Corps de l’article

Introduction

« le pouvoir est détenu par ceux qui ont une voix,
définissent le langage, écrivent l’histoire
et participent aux décisions »[1]
[traduction libre]

Schneider, 2010, p. 47

Dans la foulée des travaux que nous menons respectivement à titre de chercheuses principales auprès de jeunes vulnérables sur le plan psychologique ou social, nous avons vu l’intérêt d’exploiter la méthode photovoix. Or, nous avons rapidement constaté le défi que cette méthode représente à différents égards. De là a émergé notre volonté de partager ces constats et d’en faire l’objectif du présent article.

La méthode photovoix : une démarche ambitieuse et prometteuse

La méthode photovoix (photovoice en anglais) a connu un essor considérable au cours des dernières années. Son utilisation est désormais très répandue et reconnue dans une diversité de champs disciplinaires tels que la santé, l’éducation et les sciences sociales (Barry & Higgins, 2020; Catalani & Minkler, 2010; Evans-Agnew & Rosenberg, 2016; Johnston, 2016; Sutton-Brown, 2014). C’est au milieu des années 1990 que la méthode photovoix a été développée par Caroline Wang, dans les travaux qu’elle a entrepris avec Mary Ann Burris (Wang & Burris, 1994, 1997) et poursuivis avec d’autres collègues (Wang, 1999; Wang et al., 1996; Wang et al., 1998; Wang et al., 2004; Wang & Redwood-Jones, 2001). Désignée à l’origine par l’expression photo novella (Wang & Burris, 1994; Wang et al., 1996), la méthode a été mobilisée auprès de femmes originaires d’un village du Yunnan, une province rurale et pauvre de la Chine, dans le but de promouvoir et de développer leur littératie en matière de santé sexuelle et reproductive.

Les premiers écrits sur la méthode photovoix la définissent comme une méthode de recherche qualitative qui utilise le médium de la photographie pour permettre à des personnes de communiquer leur expérience auprès d’auditoires publics et académiques (Wang & Burris, 1997). Les personnes participantes sont invitées à exprimer leurs points de vue et leur vécu à l’égard d’enjeux de leur communauté. Par une démarche collective, elles sont invitées à prendre des photographies, pour ensuite discuter de leur contenu en groupe et développer une trame narrative autour de ces photographies. Typiquement, la discussion et l’analyse collective des photographies conduisent les personnes participantes à créer un produit (ex. : un livre) ou un événement (ex. : une exposition) qui permet de sensibiliser et de défendre leurs intérêts, le plus souvent auprès d’un public cible au sein de leur communauté.

Double finalité

La méthode photovoix se caractérise par l’ambition de dépasser le rôle conventionnel de la collecte d’informations en invitant les personnes participantes à défendre leur bien-être et celui de leur communauté (Wang & Burris, 1997). Parmi les retombées anticipées des travaux initiaux de Wang figuraient la compréhension et l’amélioration des conditions des femmes en les invitant à développer leur pouvoir d’agir à l’égard de leurs besoins. En parallèle, la méthode photovoix visait également à mettre au jour les constructions sociales et politiques contribuant à les maintenir dans un état de marginalisation et d’oppression (Liebenberg, 2018).

Parce qu’elle juxtapose des productions individuelles et collectives, la méthode photovoix comporte une double finalité, soit celles de l’expression personnelle et de l’action sociale. C’est d’ailleurs pour cette raison que Wang et Burris (1994) ont tôt fait de se départir de l’expression photo novella[2]. Cherchant à mieux traduire les dimensions participatives et émancipatrices de la méthode, les auteures ont proposé d’accoler les termes photo et voice, ce dernier se voulant un acronyme de « Voicing Our Individual and Collective Experience » (Wang & Burris, 1997, p. 381). Ainsi, la double finalité de la méthode photovoix vise à faciliter la parole des personnes par un exercice de coconstruction impliquant la photographie et le texte, puis à soutenir leur droit d’être entendues par la diffusion des fruits de cet exercice (Evans-Agnew & Rosemberg, 2016).

Cette double finalité la distingue également des autres méthodes visuelles de recherche qualitative auxquelles elle est souvent associée à tort. Par exemple, la photo-élicitation utilise des photographies (préexistantes ou réalisées expressément pour la recherche) dans le cadre d’entretiens individuels ou de groupe (Harper, 2002) dans le but de stimuler une réflexion en profondeur et faciliter l’expression d’une trame narrative riche. Alors que la démarche de type photo-élicitation vise principalement à faciliter l’expression de soi, celle de type photovoix offre aux personnes participantes l’occasion de s’influencer mutuellement pour développer une voix collective et se mobiliser en vue d’une action unifiée. C’est son intention explicite de soutenir une ligne d’action stratégique et politique, au profit des personnes participantes et de la communauté, qui confère à la méthode photovoix sa couleur particulière (Johnston, 2016; Sitter, 2017).

Courant de la recherche-action participative

L’utilisation de la photographie comme dispositif d’enquête a fait son apparition dans des travaux ethnographiques menés en sociologie et en anthropologie, pour ensuite gagner rapidement en popularité dans des travaux de nature participative à visée communautaire (community-based participatory research; Margolis & Zunjarwad, 2018). C’est dans ce courant de recherche participative, plus précisément celui de la recherche-action participative (RAP), que Wang et ses collègues ont positionné la méthode photovoix au fil de leurs travaux (Baker & Wang, 2006; Wang, 1999; Wang et al., 1998; Wang et al., 2000; Wang & Pies, 2004; Wang & Redwood-Jones, 2001).

