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Introduction

La mise en oeuvre d’une démarche de recherche collaborative pose un ensemble de questions, de difficultés et d’enjeux. De nombreux auteurs se penchent régulièrement sur les conditions de réalisation de ce type de recherches pour amener les éclairages nécessaires à leur mise en oeuvre, notamment d’un point de vue épistémologique (Morrissette et al., 2017; Proulx, 2013; Vidal & Morrissette, 2014; etc.) et méthodologique (Bednarz et al., 2012; Jacob & Charron, 2018; Leclerc et al., 2010; etc.). Cet article souhaite participer à ces débats en illustrant en profondeur l’étape d’échafaudage de ce type de processus de recherche et ce qui les rend possibles. Garder le cap de l’ambition transformatrice de l’étude sans en perdre la visée heuristique est l’un des enjeux essentiels dans ce cadre.

Cette contribution prend appui sur un projet de recherche doctoral portant sur la perception qu’ont les praticiens (psychiatres, psychologues, infirmiers, éducateurs, aides-soignants, assistants sociaux) de la participation aux soins de la patientèle en hôpital psychiatrique. Elle est le fruit de processus réflexifs menés à trois, à partir des positionnements de la doctorante (qui s’exprime dans le reste de l’article au « je »), du psychiatre directeur médical de la structure étudiée et de la directrice de thèse, sociologue et professeure en santé publique. Ces derniers agissaient, respectivement, comme représentant institutionnel et référent académique de la recherche collaborative.

La santé mentale est un terrain de recherche que j’ai choisi comme cas de mise à l’épreuve du concept de participation dans la relation de soin. Les visées et les perceptions relatives à l’autonomie y sont parfois paradoxales. Il s’agit en effet pour les praticiens de permettre la mise en place d’un statut actif, autonome et responsable du patient alors même que les personnes qui souffrent de troubles psychiques sont bien souvent considérées d’après leur difficulté à défendre leurs intérêts et à décider pour elles-mêmes (Béliard et al., 2015). La démarche de recherche est menée dans une posture de praticienne-chercheuse « embarquée » sur le terrain de la santé mentale. La thèse est caractérisée d’« embarquée » par référence à la stratégie particulière décrite par Bourrier (2010) « pour aborder des lieux controversés, confinés, secrets » (p. 31). L’auteur se positionne en faveur d’une sociologie embarquée, par allusion aux techniques d’infiltration journalistiques développées pour accéder aux univers à haut risque. La santé mentale m’a renvoyé à une logique similaire de faire entrer le regard non « invité » dans les pratiques cliniques. À travers le choix de qualifier la thèse d’embarquée, j’use par là de la métaphore pour mettre l’accent sur le processus mis en place pour entrer sur un terrain difficile d’accès aux équipes de recherche. J’ai ainsi fait le pari de nouer une collaboration de recherche en entrant sur le terrain par la porte du praticien pour ensuite construire de « l’intérieur » une posture de praticienne-chercheuse.

Les éléments exposés dans les sections suivantes s’articulent autour de mon expérience vécue de doctorante. Ils documentent les enjeux épistémologiques et méthodologiques de l’étude pour permettre la production de savoirs scientifiques, et utiles à l’action. Au départ des épreuves que j’ai rencontrées et surmontées dans la mise en place de l’enquête, j’aborde ensuite la manière dont le dispositif vise à transformer les pratiques, mais aussi à contribuer à l’émancipation des partenaires de la recherche. Enfin, je discute des effets catalyseurs de l’approche relationnelle pour ancrer une dimension pédagogique au dispositif et en permettre la finalité heuristique.

Contours et détours d’une recherche collaborative sur la participation des patients en santé mentale

La participation du patient, dans le champ de la santé, fait l’objet d’une attention croissante. L’approche des soins « centrée sur le patient » and 315 of their patients participated. Office visits were audiotaped and scored for patient-centered communication. In addition, patients were asked for their perceptions of the patient-centeredness of the visit. The outcomes were: (1est ainsi devenue le modèle de soins le plus répandu actuellement dans les milieux de soins en Occident (Pomey, Ghadiri et al., 2015). Cette approche suppose que les professionnels intègrent les besoins, les préférences et les valeurs des patients dans la construction du projet thérapeutique (Bousquet & Ghadi, 2017). Pour les praticiens, cette idée implique de remettre en question le modèle biomédical classique qui repose sur une approche davantage « paternaliste » de la médecine pour développer des soins plus collaboratifs et plus inclusifs vis-à-vis du patient (Castro et al., 2016; Pomey, Ghadiri et al., 2015; Richards et al., 2013). Cependant, les dispositifs qui visent à instaurer une relation plus égalitaire, mais aussi plus respectueuse entre patients et soignants font l’objet de déséquilibres manifestes persistants dans de nombreux contextes et situations (Bureau-Point & Hermann-Mesfen, 2014).

Outre-Atlantique, la participation du patient aux soins a pris une forme spécifique où l’expertise de la patientèle est valorisée et mise à contribution pour coconstruire un projet de soins. Aux États-Unis, cette valorisation s’est institutionnalisée sous le profil de patient advisor. Le « patient conseiller » [traduction libre] est recruté pour son expérience de la maladie en tant que volontaire afin de s’investir avec les soignants dans des missions ponctuelles (Bousquet & Ghadi, 2017). Au Canada, c’est aussi à travers la valorisation de l’expertise du patient que s’opérationnalisent la participation du patient et les tentatives de rééquilibrage de la relation de soin (Bousquet & Ghadi, 2017). La notion de patient partenaire avancée par l’Université de Montréal s’appuie ainsi sur la reconnaissance du savoir expérientiel du patient appelé à devenir complémentaire et interdépendant des savoirs scientifiques des professionnels de santé (Pomey, Flora et al., 2015).

