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Introduction

Dans le cadre d’une étude réalisée en Suisse romande, des forums citoyens ont été organisés afin de recueillir les espoirs et les craintes liées au progrès de la médecine génomique en oncologie. Notre étude répondait à un appel à projets de la Fondation Leenaards en Suisse (SantéPerSo) afin de stimuler un dialogue public sur le sujet et soutenir la recherche interdisciplinaire dans le domaine de la santé personnalisée.

Les publications sur la médecine de précision et la génétique moléculaire sont principalement rédigées par des spécialistes du domaine : elles examinent les avancées, les applications innovantes, les succès et les promesses (Dessibourg et al., 2018b). Les experts et expertes mettent en avant les bénéfices de la médecine personnalisée, parfois dénommée « médecine du futur » et viennent ainsi alimenter les attentes sociales autour des promesses liées à de nouvelles technologies, telles que le séquençage génétique à haut débit ou les « théradiagnostics » ciblés[1]. Des réactions plus prudentes s’expriment face à la complexité des conséquences éthiques et sociales de ces promesses (Joyner & Paneth, 2015). Le domaine des sciences sociales et de l’éthique a produit plusieurs analyses sur les enjeux et les controverses de la médecine personnalisée (Barazzetti et al., 2014; Dessibourg et al., 2018a; Guchet, 2014, 2016; Lafontaine et al., 2010; Noury & López, 2017; Rajan, 2006; Rose, 2013; Tutton, 2012). Boardman et Fletcher (2021) appellent à plus de collaborations transdisciplinaires entre la sociologie de la médecine et la génétique à partir d’un état de la question dans le Journal of Health and Social Behaviour. Ces contributions sont toutefois éloignées des expériences concrètes de la clinique, des personnes soignées ou à risque de cancer génétique (Caiata Zufferey, 2015), et donc concernées en première instance, mais également des préférences et des avis du public. Peu de travaux en Suisse avaient fait appel à l’avis des membres de la société civile dans le domaine de la génomique (Barazetti et al., 2017).

L’intention de recherche de notre équipe interdisciplinaire, composée de deux sociologues, une éthicienne et deux généticiens cliniciens, était de réfléchir collectivement aux dilemmes éthiques et sociaux associés aux techniques « révolutionnaires » de la médecine génomique. Il s’agissait d’identifier les préoccupations des spécialistes et du public vis-à-vis des traitements oncologiques personnalisés et de l’accès à des informations prédictives, telles que des prédispositions génétiques au cancer. Les résultats de ce dialogue entre ces experts et expertes et des membres de la société civile ont donné lieu à des publications académiques (Aceti et al., 2020; Rivas Velarde et al., 2021) qui s’appuient sur l’ensemble des matériaux recueillis tout au long des forums, à savoir les enregistrements audio de chaque moment d’échange dans les groupes et en plénière, les enregistrements filmés des soirées ainsi que les divers supports d’activités, dont des dossiers individuels de questions (N=184).

Cet article propose une analyse critique de la mise en oeuvre de la méthode des forums citoyens et de l’organisation des activités soumises à l’exercice délibératif. Ce regard autoréflexif s’applique à la préparation et aux intentions de l’équipe de recherche, en mettant en perspective les recommandations de la littérature sur les méthodes délibératives avec notre démarche.

Notre propos est organisé en trois parties. Dans un premier temps, nous présentons la mise en oeuvre de la méthode des forums citoyens. Sont détaillés les moyens utilisés pour favoriser les conditions d’échanges délibératifs et démocratiques, susciter l’imagination et la créativité du public et limiter les rapports de force qui peuvent s’immiscer dans les discussions entre des personnes qui se rencontrent pour la première fois. Dans un deuxième temps, nous procédons à une analyse critique de l’expérience délibérative par forum citoyen. Nous nous appuyons sur les propos des participant-e-s à travers leurs évaluations du dispositif. S’y ajoutent nos observations, les débriefings effectués à la suite de chaque soirée par l’équipe et l’analyse des enregistrements audio des échanges en petits groupes et en plénière intégralement retranscrits. Dans un troisième temps, nous nous intéressons à la transformation de l’opinion sur la durée de l’intervention ainsi qu’aux retombées des forums citoyens sur les participants et participantes. Dans chacune des parties, nous effectuons une analyse critique des limites de la méthode du format délibératif, des forces et faiblesses de l’équipe et discutons les dilemmes de la modération d’un public citoyen par l’équipe interdisciplinaire d’experts et expertes. Finalement, nous revenons sur les principales leçons tirées de cette expérience.

La mise en oeuvre des forums citoyens

Afin de mettre en place un dispositif d’engagement de la société civile autour des développements de l’oncologie moléculaire, l’équipe de recherche s’est appuyée sur les connaissances acquises dans le domaine des méthodes délibératives (Abelson et al., 2013; Degeling et al., 2015; Street et al., 2014). Ces méthodes participatives se sont développées au cours des 20 à 30 dernières années en réponse aux transformations plus générales des relations entre la science et la société. La croissance des controverses sociotechniques, en particulier dans les domaines de la santé et de l’environnement (Callon et al., 2001; Debaz, 2017; Pestre, 2014), et les enjeux sociaux et éthiques des « bio-objets » (Lafontaine, 2021) conduisent à repenser la gestion des progrès techniques et scientifiques. Que ce soit dans la relation médicale, dans les orientations du système de santé ou encore la promotion de la santé, l’engagement du public dans les choix à faire et sa participation sont aujourd’hui considérés comme essentiels afin de prendre en compte les valeurs et les priorités de l’ensemble des groupes concernés (Bruni et al., 2008; Zask, 2011). Les forums citoyens, appelés aussi forums délibératifs ou démocratiques, incluent toutes les voix et prennent au sérieux les revendications, explications, raisons, propositions et arguments de chaque individu. Cependant, selon Sabik et Lie (2008), la réelle participation est toutefois difficile à obtenir et ses résultats ne sont pas toujours mis en pratique.