Misant sur sa double finalité, au profit de l’expression personnelle et de l’action collective, Wang (1999) explique les liens que la méthode partage avec les principes clés de la RAP. Citant Israel et al. (1995), elle souligne un processus commun qui : 1) implique les personnes de la communauté à toutes les étapes de la recherche; 2) favorise un coapprentissage duquel les personnes chercheuses et participantes tirent mutuellement profit de leur expertise; 3) incite à la réflexion et au développement d’une conscience critique; 4) permet aux personnes d’exercer certains pouvoirs via un processus d’habilitation; 5) bénéficie d’un équilibre entre recherche et intervention.

En empruntant aux principes clés de la RAP et en conférant à la méthode photovoix des vocations d’éducation, de conscientisation, d’habilitation et de mobilisation, Wang et ses collègues l’ont enracinée au sein des perspectives critiques, en puisant à même trois grandes traditions : 1) la pédagogie de la conscientisation (Freire, 1970, 1973), qui utilise la photographie et le dessin pour promouvoir – d’un extrême à l’autre d’un continuum de transformation – la réflexion critique individuelle et le changement à l’échelle des institutions et de la société (Carlson et al., 2006); 2) les théories féministes (Maguire, 1987; Ramazanoglu & Holland, 2002), qui valorisent la connaissance expérientielle et la participation active pour comprendre et réduire les inégalités sociopolitiques; 3) l’approche de la photographie documentaire communautaire (Spence, 1995, dans Wang & Redwood-Jones, 2001), qui suggère l’utilisation d’images pour contrer les stéréotypes dont certains groupes de la société sont victimes. L’ancrage de la méthode photovoix au sein des perspectives critiques reflète une préoccupation centrale envers les inégalités de pouvoir dans la société (Kincheloe & McLaren, 2011) et incarne des valeurs de justice sociale qui visent à mettre au jour des discours faisant contrepoids à l’hégémonie de la science (Bhavani et al., 2014; Denzin, 2015).

Par la nature de ses activités, la méthode photovoix confère un rôle actif et évolutif aux personnes participantes dans le processus de recherche : d’abord à titre de partenaire, puis de leader. Dans ce contexte, il est attendu que les personnes chercheuses facilitent une démarche collaborative et ses retombées. Cette posture les éloigne de leur rôle dit conventionnel, à savoir celui d’expertes externes qui adoptent une conduite neutre et détachée vis-à-vis des personnes participantes. Elle vise à promouvoir la confiance des personnes participantes envers le processus de recherche, à renforcer leur sentiment d’appartenance à leur communauté et, par conséquent, à accroître leur capacité de contribuer au changement. Il est donc souhaité, voire attendu, que ces personnes tirent profit du processus de recherche pour déterminer, dans un esprit de coopération avec les personnes décideuses concernées, les changements à entreprendre dans leur communauté (Wang, 1999).

Pertinence auprès des jeunes vulnérables

Dès leurs premiers écrits, Wang et Burris (1997) ont mis en évidence le caractère hautement flexible de la méthode photovoix, de manière à aborder différents enjeux publics et à atteindre différents objectifs de participation, ainsi qu’à rejoindre différents groupes et communautés. Selon ces auteures, la facilité d’utilisation de la caméra et la richesse du sens révélé par les photographies rendent la méthode particulièrement prometteuse pour les personnes de groupes minoritaires ou marginalisés, souvent invisibles dans la sphère sociopolitique. Wang et Burris indiquent qu’elle est appropriée auprès de toute personne « avec peu d’argent, de pouvoir ou de statut »[3] [traduction libre] (1994, p. 171), incluant « les enfants, les personnes travailleuses, analphabètes ou allophones, en provenance de milieux ruraux ou en situation de handicap »[4] [traduction libre] (Wang & Burris, 1997, p. 370).

À ce jour, la méthode photovoix a été employée auprès d’une multitude de populations, de tous âges et coins du monde, pour aborder des sujets diversifiés, ayant la plupart du temps trait à la santé et à la justice sociale (Catalini & Minkler, 2010; Hergenrather et al., 2009). Nombreux sont les travaux adhérant à l’idée d’utiliser la méthode photovoix auprès des jeunes, évoquant tantôt son caractère hautement accessible, attrayant et créatif, tantôt sa capacité à faciliter l’exploration de thèmes plus difficiles à exprimer spontanément (Chonody et al., 2013; Davison et al., 2011; Royce et al., 2006; Strack et al., 2004; Woodgate et al., 2017). C’est le cas notamment pour l’exploration d’enjeux liés à la santé mentale (Han & Oliffe, 2016) ou à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre (Christensen et al., 2020), pour lesquels la méthode peut contribuer à l’amélioration des soins et services cliniques.

La méthode photovoix : une vocation émancipatrice difficile à activer

Rapidement séduites par les promesses que la méthode photovoix laissait entrevoir, nous avons tenté de la mettre à profit dans nos programmations de recherche. Après une courte description de nos travaux et de nos motivations respectives, nous aborderons divers enjeux rencontrés lors des démarches d’entrée sur nos terrains d’enquête.

