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Introduction au Volume 19, numéro 1

Le rapport que les États entretiennent avec leurs territoires est loin d’être statique. Dans différents contextes, on assiste à une succession de réformes qui cherchent à optimiser l’organisation territoriale, en jouant tour à tour sur le nombre de constituantes (dans une logique de fusion/défusion) ou sur le palier politico-administratif privilégié (municipal, intermunicipal, régional, ou autre). Accompagnées d’argumentaires mobilisant plus ou moins explicitement les trois E (efficience, efficacité, économie), ces réformes témoignent surtout des relations de pouvoir entre l’État et ses composantes. Ce numéro thématique s’inscrit dans le cadre du vingtième anniversaire de la réorganisation territoriale municipale québécoise qui a donné naissance à 42 villes en 2002, refondé l’échelon métropolitain à Montréal et Québec, et créé celui dit d’agglomération dans onze ensembles urbains. Ce chambardement de structures n’était pas exclusif au Québec, puisqu’il suivait de près l’exemple des fusions municipales ontariennes, partie intégrante de la révolution du bon sens de Mike Harris, et concomitant d’une des grandes réformes de l’intercommunalité française (la réforme Chevènement de 1999). Ce numéro regroupe ainsi cinq contributions qui explorent chacune à leur manière les processus ou les effets des réorganisations territoriales multiscalaires, mettant en évidence les jeux de pouvoir entre une diversité d’acteurs. Au même titre que d’autres réformes sectorielles, les réformes territoriales appellent une analyse sous l’angle de la gouvernance. Si leurs formulations se déroulent au fil de négociations politiques et administratives, le plus souvent à l’abri des regards, leurs mises en oeuvre interpellent une diversité d’acteurs issus des secteurs économique, social, public ou privé.

Jean-Philippe Meloche propose d’abord d’explorer les pratiques de décentralisation financière à Montréal. La création de la nouvelle ville, l’institutionnalisation de ses arrondissements puis l’ajout d’un conseil d’agglomération ont constitué autant de défis dans la recherche d’une certaine harmonisation fiscale. Vingt ans plus tard, quel bilan peut être fait ? L’analyse montre ici que malgré la complexité de ce système à paliers multiples, l’harmonisation fiscale a globalement été atteinte au fil de dynamiques de centralisation et de décentralisation et selon des tempos variables.

Benoît Frate et David Robitaille proposent quant à eux une lecture juridique des municipalités canadiennes, dont les compétences sont traditionnellement considérées comme limitées. Créatures des provinces, elles dépendent encore grandement des pouvoirs qui leur sont accordés par les gouvernements provinciaux, et ce même après les grandes réformes territoriales de la fin des années 1990 et du début des années 2000. Toutefois, la légitimité politique et plusieurs leviers juridiques (sous forme de règlements municipaux) leur permettent de ne pas être réduites à de simples spectatrices, notamment dans le cas de la construction d’un oléoduc interprovincial.

René Audet, Mathilde Manon, Michel Rochefort et Laurie Laplante explorent aussi la gouvernance multiscalaire, cette fois-ci entre la ville de Montréal et ses arrondissements issus de la fusion municipale de 2002. Ces auteurs explorent la manière dont la transition écologique est définie à l’échelle inframunicipale et comment elle se traduit en objet d’action publique. Le cas de Rosemont-La Petite-Patrie révèle ainsi trois constats : la définition de la transition écologique est travaillée par l’identité microlocale de l’arrondissement, dans une acception plus sociale du terme ; le choix des instruments d’action publique en la matière est conditionné par les arrangements institutionnels ville-arrondissement ; les instruments réglementaires et incitatifs sont peu mobilisés par l’arrondissement.

Au-delà des frontières canadiennes, les deux derniers textes permettent d’élargir la réflexion et d’apporter certains éléments de comparaison. Houda Baïr aborde l’organisation administrative territoriale dans le contexte tunisien. Dans un pays traditionnellement centralisé, la création d’institutions régionales dans une logique de décentralisation ouvre potentiellement la porte à un renouvellement de la gouvernance de l’aménagement du territoire, impliquant tant les acteurs gouvernementaux que les acteurs sociaux-territoriaux. Adoptant une approche interdisciplinaire, l’autrice revient sur l’héritage politico-administratif colonial et sur les caractéristiques économiques du pays, avant de montrer comment le territoire est au coeur des transformations contemporaines de la Tunisie.

Finalement, Thomas Frinault propose de revenir sur les luttes d’institutions qui opposent les municipalités et les structures intercommunales françaises en les observant par le biais des associations qui les représentent. Cette entrée lui permet de mettre au jour l’évolution des stratégies de l’Association des maires de France. Cette dernière se présente comme défenderesse de l’autonomie municipale, pour qui l’intercommunalité ne peut être autre chose qu’un simple prolongement, jusqu’à paradoxalement appuyer des projets de fusions municipales.