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Introduction

Nos travaux de recherche sur la transformation numérique des universités et établissements du supérieur publics ou en conventionnement (Mocquet, 2020) s’appuient sur au moins deux mouvements que subissent ces organisations universitaires. Le premier concerne une évolution réglementaire régulière des politiques publiques entre 2007 et 2020 de l’université française, héritière d’une régulation étatico-professionnelle (Musselin, 2001), et impliquant la mise en place des nouveaux modèles d’organisations visant l’adaptation des établissements et de leur gouvernance à un système devenu mondialisé et basé sur l’économie de la connaissance (Mignot-Gérard et al., 2019). Le second a trait aux usages des technologies numériques qui ont profondément évolué dans la société depuis les années 2000, passant de l’émergence à l’adoption, y compris dans le contexte de l’enseignement supérieur. Les deux combinés provoquent un état de changement propice à l’observation pluridisciplinaire dans une logique stratégique pour les établissements.

À cela s’ajoute en 2020 la crise apportée par la COVID-19, pour laquelle nous bénéficions d’une place privilégiée, celle d’observateur au sein d’un groupement d’intérêt public, l’Agence de mutualisation des universités et établissements (Amue), qui nous a permis d’être en contact professionnellement avec certains des acteurs de la résolution de cette crise sans être dans les universités ou établissements durant la période de mars à octobre 2020.

S’il nous apparaît en suivant l’actualité professionnelle de l’enseignement supérieur qu’une part de la continuité pédagogique a été résolue en 2020 par de nouvelles technologies numériques, encore faut-il en comprendre les mécanismes de déploiement. Cette situation de modification de l’ordre établi apportée par la COVID-19, ordre par ailleurs en perpétuelle négociation pour nous dans les organisations universitaires, nous laisse penser, c’est notre hypothèse, qu’il a pu y avoir une forme de subversion du numérique universitaire durant cette période – au sens premier du terme : « actions visant à bouleverser, à détruire les institutions, les principes, à renverser l’ordre établi » (ATILF, 1994c), ce qui va à l’encontre des valeurs reçues, et ceci, quel que soit le domaine auquel on se réfère. Nous retrouvons cette idée de subversion dans les travaux de Philippe Hert (1996), qui parle de tension entre « d’une part le niveau global de construction sociale d’un objet, d’autre part un niveau local d’observation des pratiques quotidiennes, qui sont des lieux d’expression, de création, voire de subversion » (p. 85). Mais aussi dans les occasions de mettre en communication des personnes dans des groupes non officiels déposés çà et là sur Internet, « ce medium [devenant] un outil puissant de subversion » (Gardey, 2003, p. 96). Il ne s’agit pas ici d’imaginer que les établissements universitaires seront détruits par une quelconque subversion du numérique universitaire, mais bien de savoir comment ils ont pu (oser) bouleverser l’ordre établi pendant le premier confinement (15 mars au 11 mai 2020) puis jusqu’en octobre 2020 et sous quelles formes, plutôt à quel moment de la crise et comment.

Nous faisons l’hypothèse que cette situation est aussi un désordre productif (Barlette et al., 2016), qu’une des résolutions de la crise à cette période a été apportée par une série de juxtapositions de dispositifs numériques. Nous cherchons des signes à repérer dans ces nouveaux dispositifs jusqu’alors utilisés ou non dans notre communauté universitaire : plateformes, réseaux socionumériques spécifiques, vidéoconférences communautaires ou privées… tentant de faire surgir une connaissance expérientielle de cette période.

Une crise entraînant des crises

Lieu de rencontres en nombre, les universités n’ont pas échappé aux injonctions ministérielles de réorganisations répondant à la gestion de la crise par le gouvernement français. Cela s’est passé en France comme ailleurs, cette crise étant globale et mondiale, comme le rapporte ce témoignage de 34 chercheurs dans 31 pays, un état des lieux des réalités et mesures différentes qui ont pris place sur le plan numérique éducatif durant cette période (Bozkurt et al., 2020).

Pour revenir à la France, dans un premier temps, la fermeture a été décidée suite à la décision présidentielle du jeudi 12 mars 2020 (Jourdain, 2020). Des modalités réglementaires apportées par l’arrêté du vendredi 13 mars 2020 ont suivi, entraînant la fermeture effective le lundi suivant, 16 mars. En quatre jours, temps de repos compris, les universités sont passées, par injonction exogène, d’une organisation en présentiel, normale, historique et maîtrisée, à une organisation nouvelle, basée sur la distance dans la relation entre ses membres, les employés des universités (enseignants, enseignants-chercheurs, personnels ingénieurs, administratifs, techniques, sociaux et de santé et des bibliothèques et ses usagers, les étudiants, les doctorants et les stagiaires).

