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Kenkō, in mappō-inflected Kamakura-era Japan, praised not the beauty of cherry blossoms on the tree, bursting out of their buds in a subtle revelation, but rather wrote of the beauty of the blossoms as they die, their short existence reminding us of the fragility of own lives. He wrote in a time of pessimism, but found beauty and comfort in the cycles of birth and death, even as he emphasised the ephemerality of all things[2].

Dans Fallings (2016) du compositeur canadien Daryl Jamieson, deux instruments à cordes occidentaux – l’alto et le violoncelle – dialoguent avec l’orgue à bouche japonais – le shō ou le u qui se situe une octave plus bas. Cette oeuvre de plus de cinquante minutes est le deuxième volet d’une trilogie intitulée Vanitas Series (2014-2017) soulignant l’approche interculturelle du compositeur et son tropisme pour la culture traditionnelle japonaise. Dans cet article, nous reviendrons brièvement sur le parcours de Jamieson et son départ pour le Japon où il vit maintenant depuis une quinzaine d’années. Nous nous intéresserons ensuite à la genèse et à la dramaturgie de la trilogie, avant de nous plonger pleinement dans l’analyse de Fallings et d’expliquer comment le compositeur explore l’idée d’effondrement à l’intérieur d’une forme cyclique. Pour ce faire, nous nous appuierons sur la partition et l’enregistrement vidéo de l’oeuvre[3] et convoquerons aussi une autre partition du compositeur – Fallen Fragments (2015) pour shō – qui servit d’étude préparatoire pour Fallings. L’analyse que nous proposons est par ailleurs informée par une série d’entretiens réalisés par courriel avec le compositeur au cours de l’année 2021[4] et s’appuie aussi sur quelques esquisses que nous avons pu reproduire dans ce texte avec son aimable autorisation.

À l’écoute du Japon : vers une approche interculturelle de la composition

Né en 1980 à Halifax en Nouvelle-Écosse, Daryl Jamieson fréquente l’Université Wilfrid Laurier (Waterloo, Ontario) avant de s’installer en Angleterre pour étudier à la Guildhall School of Music and Drama puis à l’Université de York où il obtient, en 2007, son doctorat en composition. Jamieson travaille un temps pour l’University of York Music Press, la maison d’édition chargée de la publication des partitions de Jo Kondo. Lorsque celui-ci est invité en 2005 à participer au festival de musique contemporaine de Huddersfield, il assure un séminaire au sein de l’Université de York auquel Jamieson assiste : cela lui permet d’avoir quelques discussions informelles avec celui qui deviendra par la suite son mentor[5]. Jamieson obtient alors une bourse gouvernementale japonaise (programme mext) afin d’effectuer un séjour de recherche à ses côtés au sein de la Tokyo University of the Arts. En octobre 2006, il foule ainsi le sol de la péninsule nippone pour la première fois. Il y réside depuis[6].

Avant cela, Jamieson s’était quelque peu frotté à la culture japonaise en composant, notamment en 2005, le concerto pour shakuhachi intitulé Locked darkness[7], et l’année suivante, une pièce de théâtre musical dans laquelle il mêlait des textes écrits en japonais, en anglais et en français ancien – Crimson, pour mezzo-soprano, baryton, clarinette, cor, alto et violoncelle. Il s’intéressait surtout au cinéma asiatique et plus particulièrement au traitement du temps et de l’espace dans certains films d’essence contemplative comportant de nombreuses scènes sans aucun dialogue.

I didn’t know much about the traditional music, though I had a deep interest in East Asian cinema, not exclusively Japanese (Ozu Yasujiro, Apitchatpong Weerasethakul, Tsai Ming Liang, Kim Kiduk, etc.) and had gleaned that Buddhism (and local religions) had some influence on the approach to time in those films. I also read that theatre operated at a similarly slow pace, which made me keen to investigate no when I got to Japan. But I wasn’t familiar with it in any deep way before I arrived in Japan[8].