Si le modèle de Montréal est l’un des exemples les plus cités dans la littérature francophone, les approches qui intègrent le savoir expérientiel du patient restent marginales en Europe. Différentes formes de participation se développent certes dans l’accompagnement du patient, mais elles maintiennent encore largement les patients dans un cadre préétabli et dans un rôle attendu par les institutions de soins (Alary, 2016). En effet, il existe peu de repères qui permettent d’accompagner les praticiens dans leurs démarches d’inclusion participative du patient qui leur évitent de pérenniser les anciens rôles malgré une terminologie renouvelée (Troisoeufs, 2009). L’expérimentation du modèle de Montréal ouvre des pistes de réflexion pour repenser une approche patient partenaire de soins à travers la reconnaissance de savoirs pluriépistémologiques. Cependant, un partenariat ne se fait pas à sens unique. Dans un système de santé essentiellement maîtrisé par les professionnels, le point de vue de ceux-ci reste fondamental pour explorer les freins et les leviers de la participation du patient aux soins. À cet égard, Flora et al. (2015) soulignent l’importance de la volonté de chacun (patients, aidants proches, gestionnaires et praticiens) à s’impliquer dans une démarche de partenariat de soins pour la pérenniser.

Le terrain de la santé mentale m’est apparu fécond pour mener cette étude où le risque existe pour les personnes malades de « voir disqualifiée leur capacité à décider pour elles-mêmes » (Moreau & Laval, 2015, p. 233). L’expérimentation du modèle de Montréal en santé mentale attire ainsi l’attention sur les enjeux spécifiques (dynamique relationnelle et collaborative) que le partenariat avec le patient sous-tend dans ce contexte (Flora et al., 2015).

Afin de développer la problématique, j’ai commencé par identifier des ambiguïtés, des contradictions et des obstacles à la participation du patient pour essayer de mieux comprendre ce qui amène les professionnels à en proposer des déclinaisons différentes suivant les contextes (Abidli & al., 2021). Ce constat m’a conduite à formuler la question de recherche suivante : quel est le point de vue des praticiens en santé mentale sur la participation des patients à leur projet thérapeutique et les principaux obstacles ou freins à cette participation?

Dispositif méthodologique

Pour répondre à cette question, je me suis inspirée du modèle de recherche-formation de Desgagné (1997) pour construire un dispositif d’enquête. J’ai mobilisé des méthodes qualitatives, car l’objectif est d’arriver à une meilleure compréhension des démarches de participation impulsées par les praticiens et d’analyser au coeur même des pratiques les freins et les moteurs qu’ils identifient pour mener cette participation dans la relation de soin. Le travail collaboratif mis en place sur le terrain d’étude repose principalement sur la réflexivité des praticiens. Afin d’opérationnaliser ce travail collaboratif, qui suppose une coproduction des données et des analyses, j’ai mobilisé la méthode d’analyse en groupe de Van Campenhoudt et al. (2005). L’observation participante (qui réside dans la diversité des fonctions de coordinatrice qualité et formation que j’occupe au sein de la structure) et l’analyse d’une variété de documents accessibles dans ce rôle de praticienne (protocoles et procédures de soins, comptes-rendus de réunions d’équipe, de réunions de direction, rapports de la médiation des plaintes, etc.) viennent compléter le dispositif.

Population à l’étude

Un réseau de soins psychiatriques situé à Bruxelles sert de support à cette enquête collaborative. L’enquête se concentre sur quatre services de soins recrutés sur les trois sites qui composent ce réseau hospitalier. Plusieurs unités d’analyse ont ainsi pu être explorées dans un seul cas, ce que Yin (2003) nomme étude de cas enchâssé (embedded case study). J’ai sélectionné les unités d’analyse sur la base d’un échantillonnage théorique suivant une stratégie de recrutement raisonnée où j’ai inclus progressivement les services de soins susceptibles d’apporter le plus d’informations sur le thème de la participation du patient aux soins. Ce recrutement a été facilité par ma position « de l’intérieur » où je me suis adressée aux unités de soins pour qui la question de recherche est porteuse de sens en tenant compte de leur volonté à s’impliquer dans le processus. J’ai alors pu former un échantillon diversifié (voir Tableau 1). Chaque service qui compose le terrain d’étude est habilité à prendre en charge toute problématique relevant de la psychiatre générale tout en étant spécialisé dans une clinique spécifique. La taille de l’échantillon a été déterminée par saturation des données, quand l’analyse de nouveau matériau a atteint un point de redondance et n’apportait plus de nouveauté. Compte tenu de la nécessité d’assurer la continuité des soins pendant les réunions d’analyse, les personnes participantes n’ont pas été spécifiquement sélectionnées. J’ai cependant fourni la consigne d’inclure au minimum un représentant de chaque métier de l’équipe pluridisciplinaire dans chaque sous-unité d’analyse (voir Tableau 1). Il n’y a pas d’éducateur attaché à cette équipe de soins ainsi que dans le site INNO C. Cependant, ce dernier site a fait le choix de faire appel à un éducateur du centre d’activité thérapeutique de l’hôpital où les patients sont envoyés pour des activités en dehors de l’unité. Ceci est effectivement témoin de la notion d’équipe pour les unités et est exploité dans l’article suivant que je prépare pour rendre compte des résultats de cette étude. Afin de garantir la stabilité des groupes tout au long du dispositif, les personnes participantes se sont vu offrir l’occasion de se retirer du processus avant le démarrage des analyses en groupe. Une seule infirmière sur le site INNO C a choisi de quitter la démarche en cours. L’échantillonnage s’est ainsi opéré sur une base volontaire, car c’est le point de vue des partenaires de la recherche au regard de l’objet étudié qui est valorisé (Savoie-Zajc, 2006).

Tableau 1

Présentation de l’échantillon

Présentation de l’échantillon

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Les patients n’ont pas été inclus dans la démarche à ce stade de la réflexion, car l’expérience du terrain a mis en évidence qu’intégrer la communauté des professionnels de la santé pour étudier les pratiques ne va pas de soi ni pour les patients ni pour la chercheuse. En effet, lors des premiers contacts avec le milieu empirique, j’ai été stigmatisée comme une intruse au groupe. Cette expérience m’a permis de prendre rapidement la mesure d’une culture professionnelle où les pratiques de soins restent l’affaire des spécialistes. Cette difficulté à accéder au terrain m’a incitée à laisser momentanément le patient en coulisse pour faciliter l’adhésion des praticiens à participer à l’analyse.

