Corps de l’article

INTRODUCTION

Dans le domaine de l’oncologie, la douleur est un symptôme récurrent dont l’évaluation et le traitement varient selon la phase au cours de laquelle elle survient : au moment du diagnostic, pendant les traitements ou en période de rémission (Bennett et al., 2009; Jung et al., 2003; Van den Beuken, 2007). L’appréhension et la gestion de la douleur dans la maladie cancéreuse sont déterminées par plusieurs facteurs personnels : l’âge au moment de l’annonce du diagnostic (Baider et al., 2003), la présence d’événements de vie récents négatifs ou stressants (notamment deuils, ruptures, conflits et pertes successives), ainsi que les antécédents psychiatriques personnels ou familiaux : syndrome dépressif, tentatives d’autolyse, addictions et toxicomanie (Costanzo et al., 2007; Rasic et al., 2008). De plus, certains traits de personnalité (principalement la tendance à ne pas extérioriser ses émotions, la tendance à considérer les événements de la vie comme incontrôlables et inévitables, la faible estime de soi et la faiblesse du soutien émotionnel) sont corrélés à une augmentation de l’intensité des douleurs et une difficulté à les traiter (Montazeri et al., 2001; Wong-Kim et Bloom, 2005). La place prépondérante et transversale des troubles anxio-dépressifs dans l’appréhension et la signification de la douleur en oncohématologie est aujourd’hui reconnue (Mitchell et al., 2011), de sorte que le vécu douloureux et le vécu dépressif semblent développer des boucles de renforcement mutuel (Dickens, 2003; Kroenke, 2010; Whitaker et al., 2008).

Ces premières données montrent l’importance des trois registres cognitif, comportemental, émotionnel, dans les variations et modulations de la douleur pendant la maladie. Elles nous rappellent que la complexité de la douleur doit être envisagée comme une expérience émotionnelle globale qui engage l’organisme biologique, les circuits physiologiques et l’ensemble de la personnalité du malade traversé dans son corps par cette épreuve de la maladie grave. Nous allons ici tenter de comprendre les variations des éprouvés douloureux dans l’après cancer, en proposant de repérer les modalités selon lesquelles la douleur peut être interprétée par le sujet en référence à ses croyances et son histoire singulière (Fromage et Hatti, 2015; Hacpille, 1994).

La période de la rémission, succédant à l’intensité et la régularité de la prise en charge thérapeutique, est accompagnée de séquelles physiques et/ou psychiques chez 50 % des patients (Dauchy et al., 2013). Ces séquelles se manifestent par la prédominance de la fatigue, de troubles de la fonction sexuelle et de l’image corporelle (Derzelle, 2007), ainsi que l’apparition de douleurs. Après la fatigue, ces dernières sont le « symptôme » le plus fréquemment cité par les patients : dans 30 % à 50 % des cas lors de la phase de surveillance, tandis que 10 % et 40 % des douleurs mentionnées sont des douleurs d’intensité moyenne à forte (Van den Beuken, 2007).

Les différents symptômes ne disparaissent donc pas avec l’entrée dans la rémission, et la persistance des douleurs après les traitements est fréquemment associée à des facteurs psychosociaux : le catastrophisme, l’anxiété, la dépression et le syndrome de stress post-traumatique (Baudic, 2013; Gärtner et al., 2009; Mejdahl et al., 2013; Moye et al., 2014; Restelli, 2007). La symptomatologie douloureuse survenant à distance de la fin des thérapeutiques a principalement été étudiée dans le contexte d’une transition identitaire du patient et de l’élaboration d’une perte d’étayage pour le sujet (Derzelle, 2010; Labreze, 2007). La voie vers une guérison psychique ne peut se réduire au changement de statut pour le malade et nécessite d’être abordée à partir de la complexité de l’expérience subjective (Pucheu, 1988, 2004). À partir d’une observation clinique, nous serons conduits à préciser la pertinence du repérage de certains blocages dans l’économie affective du patient douloureux. Nous insisterons sur la manière dont la douleur séquellaire empêche toute anticipation temporelle, réduit les potentialités du présent et indique une impasse relationnelle du sujet. Il s’agit ensuite de l’accompagner dans l’exploration analogique de sa douleur et ses messages, pour favoriser une symbolisation de ce qui ne peut pas toujours être mis en mots.