Comprendre les besoins des jeunes vulnérables sur le plan psychologique

La programmation de recherche de la Pre Tougas a pour but de favoriser le rétablissement des jeunes, de l’enfance à l’adolescence, vivant avec des problèmes de santé mentale (ex. : dépression, idéations et tentatives de suicide, anxiété, troubles des conduites alimentaires). Depuis 2014, son équipe a mis sur pied le projet Trampoline visant l’amélioration du processus de transition impliqué par le retour à l’école des jeunes hospitalisés en pédopsychiatrie. De ces travaux, réalisés en collaboration avec des partenaires des réseaux scolaires, de la santé et des services sociaux, est née l’idée de développer un guide de bonnes pratiques sur la base des recommandations scientifiques et de l’expertise clinique. Si cette idée a trouvé une forte résonnance auprès des personnes intervenantes et des gestionnaires impliquées, un défi s’est rapidement imposé concernant la possibilité d’élaborer ce guide selon les « règles de l’art », afin d’ancrer ses recommandations dans les besoins des jeunes et ainsi générer des données dites probantes. Comment donner une voix aux jeunes pour alimenter une démarche qui s’actualise dans un « monde d’adultes »? Quels modes de participation trouvent sens à leurs yeux? Comment en assurer des retombées tangibles?

Ces questionnements nous ont conduit la Pre Tougas à considérer la méthode photovoix dans la poursuite de ces travaux. En raison de sa facilité d’accès pour les jeunes, la prise de photos paraissait une activité tout indiquée pour stimuler leur participation et favoriser leur expression personnelle, de manière créative, libre et approfondie. La méthode présentait aussi le potentiel de leur conférer un rôle actif dans l’identification et la mise en oeuvre de solutions tangibles en réponse aux défis vécus dans leur réintégration scolaire. C’est ainsi qu’un financement a été obtenu pour utiliser la méthode photovoix afin de recueillir le point de vue d’un nombre restreint, mais réaliste (n = 6), d’adolescents de 14 à 17 ans ayant récemment réintégré l’école après une hospitalisation en pédopsychiatrie, sous trois angles : le sens que prend l’expérience de réintégration, la manière dont l’expérience est vécue et les besoins perçus en rétrospective. Le projet prévoyait réinvestir les résultats dégagés en retombées concrètes. Par exemple, en conclusion d’une rencontre de groupe, les jeunes devaient échanger sur le contenu, la forme et les lieux d’exposition d’une affiche à créer à partir de leurs photos et témoignages, afin de sensibiliser les personnes qu’elles jugent porteuses de changement sur leur territoire.

Parallèlement à ces démarches ayant motivé le recours à la méthode photovoix auprès de jeunes vulnérables sur le plan psychologique dans les travaux menés par la Pre Tougas, la Pre Cotton amorçait une réflexion semblable dans ses travaux menés auprès de jeunes vulnérables, cette fois, sur le plan psychosocial.

Comprendre les besoins des jeunes vulnérables sur le plan psychosocial

La programmation de recherche de la Pre Cotton vise entre autres l’amélioration des soins et services pour les personnes trans, non-binaires et en questionnement identitaire de genre (TNBQ) ainsi que le développement de ressources culturellement responsables par, avec et pour ces personnes. C’est d’abord devant la disparité des soins et des services offerts pour les personnes TNBQ qu’un comité régional de concertation a été créé en février 2018, composé d’une vingtaine de personnes professionnelles de la santé et des services sociaux, de gestionnaires, de personnes chercheuses et de personnes trans et non binaires. La première rencontre a soulevé le besoin de mettre la recherche à profit pour légitimer les demandes adressées par les personnes TNBQ à l’institution de santé et services sociaux de la région concernée, relativement à leurs besoins en matière de soins et services.

En mai 2018, devant l’urgence d’obtenir des informations sur le sujet, une enquête en ligne a été privilégiée à une collecte de données qualitatives. Cette enquête a permis de documenter les principaux enjeux sociaux et psychologiques vécus par les personnes TNBQ au Québec, ainsi que leurs perceptions à l’égard des soins et services reçus ou convoités (accessibilité, qualité) en lien avec leur identité de genre (Cotton, Le Corff, Martin-Storey et al., 2021).

Relativement aux résultats de cette enquête, certains partenaires évoquent la crainte que les besoins des personnes TNBQ ne soient pas suffisamment reconnus au sein de l’institution. Devant leur impression de ne pas avoir assez de pouvoir pour faire entendre leurs voix auprès des personnes décideuses, nous nous sommes demandé : comment donner une voix aux personnes TNBQ pour alimenter une démarche organisationnelle s’actualisant principalement dans un « monde institutionnel »? Quelle méthode offrirait le plus de crédibilité à la démarche? Comment assurer des retombées tangibles et rapides?

C’est ainsi que l’utilisation de la méthode photovoix a été envisagée en 2021, afin de mettre en valeur le vécu des personnes TNBQ à l’égard des soins et services actuellement reçus ou convoités dans leur région.

Des premiers pas surprenants sur les terrains d’enquête

Au moment d’approfondir leurs réflexions ou d’entrer sur les terrains d’enquête, chacune des deux équipes a rencontré des défis insoupçonnés. En ce qui concerne les travaux de la Pre Tougas, les défis vécus soulèvent des enjeux et questionnements que nous regroupons ici en deux catégories. En filigrane, ces derniers invitent à la prudence face à l’injonction de faire participer les personnes dans le processus de production des guides de pratique.