Pour préparer sa venue au Japon, Jamieson suit durant un semestre des cours de japonais à York et poursuit cet apprentissage sur place pendant un nouveau semestre avant d’entreprendre son séjour de recherche. Le compositeur se passionne alors pour le théâtre nō dont il apprend les techniques vocales. En avril 2007, il commence à suivre des cours de koto au sein de la Tokyo University of the Arts. Enfin, il se plonge dans l’étude du bouddhisme Zen/Chan, ce qui l’amène à la philosophie et l’esthétique de l’école de Kyoto.

It was through reading the actual Buddhist writers (Nagarjuna and Dōgen) that I came to understand how different a worldview Japanese philosophy (and thus aesthetics) was rooted in. The aspect of Japanese culture that has become important to me is the philosophy and aesthetics, especially that of the periods from about 800-1600. Largely traditional poetry, novels, gagaku, and [9].

Ces différentes recherches viennent naturellement nourrir ses réflexions théoriques[10] ainsi que ses oeuvres musicales qui font d’ailleurs de plus en plus souvent appel à des instruments traditionnels japonais (Figure 1). En 2011, Jamieson rejoint le collectif de compositeurs Hogaku 2010 qui travaille à l’écriture de nouvelles pièces pour ces instruments. En 2013, il fonde l’atelier jaku[11], une compagnie de théâtre musical lui servant à présenter ses propres oeuvres ainsi que celles de ses collègues partageant son goût pour l’interculturalité. Si l’appropriation culturelle est devenue au cours des dernières années un sujet brûlant pouvant susciter d’aussi vives que vaines polémiques – spécialement dès lors qu’il est question de cultures propres à des peuples ayant été opprimés, asservis ou massacrés –, Jamieson aime rappeler que le Japon se range sur la scène internationale du côté des pays colonisateurs et agresseurs, tant sur le plan militaire qu’économique. Cela dit, il est favorable aux échanges culturels et souligne que ceux-ci ne devraient pas être jugés au prisme de l’origine ethnique de la personne qui s’inspire d’une culture particulière, mais au regard du niveau de compréhension et de connaissance qu’il a de cette culture[12].

Any tradition, especially a culturally-meaningful religious or spiritual tradition (from which most Japanese traditional instrumental traditions spring), ought to be approached with respect and with the involvement, permission, and encouragement of relatively senior people within that tradition. It is in that spirit of respect and out of a desire to learn deeply about the tradition that I approach composing for Japanese instruments […]. In all my works I definitely collaborate(d) closely with performers, and often am/were first approached by them rather than vice versa[13].

Figure 1

Oeuvres de Jamieson faisant appel à des instruments traditionnels japonais.

Source : site internet du compositeur (https://daryljamieson.com/en/works.html, consulté le 12 mars 2022 ) et Jamieson, 2021

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Vanitas Series (2014-2017), une trilogie sur la mort

Jamieson compose entre 2014 et 2017 trois oeuvres formant le cycle Vanitas Series[14]. Dans le premier volet de cette trilogie – Matsumushi (2014) pour soprano, hautbois (cor anglais), piano et violoncelle –, il offre une relecture de la pièce de théâtre homonyme de Komparu Zenchiku (1405-~1470)[15], relatant une histoire d’amour entre deux hommes qui s’étaient promis de mourir ensemble.

I was drawn to Zeami, and above all Zenchikubecause of their more spiritual, otherworldly style compared to the more monstrous, demonic, or realistic styles of other no composers. The main reason for this particular play, however, was as much to do with its poignant same-sex love story, an aspect of traditional culture still somewhat repressed by officialdom[16].

Bien qu’il n’y ait aucun instrument traditionnel japonais et que le texte soit chanté en anglais, Matsumushi regorge de symboles et de références structurelles en lien avec la philosophie et l’esthétique japonaise. C’est aussi la première oeuvre de maturité dans laquelle il utilise des enregistrements de sons naturels, en l’occurrence ceux des criquets qu’il avait chez lui dans un vivarium et qui émettaient en continu un do dièse tremblotant. Ce son deviendra au fil des années une sorte de signature acoustique pour le compositeur[17].