À partir de cet instant, pour nous, les universités et établissements sont confrontés, en conséquence, à deux crises : la crise de leurs usagers et la crise de leur organisation dont un des récits peut être lu au travers d’une université (Caron, 2021). Pour comprendre les interactions entre ces deux types de crises, nous mobiliserons la systémique, en cherchant les interactions dans le système (ici le système universitaire), du micro au macro. Nous observerons le rôle du numérique universitaire pendant cette période – ce numérique universitaire – (Mocquet, 2020), comme un modèle écologique (Bronfenbrenner, 1979; voir figure 4) organisé en microsystème (l’usager numérique : membres et usagers, et son environnement technologique proche), en mésosystème (l’environnement proche de l’usager numérique : l’université organisée et les dispositifs numériques), en exosystème (la société, les lois, la politique d’État du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation [MESRI]) et en macrosystème (les valeurs, les cultures, l’histoire de la communauté universitaire…).

Les crises vécues comme un choc par tous les acteurs

Pour les processus du changement, nous faisons appel aux premières étapes de ce que les psychologues appellent la courbe du changement. Elisabeth Kübler-Ross (1969) propose une démarche qui tient compte de l’approche temporelle : les acteurs subissant un changement passent par plusieurs états, une succession de réactions face à une situation précise de choc.

Dans le cadre du premier confinement, le premier état, le déni (denial), est intervenu après l’annonce du changement, et les acteurs ont pu exprimer, par exemple, que cette situation est impossible à tenir. Le deuxième état, dit de résistance, a regroupé le choc (shock), la colère (anger), la négociation (bargaining) et la dépression (depression). Cet état était indispensable, signifiant que le processus de changement est en train de s’activer au sein de l’organisation, de la personne concernée. Le troisième état a été la phase d’expérimentation (acceptance). C’est le début du processus d’apprentissage pour l’organisation qui vise à améliorer les compétences de chacun pour que le changement profite à tous et à l’organisation. Dans ce cas, les personnels des universités ont globalement montré une agilité organisationnelle reconnue par la suite. Enfin, la dernière étape était la phase d’engagement (commitment), qui est synonyme de stabilité organisationnelle.

Ce que nous retenons, c’est qu’il appartient à la gestion de la gouvernance de prendre en compte cela et de comprendre que les acteurs et les organisations connaîtront « des états de déni, de perte de repères, voire de colère, avant d’admettre définitivement les principes » (Beriot, 1992, p. 53). La deuxième phase, c’est-à-dire quand la courbe remonte, sera associée à une conduite du changement, à l’occasion de proposer des structurations permettant de provoquer le déclic, qui entraînera l’engagement. Nous chercherons dans les terrains des signes permettant de positionner les subversions du numérique universitaire par rapport à ce changement.

Nous faisons l’hypothèse que cette situation est une forme de subversion numérique, en provoquant l’arrivée de nouveaux dispositifs jusqu’alors non utilisés dans notre communauté universitaire, et non validés par les instances officielles.

Notre perception de l’innovation dans les universités

Nous avons déjà proposé (Mocquet, 2021) que la quête de l’innovation (Akrich, 1998) ou de ce qui est nouveau ou de ce qui est créatif, dans les universités publiques, pousse les managers en interne à designer (au sens de design (Barrand, 2012; Vieira, 2014) des nouveaux dispositifs (Fusulier et Lannoy, 1999) affectant d’une manière ou d’une autre l’organisation globale de l’établissement.

Cette innovation s’appuyant sur l’existant et la capacité des universités à innover sur leur propre fonctionnement fait apparaître une notion d’innovation relative, c’est-à-dire selon la définition classique que donne le Trésor de la langue française (TLFi) du mot « relatif » : « qui est évalué par rapport à un autre élément, à un repère, à un système de référence » (ATILF, 1994b), par opposition à l’innovation absolue, le dépôt de brevet par exemple. Quand nous parlerons d’innovation, il s’agira de cela : ce qui est nouveau et créatif par rapport à une situation antérieure, la « chose nouvelle introduite » selon le TLFi (ATILF, 1994a). Nous chercherons à déterminer s’il y a eu des innovations dans le domaine de l’acte pédagogique et dans l’organisation du processus de gouvernance au cours de cette période.