Les risques associés à la participation de jeunes vulnérables

Lors des premiers échanges tenus avec les partenaires au sujet de l’utilisation de la méthode photovoix, des opinions divergentes ont été émises quant à l’idée de réunir les jeunes en groupe. Si pour certaines personnes praticiennes cette modalité allait de soi, pour d’autres elle comportait un risque important. Selon ces dernières, le côtoiement de jeunes ayant vécu une expérience similaire à la leur – voire ayant été hospitalisés pendant la même période – pourrait avoir l’effet d’engendrer une recrudescence des comportements problématiques. À titre d’exemple, une pédopsychiatre évoque la tendance qu’ont les jeunes aux prises avec un trouble alimentaire à se comparer physiquement entre eux, pouvant ainsi renforcer leurs habitudes de restriction.

Suivant cette lecture des risques anticipés, deux solutions ont été envisagées. La première consistait à énoncer des critères d’exclusion qui assurent que les jeunes les plus susceptibles d’être fragilisés par la participation au groupe ne soient pas invités à la recherche. La deuxième consistait plutôt à remplacer le groupe de discussion par des entretiens individuels. Or, dans un cas comme dans l’autre, la visée émancipatrice de la méthode photovoix nous semblait largement escamotée. Il en a émané des questionnements de fond sur les plans épistémologiques et éthiques :

  • Quel rôle l’équipe de recherche doit-elle jouer lorsqu’elle est confrontée à des opinions divergentes de la part des partenaires institutionnels avec qui elle collabore?

  • Comment atteindre un équilibre satisfaisant entre la protection des personnes les plus vulnérables et leur droit de participer à la discussion collective?

Les biais engendrés par la protection de la sécurité des personnes participantes

Les échanges tenus avec les personnes praticiennes au sujet des risques cliniques associés à la méthode photovoix ont mis en évidence la fragilité psychologique des jeunes qui réintègrent l’école après une hospitalisation. Elles invitaient ainsi à assurer la présence d’un filet de sécurité autour de ces jeunes, advenant que des difficultés réapparaissent au cours de la recherche. Pour ce faire, il a été convenu de resserrer les critères d’éligibilité de sorte que seules les personnes adolescentes bénéficiant d’un suivi actif dans un service de première ligne de l’établissement de santé et services sociaux soient invitées à la recherche. Cette précaution avait pour but d’assurer une liaison rapide, directe et personnalisée avec la personne intervenante au dossier du jeune advenant que des propos préoccupants (ex. : idéations suicidaires) soient partagés pendant la recherche.

L’application de cette précaution a généré des réponses inattendues lors des premiers efforts de recrutement. En effet, les partenaires responsables de recruter les jeunes éligibles à la recherche se sont heurtés à des refus. D’une part, certains refus reflètent la présence de fragilités importantes (ex. : faible estime de soi) empêchant les jeunes d’entrevoir la valeur ajoutée de leur participation à la recherche. À titre d’exemple, une psychoéducatrice évoque qu’un adolescent refuse de participer à la recherche sous prétexte qu’il juge sa propre expérience inintéressante. En revanche, d’autres refus témoignent de la présence d’une offre de services appréciée des jeunes qui réfute la pertinence de faire entendre leurs besoins plus largement. Par exemple, une psychoéducatrice évoque qu’un adolescent refuse de participer sous prétexte qu’il se sent bien soutenu et qu’il n’a rien à dire pour améliorer les services dont il bénéficie.

Ces constats soulèvent les risques de biais de représentativité qui s’introduisent inévitablement en cherchant à protéger la sécurité des personnes participantes. Cela remet ainsi en question la pertinence de la méthode auprès de jeunes vulnérables :

  • La méthode photovoix est-elle adaptée pour rejoindre et faire entendre la voix des jeunes les plus fragiles de notre société?

Cherchant à contourner cet obstacle, l’équipe de recherche a exploré la possibilité de recruter les jeunes de manière rétrospective, en les invitant une fois leur épisode de services terminé. Or, cette solution nous a également semblé insatisfaisante. Non seulement introduit-elle la possibilité de biais liés à la mémoire, elle soulève des enjeux quant aux retombées de la méthode :

  • Est-ce possible d’activer la vocation émancipatrice de la méthode photovoix auprès de personnes dont les besoins sont révolus?

À elle seule, cette dernière question soulève des pistes d’analyse intéressantes. Notamment, elle invite à évaluer si et comment, lorsqu’utilisée de manière rétrospective, la méthode photovoix peut entraîner des changements qui dépassent la sphère individuelle et se répercutent également dans la sphère sociale. De plus, elle invite à explorer dans quelle mesure la pose d’un regard rétrospectif, en comparaison à l’examen de l’expérience ayant cours, représente une valeur ajoutée pour comprendre les besoins et servir les intérêts des clientèles vulnérables.

Une réflexion qui soulève d’importants enjeux

Dans les démarches de la Pre Cotton visant à clarifier si oui ou non une collecte de données devrait être réalisée à l’aide de la méthode photovoix, en plus d’un souci éthique à l’égard des populations concernées, des enjeux de nature organisationnelle ont aussi été soulevés. Il est à noter que, au moment d’écrire ces lignes, la chercheuse et les partenaires impliquées réfléchissent toujours à la possibilité d’ajouter une méthode photovoix à leurs démarches d’enquête. Or, ces réflexions amènent leur lot de questionnements sur le rôle de l’institution concernée dans une telle démarche. Trois principaux éléments de réflexion sont résumés ci-dessous.

La crainte de générer de faux espoirs

La chercheuse principale a d’abord longuement été préoccupée par la possibilité que les attentes et les besoins des personnes TNBQ se heurtent à des changements trop ténus ou tardifs, voire à l’absence de changement de la part de l’institution concernée. Par ailleurs, l’enquête réalisée générait déjà des attentes importantes en termes d’amélioration (rapide), voire de développement, à l’égard des soins et services. La méthode photovoix a même été suggérée à la chercheuse par des partenaires des communautés trans et non binaires.

