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Introduction : clinique de l’activité et visées de transformation

Les cliniques du travail, dont fait partie la clinique de l’activité, s’appuient sur des interventions ou recherches-interventions qui ont d’abord et toujours une visée de transformation. À partir de demandes sociales ou de besoins identifiés dans un milieu professionnel, une action est engagée conjointement par les personnes professionnelles[1] et la personne intervenante, laquelle permet en retour de développer des savoirs sur des métiers et des connaissances scientifiques (Kostulski, 2010). Ces cliniques ont en commun d’explorer les rapports entre la subjectivité et le travail en s’intéressant aux situations réelles et concrètes de travail (Bonnefond & Clot, 2018) pour contribuer au développement de la santé et de la qualité du travail.

En clinique de l’activité plus spécifiquement, la visée générale est le développement du pouvoir d’agir des sujets dans leur milieu professionnel (Clot, 2008). Ces sujets, impliqués dans l’histoire du milieu, sont reconnus comme des actrices et acteurs centraux des transformations qu’elles et ils souhaitent (Van der Maren & Yvon, 2009). Ces dispositifs ont en commun la constitution initiale d’un collectif de paires et de pairs qui s’engagent dans le travail de co-analyse de l’activité; ils sont notamment développés autour de l’activité enseignante (p. ex. Roger, 2007; Saujat & Félix, 2018; Yvon & Saussez, 2010). En ouvrant sur des controverses de métier, ils offrent des occasions de transformation sur les plans subjectif et organisationnel en soutenant un rapport renouvelé, plus conscient et volontaire des personnes à leur travail (Dionne et al., 2019) et à son organisation.

Le cadre méthodologique les engage dans une activité dirigée visant le développement de leur expérience, individuelle et collective : l’activité est « toujours simultanément dirigée par le sujet vers son objet et vers l’activité des autres portant sur cet objet » (Kostulski et al., 2011, p. 132). Pour agir dans et sur les situations de travail auxquelles elles sont confrontées, où leur santé au travail peut être compromise si l’activité est dévitalisée et génère de l’impuissance (Simonet, 2011), les personnes professionnelles peuvent construire des ressources collectives en discutant et expérimentant de nouvelles façons de dire, de faire, de penser et de ressentir. Partant, elles peuvent développer leur pouvoir d’agir pour réaliser un travail de qualité et contribuer à l’efficacité dynamique du travail au quotidien (Clot et al., 2021). Le pouvoir d’agir s’inscrit donc dans l’activité et implique un rapport entre le sens et l’efficience. L’efficience est jugée primordiale pour que le travail ait un sens, défini comme le « rapport que le sujet instaure entre cette action et ses autres actions possibles » (Clot, 2008, p. 9). L’activité en est dénuée si elle ne rejoint pas les préoccupations des personnes travailleuses.

Pour pérenniser le travail mené par le collectif de paires et pairs, une nécessité se dégage d’impliquer l’organisation pour ouvrir le dialogue sur les obstacles rencontrés au quotidien et discutés en amont (Kostulski et al., 2011). Cette pérennisation des transformations lors des interventions fait l’objet de préoccupations en psychologie du travail et en ergonomie (Barcellini, 2017; Rouat & Sarnin, 2018). En ce sens, des tentatives faites en clinique de l’activité pour transformer durablement les milieux professionnels tablent sur l’instigation de différentes formes d’instances susceptibles de faire exister, au sein de l’entreprise ou de l’organisation, le dialogue sur la qualité du travail (p. ex. Clot et al., 2021).

Ces tentatives cherchent notamment à étendre la portée du travail de co-analyse entre paires et pairs de même métier en instaurant des comités de suivi ou de pilotage qui incluent du personnel impliqué dans la conception et l’organisation du travail, des personnes professionnelles de la santé au travail et/ou des représentants et représentantes des syndicats (p. ex. Kaltchéva, 2019; Quillerou-Grivot, 2011; Simonet, 2011). Dans ces comités, les dialogues entre personnes professionnelles de même métier trouvent un prolongement dans les dialogues établis avec des personnes d’autres niveaux hiérarchiques et occupant d’autres fonctions; le collectif devient alors une ressource pour mettre, au sens large, l’organisation au travail dans des espaces d’« échanges contradictoires » (Simonet, 2011, p. 294) ou de « coopération conflictuelle » (Bonnefond & Clot, 2018; Trentin, 2012). Le dialogue est au centre de la dynamique développementale recherchée. Dans certaines interventions, le travail de co-analyse mène le collectif à créer des instruments de travail ou des référentiels co-construits et partagés, lesquels constituent plus tard des ressources pour les personnes professionnelles et l’organisation dans son ensemble (Poussin & Simonet, 2017; Sandoval, 2020).

Si la transformation est une visée claire dans ce type de démarche, la question de la nature de cette transformation et des voies pour y arriver est complexe. Ces dernières se construisent au fil de l’intervention, en fonction de la singularité des demandes et des situations rencontrées. Les niveaux de transformation atteints peuvent varier selon l’intervention et les personnes impliquées dans le collectif : l’institution, l’organisation du travail, le métier, ou encore le sujet au travail. Sur les plans clinique, méthodologique et théorique, il convient alors de regarder ce qui a pu être transformé et la façon dont ces différents niveaux se sont articulés ou non entre eux. Les dialogues menés au cours des dispositifs peuvent par exemple générer un développement subjectif et un rapport renouvelé des sujets à leur travail et des transformations du métier, mais buter sur la possibilité réelle d’influer sur le prescrit et sur l’organisation du travail à un niveau plus large (Sandoval & Kostulski, 2018). La question des conditions soutenant de telles transformations reste entière. En cas d’échec à mener les transformations souhaitées, les risques d’atteinte à la santé se révèlent. En effet, comme le souligne Yvon (2011), après avoir repensé le travail, notamment ici en termes d’activité souhaitée et empêchée, le collectif « s’affronte […] à une organisation du travail qu’il n’a pas spontanément les moyens de penser » (p. 97) et sur laquelle peut influer un pouvoir décisionnel détenu par d’autres, au final. Poursuivre la réflexion méthodologique sur les multiples échelles en jeu dans cette recherche à visée transformatrice s’impose donc pour soutenir une transformation durable.