Méthodes

Notre approche est pluridisciplinaire, caractéristique des sciences de l’information et de la communication. Nous appuyons notre démarche épistémologique sur une posture explicative qui « vise à mettre en lumière les relations entre phénomènes par le biais de l’observation d’enchaînements réguliers » (Schurmans, 2009, p. 91).

Elle se fonde sur un modèle inductif et interprétatif construit à partir des études de cas (Leplat, 2002) et dans lequel nous cherchons des significations. « Fondée sur le projet résultant de l’interaction intentionnelle d’un sujet sur un objet » (Piaget, 1970, p. 75), notre épistémologie est constructiviste, une « conception de la connaissance comprise comme un processus actif avant de l’être comme un résultat fini » (p. 75). L’idée est bien ici « de participer à construire la réalité perçue des acteurs » (Bertacchini, 2009, p. 45) pour (faire) comprendre.

Recueil de données et voeux d’analyses

Nous basons une part de notre analyse sur notre expérience professionnelle, d’un point de vue ethnographique, ce qui constituera des signes de changement que nous analyserons, puis complèterons par des recueils de données quantitatives et qualitatives. Comme nous observons un système complexe, nous nous appuyons sur le troisième principe, le principe hologrammatique de Morin (1986) :

La version simplificatrice de cette conception fait du microcosme un modèle réduit de l’Univers qu’il renvoie en miroir. La version complexe n’annule pas la singularité humaine, qui alors contiendrait, de façon hologrammatique, le tout qui la contient.

p. 161

Ceci nous autorise à recueillir des données à plusieurs endroits ou microcosmes et auprès de plusieurs acteurs, dans des situations que nous considérons comme représentatives du changement que nous observons (figure 1).

Figure 1

Superposition de quatre observations

Superposition de quatre observations

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Nous exploitons une enquête par questionnaire réalisée alors par la Conférence des présidents d’universités (CPU), aujourd’hui renommée France Universités[2], que nous remercions pour l’autorisation d’exploitation à des fins de recherche. La CPU a un relevé des nouveaux outils numériques mis en place durant le confinement. Cette enquête a été envoyée à l’ensemble des présidents d’universités membres qui ont collecté les informations, au moyen d’un tableur collaboratif Framacalc, concernant principalement les outils utilisés et mis en place pour les réunions de gouvernance avec vote, les réunions de gouvernance sans vote, les réunions de recrutement (COS), les enseignements à distance et une colonne libre pour partager des FAQ ou des documents d’information. Cette collecte a été réalisée au mois d’avril 2020.

Des données ont également été recueillies auprès d’universités in situ pendant le confinement de mars 2020 à mai 2020, lors de conversations formelles ou informelles auprès de décideurs. Il s’agit là de participation à des réunions et à des tests d’outils avec des universités adhérentes de l’Amue. Cette phase de test est courante avec certaines universités qui savent compter sur nous pour être β-testeurs.

La troisième source de données résulte de l’observation de nouveaux outils apparus dont l’usage a été massif. Le repérage s’est fait principalement par les réseaux socionumériques, et plus particulièrement Twitter, en suivant le mot-clic #UNIVCOVID19, corpus composé de 448 publications relevées entre le 13 mars et le 10 septembre 2020 avec TweetDeck puis stockées dans un tableur.

La quatrième source est un regard sur le cadre administratif et réglementaire, en suivant des alertes positionnées sur des journaux professionnels (News Tank, AEF info) ou sur le Journal officiel pendant et après les deux périodes de confinement de 2020.

Résultats

Nous allons dans ce paragraphe exposer les données recueillies durant cette période, suivant la méthodologie expliquée précédemment.

Panorama des outils numériques

Nous avons décidé d’exploiter ce panorama selon deux types de traitements de données : le premier concerne les types de technologies numériques (TN) utilisées en confinement selon les quatre catégories (figure 2), le second, un nuage de mots réalisé en ligne à partir des réponses données par les répondants (figure 3).