En Suisse, la participation dans le domaine de la promotion de la santé a fait l’objet d’attention et d’impulsion dans un document directeur (Ischer & Saas, 2019). Comme le relèvent Bazaretti et al. dans un policy paper (2021) sur la santé personnalisée, « on ne peut plus aujourd’hui concevoir des innovations biomédicales d’une telle ampleur sans impliquer davantage leurs futurs usagers dans l’exploration de leur pertinence sociale » (p. 2). Or l’application des approches délibératives dans les recherches liées à la santé reste rare. Notre projet par forum citoyen visait à pallier ces manquements, en explorant les mécanismes participatifs dans le domaine de la médecine de précision en oncologie.

Du projet de recherche au « déroulé » des forums citoyens

L’équipe de recherche interdisciplinaire a allié l’expérience des deux médecins généticiens et cliniciens avec les clés de lecture des trois chercheuses en sciences sociales et éthiques. L’objectif du projet était de favoriser le dialogue et les apprentissages mutuels entre spécialistes et membres de la société civile afin d’identifier les préoccupations des uns et des autres et de réfléchir collectivement aux solutions pouvant être apportées aux dilemmes éthiques et sociaux associés aux avancées de la médecine génomique.

La principale investigatrice (M. A.) a d’abord effectué un stage d’immersion de deux mois dans une unité d’oncogénétique en Suisse. Elle a observé le déroulement de conseils génétiques auprès de personnes à risque d’être porteuses de mutations génétiques. Elle a également assisté à des conférences internes sur les développements en oncologie, à des réunions, appelées tumorboards moléculaires, entre les équipes de recherche de divers hôpitaux ainsi qu’à des séances préparatoires internes. Carnets de terrain et observations flottantes lui ont permis de s’initier au monde de la clinique en oncologie de précision et de la recherche génétique. Cette immersion a été bénéfique au travail interdisciplinaire de la « fabrique » des contenus des forums. Des préoccupations issues de la pratique clinique, telles que le risque de créer des attentes irréalistes, les coûts de la médicalisation ou les enjeux de la découverte d’incidentalome[2], ont été pensées comme matière à discussion pour les forums citoyens. L’équipe a choisi les thématiques à traiter au cours des forums citoyens, puis les contenus des activités ont été détaillés : les objectifs de recherche pour chaque bloc thématique, les consignes pour le public des forums, les moyens et le temps à disposition, le matériel nécessaire et le rôle de chaque membre de l’équipe durant les forums.

Quatre forums citoyens ont été réalisés entre novembre 2018 et février 2019 et un cinquième forum avec des personnes ayant présenté un cancer en novembre 2019. Chaque forum, regroupant 15 à 20 participants et participantes, s’est déroulé entre 18 h et 21 h 30 sur deux soirées consécutives placées à 7 ou 10 jours d’intervalle. De brèves présentations dans chacun des domaines d’expertise étaient suivies par des échanges en petits groupes de 4 à 5 personnes par table, puis en plénière.

Plusieurs outils ont été mobilisés afin de dynamiser les soirées qui étaient longues. Une application en ligne et interactive permettait de recueillir des votes individuels et anonymisés et de les discuter en direct. L’emploi des technologies, tel que l’utilisation individuelle d’une tablette, a parfois nécessité un soutien technique et un temps d’adaptation. Mais dans l’ensemble, ces outils ont été intégrés par l’ensemble du public. Nous avons également recueilli des réponses individuelles par écrit sur des dossiers papier anonymes. Parfois, le public a été invité à utiliser des « petits points » autocollants de différentes couleurs pour signaler ses choix ou un système de grilles sur transparents pour réfléchir collectivement à plusieurs cas de figure.

La rédaction fine du déroulement de chaque soirée, tel un scénario, devait permettre de cadrer notre action, de garder le cap et d’assurer la fluidité de la session. Ce script de 49 pages à destination des membres de l’équipe de recherche a ainsi été préparé, rassemblant tous les détails de l’organisation des soirées.

La méthode de la « facilitation »

Pour assurer le bon déroulement des forums citoyens, nous nous sommes inspirés de la méthode de la « facilitation ». Selon Poupart, le rôle du facilitateur est

amené incontestablement à se développer pour optimiser l’intelligence collective au sein des groupes, quels qu’ils soient. Dans un contexte collaboratif, son intervention renforce l’utilité et l’efficience des rencontres, la réappropriation des enjeux par tous, la mobilisation des parties prenantes, le partage des diagnostics et la créativité dans la recherche de solutions plus approfondies. Il s’assure que tout travail collectif devient efficace

2017, p. 18

Les principes de la « facilitation » favorisent l’implication de chaque personne et mobilisent l’intelligence collective grâce à des méthodes originales et créatives (Hunter et al., 1994/2007). L’anticipation est un élément fondamental dans la démarche de la facilitation qui commence bien en amont de la séance en elle-même et qui s’applique aux moindres détails tant dans le contenu et les modalités que dans la logistique. Schuman (1996) relève quatre compétences de base chez le facilitateur ou la facilitatrice :

  1. Il ou elle doit être capable d’anticiper, du début à la fin, l’ensemble du processus de résolution des problèmes et de prise de décision;

  2. Il ou elle doit utiliser des procédures qui soutiennent les processus sociaux et cognitifs du groupe;

  3. Il ou elle doit rester neutre quant aux questions de contenu et aux valeurs;

  4. Il ou elle doit respecter le besoin du groupe de comprendre et d’apprendre du processus de résolution des problèmes[3] [traduction libre]

1996, p. 69

Si la rédaction du déroulement détaillé permet d’anticiper au mieux, il s’agit également selon l’auteur de garder de la polyvalence (« versatility ») et de la flexibilité avec le groupe.

Cette méthode a généralement pour objectif d’aider à prendre des décisions éclairées et collectives ou encore de déterminer des stratégies, des plans d’action et leur mise en oeuvre, afin de répondre à des enjeux complexes et permettre de les développer. Toutefois, l’utilisation de la méthode de la « facilitation » dans nos forums citoyens avait pour finalité, plus modestement, d’aider le public à s’impliquer tout en développant au sein de notre équipe une procédure partagée d’accompagnement des prises de parole. Une professionnelle de la « facilitation », externe à l’équipe de recherche, a été engagée afin d’assurer la modération. En effet, la « facilitation » se doit d’être menée par une personne indépendante.

