprendre la pédagogie universitaire numérique.

La situation actuelle de la pandémie due à la COVID-19 a récemment imposé la mise en place de la continuité pédagogique avec des moyens numériques, en redéfinissant dans l’urgence les rapports à l’enseignement, à l’idée même de classe, de cours, de travaux pratiques, etc.

Par ailleurs, outre la multiplicité des dispositifs numériques mis en place dans le cadre institué des universités – espaces numériques de travail, plateformes d’apprentissage à distance, outils collaboratifs, etc. (Pirolli et Crétin-Pirolli, 2019) –, les étudiants des pays du Nord comme du Sud développent des usages informels, en particulier sur les réseaux sociaux (ex. Facebook, Twitter, etc.) et des instruments de travail collaboratif (ex. Google Docs, Google Drive, Dropbox, etc.). Cependant, si certaines enquêtes indiquent que l’accès à Internet permet aux étudiants de travailler sous une autre forme, celui-ci est aussi une source de distraction préjudiciable (Gaudreau et. al., 2014) du fait de la double tâche induite par la consultation de ces outils. Les travaux de Junco (2012) ont montré par exemple que le fait de consulter Facebook lors d’un cours affecte négativement les résultats aux examens. La question de la gestion des ressources attentionnelles est au centre de ces travaux et se discute depuis les modalités de prise de notes en cours (Mueller et Oppenheimer, 2014) jusqu’à l’information dans un hypertexte (Rouet et Tricot, 1998). L’usage des outils numériques peut également être perçu comme une forme d’incivilité numérique ou entraîner cette dernière (Boudokhane-Lima et al., 2019) envers les enseignants ou une problématique de dépendance dans la population estudiantine (Kim et Koh, 2018).

S’inscrivant dans une perspective de contribution à la réflexion sur la pédagogie universitaire numérique, ce numéro thématique s’intéresse spécifiquement aux usages des réseaux sociaux dans les processus d’enseignement-apprentissage en contexte universitaire. L’avènement de la pandémie a contraint à la mise en place de la continuité pédagogique et offre ainsi la possibilité d’approfondir la réflexion sur cette thématique.

Le numéro rassemble des contributions issues pour la plupart des communications présentées au colloque international organisé à l’Université de Haute-Alsace dans le cadre des travaux de l’équipe Technologies et communication du laboratoire LISEC en novembre 2020 (Coulibaly, 2021).

Pour l’organisation de ce colloque qui s’est déroulé entièrement à distance en raison du contexte de la pandémie de COVID-19, nous avons obtenu 45 résumés qui ont été soumis à une évaluation à double insu. Parmi ceux-ci, 36 ont été retenus pour une communication orale. À l’issue du colloque, il a été proposé aux contributeurs qui le souhaitaient de soumettre des textes complets pour diffusion dans des actes de colloque. Ces textes n’ont pas fait l’objet d’une évaluation, mais ont été relus et corrigés par le responsable scientifique du colloque en concertation avec les auteurs. Par conséquent, ce numéro thématique a été l’occasion d’une valorisation scientifique de ces contributions, soumises aux exigences d’évaluation de la Revue internationale des technologies en pédagogie universitaire.

L’intérêt scientifique de ce numéro réside dans le fait qu’il offre non seulement une diversité d’approches des usages des réseaux sociaux dans les processus d’enseignement-apprentissage universitaire, mais surtout un éclairage sur la manière dont l’usage de ces technologies a soutenu dans des contextes différents la continuité pédagogique à laquelle ont été soumises toutes les universités aussi bien du Nord que du Sud pendant la pandémie de COVID-19.

Ce numéro est composé de 10 contributions. Les trois premières s’intéressent aux facteurs de détermination de l’adoption des réseaux sociaux numériques (RSN) pour apprendre. J. Adjanohoun et S. Agbanglanon (Université Cheikh Anta Diop, Sénégal), s’inscrivant dans une perspective de détermination des facteurs d’acceptation et d’appropriation des TICE, cherchent à comprendre les attentes d’usage des réseaux sociaux par les étudiants de l’Université virtuelle du Sénégal, pour apprendre. Les résultats mettent en évidence le fait que l’intention d’usage des réseaux sociaux par les étudiants de cette université résulte davantage d’un effet d’entraînement social que d’une valeur ajoutée escomptée. Le texte d’A. M. Nouhou, B. F. Kalmé (CY Cergy Paris Université, France) et N. A. Goza (Université Abdou Moumouni, Niger) examine les facteurs qui déterminent l’adoption des RSN par les étudiants dans les dispositifs de formation à distance des universités et grandes écoles du Niger, en contexte de pandémie. Les auteurs montrent qu’en dépit d’un contexte caractérisé par une faible disponibilité des infrastructures et des ressources humaines compétentes pour conduire les formations à distance, les attentes de performance et d’efforts, l’influence sociale et l’intention de continuer l’utilisation sont des facteurs déterminants de l’adoption des RSN avec un effet modérateur du genre. Si ces deux premiers textes abordent la problématique de la détermination des facteurs d’appropriation des réseaux sociaux dans deux pays du Sud, celui de M. Trestini, I. Rossini (Université de Strasbourg, France) et D. S. P. Kaboré (Université Thomas Sankara, Burkina Faso) aborde la même problématique mais dans le contexte du Nord. Partant du contexte de la continuité pédagogique rendue nécessaire en raison de la pandémie de COVID-19 et donc du bouleversement des conditions d’enseignement et d’apprentissage qui en a résulté, les auteurs proposent une réflexion sur un usage coordonné des outils numériques de l’EAD dans une composante de l’Université de Strasbourg. Leur étude vise à montrer quels pourraient être les déterminants d’une articulation réussie entre usages des réseaux sociaux numériques et institutionnels.