DOULEURS SÉQUELLAIRES ET REMANIEMENT IDENTITAIRE

Nous l’avons dit, l’impression de soulagement liée à la fin des traitements du cancer s’accompagne d’une modification des repères existentiels pour la personne malade. Les traitements qui viennent de s’achever étaient vécus comme une contrainte imposée, mais sur un plan inconscient, occupaient un rôle de cadrage temporel permettant au sujet de se situer par rapport aux autres et de fixer des limites. Les premiers temps de la rémission génèrent une incertitude radicale quant à l’avenir, une ambivalence anxiogène pour le sujet (Ménoret, 2010) et une peur de la récidive (Simard et al., 2013). Dans les pays francophones, l’expression couramment utilisée d’« Épée de Damoclès » pour qualifier l’entrée dans cette phase, marque la prédominance d’une incertitude menaçante sur les possibilités de (re)construire un avenir (Marx, 2004; Masson, 2013). Cette nouvelle phase dévoile à la personne un sentiment de vulnérabilité et une faille dans sa sécurité intérieure. Ces multiples impressions de survivre à un cataclysme, de traverser une épreuve et de devoir continuer à vivre après ces bouleversements ont été regroupées dans la notion descriptive de « syndrome de Lazare » (Cavro et al., 2005; Clervoy, 2007). Ce syndrome rassemble différents aspects cliniques : le traumatisme psychique du cancer (Huguet, 1995), l’incertitude de la projection dans un avenir, l’état de vulnérabilité, ainsi que les mouvements inconscients de régression à une position de détresse originelle. C’est précisément sur le rapport au temps et à l’incertitude de l’anticipation dans l’avenir que nous porterons notre intérêt clinique dans cette présentation.

Du point de vue psychopathologique, la rémission peut être articulée à une dynamique de la transition identitaire (Masson, 2004 et 2013) qui confronte le sujet à la perte sur trois niveaux : la perte du sentiment de contrôle et de maîtrise procuré par la régularité des traitements médicaux, la perte du lien au corps soignant qui fonctionne comme un organisateur temporo-spatial, enfin la perte de l’illusion du sentiment d’identité et le deuil impossible de l’invulnérabilité (Bacqué, 2000; Derzelle, 2003). C’est dans ce contexte de vulnérabilité et de confrontation à la perte que les significations des persistances douloureuses dans l’après-cancer peuvent être éclairées. Les hypothèses psychopathologiques développées sur les significations douleurs séquellaires dans la période de rémission relèvent de quatre registres :

  • L’apparition des douleurs, vécues comme la crainte d’une rechute ou la récidive de la maladie, s’offre comme une fonction de signal d’alarme pour le patient (Simard et al., 2013).

  • L’apparition de douleurs, d’abord interprétées comme liées à un non-respect de la surveillance oncologique depuis la rémission, peut devenir le prétexte corporel pour des autoaccusations ou autoreproches déterminés par des enjeux inconscients. Les douleurs semblent alors motivées par une intense culpabilité (Cavro et al., 2005).

  • Les douleurs ont pour fonction de signifier le rappel de quelque chose qui ne s’oublie pas et sont comme une trace de l’épreuve traversée (Bonnaud, 2007). Les douleurs mobiliseraient alors une quantité libidinale qui alimenterait un ancrage identificatoire.

  • La douleur peut être le signe d’une séparation du lien avec le corps médical impliquée dans l’élaboration de la perte d’étayage mentionnée plus haut. Elle témoigne alors d’un « abandonnisme intolérable » (Derzelle, 2003, p. 236) se répercutant notamment sur les fonctions corporelles.

Ces premiers repérages psychopathologiques sur le sens des douleurs séquellaires nous indiquent qu’à travers elles, quelque chose de la maladie continue d’être présent pour le sujet : un reste à exprimer ou à transformer. À partir d’une observation clinique, nous allons explorer comment les douleurs séquellaires peuvent d’abord indiquer un blocage affectif et une impasse pour le sujet en rémission. La mise en oeuvre d’un travail psychothérapeutique peut permettre une utilisation du somatique douloureux comme métaphore et vecteur d’un message essentiel pour le sujet. Cette progressive réappropriation du corporel réduit alors l’incertitude de l’avenir et ouvre à des possibilités d’anticipation positive.

OBSERVATION CLINIQUE

Anaïs, jeune femme de 22 ans, reçoit le diagnostic d’ostéosarcome huméral droit avec des lésions ostéolytiques. Sa vie bascule, elle entre alors dans des protocoles de thérapeutiques actives et des traitements chimiothérapiques. Un an plus tard, une chirurgie d’exérèse est réalisée avec une reconstruction par un péroné revascularisé. À 26 ans, on lui propose une arthrodèse de l’épaule droite doublée d’une chimiothérapie postopératoire. Tout au long de ces années, elle doit faire face à une toxicité chimio-induite qui nécessite la mise en place d’un appareillage au niveau auditif. Les gênes physiques occupent une place importante dans sa vie : elle ne peut pas ni se coiffer ni s’habiller seule.