La transformation – et ses ressorts – est ici traitée à partir d’une recherche-intervention menée auprès de personnes conseillères d’orientation (CO) (Viviers, Dionne, Picard et Bourassa, CRSH, Développement-Savoir, 2017-2020). L’objectif poursuivi est de mettre en visibilité la façon dont les dialogues organisés dans un dispositif méthodologique de clinique de l’activité ont pu participer à des formes de transformation de l’agir des CO sur l’organisation de leur travail. Après en avoir décrit la méthodologie, la méthode à l’origine du dispositif et le déroulement, nous présenterons l’analyse a posteriori des transformations observées afin d’en retrouver les germes dans les dialogues menés entre et avec les personnes participantes.

Méthodologie développementale et méthode fondée sur l’usage du dialogue

Sur le plan théorique, en s’inspirant des travaux de l’ergonomie de langue française (Wisner, 1999) et de la psychologie culturelle et historique (Vygotski, 1934/2013), la clinique de l’activité insiste particulièrement sur la primauté de l’action pour susciter les transformations souhaitées par les personnes professionnelles impliquées. Elle s’inspire aussi des travaux de Léontiev (1975/1984), qui conceptualise l’activité humaine et productive comme réalisée « par des actions orientées vers des buts qui sont subordonnés à des motivations conscientes » (p. 50). Dans cette perspective, les opérations effectuées pour réaliser le travail constituent des moyens de mettre en oeuvre ces actions. Ainsi, en clinique de l’activité, l’analyse porte sur l’activité matérielle concrète, les modes opératoires des personnes travailleuses (comment elles font leur travail), leur façon de dire ce qu’elles font et le rapport subjectif qu’elles entretiennent avec cette activité de travail.

La méthodologie déployée vise une transformation des situations de travail, dans une perspective développementale. Ainsi, en clinique de l’activité, l’intervention est dirigée vers le développement, défini comme un processus de reconfiguration du rapport à l’activité, impliquant « une reprise consciente et volontaire du sujet de ses propres gestes et/ou préoccupations […] et de ses façons de faire, de ressentir, d’éprouver et de penser le métier » (Dionne et al., 2019, p. 28). Ce développement se réalise par une dialectique impliquant, par et dans l’activité, des transformations concrètes ou reconstructions du monde autant que des sujets. Cette dialectique implique également l’inscription des personnes dans l’histoire d’un métier. Clot (2008) articule l’architecture du métier en quatre instances qui ont le potentiel de constituer des ressources collectives dans l’activité de travail : une instance personnelle, qui renvoie à l’activité singulière telle qu’elle est faite par la personne; une instance interpersonnelle, l’activité étant aussi souvent partagée et toujours destinée à une personne présente ou absente; une instance impersonnelle, qui correspond à la tâche à faire telle qu’elle est conçue par l’organisation; enfin une instance transpersonnelle, le genre, histoire et mémoire du métier, qui correspond à l’ensemble des gestes professionnels possibles et impossibles, tel que les personnes professionnelles du métier ont pu les définir et les transmettre au fil du temps.

L’activité elle-même s’inscrit dans un rapport complexe entre la tâche (ce qui est attendu) et l’activité réalisée (ce qui est fait), mais elle est aussi aux prises avec un rapport non moins complexe entre réel et réalisé. C’est ainsi qu’entrent en jeu : ce qui est fait par une personne professionnelle et que l’on peut observer, que l’on nomme activité réalisée; mais aussi le réel de l’activité, avec ce que la personne pense qu’elle aurait pu ou voudrait faire; ce qu’elle ne parvient pas ou plus à faire; ce qu’elle a renoncé à faire; ou encore ce qu’elle fait pour ne pas faire ce qui serait à faire (Clot, 2008). Le réel de l’activité est ainsi traversé de conflits et d’activités suspendues, contrariées, empêchées qui pèsent sur l’activité (Clot, 2008). Ces dimensions de l’activité, qui échappent tant aux personnes intervenantes qu’aux personnes professionnelles elles-mêmes, sont pour autant bien présentes sur la scène de travail, mais ne sont pas facilement observables, dicibles ou discutables.

Au plan psychologique, on ne peut donc réduire l’activité à l’activité réalisée, et on doit pouvoir prendre en compte le réel de l’activité. Cela suppose un cadre d’analyse dépassant les observables et rendant dicibles et discutables des composantes impensées ou tacites de l’activité de travail. Ainsi, pour susciter les conditions favorables au développement et ouvrir le dialogue sur les composantes impensées du travail, la personne intervenante cherche à organiser sur le plan méthodologique ce que Clot (2008) appelle un redoublement de l’expérience de l’activité de travail, redoublement qui implique un travail de la conscience que Vygotski (1925/2003) définit comme « l’expérience vécue des expériences vécues » (p. 79). Selon l’auteur, plus les sujets sont en mesure, par la médiation de la pensée verbale, de rendre compte aux autres de leur expérience, ici de travail, plus elle est vécue consciemment.

S’inscrivant dans cette perspective, la démarche d’intervention dont il est question dans cette publication mise sur la création d’un espace collectif de discussion et de débat sur le travail et est inspirée de la méthode de l’instruction au sosie. Développée par Oddone et son équipe (1981) dans le cadre de séminaires sur l’expérience du travail ouvrier, elle visait notamment à rendre visible et à formaliser l’expérience du travail ouvrier, la manière d’agir au travail et de l’éprouver, mais aussi les stratégies pour le réaliser selon les contraintes qui pèsent sur l’activité du travail. Dans cette méthode, reprise et remaniée en clinique de l’activité, un collectif est constitué autour des préoccupations du métier. Le collectif participe à une analyse subjective et collective de l’activité. Cette analyse vise à favoriser tout à la fois une redécouverte de l’activité quotidienne ordinaire par les gens qui la réalisent, une appropriation subjective et collective de la diversité des façons de faire dans des situations de travail comparables, bien que chaque fois singulières, et une mise en discussion des gestes mis en oeuvre par les personnes professionnelles pour répondre aux nécessités de la situation. Le métier entre ainsi en controverse, et cette formule n’est pas qu’une métaphore. Au plan méthodologique, elle est fondamentale : l’instruction au sosie vise à mettre les questions du travail en mouvement dans le dialogue, en soutenant une activité dialogique singulière (Kostulski, 2012). À travers la possibilité de dire quelque chose des dimensions subjectives du travail concret, il s’agit de mettre en dialogue les personnes professionnelles autour de désaccords relatifs aux opérations du travail quotidien. C’est précisément cette controverse qui révélera, au-delà des choix personnels dans l’activité, les obstacles, les impasses et les possibles ou impossibles du métier, ce que nous appelons le réel de l’activité, auquel chaque personne se trouve confrontée.