À l’ouverture de chaque forum, les modalités et les objectifs du dialogue entre les membres experts et les citoyens et citoyennes ont été présentés afin de mettre en place les conditions favorables à l’expérience délibérative et participative. En référence à Fung, nous avons privilégié « une forme éducative qui vise à créer des conditions presque idéales pour que les citoyens forment, articulent et affinent entre eux leur opinion sur des questions publiques particulières »[4] [traduction libre] (2003, p. 340). Des indications pour un forum harmonieux ont été présentées en introduction, incluant les quatre recommandations suivantes : 1) Nous sommes d’accord de ne pas être d’accord; 2) Respect des opinions et des personnes; 3) Temps de parole équitable; 4) Esprit constructif et créatif.

La facilitatrice a souligné la valeur de la parole de chaque personne présente :

[…] l’équipe de recherche, dans le cadre de ces forums citoyens, prend une posture non pas de conférenciers experts, mais une posture d’écoute et d’échange. C’est vous, votre parole, vos avis qui sont au centre de l’étude et de cette soirée. Je [la facilitatrice] vais assurer le fil rouge de cette soirée de forum citoyen et serai la garante du temps pour chaque activité. Pour chaque table, un expert est là pour animer et faciliter les conversations, pour vous écouter et aussi pour échanger avec vous. Mais les experts sont là surtout pour vous accompagner dans les activités, car ce sont vos avis, ce soir, qui nous intéressent

Extrait du script OncoForum, p. 7

L’intention était de signaler notre volonté de créer ce dialogue et d’éviter l’effet de domination de l’expertise sur les points de vue des citoyens et citoyennes ou du moins de limiter le rapport de pouvoir classique entre le milieu académique et les sujets recrutés (Fadda et al., 2020). Les membres de l’équipe ont ensuite modéré les discussions en petits groupes. Leur rôle était d’encourager les prises de paroles et, si nécessaire, d’éviter la monopolisation de la parole par un participant ou une participante plus volubile. La « posture effacée » a été recommandée : « Lorsque la discussion dans le groupe s’anime de manière constructive et respectueuse, nous pouvons nous effacer. Si nous avons le sentiment d’être inutiles, c’est bon signe! » Cette consigne a été rappelée à plusieurs reprises au fil des forums aux membres de l’équipe afin de tendre vers un dialogue horizontal et recueillir une parole citoyenne libérée des injonctions expertes. Une des limites de la « facilitation » était cependant le manque d’expérience des membres de l’équipe en la matière. En effet, l’investigatrice principale (M. A.) a effectué une formation à l’« art de la facilitation »[5], les autres membres ont été initiés uniquement lors de quelques séances d’équipe avec la facilitatrice professionnelle.

Un premier forum test a été effectué avec une volée estudiantine afin de tester les diverses activités et apporter les modifications nécessaires. Les forces de la méthode de la « facilitation » résident dans la clarification et la volonté d’anticipation du déroulement de la soirée via le script. Or la gestion organisationnelle d’un forum citoyen de sa conception à son exécution demande un travail conséquent. Cette préparation chronophage est un élément à ne pas sous-évaluer qui a donné lieu à une longue liste : de l’apéro dînatoire à l’accès et à la préparation de la salle, en passant par la signalétique pour le public, la mise en place du projecteur vidéo, des connexions, de la caméra sur pied, des enregistreurs chargés, de l’organisation des différents matériaux à distribuer, des tablettes, les accès wifi à mettre à disposition jusqu’à prévoir la météo du jour…

Mardi, jour J du forum citoyen no 1, neige givrante sur la route de Peney-le-Jorat. La trouille de ma vie! Retour en arrière avec un détour pour éviter la neige sur les hauteurs. Une heure de perdue. Ajouter dans la To Do List des forums : METTRE MES PNEUS NEIGE

Notes de terrain, 19 novembre 2018

Un recrutement diversifié

Le recrutement du public est un élément clé de l’organisation en amont de chaque forum. Sans prétendre constituer un échantillon représentatif du bassin de population genevois, nous avons essayé d’atteindre un recrutement d’âge diversifié et de milieux sociaux contrastés. La diffusion de notre invitation s’est faite à l’aide d’une annonce en français dans un journal local avec distribution gratuite dans tous les ménages, via les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, LinkedIn) et par effet « boule de neige ». Un dédommagement pour la participation au forum correspondant à un investissement total de plus de sept heures sur deux soirées a été mentionné sur l’annonce. Les personnes intéressées ont préalablement rempli un questionnaire en ligne (N=130) à propos des tests génétiques et des avancées de la recherche génomique, à l’issue duquel il était proposé de s’inscrire. Certains de ces résultats ont été présentés lors des forums et utilisés comme support de discussions en groupes.

Des informations sur le déroulement des soirées ainsi qu’un formulaire de consentement ont été envoyés par courriel avant chaque forum et un contact téléphonique a été effectué si nécessaire.

Le recrutement des participantes et participants a permis d’organiser quatre forums citoyens avec 46 femmes et 27 hommes âgés de 18 à 78 ans (N=73). Un cinquième forum (N=19) a ensuite été mené avec des personnes ayant eu un diagnostic de cancer. Il a rassemblé 7 hommes et 12 femmes de 21 à 89 ans. Ce dernier recrutement a été plus difficile. À l’annonce publiée dans le même journal régional a été ajoutée la pose d’affiches dans des lieux stratégiques, tels que les hôpitaux, les locaux de la Ligue genevoise contre le cancer, un centre de ressources pour les personnes affectées par le cancer. C’est finalement un recrutement in situ dans ce dernier lieu qui nous a permis de réunir un nombre suffisant de personnes.

Le recrutement diversifié visait à favoriser la confrontation de points de vue différents lors des activités. Nous avons en outre pris soin lors de la formation des petits groupes de rassembler des personnes d’âge et de sexes variés à chacune des tables, puis modifié la composition des groupes entre la première et la deuxième soirée. Le partage d’opinions entre générations différentes a été perçu comme particulièrement positif.