Figure 2

Type de technologies numériques (TN) utilisées en confinement dans l’ESR FR (avril 2020 ; source : CPU)

Type de technologies numériques (TN) utilisées en confinement dans l’ESR FR (avril 2020 ; source : CPU)

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Cette figure montre que nous avons fait le choix de ne pas citer les marques mais de faire apparaître les TN privées en mode logiciel-service ou software as a service (SAS) (Zoom, Skype, Teams, Google…), les TN communautaires en SAS (RENAvisio, partage, DRIVE de RENATER…), les TN propriétaires en local (Adobe Connect…) et les TN communautaires en local (Moodle…). C’est une catégorisation courante dans l’ESR. Nous appelons « communautaires » les TN conçues par l’ESR. Une université a pu répondre par plusieurs TN pour la même situation d’usage, ce qui explique que la somme des réponses ne correspond pas à l’échantillon. Dans l’ensemble des situations, les TN les plus citées sont des TN privées en mode SAS et des TN communautaires en local. Dans les deux premières situations, les réunions de gouvernance avec vote ou sans vote, les TN privées en mode SAS sont très majoritaires (25, 28). Les TN communautaires en local arrivent en deuxième (11, 12), puis viennent les TN propriétaires en local (7, 8) pour finir avec les TN propriétaires en local (1, 0). Dans la situation du recrutement pour les COS, l’écart est plus serré entre les quatre types de TN, les résultats sont aussi moins nombreux. Enfin, il y a une inversion des TN dominantes pour les enseignements à distance, où les TN communautaires en local (38) sont citées bien avant les TN privées en mode SAS (29), les TN communautaires en SAS (1) et les TN propriétaires en local (2).

Dans la figure 3, nous avons mis en valeur les marques les plus citées par les universités : plus le caractère est gros, plus le mot est cité.

Figure 3

Solutions utilisées en confinement dans l’ESR FR (avril 2020), représentation par nuagedemots.co

Solutions utilisées en confinement dans l’ESR FR (avril 2020), représentation par nuagedemots.co

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Pour ce qui est des outils les plus cités, les trois premiers sont Moodle, Teams et Zoom. Les deux premiers étaient présents avant la crise sanitaire.

Nous repérons pour l’analyse qui sera faite plus loin que trois outils sont apparus de manière massive : Zoom (un logiciel propriétaire de vidéoconférence en mode SAS développé par Zoom Video Communications), Discord (un logiciel propriétaire gratuit de voix par IP en mode SAS conçu initialement pour les communautés de joueurs, développé par Discord Inc.) et BBB pour BigBlueButton (système de vidéoconférence développé en mode local en licence libre pour la formation à distance).

Le paradoxe du responsable de diplôme

L’un des acteurs que l’on peut prendre pour illustrer cette période est le responsable de diplôme, l’enseignant ou enseignant-chercheur qui coordonne et pilote la formation, et en garantit la bonne réalisation avec un soutien administratif.

Dans la période sur laquelle nous focalisons notre observation, la stratégie de ce responsable pédagogique se retrouve au sein d’une double injonction contradictoire et antagoniste, double bind en communication (Bateson et al., 1963) : utiliser la stratégie de l’université, c’est-à-dire les dispositifs numériques dont ils disposent à moyen constant (fournis par les plans de continuité pédagogique PCP et administratif PCA); et/ou satisfaire au plus vite le besoin du métier, la satisfaction usagers, c’est-à-dire la formation des étudiants : ceux-là proposent leur propre dispositif numérique, bien souvent en dehors de l’université, auprès des outils qu’ils utilisent, GAFAM, Framapad ou Discord (une plateforme venant de la communauté des joueurs de jeux vidéo).

Nous avons représenté cela dans la figure 4 en schématisant en trois étapes le déroulement de la mise en place de la continuité pédagogique. La fermeture des établissements (1) est une interaction entre l’État (exosytème) et les établissements opérateurs du service public (mésosystème). Ces derniers mettent en place une opérationnalisation de cette fermeture (2) sous la forme de plans de continuité négociés (administratif et pédagogique) qui agissent conjointement sur la formation des étudiants (microsystème). Ceci provoquant deux interactions (3), une vers le mésosystème (mise en place de nouveaux outils) et vers le macrosystème (certains outils ne respectent pas nos valeurs usuelles).