La méthode se déploie ainsi : dans un collectif de 6 à 12 personnes professionnelles, un cadre régulier et pensé dans la durée est installé dans le but de leur offrir une régularité propice à l’élaboration subjective et collective. Lors de ces séances de quelques heures, un dialogue s’amorce autour des questions du travail réel, au moyen d’une méthode peu commune qui peut renvoyer à une étrange expérience (Kostulski, 2012) : face à la personne intervenante, et en concertation avec les membres du collectif, une personne professionnelle qui est l’instructrice choisit une ou des situations de travail réelles auxquelles elle va devoir se confronter dans les jours prochains. La personne intervenante commence ainsi, face au groupe silencieux, l’entretien avec la personne professionnelle : « Suppose que je sois ton sosie et que demain, je me trouve en situation de devoir te remplacer dans ton travail. Quelles sont les instructions que tu devrais me transmettre afin que personne ne s’aperçoive de la substitution? » Ces instructions, ici formulées avec le pronom tu, doivent couvrir le rapport à la tâche, aux paires et aux pairs, à la ligne hiérarchique et aux organisations formelles et informelles du monde du travail. L’instruction cherche à se focaliser sur la façon dont est réalisé le travail (les gestes de métier), le comment plutôt que le pourquoi. Tout au long de l’instruction, enregistrée sur une bande audio, le sosie poursuit avec une curiosité naïve des détails du travail et ici, on le verra, de la collaboration interprofessionnelle. Par ses questions ou ses reformulations, il amène la personne professionnelle qui formule l’instruction à apporter plus de détails au récit des séquences de travail. La personne sosie questionne sur les détails généralement non thématisés de l’activité (« pour cette réunion demain, avec mes collègues, dois-je arriver avant eux? Où dois je me rendre? Vais-je aller saluer quelqu’un avant la réunion? »), ainsi que les anticipations, les mobiles de la personne professionnelle face à cette situation. Les membres du collectif écoutent l’entretien en silence et ont comme consigne de se mettre intérieurement en dialogue avec la situation, avec les façons de faire de leur collègue, avec les situations qu’elles et ils traversent et avec leurs moyens d’y répondre.

Après l’entretien d’environ 45 minutes, une discussion collective s’engage; chaque membre du collectif peut y rapporter sa propre expérience et ses étonnements. Les sous-entendus du métier peuvent alors devenir saillants, et ainsi être énoncés et discutés; les difficultés, qu’une personne professionnelle croyait personnelles, se révèlent en tant qu’obstacles du métier auxquels ses paires et pairs se confrontent au quotidien. La gamme des gestes possibles en situation professionnelle s’accroît collectivement et individuellement, tout comme la compréhension de l’épaisseur de l’activité (Kostulski et al., 2011), faite de ce rapport complexe du réel au réalisé. Une fois passée l’instruction au sosie, la personne professionnelle repart à son activité quotidienne avec la consigne d’écouter la bande audio de l’entretien, de se laisser étonner sur ses omissions, sur ses manières de dire les choses et de prêter attention à certaines questions qu’elle aura à se poser avant la prochaine séance d’analyse, par exemple : « La situation que vous avez décrite au sosie s’est-elle déroulée comme vous l’aviez envisagée? » À la séance suivante, la parole est donnée à la personne instructrice pour qu’elle puisse rendre compte de ses observations et fasse émerger des questions dans le groupe.

Cadre méthodologique de la recherche-intervention auprès de personnes conseillères d’orientation

La recherche rapportée ici regroupait 9 personnes conseillères d’orientation (8 femmes, 1 homme), toutes natives du Québec, oeuvrant au sein d’un même centre de services scolaire (CSS) et travaillant à la formation générale des jeunes (au secondaire), à la formation des adultes ou en formation professionnelle. La majorité d’entre elles agissaient comme CO depuis plus de dix ans et deux étaient arrivées dans les deux dernières années. Ces personnes ont été invitées à participer à la recherche à la suite d’un contact de l’équipe de recherche avec la direction adjointe du CSS. Cette rencontre a permis de négocier la demande[2] auprès du CSS, qui souhaitait répondre à une requête de ses CO ayant manifesté le besoin d’espaces entre paires et pairs de même métier pour discuter de leur travail. Au terme de la présentation du fonctionnement de la clinique de l’activité, le groupe de CO a donné son consentement à participer à l’intervention clinique et à la recherche. Ce consentement prévoyait un accord pour que les données sur l’activité de CO soient diffusées en utilisant des prénoms fictifs.

Partant de l’objectif général de la recherche – qui était d’étudier la collaboration interprofessionnelle en éducation sous l’angle de l’expérience qu’en font les CO dans l’exercice de leurs fonctions – les CO ont identifié dès le départ une demande liée à un enjeu de reconnaissance de la spécificité de leur profession dans les situations de collaboration interprofessionnelle, et c’est sur ce travail de collaboration que l’accent a été mis au cours de trois cycles d’instruction au sosie. Au début du premier cycle, des consignes particulières ont été données aux membres du groupe sur leur rôle pendant l’instruction. D’abord, les éléments à clarifier de la part de la personne instructrice pour que le sosie puisse la remplacer incognito devaient être notés. Après la première instruction, pendant 45 minutes, des questions devaient être posées à la personne instructrice pour l’aider à enrichir les instructions données à son sosie, qui continuait pour sa part le jeu de rôle. Ces questions amenaient à approfondir ce qui avait été laissé en friche dans l’instruction (p. ex. : « Sur quels dossiers vais-je jouer un rôle actif dans les réunions d’équipe? »; « Comment vais-je le faire? »).

