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Ladies Amusement : Or, The Whole Art of Japanning Made Easy est le titre d’un ouvrage paru à Londres en 1760, qui fut immensément populaire en Europe et très influent sur les arts décoratifs de l’époque[1]. Rétrospectivement, 262 ans plus tard, si cet objet luxueux paraît encore exotique, c’est moins par son « orientalisme » que par la mentalité teintée d’appropriation et de sexisme que son titre sous-tend. Comment le présent numéro de Circuit sera-t-il perçu dans 262 ans (en 2 284) ? Impossible de savoir ce qu’il en sera, mais on peut espérer qu’il y est déjà tangible que les liens artistiques entre l’Orient (plus spécifiquement, ici, l’Asie) et l’Occident (plus spécifiquement, ici, l’Europe et l’Amérique du Nord) évoluent vers davantage de dialogue et de réciprocité. Pas de tourisme candide ni de « cartes postales » dans ce dossier préparé par François-Xavier Féron et Liao Lin-Ni, donc, mais plutôt de fertiles rencontres. Rencontres musicales, d’abord, mais témoignant aussi, en filigrane, de l’évolution (toujours en mouvement) des dialogues internationaux au xxie siècle. En ce sens, est-il possible d’étendre géographiquement ce voeu « post-exotique » exprimé par Kofi Agawu au sujet de l’Afrique ? « At this historical-political conjuncture, what we need in Africa are strong forms of conceptualization in the form of theory, not the titillating exoticisms associated with ethnotheory[2] ».

Le fil d’Ariane de ce numéro est un instrument de musique, ou plutôt une famille d’instruments : celle des orgues à bouche, dont on a découvert les premières traces en Chine il y a plus de 3 000 ans[3]. C’est à cette famille qu’appartient notamment le sheng, qui a connu une sorte de renaissance au xxe siècle, grâce entre autres à la facture d’un modèle rénové. Il s’agit ainsi d’une exploration organologique qui nous plonge, de facto, dans des dialogues non seulement interculturels mais aussi intertemporels. C’est donc un dossier tout à fait singulier dans la collection de Circuit. Néanmoins, du point de vue de l’organologie et des dialogues intertemporels, il fait écho au numéro Instrumentarium baroque : précédence et créativité, paru en 2018[4]. Quant aux dialogues interculturels, quelques-unes de nos publications antérieures pourraient être évoquées, comme je l’avais fait dans l’avant-propos du numéro De nouvelles racines pour une musique nouvelle ? Perspectives transtraditionnelles et transculturelles[5]. Je ne souhaite pas me répéter ici, mais j’y ajoute une jonction avec notre plus récent numéro au sujet de Björk[6], puisque celle-ci a collaboré avec la joueuse de shō (appellation japonaise du sheng) Mayumi Miyata. On peut d’ailleurs entendre à la fois Mayumi Miyata et la chanteuse inuite Tanya Tagaq dans la chanson « Pearl » de Björk (sur l’album Drawning Restraint #9, de 2005). Il convient également de rappeler plus particulièrement le numéro La route de soi, paru en 2002 à la suite du passage de Tan Dun à Montréal, lors du festival Musimars[7], ainsi que l’enquête de Jessica Pilon Pinette et Danick Trottier sur plusieurs oeuvres québécoises faisant appel à des instruments traditionnels chinois, composées dans le cadre du Concours international de composition du Festival Présences à Shanghai (2008-2010)[8].

L’importance de l’organologie n’est pas à sous-estimer, l’instrument de musique pouvant parfois devenir une sorte d’évidence tenue pour acquise et que l’on ne « voie » plus (un peu comme La lettre volée d’Edgar Poe). André Schaeffner concluait ainsi, en 1936, son ouvrage devenu classique Origine des instruments de musique : introduction ethnologique à l’histoire de la musique instrumentale :

L’instrument de musique n’a jamais constitué pour la musique qu’un outil. Mais de tous les vestiges pouvant nous renseigner sur un art qui tend à s’évanouir, et cela à l’instant même où il jaillit faute d’une écriture capable d’en sauvegarder la totalité, l’instrument est encore ce dont nous avons le plus de témoignages certains à travers les temps[9].

Plus récemment, le philosophe Bernard Sève insistait sur la « condition organologique de la musique », et rappelait que l’humanité a inventé au fil des millénaires pas moins de 12 000 types d’instruments de musique[10]. Ce qui s’est standardisé autour de 1 800 en Europe, avec notamment les instruments de l’orchestre symphonique, le piano et le tempérament égal à douze sons, est donc, pour ainsi dire, une goutte dans un océan de possibilités sonores. Des inventeurs d’instruments (des futuristes à Jean-François Laporte, en passant par Harry Partch) nous le rappellent parfois. Des compositeurs occidentaux ayant un rapport critique avec leur tradition le font aussi, en remettant en question l’utilisation des instruments qui leur sont familiers, à l’instar de Helmut Lachenmann[11]. Paradoxalement, des redécouvertes d’éléments antérieurs à 1 800 sont parfois fort modernes, comme le démontre par exemple Brice Pauset et son utilisation du surprenant tempérament de Lambert Chaumont (1695) dans ses Six Préludes (1999) pour clavecin[12]. L’exploration du sheng et du shō ici présentée met à l’honneur cette multiplicité des possibles sonores, par élargissement de l’espace (dialogues interculturels) et du temps (dialogues intertemporels). En somme, ce dossier met en évidence l’étonnante puissance d’un instrument de musique, ici l’orgue à bouche, qui permet littéralement – sans faire appel à la science-fiction – une ubiquité spatiotemporelle… Enrichissant, n’est-ce pas ?

En terminant, je tiens à remercier chaleureusement François-Xavier Féron et Liao Lin-Ni pour leur remarquable travail de coordination, ainsi que le partenariat actor[13] pour sa généreuse contribution financière ayant permis un dossier un peu plus volumineux.