Les blocs d’activité

La première soirée de chaque forum citoyen a été organisée autour de trois blocs d’activité : 1) l’exercice d’imagination des mondes mettant en discussion les bénéfices potentiels des développements des analyses génétiques; 2) un débat autour des perceptions des probabilités et leur utilité pour les décisions autour de la maladie; 3) une activité sur les droits et devoirs liés à la transmission d’informations génétiques personnelles. La deuxième soirée de chaque forum citoyen a compris trois nouveaux blocs d’activité : 1) un retour sur la première soirée et une discussion des résultats du questionnaire rempli en ligne au moment du recrutement des participantes et participants; 2) des échanges sur les bénéfices et les défis de la recherche en lien avec la gestion des données génomiques; 3) un exercice autour des enjeux liés au consentement quant au partage des données génétiques.

Pour assurer une bonne dynamique et soutenir les processus cognitifs du groupe, nous avons utilisé la référence à l’actrice Angelina Jolie qui avait publicisé en 2013 sa prédisposition génétique au cancer ainsi que les mesures préventives chirurgicales qu’elle avait effectuées. Nous avons également eu recours à un témoignage radiophonique d’une femme en Suisse romande porteuse d’un variant pathogène du gène BRCA1. Les avantages et les inconvénients de faire un test génétique avec les conséquences qui s’ensuivent ont été discutés, puis recueillis sur des panneaux (Figure 1).

Lors de la première activité d’imagination des mondes, l’objectif était de faire connaissance par petits groupes de 4 ou 5 personnes. Nous voulions aussi créer des conditions permettant de prendre la température des connaissances des membres du public sur les enjeux de la « médecine de demain » tout en favorisant le partage de leurs espoirs et de leurs craintes. Pour ce faire, un exercice d’imagination prospective a été proposé. Il s’agissait d’inventer « le monde merveilleux » de 2030 grâce aux progrès de la génétique et la même consigne était appliquée à un « monde affreux » soumis aux usages malveillants de la génétique. Le caractère fictif de ces mondes a permis à chaque personne d’y réfléchir d’abord individuellement, puis en petits groupes sans se soucier du principe de réalité ou d’un état des savoirs. Les premières idées en ont suscité d’autres, parfois en lien avec un film, une série ou un ouvrage (la série Black Mirror ou le roman dystopique d’Aldous Huxley Le meilleur des mondes).

Finalement, un inventaire d’espoirs fabuleux ainsi que des pires craintes a été recueilli sur des panneaux (Figures 2 et 3).

Cette activité, prévue initialement pour mettre en place une bonne qualité d’échanges et introduire un état d’esprit ouvert et créatif, a donné lieu à un riche matériel d’analyse. Notamment, l’ambivalence sur la perception des avancées de la génétique a été discutée au moment du partage des résultats en plénière : certaines idées étaient associées au monde merveilleux, mais également au monde affreux. Par exemple, le « dépistage préimplantatoire » du monde merveilleux correspondait dans le monde affreux à « trier les personnes » avec le risque de créer de la discrimination génétique, autrement dit du « généticisme ».

La deuxième soirée de chaque forum citoyens démarrait sur un échange à partir de ce qui était resté en mémoire ou qui leur avait « trotté dans la tête » à l’issue de la première soirée. Une participante a exprimé sa surprise par rapport à ces ambivalences :

[…] ce que j’ai gardé en mémoire, j’étais quand même assez choquée, enfin, parce que j’avais dit que le monde meilleur pour certains paramètres, c’était un monde de l’enfer en fin de compte, parce que pour moi, quelque part, il me manque l’essentiel. […] parce qu’on ne peut pas être tous des robots, tous des sosies, pour moi, c’est la spiritualité quelle qu’elle soit, et c’est ça qui nous fait choisir enfin ce qu’on veut et d’être vivant en fin de compte. Et justement de tout programmer, enfin c’est comme une sorte de machine.

Figure 1

Les tests génétiques (forum IV, 26 février 2019).

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Figure 2

Le monde merveilleux (forum III, 29 janvier 2019).

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Figure 3

Le monde affreux (forum II, 17 janvier 2019).

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La génétisation de nos vies est associée dans le monde merveilleux à la figure idéale de l’« homo geneticus » (Aceti et al., 2020), qui bénéficie d’une meilleure prévention, d’une prise en charge précoce et des soins efficaces jusqu’à l’éradication progressive des maladies génétiques. Cependant, cette jeune femme associe ces paramètres au monde de l’enfer, car la sélection génétique conduirait selon elle à la « déshumanisation » de notre société. Le concept de généticisme et la perspective des inégalités sociales sont également exprimés dans le propos de cet autre citoyen : « […] un monde beaucoup plus individualiste qu’aujourd’hui, où tout serait segmenté. Donc les bons génomes d’un côté et les pourris de l’autre. Hop et voilà! Ce serait un monde, voilà, réellement classé selon ça. »

Si l’activité des mondes a engendré des questionnements sociaux et éthiques et une prise de conscience de la diversité des avis, elle a aussi suscité des appréhensions : « En fait, je n’arrive pas à prendre de la distance et à réaliser et ça m’inquiète un petit peu aussi. C’est un sentiment de… Je flippe! Je regarde trop d’épisodes de Black Mirror (rire). » Cette inquiétude est en fait problématique, car l’activité des mondes n’avait pas pour vocation de créer de réelles craintes. Elle n’est aussi pas pertinente, puisque l’activité d’imagination était par définition fictive. Néanmoins, la participante semble avoir été personnellement inquiétée par la vision dystopique du monde affreux. Cette première activité d’ouverture comportait donc le risque de créer des craintes ou des espoirs exagérés et que les échanges d’idées suscitent une confusion entre imagination et réalité quant aux développements de la génétique.

L’évaluation de l’expérience délibérative par les participants et participantes

L’évaluation de l’expérience des forums a été recueillie à l’issue des deux soirées par un questionnaire accessible en ligne ou sur papier (N=92). Les personnes ayant participé ont évalué l’ambiance des forums (la convivialité, leur participation), les connaissances acquises ainsi que leur satisfaction concernant le déroulement des soirées. Le questionnaire d’une page contenait 13 questions avec une échelle d’évaluation de 1 à 5 et 3 questions ouvertes, qui ont fait l’objet d’une analyse thématique.