À la suite de la séance, contrairement à ce qui est habituellement pratiqué dans la méthode d’instruction au sosie, c’est l’équipe de recherche qui transcrivait le verbatim de l’instruction et de l’échange avec le groupe. Ce verbatim était transmis la semaine suivante à la personne instructrice[3], avec la consigne de formuler un commentaire à transmettre au groupe et à la chercheuse avant la prochaine rencontre (les rencontres du groupe étaient mensuelles). Si un canevas de commentaire était fourni, les personnes avaient aussi la possibilité de choisir la forme qui leur convenait, tout en s’inspirant des thèmes en lien avec les activités de collaboration interprofessionnelle suggérés dans le canevas : mon rapport aux tâches (mandats, buts, contraintes, facilitateurs, instruments mobilisés, etc.), mon rapport aux paires et pairs (avec qui je collabore, type de relation, concertation, conflits, rôles, attentes, etc.), mon rapport à la ligne hiérarchique (tâches prescrites/réalisées, reconnaissance, rapport de pouvoir, activités réservées, etc.), mon rapport aux organisations et aux regroupements desquels je fais partie ou qui encadrent mon travail (ordre professionnel, syndicats, etc.). Le canevas invitait également la personne à préciser le sens donné au travail de collaboration. Le commentaire se terminait avec une description de l’expérience de la personne avant, pendant et après l’instruction, de même qu’avec la formulation de constats généraux relatifs à son travail de collaboration interprofessionnelle. Cette introduction d’une réflexion écrite sur l’instruction visait à contribuer – à l’aide de concepts systématisés sur le travail – à des prises de conscience associées au rapport à soi, aux autres et au monde (Vygotski, 1934/2013) chez la personne CO dans son activité de travail.

Lors de la rencontre suivante, la personne instructrice résumait son commentaire qui avait été envoyé au préalable aux autres membres du collectif. Ces derniers pouvaient, pendant une heure, y réagir en identifiant des éléments de divergence et de convergence par rapport à leurs propres expériences. À la fin des trois cycles d’instruction, un bilan de deux heures a été réalisé avec le groupe dans le but de dégager collectivement les enjeux et les contradictions dans l’activité de collaboration professionnelle des CO. Les membres du collectif avaient au préalable un document préparatoire à remplir, où leur étaient posées des questions comme : « À la lumière de l’analyse de votre expérience et de celle partagée par vos collègues, en matière de collaboration interprofessionnelle, qu’est-ce que vous cherchez à faire sans y parvenir? » Les membres devaient aussi préciser les situations au sein desquelles leur activité de CO en termes de collaboration interprofessionnelle était empêchée ou en cours de développement. Dans la discussion, ces éléments ont été mis en lien avec l’activité souhaitée, et le collectif a identifié les actions qu’il veut entreprendre en lien avec ces constats et avec les enjeux de collaboration interprofessionnelle identifiés. Un bilan final de la recherche a été mené six mois plus tard et a permis de retracer les transformations réalisées.

L’analyse des données s’inscrit dans la réflexion du présent numéro sur la recherche qualitative à visée transformatrice. Elle a été réalisée à rebours, à partir d’une transformation décrite ci-après menée par le collectif de personnes participantes. Ce type d’analyse, menée selon la perspective culturelle et historique de Vygotski (1934/2013), vise à retracer la sociogenèse de cette transformation puisque selon l’auteur, on ne peut accéder directement à la transformation ou au développement en recherche; des méthodologies indirectes comme l’instruction au sosie sont nécessaires pour susciter le mouvement et le retracer dans l’analyse par la suite. Plus spécifiquement, une analyse clinique des mouvements de l’intervention dans les dialogues engagés est ici proposée (Kostulski, 2010). Cette analyse a permis de relever des moments significatifs de l’intervention au cours desquels le collectif se repositionne et transforme – d’abord dans les dialogues de co-analyse du travail, puis en rapportant des actions concrètes – son engagement à faire connaître et reconnaître leur métier dans leur organisation.

Notre analyse a permis d’étudier une retombée du processus qui n’avait pas été prévue dans la négociation de la demande avec le milieu, à savoir la création d’un référentiel de compétences de CO destiné aux directions et aux autres personnels des écoles[4]. Ce document expliquant le travail des CO visait à répondre à l’enjeu ciblé au cours des rencontres en clinique de l’activité de la méconnaissance de l’éventail des activités associées à leur travail. Afin de mieux faire connaître leur travail, les CO se sont en effet progressivement engagés dans 1) la réalisation d’un référentiel en collaboration avec la direction adjointe[5]; 2) sa présentation à l’ensemble des directions d’établissement du CSS et à d’autres CO du Québec au colloque annuel de leur ordre professionnel; 3) sa contribution à faire connaître le travail des CO et les activités qui leur sont réservées légalement par le Code des professions du Québec et 4) des transformations dans l’organisation du travail (comme la possibilité de faire des activités qui étaient auparavant empêchées). Nous avons retracé à différentes étapes de notre dispositif les moments de discussion où les dialogues avaient pu permettre des déplacements collectifs et subjectifs – nouvelles manières de penser, de ressentir son travail, et d’agir – menant à ces engagements. Après avoir mis en lumière les résultats, nous remonterons le fil des dialogues en collectif pour comprendre comment ceux-ci ont participé à la transformation de la situation.

Résultats de la recherche-intervention

Dans le cadre du processus réalisé, les CO ont pu se rencontrer seulement entre paires et pairs de même métier de leur CSS, ce qui ne se faisait pas auparavant. La recherche a aussi permis de consolider une activité souhaitée par la direction et les CO, mais qui restait non réalisée jusqu’alors, comme le souligne l’un des CO du collectif lors de la rencontre finale :

Je pense que déjà, la direction générale voulait peut-être réfléchir à un référentiel pour les services d’orientation, mais ça [la recherche] a mis, je dirais, une priorité. Le directeur nous a dit : « C’est un dossier prioritaire pis je veux que ce soit fait d’ici la fin de l’année »

Jérôme[6]

Ce travail de co-construction avec la direction générale adjointe a engendré une meilleure compréhension du travail des CO, selon Isabel : « […] il [le directeur] dit que c’était lui, aussi : il n’avait pas saisi tout ce qu’on pouvait faire comme tâches ». À la suite de la recherche, des CO ont eu la possibilité de réaliser une activité souhaitée : la participation au comité clinique de l’établissement, où se discutent des situations d’élèves présentant des difficultés ou susceptibles de faire l’objet d’un plan d’intervention. Cette nouvelle possibilité dans le travail a suscité chez des CO des expressions langagières liées à des émotions de joie, comme « hurler de joie » (Coralie). L’intervention de Michèle a aussi permet de voir que le référentiel produit au cours et à la suite de la recherche semble être à la fois 1) un résultat de l’intervention; 2) un instrument de travail au quotidien pour faire connaître la profession aux directions et poser des actions visant la transformation de l’organisation; 3) un moyen pour d’autres actions de transformation des activités de travail des personnes CO. De ce point de vue, l’usage de cet instrument est multiple et nourrit des transformations à des échelles diverses (organisation du travail, métier et activité de travail des sujets).