Matsumushi formait la première partie d’un concert thématique consacré à des mono-opéras s’inspirant des vanités, ces représentations picturales allégoriques sur la mort, omniprésentes durant la Renaissance. En seconde partie figurait logiquement Vanitas (1981), la nature morte en un acte, pour soprano, violoncelle et piano du compositeur italien Salvatore Sciarrino. Après ce concert, Jamieson souhaita continuer à explorer cette thématique et s’intéressa plus spécifiquement au déclin de l’humanité en s’inspirant à nouveau de la littérature et de la poésie traditionnelles japonaises. C’est ainsi qu’émergea l’idée d’un cycle d’oeuvres qu’il intitulera Vanitas Series.

After Matsumushi, there was much more of Japanese tradition I wanted to explore in music-dramatic form, and it seemed natural to group these as a trilogy. Fallings concerns change, collapse, decay, ruination as the basic state of natural existence, of all things (but especially human societies/works), told through the progression of four seasons ; Is nowhere free of bad tidings ? is about withdrawal from a society as it collapses[18].

Fallings (2016) pour shō (et u), alto et violoncelle est donc le deuxième volet de ce cycle. Le compositeur s’inspire ici de la pensée de l’auteur et moine bouddhiste Yoshida Kenkō (~1283-1350) qui vécut à une époque encore fortement marquée par le mappō[19]. Si, dans cette oeuvre, Jamieson explore l’idée d’effondrement et de déclin, faisant écho aux bouleversements climatiques à l’ère de l’anthropocène, il souhaite aussi révéler la beauté inhérente aux cycles de la vie que prônait Kenko. Enfin, dans Is nowhere free of bad tidings ? (2017) pour quintette d’instruments traditionnels japonais[20], Jamieson se réfère à différents textes anciens, notamment un poème de Saigyō (1118-1190) évoquant les bienfaits et les limites de l’isolement en retraite méditative, mais aussi Hōjōki, un court texte dans lequel le moine Kamo no Chōmei (~1155-1216) relate les catastrophes naturelles s’abattant sur la population de Kyoto et explique son départ dans les montagnes pour vivre dans une cabane de dix mètres carrés.

La mort forme ainsi un socle commun aux trois oeuvres de cette Vanitas Series ; la mort de l’être individuel mais aussi celle de l’humanité tout entière. Chaque oeuvre porte en elle les germes d’un processus rituel renforcé par une mise en scène théâtrale et une place importante accordée au silence, aspect essentiel de l’esthétique de Jamieson qui témoigne de son intérêt pour le cinéma asiatique, la musique de John Cage et de Morton Feldman ainsi que celle des compositeurs du collectif Wandelweiser dont il se sent très proche[21].

Fallen Fragments (2015) pour shō solo, une étude préparatoire pour Fallings

Spectral (for Kazuo Ohno) (2012) pour voix, satsuma biwa (avec voix) et shō est la première pièce de Jamieson faisant appel à l’orgue à bouche. Commanditée par la chanteuse Mika Kimula qui suggéra au compositeur l’instrumentation et les musiciens, cette oeuvre marque les débuts d’une longue collaboration entre Jamieson et le joueur de shō Ko Ishikawa[22].

When learning about Ishikawa-san online before we met in person, I was excited to see that he had worked with several Wandelweiser associated composers and recorded on Wandelweiser Records (I had been introduced to Wandelweiser by Clemens Merkel in 2008, and many of those composers have had a deep impact on my work). So I knew right away that we had common musical interests. […] I greatly admire his depth of knowledge in Japanese traditional music (especially gagaku and shomyo) and his dedication to the traditional instrument (for example, he does not, as many contemporary sho players do, add two extra notes to his instrument)[23].