De manière générale, l’ambiance a été perçue comme agréable à une exception près, avec 71 réponses « tout à fait d’accord » et 20 « d’accord » sur 92 réponses. L’analyse des commentaires a fait émerger les quatre thèmes suivants : 1) le déroulement des soirées; 2) les connaissances génétiques; 3) les contraintes de temps; 4) la diversité des points de vue.

« Cétait assez dynamique et bien organisé »

Les « discussions dynamiques » et les formats variés lors des soirées ont été appréciés par les participants et participantes. Une activité les amenait à se déplacer dans le couloir. À la suite d’une présentation du déroulement d’un conseil génétique, le public devait répondre individuellement et par écrit dans un dossier. L’une des questions portait sur les dispositions à communiquer le fait d’être à risque de mutation génétique aux membres de sa famille potentiellement concernés. Après une évaluation sur une échelle de 0 à 10 sur un schéma dans leur dossier, le public a été invité à se « positionner » physiquement sur cette échelle marquée au sol (Figure 4).

Au-delà du bénéfice du mouvement physique en cours de soirée, le fait de se placer et de voir les « positions » des autres a permis d’observer les tendances et les divergences. La visualisation spatiale a soutenu le travail de réflexivité et permis à un participant de « savoir que je pense comme la plupart des participants » ou de réaliser que « je voudrais être informé de mon risque dans tous les cas » ou encore de susciter une « clarification des doutes personnels ». Ensuite, de nouveaux groupes de discussion ont été formés et les conversations ont repris aux diverses tables, toujours modérées par un membre de l’équipe.

« […] plus on en sait, plus on peut trancher son opinion »

Les apports de connaissances (« J’ai appris plein de choses ») ont aussi été pondérés (« j’ai encore beaucoup à apprendre ») par l’envie d’en savoir plus sur ces « questions intéressantes à creuser », mais « c’est un long chemin… je suis content de le continuer ». Le sujet est complexe, « il n’existe pas de réponse absolue, mais plus on en sait, plus on peut trancher son opinion ». Une participante remarque qu’elle avait « des a priori sur certains points, parfois infondés ». A aussi été mentionnée « l’importance de se remettre en question sur des sujets pour lesquels on a tendance à faire l’impasse tant que l’on ne se sent pas concerné ». On remarque l’importance donnée aux interactions qui se construisent dans un mouvement collectif et dynamique grâce aux échanges d’idées et aux « discussions intéressantes avec [des] personnes intéressantes ». Au-delà de la délibération, les conversations amènent à clarifier ses propres arguments : « […] les contributions de mes voisins de table m’ont permis de réfléchir davantage et de mieux préciser mes positions. » Les bénéfices du « contact avec les autres participants » sont aussi valorisés de même que « les aspects positifs et négatifs imbriqués » amenant cette participante à qualifier cette expérience de « véritable thérapie de l’esprit » et une autre à dire que « l’échange devient infini, car il s’enrichit ». La situation d’apprentissage horizontal (« entre pairs ») est perçue comme d’autant plus efficace :

Alors d’abord il y a quelque chose qui est très ludique. Et puis le partage est pour moi quelque chose de très enrichissant. Je pense que j’ai tout autant appris à travers des pairs, P-A-I-R, si vous voulez, des personnes avec lesquelles je puisse m’identifier, qu’à travers des personnes qui sont identifiées comme ayant une connaissance. Et à la limite, en apprenant des choses qui sont totalement différentes ou des visions qui sont différentes et bien, ça m’a permis de m’enrichir et je regrette que ce partage ne puisse être fait de façon plus généralisée, parce que le fait de partager avec des personnes qui sont de mon milieu plus ou moins socioculturel ou économique fait que j’ai plus pompé, épongé, capté qu’avec des personnes [expertes] […] qui, pour moi, ne sont pas dans ma réalité

participante forum final, extrait vidéo, à 3 min 53 s

Figure 4

Activité de « positionnement » (forum II, 17 janvier 2019).

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Les opinions divergentes impliquent d’« accepter les idées des autres ». Les participantes et participants ont clairement exprimé une prise de conscience et une réflexivité au plan personnel. D’autres remarques portent sur les conséquences collectives à travers la compréhension des « enjeux qui attendent notre société » et de l’importance « de bien expliquer les enjeux (comme vous l’avez fait) au cas où une votation populaire sur ce sujet aurait lieu ». Les considérations qui portent sur les défis de la génétisation du social ou du partage des données de santé démontrent combien le public citoyen a fait preuve d’engagement lors des forums et développé des réflexions d’ordre social, économique, culturel ou éthique, comme nous l’avons démontré ailleurs (Aceti et al., 2020; Rivas Velarde et al., 2021).

« […] il y a tant à dire qu’on pourrait discuter toute la nuit! »

Une critique récurrente a été associée au manque de temps et à la « frustration liée à l’envie de prolonger les discussions ». Plusieurs personnes ont relevé que les soirées étaient « un peu longues; en même temps, il y a tant à dire qu’on pourrait discuter toute la nuit! » On aurait voulu « plus de temps pour des discussions informelles, mais je comprends les contraintes de temps », ou encore : « J’aurais peut-être voulu connaître plus les gens, mais pas le temps. » La demi-heure de pause avec une collation a pu être utilisée pour prolonger les échanges informels.