Le référentiel élaboré permet de rendre visible le travail des personnes professionnelles en poursuivant l’objectif explicite de soutenir la réalisation d’activités jusqu’alors empêchées. Cet outil résulte, selon l’analyse qui suit de la convergence de plusieurs actions menées par les CO, actions qui sont décrites dans les dialogues comme un ensemble de « batailles » qui mènent à des « petites victoires » pour pouvoir faire un travail jugé de qualité. En effet, lors de la rencontre finale, le collectif revient sur la victoire associée à la participation au comité clinique, activité qui était auparavant empêchée. L’échange, rapporté ci-après, se termine avec le constat que ce type de comité pourrait s’avérer pertinent dans son établissement de formation professionnelle (FP). Le référentiel est également vu comme une nouvelle ressource qui permettra de réaliser le travail souhaité :

  • Coralie : Quand Isabel m’a appelée pour me dire : « Coralie, on est sur le comité clinique maintenant pis Julie [une directrice] est venue nous chercher! », moi, j’avais le goût d’hurler de joie. C’était comme une victoire; je pensais jamais que ça arriverait. […]

  • Jérôme : Victoire!

  • Isabel : Un beau bateau de batailles.

  • Chercheuse : Victoire qui a impliqué beaucoup de batailles.

  • C : Pour avoir été à la place de Maurice [CO], qui a ce poste-là, je ne comprenais vraiment pas pourquoi il n’était pas là [sur le comité clinique] et que c’était vraiment un sujet tabou, qu’il ne fallait donc pas aller dire qu’il fallait être là. C’était un sujet vraiment délicat. Là, de voir que ça ne fait pas si longtemps puis de voir qu’Isabel et Maurice sont là et sont les bienvenus, je ne pensais même pas que ça arriverait à court terme. […] Il y a quelque chose qui a débloqué, comme tu disais, Jérôme.

  • J : Tu te souviens, Coralie, on a présenté la formation sur l’advocacie aux collègues? C’est comme si chaque personne, on met notre main à la pâte en fait finalement. On amenait tout le temps [ce qu’on pouvait faire comme tâche en évaluation] avec le comité de direction, le syndicat, mais c’était une façon aussi de l’amener. Toutes ces actions-là qui tournaient autour de la recherche sont venues nourrir, on dirait, ce mouvement-là. […] On dirait que c’est comme plus concentré.

  • I : Mais on a une belle tribune qui est là pour faire valoir ça, pis je pense que vous êtes bien ferrés pour nous représenter. À suivre!

  • Michèle : Ce que je constate c’est que oui, on avance, puis je trouve ça super. Ce que je m’aperçois c’est qu’il y a beaucoup de choses qui se sont faites au niveau, peut-être plus secondaire puis en FP et en FGA [formation générale des adultes]. Mais moi, ce dont je prends conscience, c’est que oui, nous devons prendre notre place, nous faire valoir comme CO dans nos compétences, et je vois aussi qu’il y a des choses de cette année qui ont avancé. Le cadre de référentiel aussi va nous soutenir. Même ce matin, ça me fait réfléchir […] Je me disais : « Pourquoi on n’a pas un comité clinique en FP? » Je pense que chaque petite graine qu’on sème nous amène à faire un pas de plus.

En partant de ce mouvement clinique autour des batailles qui mènent à une victoire jugée transformatrice au terme de la démarche, nous avons retracé dans les instructions au sosie deux principaux mouvements langagiers. L’analyse de ceux-ci permet d’approfondir la pluralité des échelles auxquelles les batailles d’affirmation de soi, de son métier, de sa profession, et des possibilités de faire un travail jugé de qualité se déroulent.

Mouvement 1 : ouverture sur des stratégies individuelles et collectives pour transformer le travail

Dans la première des instructions, l’instructrice Isabel avance l’analogie des batailles, affirmant à ce moment qu’elle « choisit ses batailles ». Comme CO dans une grosse école secondaire publique et déléguée syndicale, elle se dit très occupée et se centre au départ sur le nombre important d’élèves qu’elle a à rencontrer. Elle constate par ailleurs qu’elle n’est pas invitée aux rencontres de plan d’intervention et du comité clinique, et que cela peut être contraire à l’activité réservée légalement par le Code des professions du Québec[7].

  • Chercheuse : Sur les plans d’intervention, depuis le début de l’année, j’ai été peu, pas du tout sollicitée, donc est-ce qu’avec la nouvelle direction, il y a des démarches qui ont été faites ou est-ce que je prévois en faire pour être présente sur ces comités-là?

  • Isabel : […] Ça, ça été nommé à notre direction, qui s’occupe de nous, et en équipe de régie. Mes collègues ont noté un certain changement par rapport à ça, mais moi, je n’ai pas plus été sollicitée. Donc c’est sûr que ça demeure, tu sais… Je choisis mes batailles et j’ai d’autres chats à fouetter actuellement, mais c’est sûr que si j’ai une opportunité de le nommer […], mais c’est sûr que la démarche d’aujourd’hui m’amène à réaliser qu’il faudrait que je le nomme.

  • C : […] si je te remplace demain matin, c’est quoi mes batailles? à quoi je vais accorder une importance? « Mes premières batailles », quand je dis que je choisis mes batailles, qu’est-ce que je veux dire exactement?