À 30 ans, on lui annonce qu’elle est « guérie » de son cancer et que son état actuel nécessite maintenant une surveillance. Dix-huit mois après l’annonce de cette « guérison », Anaïs présente des douleurs importantes (au niveau du dos et de la ceinture scapulaire gauche) dont elle attribue la cause à son arthrodèse droite. De plus, des douleurs diffuses dans l’épaule droite post-ostéosarcome apparaissent. Anaïs peut aisément décrire ses douleurs comme des picotements, des sensations de décharges, des brûlures et démangeaisons en regard de la cicatrice. Après avoir passé différentes explorations et examens médicaux, la nature et l’intensité de ses douleurs demeurent inexpliquées. Pour tenter de comprendre cette discordance entre les éléments objectifs connus et le discours de la patiente, cet écart entre ce qui est visible et ce qui est intimement vécu par le sujet, une consultation avec un psychiatre lui est proposée. Cette évaluation psychiatrique révèle des difficultés pour Anaïs dans sa tolérance du handicap induit par la maladie et les traitements. Un suivi psychothérapeutique commence et va se dérouler pendant huit mois, à raison d’un rendez-vous tous les quinze jours.

Lors de nos premiers rendez-vous, Anaïs interroge la continuité de son identité depuis l’arrêt des traitements : « En quoi suis-je différente des autres, à cause de ma maladie? ». Son discours prend rapidement la forme de questions et la recherche d’une validation, d’un assentiment dans nos échanges. Ses assises identitaires et les contours du Soi sont mis en question pour elle-même et pour le regard des autres. Assez vite, elle évoque ainsi la figure d’une cousine « qui elle aussi a eu une maladie grave, mais aujourd’hui elle est comme avant. On ne voit pas qu’elle a été malade, elle a un corps de femme ».

D’emblée, nous repérons que ses difficultés somatiques et son vécu douloureux sont pris dans un blocage de nature affective, une impossibilité de se projeter devant soi et un « refus » de la situation actuelle. La première période du suivi psychothérapique va consister à favoriser sa prise de conscience du cloisonnement existant entre les pôles opposés de son économie affective : l’idéal de sa féminité, du corps féminin et le corps marqué par les signes visibles de la maladie, le corps transformé. Cette prise de conscience, progressive lors des premiers entretiens, lui a permis de retrouver une possibilité d’autonomie relationnelle et d’aborder la souffrance existentielle incluse dans l’expression de ses douleurs. Le second temps du suivi sera précisément marqué par l’exploration de son vécu douloureux et l’utilisation d’un langage métaphorique et analogique. Il s’agit alors de l’inviter à déchiffrer ce qui de son intimité, de son histoire de malade, se trouve cristallisé et enfermé dans ses douleurs. Elle évoque alors pour la première fois, la souffrance de vivre seule et comment l’irruption du cancer à 22 ans, l’a empêché de s’engager dans une relation sentimentale naissante. Elle éprouve aussi de grandes difficultés face à son apparence physique : quand elle se présente, on ne la voit pas, dit-elle, mais c’est la maladie que l’on voit. Son identité semble avoir disparu dans la maladie, et ses douleurs sont comme l’expression de ce qui ne peut pas se dire. Elle constate que ce temps de découverte de son vécu subjectif s’accompagne d’une diminution de ses douleurs. Nos derniers entretiens auront pour finalité de pouvoir restituer à Anaïs sa part de responsabilité dans la construction de son avenir et de permettre la mise en oeuvre d’une anticipation ainsi que d’ouvrir le champ des possibles (sur les plans professionnel et relationnel).

OUVERTURES À L’EXPÉRIENCE SUBJECTIVE

À la faveur de ce retour en milieu hospitalier qui vient clore une période de vie éprouvante et confirmer la guérison, Anaïs revendique à travers son corps, contre l’expertise médicale, l’existence de séquelles douloureuses : elle souffre. Ses douleurs ne pouvant trouver place dans les catégories objectives de la cancérologie, Anaïs est renvoyée au plan « psy », sur un double versant : identification de la nature des troubles (psychiatre) et accompagnement psychothérapeutique (psychologue).