Figure 4

Interprétation graphique du modèle écologique du numérique à partir de Bronfenbrenner

Interprétation graphique du modèle écologique du numérique à partir de Bronfenbrenner

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Ce n’est pas anodin pour nous, car cela inverse le flux informationnel du pouvoir : d’une approche descendante, c’est-à-dire « j’applique la stratégie de l’université » – une résultante de « c’est ma place dans la structure » du responsable de licence –, l’on passe à une approche ascendante, « j’accepte la mise en place par les étudiants car ils le souhaitent » – une résultante de « c’est mon rôle de fonctionnaire que de satisfaire l’usager ». Ce n’est pas notre propos d’aborder la perception psychologique du responsable de diplôme lors de la prise de décision, mais on peut imaginer aisément que la décision ne fut pas aisée, voire fut culpabilisatrice, une des conséquences connues du double bind.

Dans les établissements où de nouveaux outils viennent notamment de l’initiative des étudiants, c’est ce personnage qui motivera cette forme de subversion, par obligation de continuité pédagogique.

L’observation in situ d’universités

L’observation in situ a montré une conservation d’outils existants (Moodle notamment dans le domaine de la pédagogie), mais aussi l’arrivée de nouveaux outils comme Discord (figures 5 et 6) ou Teams pour l’organisation de colloques (figure 7).

Figure 5

Réseau social de gamers Discord (US), utilisé par une université pour travailler avec ses étudiants de DUT MMI de l’IUT de Béziers en complément de Moodle

Réseau social de gamers Discord (US), utilisé par une université pour travailler avec ses étudiants de DUT MMI de l’IUT de Béziers en complément de Moodle

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Ce détournement d’un outil spécifiquement réservé à une catégorie de personnes (les étudiants gamers) vers le contexte universitaire montre que dans la continuité pédagogique, le maintien a été apporté en dehors des préconisations des DSI. Les messages qui y circulent concernent le lien social entre étudiants et enseignants, ou entre étudiants.

On retrouve une similitude dans cette université (figure 6) : garder le lien social au moyen d’une plateforme Discord mise en place par l’équipe de la Direction numérique. Il s’agit ici de réaliser une veille (le groupe s’appelle « les veilleurs ») afin de « favoriser les échanges informels entre nous et avec les enseignants, qui peuvent aussi échanger entre eux », selon son directeur Feriel Goulamhoussen, interrogé lors d’échanges sur le rôle de cette plateforme durant le premier confinement (communication personnelle, juin 2020).

Figure 6

Réseau social de gamers Discord (US), utilisé en 2020 par l’Université Gustave Eiffel. Ici une conversation anonymisée entre un accompagnant (a) de la Direction numérique et les bénéficiaires enseignants (b)

Réseau social de gamers Discord (US), utilisé en 2020 par l’Université Gustave Eiffel. Ici une conversation anonymisée entre un accompagnant (a) de la Direction numérique et les bénéficiaires enseignants (b)

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L’activité recherche a été réduite, par une succession de report de colloques ou séminaires, et peu d’évènements vont se dérouler durant cette période. On note l’arrivée de Teams (figure 7) dans la diffusion comme Zoom. Les vidéoconférences communautaires de RENATER ont subi un déni de service, ne pouvant soutenir le nombre de tentatives de connexions simultanées.

Figure 7

Suite Microsoft Teams (US) restreinte à la visiophonie, ici utilisée par le colloque TIC.IS 2020 de l’Université Bordeaux Montaigne

Suite Microsoft Teams (US) restreinte à la visiophonie, ici utilisée par le colloque TIC.IS 2020 de l’Université Bordeaux Montaigne

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L’observation de nouveaux outils apparus de façon massive

Nous avons aussi observé l’apparition de nouveaux outils dans le cadre de ce confinement. Le premier concerne la conduite de la gestion de crise, par et avec, la Direction générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle (DGESIP) du MESRI (figure 8). Le choix a été de porter la totalité des échanges sur une plateforme française, Whaller, permettant « plus de réactivité » et « plus d’échanges » avec la tutelle selon les quelques collègues interrogés.

Figure 8

Réseau social Whaller (FR), utilisé par la DGESIP pour diffuser des informations entre les membres

Réseau social Whaller (FR), utilisé par la DGESIP pour diffuser des informations entre les membres

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Nous n’avons pas analysé plus avant les interactions au sein de cette plateforme, cela pourrait être un sujet à part entière. Nous retiendrons l’apparition d’un nouvel outil qui a rencontré ses usagers très rapidement et a joué son rôle de maintien des continuités administrative et pédagogique.