Cette opération d’entrée sur le terrain de recherche, condition même de possibilité de l’enquête, va à présent être explorée. Je me réfère pour ce faire à ce que Pourtois et al. (2001) nomment les « points charnières » de l’étude. Ces auteurs invitent en effet à retracer l’historique de la recherche pour dégager la « validité de reliance » de la démarche. Il s’agit de vérifier à chaque point clé du questionnement la cohérence des étapes les unes par rapport aux autres.

Points charnières de la recherche à visée transformatrice dans le contexte de la santé mentale

Retracer l’historique de la recherche m’a permis d’identifier trois points charnières qui ont orienté la tournure du dispositif et ont pas à pas posé les jalons d’une démarche transformatrice et émancipatrice. Premièrement, j’ai expliqué la perspective constructiviste et la coconstruction de l’analyse à laquelle je me suis attachée. Deuxièmement, j’ai décrit la posture dite « embarquée » que j’ai adoptée pour produire de la connaissance au croisement des savoirs pratiques et scientifiques. Troisièmement, j’ai présenté les outils méthodologiques que j’ai mobilisés pour être en cohérence avec cette perspective constructiviste et cette posture embarquée.

Constructivisme et recherche collaborative

La psychiatrie est un champ de savoir, d’investigation et d’intervention particulièrement complexe qui fait appel à des disciplines variées où les pratiques cliniques sont elles-mêmes profondément ancrées dans l’interdisciplinarité. Ces pratiques mettent en tension la visée rationaliste de la médecine par les preuves et la subjectivité du symptôme (vécu individuel et singulier), pour les patients, les familles, mais aussi pour les praticiens. La relation de soin dans ce contexte est, de facto, fondée sur l’intersubjectivité, coconstruite dans la singularité d’une rencontre entre praticiens et patients. Par ailleurs, le dispositif que je souhaite mettre en place vise à mieux comprendre les pratiques de l’accompagnement autour de la question de la participation du patient aux soins. Elle suppose que des professionnels s’engagent, avec moi, à explorer cette question qui concerne directement leurs pratiques. La recherche devait dès lors intégrer ces caractéristiques.

J’ai ainsi inscrit ma démarche collaborative dans le courant constructiviste. En m’appuyant sur Le Moigne (2007), j’ai alors mobilisé une notion relative de vérité ou de réel comme celui que le sujet expérimente. En m’intéressant à la façon dont les soignants relatent et comprennent ce qu’ils vivent, j’ai donc abandonné l’idée de découvrir une « vérité » sur la participation des patients. Je vise à mettre en lumière l’expérience singulière que ces praticiens ont de la participation et la manière dont ils la partagent pour articuler une vision socialement construite et opérante de la place donnée au patient dans le dispositif de soins. Pour ce faire, j’ai considéré que le praticien joue un rôle fondamental dans l’élaboration de la connaissance. Son vécu, son expérience, son intentionnalité ainsi que ses finalités doivent être pris en compte, explicités et exploités. En positionnant les praticiens comme des acteurs incontournables de la production de connaissance qui a trait à leur pratique (Desgagné, 1997), le dispositif a également une visée émancipatrice. En effet, la complémentarité des savoirs postulée dans une telle démarche de recherche entraîne une démocratisation de ce processus (Desgagné & Bednarz, 2005 ; Morrissette, 2013) et donne un accès inédit à la réalité de terrain; les professionnels deviennent des contributeurs de la production de connaissances scientifiques. Dans cet esprit, la recherche « n’est plus définie par son objet, mais par son projet » (Le Moigne, 2007, p. 119). Je mise donc sur les interactions sociales et l’intersubjectivité pour faire émerger des connaissances utiles, originales et viables pour élargir les perspectives pratiques des professionnels quant à la participation du patient aux soins.

Thèse embarquée et confiance du terrain

Intégrer et impliquer des acteurs d’une structure hospitalière de santé mentale pour comprendre l’accompagnement sur le terrain ne va pas de soi. En effet, l’univers des soins et les pratiques participatives du patient qui y ont cours demeurent l’affaire des professionnels. Ceux-ci se sont montrés réticents à s’ouvrir sur le sujet, ce qui m’est apparu comme une crainte de voir leurs capacités d’initiative se réduire. Pour parvenir à déployer une recherche sensible aux yeux des praticiens, il a fallu gagner leur confiance, ce qui m’a conduite à opter pour le choix de la « thèse embarquée ».

Devant le scepticisme de l’institution et des professionnels, dont la mission première est de soigner, j’ai fait le choix de m’intégrer à la communauté hospitalière en postulant à un poste de coordinatrice qualité et formation dans un réseau hospitalier de soins psychiatriques à Bruxelles. Le rôle attendu dans cette fonction est de mettre en place des processus d’amélioration continue autour de l’organisation des soins. J’ai dévoilé mon intérêt de recherche dès les premières étapes de recrutement auprès de cet employeur. La transparence sur mes ambitions de recherche au sein de la structure m’est apparue incontournable d’un point de vue éthique pour construire une relation de confiance avec mon employeur. L’établissement est dirigé par deux psychiatres dont l’un exerce aussi des fonctions académiques. L’ouverture à la recherche que cette organisation cultive a probablement facilité mon recrutement. Cependant, la direction générale a tenu à clarifier les conditions de mon emploi qui n’était pas de conduire une thèse, mais bien d’occuper un poste précis dans l’institution. C’est finalement la relation de confiance qui s’est nouée au fil de mon évolution dans la structure qui a permis de laisser une porte ouverte à la construction, de l’intérieur, d’une posture de praticienne-chercheuse. Dans ces conditions d’engagement sur le terrain, tout restait à échafauder, notamment un pont entre le monde académique et le monde empirique, ce qui a donné lieu à des négociations d’un nouveau genre.