Les contraintes temporelles ont donc mis en concurrence le temps de la transmission d’informations par l’équipe pour introduire les thématiques et donner les consignes (environ 1/3 du temps à disposition) avec le temps disponible pour recueillir les avis. Cette tension avait été débattue par l’équipe lors de la préparation des forums : comment recueillir des données des citoyens et citoyennes sans les influencer, tout en les équipant de quelques connaissances préalables? Une solution était de proposer du contenu en amont du forum, mais un écart risquait de se creuser entre le public intéressé, qui se serait approprié les lectures, et les autres qui pourraient se sentir mal à l’aise lors des forums. En outre, donner des informations choisies par l’équipe risquait de faire prévaloir la pensée savante ou médicalisée. Ce dilemme avait été tranché en proposant lors des forums de brèves introductions à chacune des activités afin de fournir une base commune de connaissances partagées par tous. Cet objectif a toutefois été limité par des attentes différenciées selon les connaissances de base. Une personne dit avoir été « surprise par le peu de connaissances du sujet par le panel [des participants et participantes]) ». Une autre mentionne qu’elle aurait aimé « avoir plus de compréhension au préalable dans certains exercices » et une troisième exprime qu’il lui « a semblé quelques fois compliqué de répondre de façon objective aux questions posées ». Ces différences de littéracie génétique parmi un public diversifié ont suscité des déceptions, parfois des incompréhensions ou des jugements dans les groupes, révélant une des difficultés de la méthode des forums citoyens. Mais, assurer la diversité socioculturelle est un principe des forums citoyens afin de nourrir les échanges. Ainsi, malgré les dispositions prises par l’équipe pour équilibrer l’apport et le recueil d’information et créer de bonnes conditions d’échanges, la diversité en matière de compétences discursives et de littéracie génétique est une limite inhérente aux forums citoyens.

« […] on ne peut en aucun cas juger une autre personne sur ses choix »

Les participantes et participants ont relevé la diversité des points de vue en fonction des parcours de vie. Au sujet de l’activité de positionnement dans le couloir, une participante a dit : « […] je retiens la multitude d’avis sur le sujet, surtout la différence de point de vue en fonction de notre âge ». Une autre a souligné que « l’expérience de vie influence plus que ce qu’on pense ». Les échanges intergénérationnels ont suscité des différends, mais plus souvent des échanges empathiques, notamment dans le cadre du cinquième forum avec des personnes ayant été affectées par un cancer. Une participante a souligné combien « le sujet est particulièrement délicat, très émotionnel et qu’on ne peut en aucun cas juger une autre personne sur ses choix ». Une « prise de conscience que nous ne sommes pas seuls face à la maladie » a été plusieurs fois partagée : « ma maladie n’est pas unique et […] d’en parler cela aide… » Lors des tours de table durant la deuxième soirée, une autre femme a déclaré :

Alors, ce qu’il reste, c’est… Je n’ai jamais autant parlé de cancer et d’effets du cancer et de tout ça que la semaine dernière. Pendant deux ans, bon, j’ai eu un cancer, mais motus! Le black-out total, même avec mon mari, ma fille, et… finalement, j’avais un peu peur de ça, d’en parler. Et puis, finalement, ça fait plutôt du bien, même si j’ai pas bien dormi [en riant :] jeudi dernier. [Rire des autres participants]. Faut dire. Mais, c’est pas plus mal. Ma psy serait contente. »

Rassembler des personnes avec des vécus du cancer si différents comportait un certain risque et nous l’appréhendions. Leurs participations engagées à la deuxième soirée nous ont rassurés. Un monsieur a fait part à son groupe de table : « Alors, j’ai retenu plein de choses très intéressantes. Notamment aussi de pouvoir discuter avec plein de gens. C’est aussi la première fois que je me retrouve avec des [personnes] qui ont les mêmes maladies. » Un autre homme avoue avoir parlé de son cancer pour la première fois durant ces forums :

J’ai eu un cancer de la prostate… J’en n’avais jamais parlé auparavant à qui que ce soit. Et effectivement, ça m’a vraiment un peu ouvert les yeux de parler. Et c’est vrai que [depuis] j’ai eu l’occasion de parler à deux reprises à des amis proches qui ne savaient pas. Et ça les a interpellés aussi : « On ne savait pas que t’avais eu ça. »

La communication autour de la maladie a été soutenue par l’expérience des forums. Mais lors des soirées, les discussions se sont éloignées à plusieurs reprises de la consigne, remplacées par les témoignages personnels. Une jeune fille a raconté que sa mère a fait un marathon pour l’accompagner durant sa chimiothérapie. Une autre a narré plusieurs situations personnelles : « Parce que, quand on a découvert la maladie de ma fille, je vais vous raconter une autre histoire, on a découvert cette maladie génétique, tout ça […] » Or nos activités ne portaient pas sur l’expérience personnelle du cancer, puisque les forums étaient initialement prévus pour des citoyens et citoyennes lambda. Mais l’envie de raconter « son » histoire interférait dans les activités et il s’est parfois avéré difficile de ramener le groupe à l’activité en cours. L’accompagnement des échanges a demandé du tact aux experts et expertes pour écouter les témoignages tout en recadrant les conversations et faire revenir le groupe sur l’activité en cours.

Par ailleurs, des conflits d’opinion ont pu nuire aux échanges. Une participante a vécu cette situation et l’a exprimé clairement dans le document d’évaluation : « Que Nathalie me laisse parler! » En effet, la réflexion collective et les échanges constructifs impliquant la prise de parole partagée, l’écoute et l’ouverture à la diversité des avis ne vont pas « naturellement » de soi. Bien au contraire, les discussions ont été soumises aux arguties, aux conflits de valeurs, à des compétences d’élocution variées, à des ego et besoins d’affirmation différents. Cependant, la plupart ont exprimé avoir pu « pleinement contribuer », même si une participante a dit avoir dû vaincre sa timidité; un autre aurait préféré « ne pas être fatigué » ce jour-là et un dernier aurait apprécié « le verre de rouge ». L’humour a parfois été utilisé pour se détendre et démystifier les peurs autour du cancer : « Moi, je dis toujours : “Pour mourir en bonne santé, arrêtez de boire, manger et respirer.” » De nombreux encouragements (« il faut vraiment vivre de jour en jour. Il ne faut pas réfléchir », « des petits plaisirs, tous les jours ») et des élans de solidarité ont été observés en particulier au terme du forum avec les personnes ayant vécu un cancer. Les échanges (parfois de coordonnées personnelles), une fébrilité dans l’ambiance générale et des remerciements prolongés ont confirmé que l’expérience des forums sur ces sujets sensibles avait été appréciée.