Un des autres outils, que nous pourrions nommer « la star » de la COVID-19, est le système de visioconférence Zoom, qui a pallié les difficultés rencontrées par le trop grand nombre de connexions sur les outils de visioconférence de RENATER (Rendez-Vous et RENAvisio). Ce fut l’occasion de (re)découvrir le fait que l’immense majorité des services utilisés par la communauté universitaire étaient bien dimensionnés technologiquement, puisqu’ils fonctionnaient avant l’augmentation du nombre de connexions, mais que l’arrivée massive de connexions en temps réduit n’avait pas été envisagée. Latence, déni de service, achats de licences supplémentaires... la seconde moitié du mois de mars 2020 fut rude pour les dispositifs numériques existants et pour les collègues chargés de leur exploitation/diffusion dans les directions des systèmes d’information ou du numérique (DSI/N).

C’est ainsi que cet outil américain s’est installé comme pratique courante contre toute précaution quant à la sécurité (Vitard, 2020) ou au respect des données personnelles (Mella, 2020) dans le panorama, de façon pragmatique. Il a permis d’organiser des réunions de gestion de crise des Présidents d’universités dans le cadre d’un plan de continuité pédagogique. Les raisons de ce succès d’usage : « simplicité fonctionnelle », « pas de coupures », « qualité acceptable de transmission de la voix et de l’image animée », « maintien des cours en amphi, un professeur devant beaucoup d’étudiants », rapportent les personnes interrogées.

Cet outil a d’abord été utilisé en version gratuite limitée dans le temps de durée de la conférence puis en version payante. On remarquera l’émergence d’un nouvel outil, qui est en adéquation avec le besoin de ses utilisateurs mais non prévu dans les services des DSI/N.

Évolution du cadre administratif et réglementaire

Le dernier domaine observé concerne l’évolution du cadre administratif et réglementaire.

Nous retenons trois signes qui nous paraissent emblématiques, sans être exhaustifs, et qui font suite à cette période critique. Le premier (Duchamp, 2020) concerne la gouvernance d’un des acteurs historiques du numérique universitaire. C’est la prise de conscience que le groupement d’intérêt public RENATER, s’il a parfaitement géré l’accès à Internet des universités et établissements, s’est trouvé en difficulté, malgré un effort considérable de ses membres, en matière de services de visioconférence : ces derniers n’avaient pas été dimensionnés en amont de cette situation (techniquement et financièrement) pour cet usage.

Le deuxième signe est en réaction à un évènement passé sous silence pendant le confinement, soit l’incapacité à proposer une organisation pour les élections de renouvellement des conseils des établissements publics d’enseignement supérieur relevant du ministre chargé de l’enseignement supérieur et ainsi respecter le calendrier électoral.

S’il existait des pratiques, couvertes par la loi no 2010-500 du 18 mai 2010, qui permettaient que « [l]’élection [ait] lieu soit par dépôt d’un bulletin de vote en papier dans une urne, soit par voie électronique sécurisée » (République française, 2010, art. 1er), ce n’était pas courant : il manquait un décret d’application permettant de cadrer l’organisation par l’administration.

Ce décret existe depuis le 30 septembre 2020 et propose qu’« à titre expérimental, l’élection des représentants des personnels et des étudiants aux conseils des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel et des établissements publics nationaux d’enseignement supérieur à caractère administratif peut avoir lieu par vote électronique » (République française, 2020b, art. 7). Cette expérimentation est applicable aux scrutins achevés au plus tard le 31 décembre 2024, avec une évaluation prévue six mois avant son terme.

De ce fait, le vote électronique émerge durant le second semestre de 2020, pour atteindre près d’un quart des élections concernées de 2020 (Andrieu et al., 2020).

Le troisième signe concerne le recours à la visioconférence dans le cadre de soutenance de travaux de recherche pour lequel sera paru un arrêté du 27 octobre 2020 relatif au recours à la vidéo-conférence pour la présentation des travaux dans le cadre d'une habilitation à diriger des recherches et d'une soutenance de thèse (République française, 2020a).

C’est une évolution importante, car si ce type d’outil était présent dans les phases de recrutement de maître de conférences ou de professeur d’université, dans les phases de formation ou d’évaluation jusqu’en master, il restait des situations professionnelles, comme les soutenances de thèse et l’habilitation à diriger des recherches, qui n’étaient pas autorisées.