À mon arrivée au service de la structure, je n’ai pas prétendu d’emblée une double identité de praticienne et chercheuse. D’une part, je n’étais pas engagée comme chercheuse. D’autre part, mon intérêt de doctorante de mieux comprendre les pratiques de participation du patient dans la relation de soin n’était pas encore partagé par les praticiens. Revendiquer la volonté de construire un savoir scientifique était dénué de sens, de même qu’il n’était pas envisageable à ce stade d’intégrer le patient dans le dispositif. Il s’agissait plutôt de choisir la posture optimale pour entraîner le praticien dans la démarche de recherche comme un acteur social compétent, c’est-à-dire, globalement, un praticien qui applique un certain contrôle dit réflexif sur son agir (Giddens, 1987) et que, par conséquent, on ne peut évacuer dans la construction de connaissances sur la pratique » (Desgagné, 1997, p. 385).

J’admets qu’avoir fait le choix de prendre une place sociale auprès des acteurs de terrain dont je nourrissais l’ambition d’étudier les pratiques m’a glissée dans une situation que Gouraud (2018) qualifie de paradoxale. En effet, j’ai adopté une position que l’auteur compare à celle « d’agent double », dans le sens où je suis devenue dépendante de deux structures (l’université et la structure hospitalière) pour construire mon objet de recherche. Cependant, c’est grâce à cette position de proximité que j’ai pu prendre part à des discussions, en posant des questions pour comprendre ce qui se passe sur le terrain, mais aussi en échangeant avec les praticiens sur mes intérêts de recherches. Au demeurant, c’est cette immersion sur le terrain qui m’a fait saisir la pertinence de développer une approche collaborative. Ce choix m’a ainsi poussée à surmonter le paradoxe de la posture en me conduisant à reproblématiser mon objet de recherche pour lui conférer une double vraisemblance, tant pour le milieu empirique que pour le monde académique. C’est par la voie du développement professionnel rendu possible au départ d’activités de praticien réflexif (Schön, 2017) que j’ai eu l’opportunité de donner une double pertinence sociale à la démarche. En effet, la pratique réflexive repose sur un postulat, partagé par de nombreux auteurs (p. ex. Argyris, 1990; Perrenoud, 2018; Schön, 2017), selon lequel le praticien réflexif apprend à partir de sa pratique en lui permettant de prendre conscience de sa manière d’agir et ainsi d’améliorer ou de faire évoluer sa pratique professionnelle. Au-delà des savoirs théoriques, la réflexivité fait émerger des savoirs « sur » l’action et des savoirs « pour » l’action qui vont déboucher sur une réflexion anticipatrice pour considérer des changements.

Il apparaît à ce stade important de préciser, d’un point de vue éthique, que la stratégie d’embarquer sur le terrain de la santé mentale ne visait pas à étudier les pratiques à l’insu des praticiens. Elle a été adoptée avant tout pour explorer de l’intérieur une voie de faisabilité de l’enquête où l’observation participante a joué un rôle déterminant sans toutefois être posée au centre de l’étude. Il s’agissait d’installer la confiance nécessaire en travaillant d’abord à me construire une identité de coordinatrice qualité reconnue au sein de la structure.

La stratégie de la thèse embarquée pour me faire accepter en tant que membre du groupe m’a donc donné accès au terrain, mais elle a brouillé mon statut de doctorante du point de vue académique. Ce constat m’a conduite à construire une identité de praticienne-chercheuse assumée et légitime.

D’une identité de doctorante et praticienne à une identité de praticienne-chercheuse

Le choix de la thèse embarquée m’a permis de faire ressortir, dans les activités de tous les jours du praticien et du chercheur, les aspects pertinents pour la recherche. Il s’agit d’une forme d’observation participante complète dans le sens où j’analyse le terrain de recherche tout en participant à son fonctionnement. Ceci vient renforcer la validité interne de l’étude, car le corpus de données n’est pas construit uniquement au travers du discours des acteurs, mais par recoupement avec les pratiques quotidiennes à l’intérieur de la structure. Entre l’implication du praticien et la nécessaire distanciation du chercheur (Elias, 1993), j’ai ainsi tiré profit de mon immersion sur le terrain tout en prenant conscience des possibles limites que recèle ma familiarité avec celui-ci en développant ma réflexivité. Il s’agit par là d’inclure dans la réflexion un retour sur soi-même sur la façon dont l’objet de recherche est étudié et de jeter un regard réflexif sur la manière dont sont mis au jour les allants de soi, les préjugés ou les jugements de ma lecture dans le contexte de la recherche. Ce retour sur soi trouve un support dans le journal de recherche. Son rôle fondamental est de permettre de regrouper des notes théoriques, méthodologiques et descriptives (Baribeau, 2005) où la réflexivité, par l’écriture, prend une certaine distance par rapport aux choses et à soi-même (Albarello, 2003).

La posture de praticienne-chercheuse s’est révélée néanmoins plus difficile à tenir que prévu pour une apprentie qui découvre à la fois les principes de la recherche scientifique et un nouveau terrain professionnel. J’ai en effet été amenée à échafauder un dispositif suffisamment souple pour tenir compte des besoins du terrain tout en continuant à répondre aux attentes académiques. La construction progressive du dispositif qui porte un enjeu de « double reconnaissance », tant du milieu empirique que du milieu académique, m’a demandé de puiser dans mes propres ressources pour tenir un dispositif par définition imprévisible. J’ai ainsi dû convaincre une partie du comité d’accompagnement de la thèse de la position épistémologique atypique proposée pour apprendre à faire de la recherche. Cela m’a fait ressentir une déstabilisation profonde que je me suis efforcée de gérer en recherchant des outils de gestion de soi. La mindfulness-based stress reduction développée par Kabat-Zinn (1993) est une forme de méditation que j’ai découverte au moment où je devais démontrer ma capacité à prendre de la distance par rapport au terrain. Ce concept enseigné au sein d’une méthode d’apprentissage de huit semaines s’est finalement révélé être un entraînement puissant à l’auto-analyse, à la remise en question et donc à la prise de recul qui caractérise la posture du chercheur. Ces compétences profondément universelles sont généralement peu exercées et j’ai trouvé à travers cette forme de méditation un entraînement qui, à côté du journal réflexif, a renforcé cette forme de pleine conscience attendue dans la posture du chercheur. Ce retour sur soi par un regard méditatif, associé aux rencontres entre pairs chercheurs et au regard réflexif par l’écriture, dont le journal de recherche est le témoin, m’a offert de clarifier mes propres idées pour construire le juste équilibre entre engagement et distanciation. Cette triangulation interne du chercheur (Mucchielli, 2009) m’a permis en effet de garantir des interprétations indépendantes de mes préconceptions, ainsi que des biais qui pourraient influencer mes analyses et mes interprétations.