La transformation des opinions : temps fort et écueils

Dans cette troisième partie, nous nous intéressons aux temps forts et aux écueils dans la formulation et la transformation des opinions au cours des forums. Dans le questionnaire d’évaluation finale, nous avons demandé aux participants et participantes si les forums citoyens avaient fait évoluer leur perception des enjeux de manière générale. Trente personnes sur 72 étaient tout à fait d’accord, 28 d’accord, 12 n’ont pas pris position et 2 personnes n’étaient pas d’accord. Ces résultats suggèrent que les forums citoyens ont concouru à la visée transformatrice et émancipatrice des forums délibératifs, avec pour objectif de soutenir la réflexivité parmi le public. Mais comment cette transformation et l’enrichissement de l’opinion ont-ils été exprimés?

Le « mécanisme des forums » comme laboratoire délibératif

Dans l’extrait qui suit, un participant exprime son intérêt pour l’expérience de la méthode des forums citoyens : « C’est intéressant d’avoir la possibilité de donner son avis sur ce genre de sujet, de pouvoir en discuter avec des gens, ce qui m’intéresse, c’est le mécanisme du forum de pouvoir parler, de pouvoir échanger… »

Une participante a envoyé un courriel à la suite du forum afin de faire part de sa reconnaissance de lui avoir « donné l’opportunité de [s]’informer et de [s]’épanouir. Tous ces débats me nourrissent et j’ai finalement le ressenti réel d’être utile à la société et par conséquent à moi-même. » Des personnes ont souligné l’importance ressentie de s’exprimer afin d’« être utile dans la recherche du cancer » et elles espèrent « que les réponses serviront à mieux traiter le sujet ». Une participante nous explique, également par courriel, qu’une des activités a provoqué une remise en question :

En tant que néophyte, j’ai beaucoup appris sur ce sujet grave qu’est le cancer. La réflexion sur divulguer ou pas et comment un risque de maladie génétique à sa fratrie et famille étendue a été pour moi une source de remise en question de mes valeurs.

Le décalage lié au fait que « la recherche avance relativement vite, mais que le citoyen lambda n’est pas forcément au courant de ce que cela implique » a été relevé, ainsi que l’importance « de pouvoir s’exprimer sur des sujets à propos desquels l’État ne nous consulte jamais! » Ainsi, cette personne a exprimé sa volonté de prendre part démocratiquement aux décisions importantes qui seraient décidées par l’État. En ce sens, promouvoir les démarches participatives sur les questions de la santé personnalisée répond à l’attente de ce citoyen. Le mécanisme des forums en tant que « laboratoire délibératif citoyen » a pu soutenir une conscience participative. Encore faut-il que le processus de démarche participative ait une portée, ce qui reste une limite de la méthode signalée par Sabik et Lie (2008).

La double casquette des « divers intervenants [et intervenantes] très accessibles »

Les membres de l’équipe ont parfois été amenés à reconnaître leur ignorance relativement à certaines questions. Par exemple, le chercheur généticien répond à un citoyen :

Non, je pense qu’on n’a pas la réponse. Ça fait partie des choses qu’on aimerait comprendre… en discutant avec vous! Justement, UNE des motivations de ces forums, c’est comment est-ce qu’on doit gérer ce type de situation?

Cette transparence a été valorisée par cette participante qui a écrit : « Enfin un grand bravo à l’équipe d’encadrement pour la qualité de son accompagnement et son humilité. » L’humilité fait probablement aussi référence à la posture d’écoute inversée par rapport à la traditionnelle relation hiérarchique entre la parole savante et profane. Un participant se réjouit que « la “science” s’intéresse à l’avis de tout le monde! » Un autre dit : « […] ma perception des enjeux et de la manière de mener des recherches a beaucoup évolué. » Une personne insiste sur « la nécessité de faire dialoguer professionnels et néophytes », mais ce dialogue n’est pas sans susciter quelques ambiguïtés. Le travail d’accompagnement des groupes par l’équipe de recherche a induit un double statut entre les fonctions d’expertise et de « facilitation ». Cette double casquette est un écueil dans le dialogue horizontal. Les « divers intervenants très accessibles, ouverts à la discussion » ont rencontré quelques difficultés lorsque le public avait des questions : « Quel pourcentage des maladies englobe la génétique, en soi? » Le médecin pris dans le piège de sa fonction s’est vu répondre :

Oui, ça, c’est une bonne question! Peut-être qu’un jour, je vais être extrémiste dans ma réponse, peut-être qu’on dira, un jour, que TOUTES les maladies ont une certaine manière, une certaine susceptibilité génétique, même les maladies infectieuses, même les maladies inflammatoires, les maladies métaboliques. Tout, on pourrait imaginer…

et déjà la question suivante : « Pourquoi certains passent à travers et pas d’autres? » Le médecin a poursuivi : « Voilà… Alors, c’est difficile de répondre. Aujourd’hui, on a la connaissance d’un certain nombre de maladies génétiques liées à […] », et un troisième a enchaîné : « Typiquement, un cancer, comment est-ce que je pourrais l’éviter? » et la réponse : « Bon. C’est, c’est [pause]. C’est, disons, ça supposerait d’avoir une connaissance des principaux facteurs […] ». Si le rôle d’accompagnement par les expertes et experts a été rendu plus complexe en raison de leur double casquette, la présence aux différentes tables des membres de l’équipe de recherche a attesté d’une situation concrète d’écoute des paroles des citoyens et citoyennes. Cet élément est important selon Bruni et al. :

Les membres du public perçoivent souvent un rapport de force intimidant entre eux et les experts cliniciens et décideurs, ce qui peut nuire à la légitimité et à l’équité du processus de détermination des préférences. Il convient de minimiser ces déséquilibres en donnant un ton approprié aux délibérations et en incluant un nombre suffisant de représentants du public dans les organes décisionnels afin qu’ils n’aient pas l’impression que leur participation est juste symbolique[6] [traduction libre]

2008, p. 16

Dans le cadre de nos forums, le rapport de force a pu être limité par la posture d’écoute propre à la méthode de la « facilitation ». De plus, face aux deux généticiens et trois chercheuses en sciences sociales, la présence en nombre conséquent d’environ 18 citoyens et citoyennes par soirée ainsi que d’une facilitatrice externe a contribué à un équilibre. L’interdisciplinarité de l’équipe a également participé à ne pas prédéterminer les raisons pertinentes qui créent des priorités (Bruni et al., 2008) et qui pourraient miner la légitimité d’une raison citoyenne.