À partir de la découverte du diagnostic oncologique, la personne malade devient un objet à traiter avec centration sur un corps encadré par un protocole très structuré. Dans un premier temps, l’expertise médicale s’exerce sur le système biologique, souvent avec peu d’égards pour la connexion vivante entre ce corps et l’entité qui l’anime et l’habite dans un échange complexe, incessant et le plus fréquemment souterrain. Cette symbiose originaire remonte pourtant à la conception et s’est complexifiée au fur et à mesure du développement. Le psychologique réside quelque part dans cette expérience subjective qui résonne dans le corps et par le corps, dans cette articulation toujours mouvante et évolutive productrice de mouvements affectifs et de comportements. On prête généralement peu attention à cette expérience subjective, sauf dans des moments d’incertitude ou de remise en cause, qui souvent font crise, car bouleversant les équilibres dans le monde interne, mais aussi avec l’environnement.

La personne doit faire face à la fois aux interventions somatiques et aux effets secondaires, à leurs répercussions dans les différentes facettes de la vie quotidienne. Ses relations avec autrui doivent être réaménagées. Comme nous l’avons vu chez Anaïs, la relation au temps est bouleversée, l’anticipation bloquée et le sujet en proie à un présent menacé, sans perspective de croissance ou de projet. De plus, le cancer bouscule aussi la façon de percevoir son histoire personnelle : comment cet affolement tissulaire s’inscrit-il dans une histoire personnelle passée comme dans un lignage et refaçonne la perspective future? Ce temps, qui est d’abord celui d’un programme de soin, est totalement imposé de l’extérieur à la personne et revêt un impératif vital. Tous les champs de la vie sont touchés. Dans cette dépossession, Anaïs n’a d’autre alternative que de s’allier à la modélisation médicale, de faire compliance. Pourtant de nombreux points d’accès de l’expérience subjective sont possibles depuis le diagnostic de l’annonce, jusqu’aux étapes ultérieures du parcours de soin, quand on facilite l’expression de ce qui est éprouvé au cours de ce cheminement. Quelles réactivations de l’histoire passée et quelles pondérations vont être mises en oeuvre? Comment opère cette construction d’un discours subjectif à partir d’une expérience extrêmement contrainte au niveau du corps comme de l’avenir personnel (Maillard, Glineur et Bacqué, 2017)?

FAIRE ANALOGIQUEMENT PARLER LA DOULEUR

Pacifier le rapport au corps et retrouver un certain contrôle sur celui-ci, puis sur sa vie, par l’intermédiaire d’une approche comme la sophrologie, permet de restaurer une connexion entre la personne et son corps dispensant du bien-être (Dudoit et al., 2012; Sicard, 2009). Apprendre à créer les conditions d’un mieux-être est primordial, mais il est aussi nécessaire de donner corps au discours interne qui jaillit dans l’expérience subjective douloureuse. La fonction des entretiens cliniques est de permettre l’expression des émotions fortes, mais aussi des mouvements affectifs contradictoires, d’offrir un espace où la parole se délie et la souffrance se transforme. Mais comment aller plus loin pour que ce dialogue intime, souvent imperceptible à un niveau conscient, puisse se frayer une voie et que s’établissent des liens nouveaux?

À l’instar de tous les ressentis puissants, la douleur ne peut être parlée. En France, pour la délimiter, on a recours à des outils comme l’Échellevisuelle analogique (EVA) ou le Questionnaire douleur Saint-Antoine (QDSA). Dans la première, il s’agit d’une évaluation subjective de l’intensité de la douleur permettant d’ajuster le traitement antalgique, le second permet de verbaliser le vécu douloureux par une approche indirecte. La douleur est-elle en coups de marteau, en étau, pénétrante? Fournir des supports imagés accompagne la mise en mots, mais ces outils se focalisent sur l’appréciation de la douleur par la personne, sans permettre d’installer cette expérience dans l’ensemble d’une histoire de vie. Et s’ils soulignent l’intérêt d’un support analogique guidant l’expression afin que le ressenti se fraye une voie vers le mot, ils demeurent incapables de l’inscrire dans la globalité d’un parcours.

L’Épreuvedes trois arbres (ETA) est un dispositif que nous avons mis au point pour favoriser l’expression de ce que vit une personne à un moment de sa vie à partir d’un seul support : l’arbre (Fromage, 2011). Chaque arbre dessiné et raconté est le porte-parole de son auteur, car l’ETA est bâti sur l’équation Arbre = Être humain. Poser cette équation implique que les termes sont interchangeables : décrire l’arbre et ses fonctionnements revient à exposer ceux de celui qui a suscité cet arbre dessiné et raconté. Présenté sous n’importe quel angle – botanique, fonctionnel, symbolique – l’arbre fait émerger des significations sur un mode analogique, donne des orientations de sens en cohérence avec un tout structuré apporté par la personne elle-même. À travers l’ETA, l’arbre devient moyen pour figurer une problématique singulière parce qu’il forme une structure de sens, a priori, qui peut exprimer toute situation humaine (Fromage, 2012).