Le relationnel et le pédagogique : la méthode d’analyse en groupe

Comme annoncé plus haut, l’approche de recherche collaborative déployée s’appuie sur le modèle de recherche-formation de Desgagné (1997). Cette approche vient relier la démarche de recherche aux enjeux concrets que rencontrent les acteurs tout en participant à la production de connaissances.

Une démarche transformatrice

L’ambition transformatrice du dispositif ne visait pas à militer pour une nouvelle relation de soin. Elle se présente avant tout comme une retombée du dispositif articulé autour de l’objectif de donner une double pertinence à la recherche (Morrissette et al., 2017). L’exercice réflexif supposait de mettre à plat les représentations et les manières de faire des praticiens. Il les a conduits à porter un regard pratique, mais aussi critique sur leur propre expérience en la comparant à celle des autres pour mieux s’en distancer et élargir le registre des réponses possibles. Le changement n’est pas radical, mais l’enquête permet d’opérer des déplacements et des ajustements à première vue mineurs, mais significatifs d’une nouvelle manière de penser l’action. Le chercheur devient donc porteur d’un processus de coconstruction progressive qui est ancré dans l’expérience des acteurs pour dégager l’accès à un savoir métissé et utile à chacun (Desgagné, 1997).

Des méthodes émancipatrices

La méthode d’analyse en groupe (Van Campenhoudt et al., 2005) a été mobilisée en complément de l’observation participante complète, l’analyse documentaire et des outils réflexifs. Cette méthode s’est en effet montrée particulièrement féconde ces dernières années pour mettre des questions en débat entre différents acteurs des champs de la santé mentale (Loison-Leruste & Petiau, 2018; Petiau, 2019). Il s’agit d’une méthode de collecte des données qui vise à impliquer les acteurs clés dans l’analyse de situations cliniques vécues. Celles-ci sont amenées par les professionnels sous forme de récits. Ce processus méthodologique a été conduit en 4 phases et 15 étapes (Van Campenhoudt et al., 2005). Il s’est poursuivi jusqu’à la validation des résultats de l’étude, dans une logique de double vraisemblance (Dubet, 1994), qui a tenu compte tant des préoccupations du terrain que des exigences de la recherche. Le résultat est donc une synthèse participative qui est le produit de compréhensions construites à travers les champs de compétences différents du terrain et de la recherche. En pratique, l’analyse a été menée par un groupe de personnes participantes avec l’aide des chercheurs. Il ne s’agissait pas d’une méthode « d’interview de groupe » où diverses personnes étaient « mises à la question » par les chercheurs, mais bien d’un exercice mené en commun, à partir de la narration de situations concrètes de travail par les personnes participantes. De cette façon, les points de tension, les noeuds, les convergences et les divergences dans les diverses interprétations que les acteurs ont de leurs situations ont été identifiés. Le but poursuivi est de mieux comprendre les enjeux des situations vécues pour orienter l’action en fonction des réflexions qu’ont suscitées les questions et leurs analyses collectives. Une telle démarche permet de vérifier la congruence de sens entre ce qui est véhiculé par le sujet et le sens dégagé par le chercheur dans une « triangulation indéfinie » (Savoie-Zajc, 2019, p. 38) comme gage de crédibilité des résultats. La complémentarité entre les savoirs différents des acteurs s’inscrit dans des espaces et des temporalités qui rendent possible leur mise en concurrence. Il s’agit dès lors d’amorcer une certaine conceptualisation dans le rapport à l’expérience.

En complément de la réalisation de ces ateliers mobilisant la méthode d’analyse en groupe, ma position dans la structure m’a permis de prolonger dans des espaces plus informels cette conversation autour de la question de la participation du patient à partir de mes activités de praticienne. Le dialogue s’est ainsi poursuivi au départ des différents groupes de travail thématiques d’amélioration de la qualité des soins que j’ai animés de manière transversale au sein de la structure. J’ai également tiré profit de ma fonction de responsable formation pour faire germer et mettre en oeuvre avec les experts de terrain un programme de formation où les référents théoriques de l’institution ont pu être revisités sous le prisme de la question de la participation du patient aux soins. Ces formes d’expression et des discours variés ont servi à renforcer la crédibilité de la recherche proprement dite. Plus qu’un dispositif, ce processus méthodologique est le fruit d’un cheminement qui a rendu complémentaires un temps engagé dans la relation et un temps de coproduction de savoir.