Les connaissances scientifiques disponibles soutiennent ces préoccupations. En effet, le désir de contribuer collectivement à des changements tend à caractériser les communautés de la diversité sexuelle et de genre. Pour ces populations, le fait de se regrouper avec des pairs vivant les mêmes enjeux sur le plan identitaire est même associé à une meilleure santé mentale et physique (Meyer, 2015; Testa et al., 2015), ainsi qu’à une meilleure estime de soi et au développement d’une identité sociale plus positive (Detrie & Lease, 2007). Par ailleurs, la fierté et la solidarité communautaire sont bien documentées comme étant d’importants facteurs de résilience pour l’adaptation de ces jeunes face aux obstacles systémiques et aux expériences discriminatoires pouvant être rencontrés au quotidien (Testa et al., 2015).

En revanche, le risque que la méthode photovoix génère de faux espoirs chez les personnes participantes a été abordé à maintes reprises dans différents travaux (Johnston, 2016; Tanjasiri et al., 2011; Wallerstein & Bernstein, 1988). À moins que la recherche soit facilitée par des démarches militantes préexistantes (Tanjasiri et al., 2011), le risque que les personnes participantes se sentent encore plus désespérées et sans pouvoir à la suite de leur participation est réel (Strack et al., 2004). En effet, si les personnes décideuses impliquées ne sont pas suffisamment ouvertes au changement ainsi qu’à la remise en question de leurs façons de faire, certaines personnes participantes peuvent rapidement se sentir individuellement responsables des changements à apporter, exacerbant ainsi les possibles conséquences néfastes d’un tel processus collectif (Johnston, 2016).

Face à ces connaissances et expériences, la chercheuse principale s’est interrogée sur la capacité organisationnelle de l’institution à accueillir les résultats d’une telle recherche et à s’y adapter :

  • En l’absence de résultats satisfaisants, comment conclure une telle démarche auprès des personnes participantes et des personnes décideuses ciblées? Est-ce moi qui en ai la responsabilité? Quelles seront alors les attentes à mon égard?

  • Dans l’éventualité où les changements convoités ne sont pas actualisés, la visée émancipatrice est-elle systématiquement hors de portée? En d’autres mots, est-ce que la participation au photovoix est justifiée dans la mesure où elle permet aux personnes participantes d’en tirer des bénéfices (ex. : développement d’un plus grand sentiment d’appartenance et de solidarité entre elles), sans pour autant mener à des changements tangibles sur le plan des soins et des services qui leur sont destinés? Le cas échéant, quelles suites envisager?

La crainte de nuire au lien entre l’institution et les personnes TNBQ

L’anticipation de générer de faux espoirs a par le fait même apporté une réflexion entourant leurs impacts potentiels sur la relation déjà fragile entre l’institution et certains sous-groupes de personnes TNBQ, ainsi que sur le rôle de la personne chercheuse dans cette relation. Des démarches en lien avec l’accessibilité et la qualité des soins et services seraient une lutte de plusieurs années selon les dires de certains partenaires de la région concernée. À tel point que plusieurs affirment se tourner vers des soins et services prodigués dans les grands centres ou au privé (Cotton, Le Corff, & Garneau, 2021; De La Sablonnière-Plourde, 2021). Par ailleurs, un véritable « marché des réputations » semble désormais accessible en ligne, permettant aux personnes TNBQ de cibler les personnes professionnelles ou les institutions qui offrent des services « trans-friendly », c’est-à-dire des services qui sont jugés respectueux et de qualité envers leurs communautés (Alessandrin, 2014; Enriquez et al., 2016).

Si un fossé semble s’être creusé entre certains sous-groupes TNBQ et l’institution, les personnes décideuses concernées sont pour leur part conscientes des insatisfactions actuelles à l’égard des soins et services prodigués, puisque des travaux d’évaluation sont en cours sur le plan institutionnel. Par ailleurs, les personnes responsables de ces démarches se sont tournées vers la Pre Cotton afin qu’elle contribue à l’élaboration de recommandations visant l’amélioration des soins et services à l’égard des personnes TNBQ. La chercheuse détient ainsi un double rôle, soit celui de chercheuse consultante pour cette institution et celui de chercheuse activement impliquée au sein des communautés TNBQ de la région, selon une approche participative à visée communautaire. Ces différents constats ont semé le doute à maintes reprises chez la chercheuse principale :

  • Mon rôle de chercheuse principale dans un projet de recherche photovoix est-il conciliable avec celui que je souhaite maintenir auprès de l’institution comme chercheuse consultante?

  • Le risque d’amplifier les enjeux de pouvoir déjà présents est-il réel? Si oui, comment le prévenir?

Le défi de concilier des univers sociopolitiques différents

Un autre élément de réflexion concerne les univers sociopolitiques différents, voire diamétralement opposés, de certains sous-groupes TNBQ et des personnes décideuses concernées. En effet, ces deux parties évoluent dans des contextes différents, ne détiennent pas les mêmes pouvoirs ni les mêmes moyens, ne privilégient pas forcément les mêmes approches pour actualiser les changements souhaités, en plus de ne pas nécessairement avoir la capacité ou le désir de progresser au même rythme vers ces changements.