Discussions

Des subversions sont apparues

Des « actions visant à bouleverser, à détruire les institutions, les principes, à renverser l’ordre établi » (ATILF, 1994c) en agissant à tous les niveaux du système du numérique universitaire ont bien eu lieu pendant cette période.

Elles ont agi à plusieurs niveaux du système universitaire :

  • Microsystème : en changeant les technologies numériques accessibles (outils et usages) au plus près des acteurs, membres des universités et établissements ou étudiants;

  • Mésosystème : en provoquant des modifications organisationnelles sous la forme de plans de continuité pédagogique ou administratif;

  • Exosystème : en modifiant le cadre réglementaire et administratif des usages des technologies numériques apparues;

  • Macrosystème : en laissant se diffuser l’usage d’outils non souverains, non communautaires, en dehors des valeurs du service public concerné, et dont certains doutent encore de la sécurité à l’heure où nous rédigeons cet article.

Les effets de ces subversions

Mais tout n’est pas négatif dans la crise d’organisation provoquée par la crise sanitaire de la COVID-19. Ces subversions ont permis de passer le cap de la crise sanitaire et d’amortir les crises internes auprès des étudiants et des membres des universités. Si elles ont agi comme des solutions d’urgence, elles doivent aussi être interrogées sur le long terme, afin de s’installer dans des pratiques, professionnelles ou d’apprentissage, plus sereines, moins chaotiques ou en réaction à l’évènement.

Moment d’intervention des subversions

Nous avons évoqué la courbe de changement d’Elisabeth Kübler Ross (1969) pour faire comprendre les étapes qui suivent le choc dans la section « Les crises vécues comme un choc par tous les acteurs ». Nous positionnons sur cette courbe (figure 9) le domaine d’intervention des subversions numériques, dans la phase d’acceptation, avec en objectif l’adoption des dispositifs numériques nouveaux.

Figure 9

Domaine d’intervention de la subversion numérique dans l’évolution du premier confinement en regard de la courbe du changement d’Elisabeth Kübler Ross (1969)

Domaine d’intervention de la subversion numérique dans l’évolution du premier confinement en regard de la courbe du changement d’Elisabeth Kübler Ross (1969)

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Bien entendu, nous sommes conscient que le deuxième confinement qui a débuté fin octobre 2020 a déclenché un nouveau choc, et donc une nouvelle résolution mais au final avec beaucoup moins de subversions observées sur le numérique universitaire.

En conclusion : vers un nouvel équilibre?

Les systèmes sont continuellement en mouvement, en dynamique. Nous aimons les considérer comme des systèmes vivants, qui évoluent, changent, s’adaptent aux aléas externes qu’ils subissent ou aux réorganisations endogènes qu’ils provoquent. Le système universitaire n’échappe pas à cela, et ce moment intense pour ses acteurs (les membres et les usagers) en réaction à la crise sanitaire le démontre à nouveau. Notre intention était d’étudier les mécanismes qui ont permis de mettre en place certaines solutions non présentes jusqu’alors dans notre communauté.

Localement, des DSI/N des établissements ont tenté de suivre la pression de la continuité pédagogique (qui oblige un temps court), en mettant à jour les outils existants, mais aussi en écoutant des usagers par endroit (notamment là où il y avait des groupes Discord). C’est sûrement une pratique à généraliser que d’être à l’écoute des usages et besoins véritables (ce qui est un temps long) et pas dans l’imagination des usages et des besoins. La question ici est celle du temps écoulé entre la prise en compte des utilisateurs et la proposition des technologies numériques administrables par les équipes en place.

Des subversions numériques sont apparues durant le premier confinement de 2020, et elles ont contribué à passer la phase critique, un moment de transition pour le numérique universitaire avec un seul objectif très fonctionnel : la continuité du service public.

Mais la transition ne suffit pas pour évoluer et, pour nous, c’est bien à un moment de transformation numérique que nous avons assisté, ou participé. Une transition est un changement entre deux états, une transformation est bien plus complexe que cela, car nous ne savions pas, à l’avance, la forme que prendrait l’organisation transformée : cette question demeure aujourd’hui. Pour nous, un des signes de début de transformation est la modification du cadre réglementaire, difficile à modifier, et qui montre une certitude concernant ce qui restera : c’est le cas ici avec l’apparition multiple et raisonnée de nouveaux textes réglementaires. On peut aussi s’interroger sur la transformation qu’a subie la pédagogie en utilisant les technologies numériques nouvellement accessibles.