En 2015, Jamieson compose pour Ishikawa Fallen Fragments qui fera office d’étude préparatoire pour le deuxième volet de sa trilogie. Jamieson commence à cette époque à délaisser systématiquement les carrures métriques et l’écriture rythmique solfégique pour adopter une notation proportionnelle permettant de gommer l’impression d’une pulsation trop figée. Fallen Fragments est construit de la sorte et met en jeu six fragments musicaux, chacun explorant différentes possibilités instrumentales de l’orgue à bouche (Figure 2).

Sur cette esquisse dont nous numérotons les portées de haut en bas, le compositeur indique d’abord les 15 notes tempérées (« sho scales », portée 1) du sho et la manière dont ces notes sont réparties entre la main gauche (« lh ») et la main droite (« rh »). Le fragment 1 (portées 3-5) est un intervalle de quarte juste répétée de manière irrégulière. Il faut noter au sein de ce fragment la présence d’autres fragments faisant office d’inserts : le fragment 0, d’abord, qui représente un long silence, et le fragment 1a qui consiste à maintenir une note pp en trémolo (fa dièse5 puis do dièse4) pour imiter le son des criquets cher à Jamieson mais aussi à Hosokawa[24]. Le fragment 2 (portées 7-9) est une suite de notes formant un long motif mélodique privilégiant les mouvements descendants. Le fragment 3 (portées 11-12) est un cluster diatonique dont les notes disparaissent une à une jusqu’à ce qu’il ne reste à la fin que le sol dièse. Le compositeur conçoit un fragment 3a suivant le même principe mais en partant d’un autre cluster qui se délite pour ne conserver à la fin que le sol. Le fragment 4 (portées 13-15, début) révèle les possibilités polyphoniques de l’orgue à bouche, en superposant à un cluster de trois notes dans le grave la répétition irrégulière de notes aiguës. À la suite de ce fragment qui s’achève au début de la portée 15, figure une série de dyades représentant des intervalles de septième, neuvième, douzième, seconde, quarte, quinte et sixte qu’il est possible d’exécuter sur l’orgue à bouche. Ce matériau n’est pas un fragment en soi mais un réservoir servant à l’écriture du fragment 5 (portées 19-21). Celui-ci explore simultanément les possibilités mélodiques, harmoniques et rythmiques du shō. Il fera d’ailleurs office de coda de l’oeuvre. Enfin, le compositeur écrit un ultime fragment consistant à produire un intervalle d’ambitus important et légèrement désaccordé avec l’emploi de quarts de ton[25].

Figure 2

Daryl Jamieson, Fallen Fragments, esquisse comportant les différents fragments musicaux de l’oeuvre.

Image : Daryl Jamieson

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Pour chacun de ces fragments, Jamieson indique systématiquement deux adjectifs se référant d’une part à la densité des hauteurs et/ou des attaques (« intense », « mod[erate] » et « relaxed ») et d’autre part à la vitesse d’exécution (« fast », « medium », « slow »). Le compositeur effectue alors un agencement de ces différents fragments – qui peuvent être raccourcis ou sujets à des variations – de sorte qu’ils se succèdent dans la partition finale de la manière suivante : [1 – 1a – 0 – 1] – 2 – 3 – 1’ – 4 – 6 – 0 – 3a – 1a’ – 2’ – 4’ – 5[26]. Tous ces fragments sont repris dans Fallings mais ils sont transformés et agencés différemment pour s’inscrire dans une pensée cyclique, cette fois-ci.

Fallings (2016) pour shō (et u), alto et violoncelle

a) Une allusion au déclin de l’humanité

Le texte d’introduction à l’oeuvre figurant dans la partition révèle certaines préoccupations du compositeur mais aussi des procédés de composition[27]. Jamieson insiste sur l’importance des phénomènes cycliques qui se déroulent dans la nature suivant différentes échelles de temps ; il évoque aussi le mappō et les catastrophes naturelles (tremblements de terre, feux, tornades, famines, épidémies)… dont le Japon est coutumier ; il fait aussi brièvement référence à The Dark Mountain Project lancé en 2009 par Dougald Hine et Paul Kingsnorth et fédérant un collectif d’artistes, écrivains et penseurs dont les travaux visent à révéler l’ampleur du délitement écologique, social et culturel qui est en cours[28].