Ce dispositif met par ailleurs en relief les effets d’apprentissage issus des pratiques professionnelles. En effet, le matériau recueilli donne accès à la manière dont les acteurs construisent, bricolent, inventent des façons de faire au contact des situations professionnelles qui laissent une large part à l’imprévu (Dejours, 2006). Il informe sur la manière dont les acteurs apprennent en permanence des situations cliniques rencontrées. Le dispositif méthodologique a permis aux personnes participantes d’aller plus loin encore dans cet apprentissage en les menant à un surcroît de réflexivité, ce qu’Argyris et Schön (1996) qualifient d’apprentissage double boucle. En effet, les professionnels ont été invités à chaque étape du processus à creuser davantage l’expérience professionnelle acquise. Cette démarche menée dans l’intersubjectivité les a conduits à remettre en question leurs représentations de la situation jusqu’aux stratégies, règles et normes qui guident la pratique. Ce processus a progressivement ouvert les acteurs à la possibilité de transformer ces éléments de pratique. Il a été imaginé par exemple d’inclure le patient aux réunions d’équipe, de le faire participer à la construction du dispositif de soins. Cependant, l’adhésion à une transformation n’est pas nécessairement synonyme d’action. En effet, j’ai pu observer les mécanismes cognitifs de protection décrits par Argyris (1990) chez les professionnels. Une fois de retour dans leur unité de soins, ceux-ci ont réactivé ce que l’auteur appelle des routines défensives. Notons à cet égard que la méthodologie mobilisée n’a pas de visée de résolution immédiate des problèmes rencontrés ou exposés par les personnes participantes. Elle met en relief des prises de conscience ainsi que des formes d’ajustement qui permettent de gérer les tensions entre représentations, valeurs, savoirs et pratiques effectives. Pour atteindre pleinement la visée transformatrice du dispositif, il s’agit à présent d’accompagner cette étape d’appropriation des savoirs théoriques prônée par Perrenoud (2018) afin qu’ils puissent être durablement intégrés dans une pratique plus lucide, plus argumentée.

Ce projet de thèse « embarquée », au départ imaginé pour faire face à une « menace » pesant sur la recherche, est devenu une ressource. Il m’a en effet permis de développer mon pouvoir d’agir de doctorante et de transformer la difficulté en occasion d’apprentissage (Simondon, 1989).

Les épreuves « émancipatrices » d’un dispositif de recherche à visée transformatrice : un processus de déconstruction et reconstruction de sa manière d’être au monde

L’émancipation est entendue ici au sens de Charbonnier (2013), qui consiste à « réussir à produire du jeu dans son système de croyances » pour sortir « des tendances à la sédentarisation des croyances primaires » (p. 99). L’auteur place l’émancipation comme interdépendante du groupe dans la mesure où nous sommes des acteurs « au sein d’un agir collectif ». L’émancipation est ainsi appréhendée comme une capacité à agir. Elle est reconnue chez l’autre qui est aussi considéré comme une ressource dans son propre changement. L’enjeu de cette émancipation réside donc dans la manière dont les épreuves du parcours doctoral sont saisies par l’apprentie chercheuse. Selon Boltanski et Thévenot (1991), elles peuvent être vécues soit comme des « épreuves légitimes », c’est-à-dire des passages incontournables de la formation par lesquelles l’apprenti répond aux attentes des membres de la communauté pour se former à la recherche, soit comme des « épreuves de force » où il s’agit d’apprendre par la recherche (Germain & Taskin, 2017).

Les épreuves « émancipatrices » de la doctorante vis-à-vis du monde académique comme mise en relief de la dimension « formation » de la recherche

Le principal atout de ma posture de doctorante est d’avoir appréhendé les épreuves rencontrées, dans le double sens d’épreuves légitimes et d’épreuves de force développé par Boltanski et Thévenot (1991), pour légitimer le processus de thèse embarquée. Ainsi, pour répondre à une difficulté d’accès au terrain, j’ai progressivement abandonné l’idée d’étudier dans une position de surplomb les pratiques professionnelles d’accompagnement du patient. Pour l’étude d’un sujet aussi sensible aux yeux des praticiens, le verrouillage des portes du terrain m’a plongée dans l’inconfort, l’imprévu, l’inattendu et le malaise. J’ai en conséquence pris le risque de sortir des sentiers balisés par les « épreuves légitimes » de l’apprentie chercheuse et je me suis écartée des canons positivistes au prix d’une « épreuve de force ». J’ai de la sorte postulé à la reconnaissance d’une communauté académique tout en posant la singularité de l’étude. Cependant, on ne se décrète pas praticienne-chercheuse sur son propre terrain d’activité professionnelle du jour au lendemain : il s’agit d’une expérience de reconstruction identitaire qui, pour moi, s’est opérée dans une sorte d’espace tampon construit avec la directrice de thèse. En effet, en considérant que l’émancipation n’est possible que lorsque je suis actrice au sein d’un agir collectif, ces épreuves émancipatrices demandent la possibilité de produire « des espaces à l’intérieur desquels les acteurs peuvent agir dans un lien de réciprocité dans le postulat d’une égalité épistémique et éthique radicale » (Charbonnier, 2013, p. 99). Il s’agit d’un espace appréhendé comme un cadre expérientiel pour ma formation doctorale où se gère la relation sociale avec l’ensemble des encadrants académiques du processus de thèse. Il fixe le statut social de l’apprentie chercheuse dans un intermédiaire qui autorise des actes potentiellement émancipateurs sans cultiver le fantasme de l’émancipation totale comme objectif ultime. En effet, en tant qu’apprentie, je ne peux m’émanciper de tout dès lors que j’ai besoin de mes collègues chercheurs pour en apprendre le métier. J’ai ainsi fait face aux attentes académiques dans cet espace tampon pour trouver un point d’équilibre entre les « épreuves de force » et les « épreuves légitimes ». C’est effectivement ce qui m’a permis d’apprendre par la recherche à développer une identité de chercheuse (Germain & Taskin, 2017). Cet espace tampon m’a offert d’expérimenter des errements, des découvertes et la créativité nécessaires à la construction de la dimension émancipatrice de la thèse.