Les trois contributions suivantes portent sur les usages des réseaux sociaux, en particulier WhatsApp, dans les processus d’enseignement-apprentissage d’universités de deux pays du Sud et d’une université française en période de COVID-19. M. F. Dounla (Université de Maroua, Cameroun) montre à partir d’une analyse des échanges des étudiants de l’Université internationale Jean-Paul II et de l’Institut universitaire royal Baboutcha-Nintcheu comment l’usage de WhatsApp a permis un apprentissage et un accompagnement effectifs dans ces établissements d’enseignement en période de COVID-19. En effet, l’article montre que WhatsApp a été dans ce contexte un outil technique qui a permis d’améliorer la productivité et la continuité de l’action éducative dans des contextes hors classe. Cette étude met en évidence les limites technologiques du système universitaire et considère que, loin d’être une malédiction, la pandémie offre l’occasion de repenser l’école à l’ère du numérique. Quant à W. Z. Tiemtoré (École normale supérieure, Burkina Faso), il adopte dans sa contribution une perspective centrée sur les apprenants. Il s’interroge sur les atouts éventuels de WhatsApp dans les processus d’apprentissage des étudiants et sur la place et le rôle de cette application dans les relations d’apprentissage entre étudiants. Les résultats attestent que cet outil contribue positivement au processus d’apprentissage des étudiants, car non seulement il facilite le partage d’informations, mais il permet aussi une collaboration pédagogique entre étudiants et peut constituer un dispositif de substitution lorsque les dispositifs d’apprentissage en ligne plus élaborés dysfonctionnent et sont inaccessibles aux étudiants et aux enseignants. Le texte de S. Marty et K. Vasquez (Université Paul-Valéry Montpellier, France) aborde, à partir de l’étude d’un dispositif particulier – une junior-entreprise universitaire – mis en place dans leur université lors de la transition des enseignements de l’hybride au tout distanciel imposée par la crise de la COVID-19, la complexité et les évolutions des usages de Facebook, WhatsApp et Google Drive. Les auteures analysent l’évolution des usages de ces trois outils en faisant le distinguo entre usages en contexte standard, en période hors crise sanitaire, et usages en contexte de crise. Elles mettent en évidence le fait qu’en contexte standard, le recours à ces environnements numériques fait émerger des usages denses, complexes, polymorphes, synchrones situés et émancipés et qu’en période de confinement, leurs usages permettent de maintenir les activités et les échanges et de garantir l’agilité, la résilience et la pérennisation d’un dispositif pédagogique confronté au passage des enseignements en tout à distance.

Les deux contributions suivantes abordent la place et le rôle des réseaux sociaux dans l’accompagnement des étudiants en période de COVID-19, mais dans deux perspectives différentes. J.-F. Plateau (Université de Haute-Alsace, France) s’appuie sur une approche méthodologique mixte en basant sa réflexion sur des données issues d’une enquête réalisée en France durant le confinement du printemps 2020. Il mesure ici l’impact des difficultés liées à la « continuité pédagogique » et le temps d’utilisation des RSN sur le ressenti physique et psychosocial des acteurs de la formation supérieure. Comparativement aux étudiants, les enseignants ont connu plus de difficultés et moins utilisé les RSN. Ces deux variables sont corrélées négativement avec certains indicateurs du ressenti chez les étudiants, mais ne le sont pas chez les enseignants. Les RSN ont permis aux étudiants de maintenir des liens sociaux, de pallier la démotivation liée à l’isolement et d’exercer leur solidarité. Ils ont ainsi recréé dans ce lieu informel les reliances détruites ou abîmées par le confinement. S. Guillon et S. Kennel (Université de Strasbourg, France) analysent sous un angle tout à fait original la question de la relation pédagogique en s’intéressant aux modalités de tutorat par les pairs dans le contexte particulier de la pandémie et de l’enseignement à distance contraint pour les étudiants et enseignants. Leur contribution met en exergue le fait que le numérique est perçu aussi bien comme une cause importante des difficultés perçues pour apprendre et réussir que comme une opportunité et une plus-value dans la relation tutorale. Ces travaux mettent en relief le fait que cette modalité d’accompagnement dans un contexte de basculement de la relation pédagogique vers le distanciel suscite un questionnement aussi bien, si ce n’est davantage, sur les effets de la socialisation des apprentissages que sur le rapport aux dispositifs technologiques et à l’environnement numérique de travail.