Les nouveaux problèmes que cela pourrait engendrer

Sans rentrer dans une hypothétique futurologie, nous pourrions établir un scénario exploratoire destiné à explorer le champ des possibles en partant du présent et alerter ainsi les décideurs de plusieurs questionnements.

Nous estimons que les sujets suivants pourraient être problématiques par effet domino sur l’organisation universitaire :

  • Cette situation a été anxiogène pour les responsables de diplômes qui, selon nous, ont majoritairement satisfait les étudiants. Mais comment durer dans le temps sans épuiser les personnes?

  • Cela fragilise les solutions numériques déjà mises en place localement, pour la plupart sous-dimensionnées pour raison d’équilibre budgétaire entre usage et finance. Faudra-t-il les changer définitivement nationalement et accepter un effort financier supplémentaire de notre communauté?

  • Cela fait arriver de nouveaux prestataires privés qui souhaiteront rester après la crise : comment négocier les licences à l’échelle de la France et non de chaque établissement? Comment la cellule nationale logicielle du MESRI peut-elle être mobilisée pour établir un marché-cadre?

  • Cela déporte les nombreuses connexions vers l’extérieur de l’université (hors SI) et parfois vers des structures associatives (ex. Framapad) ou vers les géants américains de la technologie de type GAFAM ou des services hébergés hors de France. Doit-on conserver cette pluralité ou en codifier les usages?

  • Cela suscite une remise en question chez des collègues qui se retrouvent dans un environnement numérique nouveau, voire dans le cas de Discord, réservé à des communautés de joueurs de jeux vidéo. Quel accompagnement faut-il fournir aux membres et aux étudiants?

  • Cela nécessite de raisonner son usage, on ne peut éteindre les feux de la crise de manière soutenue et durable chaque jour de son travail ou de son apprentissage. À quoi ressembleront nos universités, nos diplômés après ces périodes de confinement?

Nous suggérons que les gouvernances du numérique universitaire fassent confiance à la solidarité exprimée par les responsables de licence ou par les étudiants, qu’ils acceptent le lâcher-prise vers des outils dont ils ne maîtrisent pas le processus, mais en portant comme recommandation de cibler uniquement la gestion de communautés, domaine peu couvert par les solutions communautaires en place.

Puis, dans un second temps, il faudrait chercher à capitaliser ces expériences et à chercher ensemble, producteurs et usagers de service, la bonne suite pour préserver notre souveraineté locale et nationale. Nous pouvons suggérer que les fonctionnalités classiques d’interactions dans les systèmes de gestion de l’apprentissage (learning management systems, LMS) de type Moodle – « rendus de devoirs », transfert des documents de l’enseignant ou E/C, suivi d’activité – se déroulent exclusivement dans le LMS, notamment un forum public qui témoigne d’échanges dans cette communauté liée au cours. Plus globalement, nous ne conseillons pas de lâcher prise sur les fonctions essentielles de notre métier, la formation des étudiants : on garde le savoir-faire en interne à la communauté, c’est stratégiquement plus stable à long terme. L’effort, si la solution externe s’installe, et c’est le cas avec les deuxième et troisième confinements, doit être orienté vers le lien social. En fait, il s’agit d’essayer de compenser « faire du lien » par une forme plus robuste en matière de connexions, en extérieur ou en intérieur.

Nous avons aussi observé que le management sur le principe de la solidarité est également une solution employée par certaines universités rencontrées et qui m’ont invité dans leur réunion à distance. Il s’agit de trouver une nouvelle forme d’organisation basée sur du volontariat, des étudiants volontaires relais ou des membres volontaires relais, chacun parlant à sa communauté. Ceci a d’ailleurs été renforcé par une aide d’État de quatre mois par la création de 20 000 emplois étudiants supplémentaires pour des missions de tutorats et le doublement des aides d’urgence pour tous les étudiants (MESRI, 2020), faisant apparaître plusieurs interactions entre pairs plus informelles, et des interactions plus formelles entre membres et usagers. Cela permet de faire du lien, mécaniquement parlant, et solidifie l’organisation née par cette crise. Une nouvelle façon d’organiser les universités est-elle une subversion?

Quand le pragmatisme l’emportera face à la crise, il faudra savoir capitaliser tout cela dans les mois qui suivront : ce sera un autre temps, plus serein… Nous l’espérons.