Les épreuves « émancipatrices » de la doctorante vis-à-vis de la structure étudiée comme relation de confiance

L’espace tampon, que j’ai construit avec la directrice de thèse, a fait l’objet d’une négociation supplémentaire avec le directeur médical général de la structure étudiée au moment de mon entrée sur le terrain en tant que praticienne-chercheuse. Les enjeux étaient d’une part de discuter l’opportunité pour le terrain de se saisir de l’étude (et inversement), et d’autre part de définir la question des temporalités respectives de la recherche et du travail professionnel. Un temps de détachement à l’université a ainsi été négocié pour que je puisse présenter mes travaux de recherche aux membres de la communauté scientifique, comme gage d’intersubjectivité. La rencontre a été l’occasion d’une expression claire des exigences du directeur général médical en tant qu’employeur pour protéger les temps professionnels et d’une décision consensuelle sur les moyens à m’accorder pour mener cette recherche sur mon lieu de travail. Cette négociation a constitué un moment clé du rapprochement entre les deux mondes de la praticienne-chercheuse : la directrice de thèse s’est rendue sur le terrain pour rencontrer le représentant de la structure et celui-ci a été intégré au comité d’accompagnement de la thèse. La double identité du représentant institutionnel (directeur général médical ayant lui-même des pratiques de recherche) et son ouverture à l’égard des épistémologies transformatrices se sont révélées cruciales dans la possibilité de mettre en oeuvre le dispositif. La mise en place d’une telle instance de pilotage m’a permis d’être accompagnée dans la recherche de l’équilibre nécessaire à tout praticien-chercheur. J’ai aussi pu conserver une indépendance et un regard critique dans les questionnements et les méthodologies mises en oeuvre. La relation de confiance s’est installée progressivement avec la direction de l’établissement et les acteurs de terrain. C’est en effet mon engagement prolongé sur le terrain qui a fait en sorte que je connaisse les rouages et les codes institutionnels pour mener à maturité un dispositif adéquat désamorçant la défiance initiale.

Les épreuves émancipatrices pour les professionnel.les impliqués dans la démarche de recherche

Les premières rencontres avec le terrain en posture de praticienne-chercheuse se sont faites autour d’un document de présentation de la recherche intitulé Représentations, vécu et expériences des soignants de la participation du patient en santé mentale : co-analyse participative et prospective. Ce document reprenait le contexte de la recherche, la problématique, les objectifs, la méthode et les besoins afin d’organiser un calendrier de déploiement des activités collaboratives. Avec ce document en main, je suis allée à la rencontre des professionnels dans le but d’entraîner leur adhésion et leur participation au dispositif. Il n’était donc pas question d’obtenir un mandat de recherche délivré par les autorités de l’institution ni d’imposer la participation des unités de soins à la recherche. De même, il ne s’agissait pas de convaincre envers et contre tout les professionnels à participer à la recherche, mais plutôt d’adapter le protocole pour lui donner une qualité double : être utile à la recherche et au terrain. À cet égard, mes « années d’adoption » dans la structure en tant que praticienne ont été précieuses. Ma posture de l’intérieur m’a permis de tirer profit des différentes scènes de travail auxquelles ma fonction de coordinatrice qualité donnait accès. Elle m’a donné l’opportunité de rencontrer les praticiens de manière informelle et a contribué à faire émerger une parole « plus spontanée ». J’ai ainsi pu saisir une diversité de pratiques, récolter un faisceau de points de vue et recueillir une série d’idées pour non seulement orienter le dispositif, mais aussi nourrir le matériau de recherche.

La pleine reconnaissance du rôle des praticiens comme coproducteurs de savoir sur la pratique a contribué à la visée émancipatrice du dispositif, ce qui en définitive a permis de nouer une véritable collaboration de recherche avec les praticiens. Cependant, les acteurs ont eu régulièrement tendance à attendre de ma part une position de surplomb supposée caractéristique du chercheur. J’ai donc développé un effort continu pour hisser les savoirs d’action au même plan que les savoirs académiques et maintenir cette visée émancipatrice qui autorise la créativité des acteurs invités à ne pas subir leur histoire et les normes en vigueur. L’émancipation passe par l’altération, l’autorisation ainsi que la reconnaissance où la norme représente un repère pour agir, prendre des risques et favoriser le changement. Cette position d’ouverture du chercheur se traduit par une offre de complémentarité des savoirs que les praticiens n’ont pas tous voulu assumer. Ce n’est pas parce que la position du chercheur fait en sorte de valoriser le point de vue des praticiens que ceux-ci souhaitent que ce point de vue soit mis à l’avant-plan de la démarche. Cette expérience met en relief la nécessité d’équilibrer, dans une visée émancipatrice, le rapport entre le chercheur et les praticiens en le réajustant régulièrement pour garder un produit négocié, mais aussi équilibré à partir des positions de savoir de chacun.

Les épreuves émancipatrices du dispositif comme levier pour (se) transformer

Les transformations en cours au sein de l’institution ne peuvent pas être attribuées au seul dispositif de recherche collaborative, mais il a néanmoins permis d’amorcer ou de renforcer des transformations sur trois aspects.

Un premier niveau de transformations concerne la posture d’accompagnement. En matière de représentation d’abord, certains professionnels reconnaissent être partis d’une conception du soin que l’on pourrait qualifier de « paternaliste », instrumentalisant le patient et son parcours. Les professionnels ont pris conscience de « vouloir pour le patient, vouloir en faire trop ou à la place du patient » (extraits de verbatim issus du matériau empirique). Le processus de recherche collaborative entrepris a encouragé ces professionnels à réenvisager le rapport de soins non plus comme une fin en soi, mais plutôt comme un outil thérapeutique modulable, impliquant la réflexivité, la flexibilité et la possibilité de faire émerger des pratiques innovantes :

Dans les questions du partenariat, on est souvent limité et bloqué par notre cadre. Les patients peuvent venir avec des demandes qui auraient probablement du sens à travailler, mais on n’a pas l’habitude, on ne sait pas trop comment faire, et je pense qu’il faudrait aller vers ça… Et donc en fait les patients nous demandent de par leur demande qu’on s’adapte, qu’on propose quelque chose de complètement différent et innovant parce que ça les concerne eux… On devrait pouvoir faire le pari qu’ils aient raison, qu’ils savent pour eux.… Mais ça a un côté un peu fou, un peu dangereux et insécurisant. Et donc du coup comme tout est cadré, je pense qu’il y a beaucoup de rendez-vous manqués avec les patients

extrait verbatim – INNO C

Cette transformation de la posture d’accompagnement s’est notamment matérialisée par des ateliers réguliers (formation interne, réunions institutionnelles, groupes de travail thématiques, etc.) au cours desquels je continue d’accompagner la réflexivité des professionnels. C’est au sein de tels ateliers que les personnes participantes ont qualifié

[l]a pathologie psychiatrique comme la pathologie de la liberté où il revient donc au soignant de s’assurer d’une certaine liberté de choix dans le chef du patient parce que, justement, il n’est plus en position de le faire

verbatim formation interne

Le concept de rétablissement est ainsi progressivement venu compléter les piliers théoriques de l’institution dans l’idée de soutenir les professionnels à prendre appui sur les aptitudes des patients pour se concentrer sur la liberté laissée à la personne de participer aux décisions qui la concernent. Des maisons de soins psychiatriques, dont le projet thérapeutique est fondé sur ce concept, ont vu le jour dernièrement.