« […] je comprends pas bien moi l’impact de ce qu’on fait […] »

Bruni et al. relèvent également que

trop souvent, les membres du public qui ont été « consultés » sur des choix politiques remarquent par la suite que leur avis a été ignoré, ce qui les amène à conclure que leur contribution n’a pas été considérée, ce qui suscite de la colère et du cynisme[7] [traduction libre]

2008, p. 16

Parmi le public, quelques personnes s’interrogent en effet sur la portée de l’activité et émettent des doutes : « […] je ne comprends pas bien moi l’impact de ce qu’on fait […] je ne comprends pas bien la réalité de tout ce qu’on est en train de faire. »

Une participante lui répond qu’elle trouve ces forums importants et « constructifs », car à défaut de « subir » l’arrivée de nouvelles technologies, elle pense que ces forums associés à « la voix de plusieurs personnes » vont peut-être permettre d’accompagner l’évolution. Une autre participante ajoute combien elle a trouvé « passionnant cette dernière soirée » :

Je suis ressortie de là en mode : « Mais c’était super, ça devrait exister beaucoup plus régulièrement! » Et puis, j’ai même ouvert dans de soirées avec des copains ces discussions-là pour connaître l’avis de tout le monde. J’ai continué un peu pendant deux semaines ce forum dans mon cercle d’amis et dans la famille.

L’effet démultiplicateur d’avoir envie d’en parler autour de soi a été exprimé à d’autres reprises, afin « de connaître l’avis de nos proches » et d’échanger autour d’« une question qui deviendra très, très importante dans le futur et qu’il faut être préparé à discuter et organiser ça comme société ».

Ces participantes et participants sont donc convaincus de l’importance de prendre part à de telles discussions permettant de mieux comprendre les enjeux, d’être plus informés et aptes à participer aux débats sociaux à venir. Mais pour d’autres, la finalité de cette expérience délibérative est restée lettre morte. La portée des forums citoyens, les retombées au niveau des connaissances et les prises de conscience critique sur les avancées en oncologie de précision sont donc vécues de manière ambivalente.

« Rendre » au public à l’aide de traces audiovisuelles

Le retour aux enquêtés et enquêtées se traduit généralement par une diffusion publique des résultats de recherche sur un support institutionnel, comme dans notre cas[8]. Or nous avions envie de rendre compte de la valeur de l’échange délibératif et collaboratif. Les émotions partagées et les échanges enthousiastes ou animés n’allaient pas apparaître comme résultats de recherche dans un article scientifique. Pour autant, donner, recevoir, puis rendre s’inscrivent dans la relation d’enquête et la restitution des données est une attente légitime de la part du public, tout en étant parfois sujet à des échecs (Hamel, 2011). Nous avons ainsi choisi de « rendre » aux participants et participantes à l’aide d’une trace visuelle accessible sur YouTube (OncoForum, 2020, vidéo d’une durée de 6 min 28 s). Un forum final sur une seule soirée a donc été organisé fin novembre 2019 avec 15 personnes ayant participé à l’un des quatre premiers forums citoyens. Cette soirée a été filmée par une équipe professionnelle et a permis de saisir par l’image des éléments d’ambiance, d’animation et d’échanges entre les membres de la société civile et l’équipe de recherche. L’équipe a également pu approfondir des questionnements qui avaient émergé au cours des analyses.

En conclusion

Nous avons dans un premier temps décrit l’organisation des forums citoyens en analysant les avantages et les limites de la méthode de la facilitation ainsi que les moyens mis en oeuvre pour favoriser les conditions d’échanges délibératifs et démocratiques et susciter l’imagination et la créativité du public. Pour assurer ces conditions d’expression propre à une approche délibérative, nous avons insisté sur la préparation consciencieuse du déroulement en amont. S’ajoutent la variété des supports qui a permis de créer une ambiance favorable et l’expression d’opinions personnelles et contrastées au travers de l’anonymat et du respect de la diversité. Les différences de niveau de littéracie dans le domaine complexe des avancées de la génomique et des cancers héréditaires ont posé quelques difficultés : comment proposer des activités adaptées aux attentes d’un public volontairement réuni pour sa diversité socioéconomique et culturelle? Pour autant, si les différences de connaissances sur les cancers génétiques ont pu créer des frustrations dans les discussions, le partage des suggestions et des doutes dans ce domaine complexe ainsi que des expériences vécues, soit à titre personnel ou par des proches, a suscité de la reconnaissance et de l’attention. S’ajoutent les aspects émotionnels liés à un vécu, des faits ou des ressentis rencontrés dans un parcours de vie. Des échanges bienveillants et solidaires ont particulièrement été exprimés durant le cinquième forum avec des personnes affectées par le cancer ou survivantes de cette maladie. Chacune et chacun ont été sensibilisés à la diversité des points de vue et des arguments et l’horizontalité des échanges entre les citoyens et citoyennes a été relevée comme un facteur bénéfique à l’intégration des connaissances.

Les activités proposées lors des forums ont permis au public d’interroger les représentations socioculturelles, de formuler et transformer leurs opinions, parfois de se défaire d’un préjugé ou plus simplement de développer des connaissances en matière de littéracie génétique. Les discussions ont fait office de support d’un processus de réflexivité critique sur le plus long terme, amenant à agir au plan personnel, parfois en prolongeant par après les discussions avec son entourage, opérant ainsi un processus de démultiplication des échanges.

À l’issue de cette recherche, l’équipe de spécialistes constate combien il est nécessaire d’améliorer l’intelligibilité des pratiques en oncologie personnalisée en intégrant les avis des membres du public et en favorisant les apprentissages mutuels entre spécialistes et membres de la société civile. L’équipe constate la nécessité de s’interroger sur les bonnes pratiques permettant de diffuser de manière plus extensive les paroles citoyennes à propos de la santé personnalisée afin d’accompagner au mieux les enjeux de la médecine de demain.