Enfin, les deux dernières propositions s’intéressent à l’usage des RSN en période hors contexte de la COVID-19 et dans deux contextes sociotechniques différents, le premier dans l’hémisphère Sud et le second dans le Nord. A. K. Holo (École normale supérieure d’Abidjan, Côte d’Ivoire) et T. Koné (Université virtuelle de Côte d’Ivoire) abordent la question des usages des réseaux et médias sociaux (RMS) mais en contexte hors crise sanitaire de la COVID-19. Cette contribution cherche à comprendre les raisons du détournement d’usage des outils institutionnels consacrés à la formation à distance au profit des RMS. Les auteurs montrent que l’usage des applications de RMS est la conséquence d’un décalage entre les attentes des étudiants et les outils institutionnels. Ils mettent en évidence le fait que parmi les RMS, WhatsApp est de loin l’outil le plus utilisé en raison de ses nombreuses fonctionnalités adaptées aux besoins scolaires et sociaux des étudiants. Le texte de D. Adinda, P. Marquet (Université de Strasbourg, France), J.-M. Dalle et G. Dion (Université de Paris Sorbonne, France) propose une analyse des effets sur l’autodirection des étudiants d’un scénario de formation hybride à l’entrepreneuriat mobilisant la collaboration entre pairs dans des situations de résolution de problèmes médiatisées par un forum électronique. Cette production apporte un éclairage tout à fait singulier au regard des contributions précédentes, contribuant de ce fait à l’enrichissement des connaissances sur la pédagogie universitaire numérique. En effet, les résultats montrent que la combinaison du recours au forum électronique et de la résolution de problèmes en situation d’apprentissage collaboratif améliore de manière significative l’autodirection davantage dans les contextes d’apprentissage spécifique de l’entrepreneuriat que dans un contexte d’apprentissage général.

Ces contributions traitent largement de la problématique des usages des réseaux sociaux comme dispositifs de recours ou supplétifs ayant permis aux universités d’assumer la continuité pédagogique. Elles offrent la possibilité d’examiner dans une certaine mesure comment peuvent être combinés les usages des environnements personnels d’apprentissage (EPA) et les environnements institutionnels d’apprentissage (EIA). De ce point de vue, elles peuvent révéler des pistes de réflexion d’une ingénierie pédagogique prenant en compte la complémentarité et l’interdépendance de ces deux types d’environnements d’apprentissage pour optimiser les processus d’enseignement-apprentissage (Henri, 2014). Dans cette perspective, on peut donc considérer que la survenue de cette pandémie et « sa demande massive d’adapter dans l’urgence les formations présentielles à des modalités distantes de formation » (Caron, 2020) offrent l’occasion de redéfinir l’ingénierie pédagogique dans le sens d’une articulation rationnelle de ces différents espaces d’apprentissage, ces espaces « autres », des hétérotopies au sens qu’en donne Foucault (1984, cité dans Caron, 2020, p. 5).

De ce point de vue, les contributions de ce numéro thématique apportent des éléments de réponse à l’interrogation de Peraya et Peltier (2020) sur la difficulté de concilier

les exigences d’une planification rigoureuse des processus d’enseignement et d’apprentissage, des stratégies de médiatisation et de médiation, bref du contrôle d’un environnement fermé, avec celles de la liberté et de l’autonomie de l’apprenant dans un dispositif largement ouvert et perméable aux comportements cognitifs, communicationnels, relationnels et sociaux qu’il développe dans sa sphère personnelle et privée (non académique).

paragr. 33

Par ailleurs, elles ouvrent des perspectives d’approfondissement de la réflexion sur la manière dont l’expérience de l’accompagnement à distance des étudiants dans cette période de la COVID-19, inédite par son ampleur et son caractère coercitif, a pu constituer un accélérateur du développement de la culture numérique des enseignants et contribuer par conséquent à l’enrichissement de la pédagogique universitaire numérique. Cette pandémie, ayant mis en évidence les inégalités d’accessibilité des acteurs de la communauté éducative aux instruments, peut aussi orienter une réingénierie des dispositifs instrumentés de formation dans le sens de la prise en compte de leur robustesse, de leur équité et de leur résilience en contexte de crise en vue de la pérennisation de leur fonctionnement.