En deuxième aspect qui s’est vu modifié par la recherche collaborative est la conception du rapport entre savoir professionnel et savoir d’expérience du patient. De façon notable, les patients ont été invités à participer et à coanimer un premier séminaire d’organisation thérapeutique qui réunit la communauté hospitalière chaque semestre. L’institution a en outre engagé son premier pair-aidant. Enfin, ces changements de représentations et de postures ont débouché sur la transformation des collaborations avec le réseau de soins extra-hospitalier pour soutenir le parcours de rétablissement du patient par définition imprévisible.

Discussion et conclusion

Cet article réflexif illustre le processus d’élaboration et de mise en oeuvre d’une recherche collaborative à visée transformative et émancipatrice. Il retrace le parcours d’un projet porté par un désir de compréhension des pratiques, mais confronté à l’épreuve d’un terrain fermé aux chercheurs.

Cette contribution met ainsi en exergue les enjeux relationnels de la recherche collaborative. Elle place l’accent sur la nécessité d’établir un lien de confiance entre les partenaires pour nouer une collaboration de recherche (Doucouré, 2021; Rougerie, 2017). Ce tissage de la confiance entre les partenaires a été facilité dans notre exemple par le choix de la thèse embarquée. Les liens de confiance installés progressivement créent un espace où le maillage d’expertise devient possible (Proulx, 2013). Il s’agit ensuite de sceller des alliances pour enrôler les différents partenaires de la recherche. Sceller des alliances avec les acteurs de terrain signifie que le chercheur ne peut atteindre seul l’objectif, il est au coeur d’un triangle d’interdépendance entre le monde académique et le milieu empirique : une sorte de position « d’entre-deux » qui met à l’avant-plan le besoin de consolider des liens entre des groupes d’acteurs différents. Il importe donc d’arriver à donner une double pertinence quant à l’objet de recherche, en conjuguant les préoccupations du chercheur à celles des praticiens. Il s’agit de reconnaître l’expertise de chacun afin de contrer les défis de la collaboration. La fécondité des résultats dépend ainsi non seulement de la rigueur de la démarche, mais aussi des aptitudes relationnelles. La capacité à appréhender les épreuves rencontrées sur le parcours de recherche « embarqué » non plus comme des contraintes, mais comme des ressources contribue à transformer graduellement l’objet de recherche.

Prêter une attention particulière aux épreuves rencontrées par la doctorante et aux formes que prennent les négociations au fil du processus de sa recherche collaborative a ainsi émergé comme un objet à part entière de la recherche qui mérite aussi d’être analysé. S’intéresser autant aux relations interindividuelles qu’aux savoirs serait selon Charbonnier primordial pour travailler l’autonomie des individus afin qu’ils puissent acquérir des dispositions transposables en dehors de ces dispositifs. Ces situations créées permettraient ainsi aux dispositifs d’émancipation de « générer leur propre perpétuation » (Charbonnier, 2015, p. 109).

Enfin, à la différence d’un simple dispositif de sensibilisation à la participation du patient, la démarche de recherche a placé les praticiens en situation d’acteurs du changement : la méthode d’analyse en groupe part de leurs expériences actuelles (et non d’un devenir souhaitable) et les conduit à déplacer leur regard sur celles-ci, au prisme de la participation du patient. L’effet d’apprentissage collectif ainsi produit pourrait inscrire plus durablement le changement de perspectives des professionnels de la santé mentale quant à la place du patient dans la définition de son propre accompagnement thérapeutique. Cependant, cette démarche exige du temps et il n’est pas encore acquis à ce stade que l’écueil mis en évidence par Troisoeufs (2009) – soit la pérennisation des anciens rôles sous de nouvelles terminologies – puisse être entièrement évité. En effet, nous avons souligné que pour remporter l’adhésion des praticiens, à ce stade les patients n’ont pas encore pu être intégrés au dispositif de recherche. L’étape suivante consiste donc à perpétuer le dispositif au sein même de la démarche clinique pour favoriser la circulation des représentations sociales et la coconstruction d’un objectif véritablement commun à tous les acteurs (chercheurs, professionnels, patients). À l’instar de l’espace tampon créé au sein du processus doctoral, il s’agit d’utiliser ou d’inventer des espaces dialogiques intermédiaires de réflexion, de confrontation et d’échange qui peuvent servir à structurer de nouvelles pratiques professionnelles avec le soutien de connaissances formalisées. Construire un espace au sein duquel les praticiens de santé trouvent des repères pour coconstruire avec le patient un accompagnement plus inclusif et plus égalitaire pourrait rééquilibrer la faiblesse des dispositifs de soins actuels pointés par Bureau-Point et Hermann-Mesfen (2014). En d’autres mots, il s’agit d’aménager un espace tampon (politique, académique et clinique) qui recourt à des médiations formelles ou informelles pour faciliter les interactions et les relations de collaboration entre groupes. De tels espaces tampons intermédiaires auraient pour fonction de traiter certaines tensions, certaines incompréhensions émergeant des bouleversements des pratiques que la question de la participation suppose. Ils pourraient procurer un soutien relationnel à l’échelle du groupe et faciliter une mise en réseau de savoirs aux ancrages épistémologiques complémentaires qui ouvrent sur d’autres modèles et théories. Une prolongation créative du dispositif est ainsi en cours de maturation avec ses propres enjeux, ses nouveaux obstacles et ses surprises.