Par exemple, il semble être plus habituel pour les jeunes de la diversité sexuelle et de genre de résister aux éléments oppressants de leurs environnements et de tenter de les changer (Craig et al., 2015). Ainsi, d’un côté, le mouvement militant trans peut revêtir une « dimension conflictuelle [qui] s’oriente vers le changement social, en combattant la cisnormativité et en remettant en cause les normes de genre, sexe et sexualité » (Enriquez, 2013, p. viii). En effet, certains groupes trans et non binaires militent généralement pour des changements concrets et rapides. De leur côté, les institutions, surtout les plus grandes, sont constituées d’une multitude de systèmes et sous-systèmes organisationnels, pouvant impliquer différentes instances (Collerette et al., 1997). De façon générale, les changements requièrent ainsi beaucoup plus de temps et d’énergie (Collerette et al., 1997). À cela s’ajoute la tendance homéostatique de toute institution, pouvant d’ailleurs être synonyme de résistance aux changements, surtout si ceux proposés sont perçus comme menaçants (Collerette et al., 1997). C’est à la lumière de ces éléments de réflexion que la chercheuse s’est questionnée sur le réalisme et la compatibilité d’une telle démarche collective à visée transformatrice.

  • Comment établir un dialogue constructif du point de vue des personnes décideuses, mais aussi de celui des personnes trans et non binaires s’inscrivant dans une approche plus activiste? Est-il possible de respecter le rythme plus lent de l’institution tout en apportant des réponses tangibles aux besoins plus urgents des personnes TNBQ?

  • Serait-il profitable d’actualiser la méthode photovoix auprès des personnes décideuses également, de façon conjointe aux personnes participantes TNBQ, afin de favoriser la compréhension mutuelle de leurs univers respectifs et de répartir le poids du changement entre les deux parties?

En résumé, si le principe primum non necere (traduction : « d’abord ne pas nuire ») est central en médecine (Masquelet, 2009), les réflexions de la Pre Cotton suggèrent qu’il devrait l’être également dans la sélection d’une méthodologie de recherche, particulièrement lorsqu’elle implique des populations vulnérables. Ainsi, sans pour autant « subordonner le souci de faire le bien à celui de ne pas nuire, sous peine de paralyser toute initiative » (Masquelet, 2009, p. 64), nous croyons que la poursuite de ces trois principaux éléments de réflexion s’impose.

Synthèse des enjeux et questionnements

Dans nos travaux respectifs, la volonté d’exploiter le potentiel émancipateur de la méthode photovoix auprès de jeunes vulnérables s’est rapidement heurtée à différents enjeux d’ordres clinique, éthique et organisationnel. Si les réalités des populations ciblées par nos travaux se révèlent diamétralement opposées, elles exposent tout autant le danger d’instrumentaliser leur participation. De plus, les questionnements suscités par nos travaux pointent, à divers degrés, vers le rôle central des institutions et des personnes décideuses dans l’établissement d’une dynamique porteuse de changements. Nos réflexions mènent par le fait même à nous interroger sur la capacité des personnes chercheuses à soutenir cette dynamique de manière efficace, éthique et sécuritaire.

Dans les travaux de la Pre Tougas, les jeunes ciblés sont difficiles à rejoindre et à mobiliser en raison de leurs fragilités sur le plan psychologique, interrogeant ainsi le réalisme d’activer la vocation émancipatrice de la méthode pour conduire à des changements tangibles :

  • Quelles adaptations peuvent être apportées à la méthode afin de rejoindre efficacement les jeunes les plus vulnérables et favoriser tout de même des retombées émancipatrices?

Dans les travaux de la Pre Cotton, les populations ciblées sont visiblement plus enclines à participer activement à une démarche photovoix, notamment par leur confiance en leur capacité de contribuer au changement, mais aussi en la nécessité d’y contribuer. Si des démarches collectives s’apparentant au militantisme sont gages d’empowerment et de résilience chez bon nombre de ces jeunes (Craig et al., 2015), lorsqu’elles s’actualisent dans un contexte de recherche qui met en relation deux entités différentes, elles comportent le risque de générer des espoirs trop importants :

  • La méthode photovoix est-elle adaptée pour les jeunes dont les revendications sont plus affirmées, ainsi que pour les plus grandes institutions de notre société?

  • Quelles précautions prendre dans une démarche photovoix afin d’éviter de générer de faux espoirs chez les personnes participantes, voire de leur nuire?

La méthode photovoix : une image romantique qui tend à se perpétuer

C’est dans une suite logique aux questionnements exposés que nous avons réalisé une revue narrative des écrits empiriques et méthodologiques. Notre objectif consistait à relever les principaux enjeux relatifs à la méthode photovoix ainsi qu’aux adaptations permettant d’en exploiter la vocation émancipatrice auprès de jeunes considérés vulnérables en raison d’un problème de santé mentale ou de leur diversité sur le plan de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre. Cette revue narrative nous permet de dégager cinq constats.

Des mécanismes pour activer les leviers du changement

Le premier constat de notre recension renvoie à l’implantation de la méthode photovoix. Si cette méthode est généralement présentée comme constituée de trois moments forts (prise de photographies, discussion de leur contenu et exposition), notre analyse révèle qu’elle mérite d’être planifiée selon un nombre plus élevé d’étapes. Wang recommande d’ailleurs neuf étapes (Wang, 1999, 2006; Wang & Burris, 1997; Wang & Redwood-Jones, 2001). Par la voie d’un tableau synthèse, disponible sur demande auprès de la première auteure ainsi qu’en libre accès sur le site de l’Association pour la recherche qualitative, les personnes autrices ont décrit ces étapes et suggéré des éléments à considérer auprès des jeunes vulnérables.