  • I : Ben, je vais plus me concentrer sur le volume d’élèves que j’ai à rencontrer, c’est pas mal là-dessus que je vais miser, l’accompagnement de ces jeunes-là. Tu sais, j’ai d’autres chats à fouetter. Si un moment donné, ils veulent être hors-la-loi (parce que je pense que c’est hors-la-loi quand tu n’inclus pas les conseillers d’orientation quand il est question d’orientation… Mais ils n’en parlent peut-être même pas, je ne sais même pas ce qu’ils font donc, que dire...?). Pourquoi je choisirais mes batailles, bien, c’est plus mes priorités, c’est plus mes clients que je vais prioriser et je vais voir aussi… Tu sais, on est en train de construire de quoi avec Coralie et Guillaume (un autre CO), on voit les manques justement (dont cet élément-là, qu’on a nommé aussi), donc je pense qu’il est en train de se monter un état de fait sur notre rôle dans le milieu scolaire à notre école. Donc je pense qu’on est en train de donner des nouvelles couleurs à notre service et il y a certains projets qui sont en train d’émerger pour venir donner un coup de main, entre autres, au psychologue [avec] certaines actions qu’on peut faire comme conseillers d’orientation, entre autres l’évaluation du retard mental, etc. Donc on est en train de regarder des choses comme ça, tranquillement. Ça va peut-être nous amener vers des tâches un peu transformées, mais pour le moment, cette année, je te dirais que si l’occasion se pointe de le dire à Julie [la directrice dans l’école], que notre rôle est important, et que si elle a l’occasion des fois de rencontrer des gens, [je lui dirais] de ne pas nous oublier, car ce serait intéressant. On est au deuxième cycle et il y a des enjeux de parcours. Donc à ce moment-là, ça vaudrait la peine que je me joigne à l’équipe.

  • C : Donc moi, si je te remplace, je suis à la recherche peut-être de cette saisie-là d’occasions avec elle pour lui rappeler que je devrais être là dans les rencontres sur les plans d’intervention et qu’il y a peut-être des enjeux d’orientation qui sont présents dans ces rencontres-là?

  • I : Oui, c’est ça, parce qu’il y a peut-être des sujets qui pourraient être discutés, mais qui sont actuellement évités ou non nommés parce qu’on n’a pas les personnes en place pour les mettre en lumière.

  • C : Si tu me donnes une instruction par rapport à ça, ce serait quoi? J’attends la saisie d’occasion, comment je vais m’y prendre par rapport à ça?

  • I : Euh… si jamais il arrivait [que] tu rencontres à l’occasion des choix de maths/sciences, des choix de cours. Tu rencontres les élèves individuellement, ça se peut qu’un moment donné, il y ait des élèves qui nous amènent des informations : « la direction devait avoir accès à certains outils technologiques et puis là je ne les ai pas, je suis supposée avoir ceci et cela, mais je ne les ai pas ». Donc moi, en allant faire le suivi et en allant valider des informations avec elle [la directrice], ça peut être l’occasion de dire : « Hé, je vois que ce jeune-là, il y a des choses qui ont été établies pour lui, vous avez mis en place un plan d’action, mais tu sembles me dire que le jeune ne s’est pas pointé pour x raisons…, c’est correct, mais pourquoi je n’ai pas été intégrée? » Là elle va me dire pourquoi et je pourrai justifier à ce moment-là ma présence. Ça peut être une stratégie à utiliser en prenant des exemples de cas qui vont se présenter.

Dans l’extrait, la chercheuse questionne sur une forme d’impuissance et de renoncement apparent d’Isabel, ce qui amène celle-ci à préciser les batailles qu’elle choisit et à montrer qu’elle s’engage avec d’autres CO du groupe et avec la direction dans un mouvement pour la redéfinition des services d’orientation dans leur milieu et pour la collaboration avec d’autres personnes professionnelles. Si Isabel choisit ses batailles, elle met également en oeuvre des stratégies individuelles et collectives pour transformer son travail et celui des CO de son établissement et du centre de services scolaire (CSS), comme participer au comité pour la reconnaissance de l’évaluation du retard mental ou rappeler l’importance de sa présence aux rencontres pour les plans d’intervention (ce qu’elle fera directement la semaine suivant l’instruction au sosie).

La deuxième instruction, celle de Solène, suscite une forme d’étrangéité lorsque les CO constatent que les services d’orientation offerts aux élèves diffèrent selon les écoles de leur CSS. Solène voudrait aussi faire davantage de rencontres individuelles dans le cadre de processus complet d’orientation, mais son temps est principalement consacré à la participation à des comités et à la transmission d’informations. Les élèves la consultent moins pour faire un processus d’orientation. Elle sent qu’elle s’éloigne de son rôle de CO, ce qui suscite de la honte lorsqu’elle le dit devant ses collègues. Elle fait face à une contradiction dans son activité de travail : elle réalise qu’elle a développé une habitude d’activité dans le fait de réaliser son travail en participant à plusieurs comités, ce qui peut impliquer l’évitement de certaines tâches. La réflexion avec le collectif l’amène à prendre conscience qu’elle voudrait accompagner des jeunes vivant des difficultés de motivation scolaire ou de l’anxiété, mais qu’elle trouve très difficile de se battre pour pouvoir le faire : ces mandats sont attribués à d’autres professionnels et le rôle des CO autour de ces enjeux est méconnu. D’autres possibles, tant sur un plan individuel que collectif, se dessinent une nouvelle fois dans le travail du collectif.

Mouvement 2 : travail collectif pour la reconnaissance de la possibilité de réaliser une activité réservée au sein de l’organisation

Dans le retour avec le groupe, après la troisième instruction, Jérôme explique son engagement dans un comité qui a été mis en oeuvre par les personnes CO elles-mêmes. Jérôme parle du rôle qu’il s’y donne, celui d’expliquer à la direction le travail des CO, et plus particulièrement les activités qui leur sont réservées. L’instruction au sosie l’amène à préciser, dans le dialogue avec les autres, la position qu’il occupe et les aspects volitifs de son engagement (advocacie, accès des élèves aux services d’orientation) :

  • Isabel : Dans les enjeux de collaboration, tu as… Tu sais dans notre dossier de reconnaissance de notre évaluation du retard mental?

  • Jérôme [instructeur] : Oui, parce qu’il y avait une volonté, qui avait été nommée, que les conseillers fassent l’évaluation du retard mental, ici à notre [CSS]. Puis ce qu’on a fait, c’est que tu collabores avec trois autres personnes (Manon en formation professionnelle, Isabel et Coralie) pour monter un argumentaire, pour démontrer que ça existe, l’évaluation du retard mental, dans d’autres commissions scolaires. Tu vas préparer bientôt une rencontre avec la direction générale adjointe, pour faire un état général de la situation, de ce qui se passe ailleurs […]. On a chacun un rôle différent. Coralie est plus nouvellement diplômée, donc c’est sûr que ses connaissances sont plus fraîches pis elle veut en faire, de l’évaluation du retard mental. Ça va être de mettre ça de l’avant, dans cette rencontre-là, avec Samuel [le directeur]. Pis c’est aussi de s’assurer d’avoir une bonne compréhension des activités réservées : « c’est quoi les quatre activités réservées? » pour s’assurer que Samuel va bien comprendre. […]

  • Chercheuse : OK. Donc dans ce comité-là, j’ai un rôle de défense ou d’explication des activités réservées? On a choisi le retard mental à travers les autres activités ou…?