Le thème de l’arbre sert de médiation pour évoquer des contenus méconnus, établir des connexions opportunes, créer des liens nouveaux. À l’inverse du paradigme médical, la procédure suscite le discours en première personne, permet de réinstaller une autonomie dans la formulation de ce qui est arrivé et n’a jamais pu être dite selon le point de vue propre. Cette procédure pour des patients en soins palliatifs que la prescription antalgique ne suffisait plus à soulager, a permis de faire remonter de la colère, une lointaine rupture sentimentale, l’angoisse suscitée par la mort, etc. (Fromage et Hatti, 2015). En élargissant le champ attentionnel à d’autres registres d’expériences, le vécu douloureux se trouve recentré et réinséré dans des faisceaux étiologiques plus vastes libérant ainsi de nouvelles connexions signifiantes et apaisantes.

La guérison médicale d’Anaïs a libéré ce colloque interne avec elle-même. Inaudible ou écarté, le voici qui surgit et revendique d’être « traité » à son tour dans le contexte hospitalier. L’engagement d’une relation thérapeutique lui permet en effet de reconnaître cette souffrance tenue à l’écart pendant dix ans et de commencer à se reconnaître elle-même, comme un sujet féminin malgré son corps déformé. En s’inspirant de cette démarche analogique, cette souffrance « reconnue par autrui » dans toute sa validité, mais aussi « élaborée » par la patiente, a permis au fil des séances de rétablir dans toute sa vitalité, la connexion entre corps et psyché. Dans les plis secrets et mystérieux de la vie intérieure que stimule toujours curieusement le langage analogique, nul besoin d’une intervention extérieure rivée sur une facette du message – ici douloureux - pour que la métaphore, à l’instar d’un fleuve qui retrouve d’instinct son cours, conduise avec sûreté Anaïs sur les chemins de la symbolisation. Ce recours à la métaphore constitue une aide précieuse que le thème de l’arbre peut étayer soit sporadiquement au cours des entretiens, soit de manière plus structurée avec le protocole de l’Épreuvedes Trois Arbres.

CONCLUSION

Si l’action psychothérapeutique vient offrir la possibilité d’une symbolisation en présence d’autrui, c’est bien parce que le vécu du patient atteint d’un cancer en rémission constitue un contexte propice à un blocage de l’anticipation et une symbolisation défaillante. En effet, parallèlement au remaniement identitaire mis en jeu dans une construction narrative, le sujet en phase de rémission est conduit à une réappropriation de son corps marqué par la maladie et revenant au-devant de la scène à la fin des traitements (Bendrihen, 2015). Alors qu’une première effraction corporelle a lieu au moment du diagnostic, son élaboration subjective se voit bien souvent différée, notamment pour pouvoir supporter la nouvelle réalité et l’énergie psychique concentrée sur des éléments externes. Ce délai dans l’élaboration produit fréquemment un ressenti d’isolement ou de solitude, voire de disqualification implicite du tiers, au nom d’une expérience vécue comme non partageable, en première intention du moins. Dans ce nouveau temps marqué par l’annonce de la fin des traitements, le surgissement et la persistance des douleurs peuvent participer à un travail de mise à distance de l’évènement et de tentative de symbolisation de l’effraction. S’instaure alors une dynamique paradoxale au sein d’un temps ayant pour objectif d’oublier-effacer-recouvrir, mais aussi d’apprendre à supporter ce nouveau corps. Nous l’avons rappelé au début, l’impact des événements personnels, notamment pertes et deuils touchant la personne ou son entourage, a en outre un rôle majeur dans l’apparition et l’installation des douleurs (Maillard et al., 2016), particulièrement en ce qui concerne le patient cancéreux. Sur le plan de la pratique clinique, nous proposons de distinguer et repérer les douleurs qui participent à une symbolisation, scandent des moments somatomorphes (Dubas et Thomas-Antérion, 2012) dans la thérapie et le réaménagement du rapport du patient à son vécu douloureux. Ces douleurs sont à séparer de celles qui entravent les processus d’inscription et marquent plutôt une difficulté interne, un blocage du processus de symbolisation. Accompagner le premier type de douleurs suppose de reconnaître leur fonction symbolisante, leur participation à l’équilibre psychosomatique du patient et ne pas viser leur extinction définitive. La prise en compte du second type de douleurs, nécessite pour le clinicien, l’utilisation de voies différentes pour susciter un détachement libérateur et restituer au sujet ses possibilités de choix et de projections dans l’avenir.