Tout comme dans Fallen Fragments, la partition est écrite en notation proportionnelle : chaque système – composé de deux mesures de 15 secondes – représente une durée totale de 30 secondes. L’oeuvre comporte en tout 106 systèmes et dure donc logiquement 53 minutes. Si Fallings n’est pas en soi une oeuvre à programme, le compositeur met néanmoins en musique l’idée d’effondrement et de déclin en travaillant très souvent à partir de motifs et fragments musicaux descendants (Figure 3a). Il lui arrive par ailleurs de suggérer les catastrophes naturelles citées plus haut en recourant à une vaste palette de modes de jeu bruitistes à l’alto et au violoncelle produisant des craquements, crépitements, souffles… (Figure 3b). S’il arrive que les fragments musicaux tirés de Fallen Fragments soient repris à l’identique au shō, ils sont le plus souvent sujets à d’importantes modifications et peuvent être superposés les uns aux autres comme par exemple au climax de l’oeuvre (Figure 3c).

Figure 3

Daryl Jamieson, Fallings (dv 10982). a) Motifs mélodiques descendants à l’alto (s.30, 14 min 37 s-15 min 06 s). b) Modes de jeux bruitistes à l’alto et au violoncelle (s.60-61, 29 min 11 s-30 min 00 s). c) Apparition du fragment 5 joué au shō sur une texture polyphonique construite à partir du fragment 2’ aux cordes (s.46-47, 23 min 41 s-24 min 10 s).

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b) Éléments de mise en scène théâtrale

Fallings est conçue à la manière d’un rituel soigneusement organisé et dont chaque étape porte en elle une signification que l’auditeur peut ressentir sans pour autant avoir besoin d’en comprendre le sens. Pour enrichir la dimension magique et mystérieuse propre à chaque rituel, Jamieson recourt ainsi à quelques procédés de mise en scène théâtrale.

I want to recreate the magic of the first time I saw no, with no knowledge of the story or at that time Japanese language, where all I could grasp was the power of the music/dance/singing/costumes/smell of burning torches to light the outdoor stage, etc. That five senses aspect is also incredibly important to me—it’s not just movement and sound, but also incense[29].

Au début de la pièce, le joueur de shō et la violoncelliste sont sur la scène plongée dans la pénombre mais ils ne jouent pas. Depuis les coulisses, surgit au loin le son de l’alto. On ne voit pas encore l’altiste, celle-ci s’approchant pas à pas de son pupitre qui est placé entre ses deux complices. À la fin de la pièce, c’est le joueur de shō qui quitte la scène en premier. Puis c’est au tour de l’altiste qui, avant de rejoindre les coulisses, met en mouvement le gai[30], un objet cérémoniel bouddhiste construit ici en bois et ornementé de perles de cristal. La rotation douce du gai exprime la solennité de la fin de l’humanité alors que la violoncelliste entame au même moment une litanie extrêmement lente qui descend dans le grave, semblant happer l’auditeur dans un abîme dont il ne pourra pas s’échapper. La lumière s’estompe progressivement et, depuis les coulisses, tel un écho lointain ou plutôt un ultime souffle, le fragment 1 est joué une dernière fois au shō.