  • J : Oui, on a choisi le retard mental parce que c’est ce qui était commun à tous les conseillers qui travaillent [au CSS]. L’intervention en orientation auprès des personnes qui ont un trouble de santé mentale, étant donné qu’on est les seuls [CO à l’éducation des adultes], on le fait déjà. Nous, on fait les plans d’intervention, ce qu’ils ne font pas au secondaire. C’est toi qui accompagnes toutes les clientèles! Alors les clientèles qui ont un TDAH, schizophrénie, tout ça. C’est sûr qu’il n’y a pas d’enjeu par rapport à cette activité-là réservée, tu le fais déjà. Mais l’évaluation du retard mental, peut-être que tu serais intéressée un jour à le faire, mais en même temps, ta contribution, c’est de faire avancer ce dossier-là, tu sais, c’est de l’advocacie. C’est vraiment plus de défendre et de revendiquer aussi. Pour donner plus d’accès au service aux clientèles qui en ont besoin. Éventuellement, peut-être que ça va déboucher pour l’évaluation des troubles mentaux, mais pour le moment, on prend plus l’évaluation du retard mental.

  • C : Puis par rapport aux activités réservées, c’est que toi, y’a déjà une activité que je vais faire d’emblée? Je rencontre la clientèle, peu importe…

  • J : Oui. Évaluation en orientation.

  • C : Je le fais déjà, alors c’est plus l’évaluation du retard mental présentement mon rôle, à court terme. C’est pas tant que moi, je veux en faire, mais c’est plus de défendre le fait que la profession a déjà la possibilité d’en faire, pis de faire reconnaître ça à l’intérieur de la commission scolaire.

  • J : Oui, c’est ça. Tu sais, le fait que ça fait quand même une dizaine d’années que tu es [au CSS], t’as une bonne crédibilité, t’as donné une formation sur les activités réservées à des commissions scolaires, ça tu l’as dit à Samuel.

Dans ce dernier extrait, bien que l’analogie de la bataille n’est pas explicitement reprise dans les propos, le champ sémantique revendiquer, défendre, démontrer que cela existe ailleurs laisse envisager des actions de transformation impliquant là encore une forme de lutte, notamment sur le plan des idées. Par un recours fréquent aux pronoms on et nous, un mouvement lié au travail collectif se dessine autour d’un enjeu commun visant la transformation de l’organisation du travail et, plus largement, la possibilité de réaliser un travail de qualité comme CO.

Troisième mouvement : des batailles dont l’issue se concrétise

Lors de la rencontre finale, la réflexion proposée par la chercheuse mène les CO à s’interroger sur les enjeux qui ont été soulevés dans les instructions au sosie et qui peuvent affecter négativement le travail, ainsi qu’à déterminer des pistes pour agir au regard de ceux-ci. Alors que ces enjeux – plus particulièrement sur la reconnaissance de leur rôle et de leurs compétences – étaient au départ vécus de manière individuelle par les CO, le travail de mise en dialogue de leur manière d’agir sur leur travail les amène à dégager, grâce aux instructions au sosie, des préoccupations communes générant une volonté d’agir collectivement.

Notre analyse permet de dégager que les batailles se déplacent et se transforment en un engagement collectif pour agir sur des éléments de l’organisation du travail qui empêchent en partie les CO d’exercer pleinement leur rôle : le choix est fait de se regrouper pour produire, à la lumière des constats de la recherche-intervention, une présentation sur leur rôle dans le CSS. Le choix de cette présentation émerge d’une controverse soulevée par des questions d’Isabel :

Qu’est-ce que ça donne, la recherche? Qu’est-ce qu’on fait maintenant? C’est quoi les retombées pour nos directions? Parce que moi, j’ai une réunion cet après-midi pis il va me reposer la question.

Après que la chercheuse ait ramené la perspective d’une recherche centrée sur leur pouvoir d’agir, plusieurs membres s’engagent dans le dialogue et dans la préparation concrète de la présentation (de type diaporama) à l’ensemble des directions de CSS pour expliquer leur rôle :

  • Amanda : On l’a nommé : notre besoin est de clarifier le rôle et le mandat du CO dans son milieu selon son champ d’expertise. Pour bien clarifier son rôle, ça serait de se regrouper les CO ensemble, de travailler là-dessus pis de pouvoir présenter à la direction : « Voici, nous, comment on voit la collaboration dans notre commission scolaire. Quel type de services qu’on doit offrir? Pis comment on veut faire une refonte de ça finalement. »

  • Michelle : Ce besoin atteint l’objectif de Samuel [la direction]. Il veut faire quelque chose aussi au niveau du développement de l’équipe. Il veut travailler sur la réorganisation des services. Ça va au comité de direction, mais il faut que ça vienne de nous pour proposer quelque chose […].

  • J : On pourrait aller présenter nos constats de la recherche à la table des directions. D’amener des constats : projet de loi 21… Qu’est-ce qui se passe? On a parlé de la TÉVA [transition de l’école à la vie adulte]. […] de l’espace de collaboration qu’on travaille beaucoup beaucoup beaucoup […] « OK. On présente 20 minutes pis on présente ces éléments-là. » Faut les enligner, puis aussi les amener à réfléchir sur ce qu’on peut faire.

  • A : On est les mieux placés pour savoir, nous, ce qu’on peut faire et ce qu’on veut faire. Faire les plans d’objectifs de la recherche, les constats qu’on a faits, en apportant des solutions déjà comme pensées, réfléchies avec des argumentaires […] Ils vont dire : « OK, ils sont alignés, ils savent ce qu’ils veulent faire. » Pis après ça, ça va être à eux de voir comment ils embarquent là-dedans. Une présentation d’au-dessus de 20 minutes en faisant des liens avec des mots qui pour eux font du sens. Ça va être gagnant.