Ces étapes soulignent notamment l’importance de prévoir des mécanismes permettant d’activer la vocation émancipatrice de la méthode. À titre d’exemple, la première étape consiste à identifier et à interpeller les personnes décideuses à qui les résultats seront destinés. Pour sa part, la troisième étape prévoit la tenue d’une première rencontre avec les personnes participantes dans l’optique d’instaurer un climat propice aux échanges et à la mobilisation. Plus loin, à l’étape six, il est question d’offrir une formation minimale à la prise de photographies, de sorte que celle-ci facilite l’expression personnelle, libre et spontanée. Bien que souvent occultées dans les écrits empiriques, ces trois étapes – que l’on pourrait qualifier de « rencontres préparatoires » pour les personnes décideuses et les personnes participantes – nous semblent déterminantes pour assurer une démarche porteuse de retombées concrètes.

Des adaptations qui témoignent de postures de collaboration

Le deuxième constat renvoie à la diversité des adaptations à entrevoir dans une démarche photovoix. Comme présenté dans le tableau synthèse, chacune des étapes génère un certain nombre de questions dont les réponses entraînent des adaptations. Ces dernières, en plus de refléter la posture épistémologique adoptée, influencent inévitablement la portée émancipatrice de la recherche.

Dans cet esprit, notre deuxième constat rejoint l’idée d’un continuum d’engagement des personnes participantes dans une RAP (ex. : Cornwall, 1996) qui peut se décliner en différentes catégories (ex. : cooptation, conformité, consultation, coopération, coapprentissage et action collective) allant d’un degré d’engagement « de surface », où les personnes chercheuses contrôlent l’entièreté du processus, à un engagement « approfondi » où elles accordent les pleins pouvoirs du processus aux personnes participantes.

Si les écrits se sont surtout penchés sur la posture adoptée par les personnes chercheuses dans leur relation avec les personnes participantes, rares sont ceux qui abordent la posture de l’institution à l’égard des visées transformatrices de la recherche. Or, la posture de l’institution nous apparaît aussi déterminante, sinon plus, dans l’actualisation du caractère émancipateur de la méthode photovoix.

Des postures qui reflètent un degré d’engagement modeste

Le troisième constat pointe vers une portée émancipatrice somme toute limitée des études ayant utilisé la méthode photovoix auprès de jeunes vulnérables. De façon générale, nous jugeons que leur degré d’engagement dans ces études se situe entre la limite inférieure et le centre du continuum de participation à la RAP. Les écrits rapportent que la collaboration est suscitée aux différentes étapes de la démarche, mais que cette démarche est la plupart du temps conceptualisée, instaurée et gérée par les personnes chercheuses.

Concernant les études réalisées auprès de jeunes présentant des problèmes de santé mentale, notre recension révèle même la présence d’adaptations qui limitent les interactions et, par extension, la cohésion entre les personnes participantes. Par exemple, l’étude de Dempsey (2016) prévoyait une entrevue de groupe en présence de prestataires de soins de santé mentale (pour des raisons de sécurité). Cette entrevue a toutefois été annulée à la suite du refus des prestataires de soins d’y prendre part, sous prétexte que les réponses des jeunes en seraient trop affectées. De plus, dans la plupart des études recensées, s’il est mentionné que les jeunes ont pu choisir comment leurs photographies seraient partagées avec la communauté, leur degré d’engagement réel demeure modeste. À titre d’exemple, les enfants participant à l’étude de Greco et al. (2017) ont choisi de présenter le livre de leurs photos à la maison ou dans leur classe. Quant à l’étude de Vélez-Grau (2019), les jeunes ont choisi de présenter leurs photographies aux personnes cliniciennes de leur équipe traitante.

En ce qui concerne les études réalisées auprès des populations de la diversité sexuelle et de genre, une grande variabilité a été observée concernant l’engagement des personnes participantes. Dans certaines études, celles-ci étaient placées en position de prendre des décisions importantes quant à la démarche d’ensemble de la méthode. C’est le cas notamment dans l’étude de Nelson (2020) où la durée de la recherche et le nombre de rencontres furent décidés par les personnes participantes qui étaient par ailleurs qualifiées de cochercheuses. Paradoxalement, ces mêmes personnes ne furent pas impliquées dans les analyses approfondies des données. Dans d’autres études, la participation des personnes était plutôt restreinte. C’est le cas notamment de l’étude de Means (2014), où seule la personne chercheuse a participé aux analyses.

Des retombées sociales restreintes, voire occultées

Un quatrième constat concerne la nature des changements générés par la méthode photovoix. De façon générale, les études recensées font état de retombées qui touchent l’expression personnelle, la compréhension des besoins et des forces de la communauté, ainsi que le développement du pouvoir d’agir individuel. En contrepartie, rares sont les écrits qui rapportent des résultats prenant la forme d’un engagement concret dans l’action sociale.