c) Forme cyclique

La notion de cycle – et plus particulièrement la période de déclin inhérente à chaque cycle – est au coeur du processus de composition de Fallings. « The conceptual genesis of the piece », explique Jamieson, « is the friction between natural cycles (continuous and circular), human history (linear and in decline) and their interaction (human deforming the natural)[31] ». Comme cela a été mentionné, Fallings s’inscrit dans un cycle d’oeuvres qui occupa quatre années de la vie du compositeur. Depuis Matsumushi, le do dièse en trémolo est devenu une sorte de signature que l’on retrouve dans l’ensemble des oeuvres de la Vanitas Series mais aussi dans d’autres compositions depuis. Par ailleurs, Fallings représente elle-même un cycle qui n’est traversé qu’une seule fois puisque la forme globale de l’oeuvre en quatre parties est calquée sur le cycle annuel des saisons. En outre, Fallings recouvre une forme cyclique au regard du travail thématique que le compositeur opère sur l’ensemble des fragments de Fallen Fragments mais aussi à partir de nouveaux motifs que nous nommerons par la suite a et b. Avant de nous pencher sur l’apparition des différents motifs thématiques au fil de la partition, arrêtons-nous brièvement sur une des esquisses du compositeur dans laquelle il établit le plan formel de son oeuvre (Figure 4).

Cette esquisse rend compte des premières idées compositionnelles ainsi que de la structure globale de l’oeuvre suivant quatre scènes correspondant au cycle des saisons (printemps, été, automne et hiver)[32]. Dans le coin gauche est indiquée la forme globale : l’énergie et la densité des évènements suivent une courbe en arc avec l’apparition d’un climax au tiers de l’oeuvre, environ, suivie d’une inexorable et lente descente. Le climax de l’oeuvre se traduit par une densité importante de notes et correspond à l’agencement polyphonique des fragments 5 et 2a (Figure 3a). Sur la partie droite de l’esquisse apparaissent les premières lignes directrices. On peut ainsi voir que chaque instrument est associé à des images et des traits de caractère bien précis : « sunny, waterfall » pour l’alto, « human/regularity, cate[n]ary[33] » pour le shō, « dark, lazy river » pour le violoncelle. En dessous figurent de nouvelles indications (« fixed image of fleeting things », « blue, violet, black forme: 2237495.jpg deep colors ») puis les premières images décrivant chaque scène.

Dans la partie gauche du document, Jamieson esquisse le contenu de chaque scène à l’aide de métaphores d’ordre météorologique ou naturaliste le plus souvent. Quelques expressions japonaises apparaissent comme « hanafubuki » qui se réfère à la période du printemps durant laquelle les pétales des cerisiers en fleurs tombent des arbres et jonchent le sol ; ou bien « sange » qui consiste, dans les rituels bouddhistes (souvent les funérailles), à disperser des fleurs en guise d’offrande au Bouddha. Tout cela pourrait laisser penser que Fallings est une oeuvre à programme mais, comme le rappelle Jamieson : « though the sketch outlines a quite programmatic series of catastrophes, I actually don’t think I was very specific during my composition process about sticking to that program ». Si le compositeur ne fait aucune allusion sur ce document aux motifs de Fallen Fragments, il relie en revanche des sous-sections entre elles, laissant supposer qu’il va réemployer certaines idées musicales à différents moments de l’oeuvre.

Figure 4

Daryl Jamieson, Fallings, esquisse préparatoire indiquant les principales idées compositionnelles dans les quatre parties de l’oeuvre.

Image : Daryl Jamieson

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En guise de conclusion, nous souhaitons proposer une vue synoptique de la pièce sous forme de tableau (Figure 5) dans lequel nous résumons brièvement le contenu musical de chaque section en indiquant quelques éléments textuels tirés du plan formel et en soulignant l’apparition des éléments thématiques afin de révéler la structuration cyclique de l’oeuvre. Ce tableau a pour vocation de former un guide d’écoute permettant de naviguer facilement dans Fallings grâce aux repères temporels et de révéler les images extramusicales sous-jacentes à la composition des différentes sections.

Figure 5

Figure 5  (suite)

(Recto-verso). Description synoptique des différentes sections de Fallings. Les indications textuelles dans la colonne 2 sont tirées du plan formel de la pièce (Figure 4). La colonne 3 permet de naviguer dans l’enregistrement vidéo de l’oeuvre qui est consultable dans le supplément web de ce numéro. Les fragments musicaux issus de Fallen Fragments (fragments 0 à 6) et les nouveaux thèmes (motifs a et b) sont indiqués en gras dans la colonne 5.

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