  • C : Dans ce que vous amenez aussi, c’est de prémâcher cette réflexion-là dans des thèmes. Ce que j’entends, c’est qu’il y a un souci de créer cet espace-là, de collaboration, avec les directions pour qu’ils comprennent mieux le rôle du CO.

  • Manon : Le constat, c’est qu’on connaît pas assez bien le rôle des CO. Mais je dirais que je trouve cela inspirant. Moi, je trouve ça le fun de voir mes collègues CO. De dire : « On se prend en main, pis on veut que ça bouge, pis on veut mettre ça un peu plus à notre image », de se valoriser, finalement, dans notre rôle.

  • Véronique : [Nom de la chercheuse] est-ce que ça te dérange si on prend un temps pour déterminer une date pour préparer nos 20 minutes à la direction? [Les CO choisissent une date.]

Lors de la rencontre de préparation à la présentation – où la chercheuse n’est pas présente – et au cours des discussions avec la direction, il est décidé de former un comité de CO en collaboration avec la direction pour rédiger un référentiel de compétences pour le CO; après cette rencontre avec les directions, ce document est rendu public.

Discussion et conclusion

Les analyses et résultats présentés montrent qu’au cours de la recherche, la création du collectif répond à l’une des activités qui étaient souhaitées par les CO dans leur travail. La recherche-intervention menée par la chercheuse, orchestrant le dialogue sur le métier par et dans l’échange sur le travail, a concentré les efforts des CO participants et a suscité l’expression collective d’enjeux prioritaires et de transformations souhaitées au sein de l’organisation pour pouvoir faire un travail de qualité. Par le choix qu’a fait le CSS de financer la participation des CO au comité comme par l’engagement de la direction adjointe à contribuer au référentiel, le travail de collaboration interprofessionnelle a pu être enrichi. La présentation aux directions des différentes écoles a aussi favorisé une meilleure connaissance des enjeux et de la complexité du travail, ce qui a pu constituer une réponse aux batailles d’abord menées par chaque CO pour faire connaître son travail et se faire reconnaître dans celui-ci. Lors des instructions au sosie, l’alternance entre les discussions et la réflexion sur le plan subjectif a permis de concentrer et de vitaliser des luttes pour tenter de réaliser des activités qui étaient empêchées dans leur travail. La discussion est considérée, à l’aune des travaux vygostkiens, comme un espace social de débat qui dynamise la réflexion et la transformation du rapport à l’activité de travail des personnes impliquées, ici dans la clinique de l’activité (Dionne et al., 2019).

Dans le cas présenté ici, les dialogues sur les opérations détaillées au travail permettent de lever des non-dits ou des éléments pour lesquels l’activité quotidienne laisse peu d’espace de discussion (Kaltchéva, 2019). La qualité d’accueil des paires et des pairs et de la chercheuse crée des conditions favorisant l’identification et la discussion des enjeux de collaboration interprofessionnelle, enjeux qui se révèlent en tant qu’obstacles du métier, sur lesquels chaque personne bute au quotidien (Kostulski et al., 2011). En cela, l’une des visées de la clinique est atteinte dans notre étude grâce à la production du référentiel : « reconnaître les gisements d’expertise détenus par les travailleurs » et les travailleuses (Van der Maren & Yvon, 2009, p. 52); cette expertise est aussi mieux connue à l’échelle de l’organisation.

Le cadre méthodologique déployé dans la recherche-intervention a permis de susciter des transformations à différentes échelles : celle des personnes impliquées, celle du métier de CO en milieu scolaire et celle de l’organisation du travail. Ainsi, si le travail de transformation à l’échelle du collectif de métier et la dynamisation du pouvoir d’agir des membres étaient des conditions essentielles pour susciter ces actions, il semble – à l’instar de ce que d’autres recherches ont dégagé (Bonnefond & Clot, 2018; Trentin, 2012) – qu’il était capital d’impliquer dans le dialogue les personnes des paliers hiérarchiques influant sur le travail, ici des CO, pour agir sur les activités empêchées. La création du référentiel a ainsi été mue par un souci de favoriser la production d’un document écrit, pérenne, soutenant la compréhension de ce travail et pouvant servir le dialogue avec l’ensemble des directions et avec d’autres personnes professionnelles. Au passage, il met en visibilité le travail réalisé et potentiel des CO dans l’organisation, ce qui donne au collectif une voix au sein de celle-ci.

L’implication dans le dialogue des personnes oeuvrant à des paliers hiérarchiques influant sur le travail soutiendrait une transformation durable de l’organisation et de sa capacité à inclure – dans ses orientations et ses décisions – les points de vue et les expertises des personnes professionnelles qui réalisent le travail. Ces actions collectives se révèlent dynamogènes et permettent d’agir sur l’amertume que peuvent créer les actions menées en solo – et parfois avec peu d’efficience – pour transformer l’activité empêchée. Il s’agit là d’une piste d’action importante, dans la mesure où l’amertume peut mener à lâcher prise sur des possibles que la personne valorise pourtant dans son travail (p. ex. participer à un comité clinique ou accompagner les élèves dans leurs enjeux complexes d’orientation). Ultimement, cette stratégie de repli peut nuire à la santé (Viviers, 2017). Inversement, notre analyse montre comment l’efficience ressentie par les CO pour transformer leur travail et envisager la possibilité de faire un travail désiré suscite des émotions positives que partage le collectif (p. ex. la joie).

La méthodologie de la clinique de l’activité, mobilisant une entrée par l’activité (Saussez, 2014), permet de sortir des visions stéréotypées d’un métier ou des prescriptions qui y sont associées. Ici, la direction générale du CSS a reconnu sa connaissance partielle du métier de CO et s’est montrée ouverte à en apprendre sur le travail, ce qui a contribué au dépassement de tels stéréotypes. Ces espaces dialogiques sont sans doute à prolonger à d’autres niveaux hiérarchiques pour soutenir la transformation souhaitée. Or, c’est là l’une des limites de la présente analyse : nous n’avons pas de trace de l’activité de travail qui a suivi avec la direction autour du référentiel. Il est possible que sa mise en oeuvre ait impliqué plus de controverses que ce que le collectif a rapporté. Il s’avèrera pertinent en ce sens d’explorer les cadres méthodologiques permettant de documenter le devenir de nos recherches-interventions quant aux transformations pérennes dans l’organisation.