Cette tendance est particulièrement évidente dans les recherches réalisées auprès de jeunes présentant des problèmes de santé mentale, alors que la méthode y est surtout valorisée comme outil d’évaluation clinique ou stratégie thérapeutique (Dempsey, 2016; Greco et al., 2017; Vélez-Grau, 2019). En revanche, certaines études effectuées auprès de populations de la diversité sexuelle et de genre ont mené à des changements importants, comme c’est le cas pour l’étude de Mackenzie et Talbott (2018) qui rapporte que deux salles de toilette non genrées ont été construites dans l’école primaire concernée. D’autres études demeurent plus modestes dans les retombées anticipées, comme c’est le cas pour Nelson (2020), dont les résultats prévoient être diffusés sous la forme « d’outil d’enseignement à la demande […] des prestataires de services »[5] [traduction libre, ajout personnel des italiques] (Nelson, 2020, p. 41). Enfin, certaines études recensées occultent complètement l’étape de diffusion des résultats (ex. : Duran, 2019).

En ce sens, nos observations révèlent que les vertus émancipatrices annoncées dans les introductions méthodologiques de certaines études (ex. : la désignation du statut de « personne cochercheuse ») ne sont que peu ou pas rencontrées (ex. : sans capacité ni pouvoir réels). Elles rappellent les conclusions émises voulant que les recherches utilisant la méthode photovoix rapportent généralement des retombées qui se limitent à la prise de conscience des personnes participantes au regard de leur situation (Catalini & Minkler, 2010; Harley, 2012; Hergenrather et al., 2009) qui, de surcroît, est souvent difficile.

Des impacts rarement évalués

Un cinquième constat concerne le fait que les impacts engendrés par la méthode, à court, moyen ou long terme, sont rarement évalués ou décrits dans les études. Une tentative à cet effet est observée dans les études de Dempsey (2016) et de Nelson (2020). Dans la première, les résultats révèlent la présence d’une tendance qui pointe vers l’augmentation du sentiment d’empowerment, évalué à l’aide de la Brief Perceived Opportunity for Empowerment Scale (BPOES), chez les personnes participantes entre le début et la fin de leur implication dans la recherche. Dans l’étude de Nelson (2020), une évaluation mixte (c.-à-d. à la fois quantitative et qualitative) du sentiment d’empowerment des personnes participantes a été réalisée avant et après leur implication dans la recherche. Cette évaluation consistait à remplir un sondage dont les items s’inspiraient de la Self-Efficacy Scale (SES; Bandura, 2006) et demandaient aux personnes participantes d’indiquer à quel degré elles avaient confiance de pouvoir discuter de différents thèmes liés à leur identité de genre avec leur personne professionnelle de la santé. Au deuxième temps de mesure, ce sondage était complété par des questions ouvertes au sujet des retombées perçues. Fait intéressant, alors qu’une personne rapporte une augmentation de ce sentiment, une autre indique qu’il est demeuré relativement le même, alors que la troisième personne rapporte qu’il a considérablement diminué. À la vue de ces rares études où l’empowerment a été conceptualisée et mesurée différemment, nous retenons que les efforts pour évaluer les impacts de la méthode photovoix demeurent modestes et que les résultats disponibles à cet effet peuvent être difficiles à interpréter.

Conclusion

Par son caractère flexible et accessible, la méthode photovoix trouve résonnance dans les recherches menées auprès de jeunes vulnérables. Si ces recherches se réclament des travaux phares de Wang pour orienter leur démarche, la majorité procède à des adaptations pour répondre à des besoins ou à des contraintes rencontrées sur le terrain. Par conséquent, l’engagement des personnes participantes et les retombées qui en découlent peuvent s’en trouver largement limités. Ces constats nous amènent à conclure que la simple adhésion à la méthode photovoix ne suffit pas pour stimuler le degré d’engagement nécessaire à l’activation de son potentiel émancipateur, et ce, tant du point de vue des personnes chercheuses et décideuses que des jeunes impliqués. Autrement dit, « nous ne pouvons assumer que les personnes participantes auront développé leur pouvoir d’agir [empowered] simplement parce que nous avons conduit une étude en utilisant cette approche »[6] [traduction libre] (Liebenberg, 2018, p. 7).

À ce jour, les recherches utilisant la méthode photovoix l’exposent généralement sous un couvert lisse, en occultant les enjeux qu’elle soulève sur les plans des relations de pouvoir et de l’autonomie des personnes participantes. Ce faisant, elles en entretiennent une image romantique (Harley, 2012; Prins, 2010), laquelle explique certainement l’engouement qu’elle suscite. Sans chercher à la discréditer, nous sommes d’avis qu’il importe de demeurer vigilant face au caractère convivial de la méthode, afin d’en prévenir une utilisation naïve susceptible de générer des conséquences contradictoires, voire de renforcer les inégalités existantes. Pour prévenir de tels écueils, il nous semble primordial d’assurer une évaluation rigoureuse, systématique et en continu des transformations individuelles et collectives engendrées par la participation à la recherche.

De toute évidence, il n’est pas simple d’activer le potentiel émancipateur de la méthode photovoix auprès de jeunes vulnérables. Un décalage subsiste entre la hauteur des promesses qu’elle annonce, lesquelles nécessitent réalistement un engagement sur la durée, et la modestie de sa mise en oeuvre, qui implique un espace-temps somme toute restreint. Néanmoins, quelques pistes de solutions existent, à commencer par la nécessité de favoriser l’engagement proactif de l’ensemble des personnes concernées au moyen de « rencontres préparatoires » pour établir une dynamique porteuse de changement. À l’instar de Sitter (2017), nous concluons que des réflexions doivent se poursuivre quant aux adaptations possibles de la méthode et à la manière dont la collaboration entre personnes chercheuses, décideuses et participantes peut prendre forme et se traduire en un engagement tangible, positif et durable à l’échelle de la communauté.