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Le concept de récit coiffe le titre du numéro « Récits de savoirs partagés par l’art et la création en milieux autochtones » de Recherches amérindiennes au Québec (vol. 48, nos 1-2) publié en 2018. Les cinq mots-clés du titre, « savoirs » « partagés » « art » « création » « autochtones », expriment la constante interaction entre action et réflexion qu’implique la recherche-action, de même que la nécessaire concertation qui assure la participation de toutes les parties prenantes dans l’élaboration de projets et ce, à chaque étape de sa création. Les articles du numéro s’appuient sur des récits oraux partageant les savoirs des chercheurs autochtones et des chercheurs universitaires par la conversation continue en territoire.

La volonté de décoloniser la recherche doit reposer avant tout sur la parole autochtone. Les voix de nos collègues des Premières Nations constituent la matière première des actions menées sur le terrain depuis 1991 par des équipes d’experts, tenants des savoirs de leurs communautés, et des chercheurs universitaires du groupe de recherche Design et culture matérielle (DCM) et de la Boîte Rouge VIF (BRV). Les voix autochtones entendues et écoutées depuis 1991 s’avèrent, dans le cadre des projets de DCM, le support de multiples diffusions tant en termes d’expositions, de vidéos que de publications. Elles sont les matières premières des actions de recherche et elles sont aussi matières d’expression en termes d’art et de créativité. Voix, paroles, conversations sont les grands véhicules de la concertation en recherche. Ces témoignages ont valeur scientifique en termes de transmission culturelle.

Ces voix autochtones, à la fois supports et révélations, structurent nos conversations communes et nos multiples actions de valorisation des cultures autochtones. C’est cette démarche partant de l’oralité traduite en geste créatif qui a conduit les chercheur.e.s autochtones et universitaires à esquisser puis à dessiner de façon de plus en plus précise des approches collaboratives et participatives par la concertation. Il s’agit donc d’un travail interculturel et interdisciplinaire en tension entre plusieurs pôles mouvants puisque le contexte innovant des approches participatives en recherche-action peut engendrer des incertitudes dans un parcours qui n’est pas linéaire, ni hiérarchisé, ni catégorisé.

« Voix », « visages » et « paysages » furent les trois mots conducteurs de notre vaste concertation, menée entre 2010 et 2012. Voix : pour être sensible à la parole des participant(e)s. Visages : une communauté est composée d’individus uniques, l’idée de portrait rend compte de leur personnalité, de leur singularité, pour sortir de l’anonymat. Paysages : pour s’ouvrir culturellement et spirituellement à leur concept de territoire sans nier l’emprise dont témoignent les réserves. Des archives numériques suivent pas à pas cette concertation réalisée dans dix-huit communautés reliées à neuf nations autochtones du Québec. Des milliers de pages de transcriptions littérales de ces rencontres individuelles et communautaires et 250 heures de vidéo sont accessibles par mots clés (nations, sujets, communautés, individus), en plus de 3000 photographies conservées à la BRV. Plusieurs productions ont permis de mettre en valeur ces contenus exceptionnels : l’exposition C’est notre histoire présentée au Musée de la civilisation (2013), le film Indian Time réalisé par Carl Morasse (2016) et la publication Voix, Visages, Paysages (2016) dont une version numérique (www.voixvisagespaysages.com), de même que l’exposition Voix autochtones d’aujourd’hui : savoirs, traumas, résilience présentée au musée McCord (2021). Tous ces produits de diffusion sont essentiellement basés sur les témoignages de plus de sept cents personnes visitées et rencontrées. Plus qu’un simple catalogue ou qu’une exposition standardisée et normalisante, nous avons voulu que ces vecteurs culturels reflètent la lumière, les lumières de tous ces mots qui ont la richesse de contenir plusieurs réalités autochtones contemporaines au Québec. La rédaction de l’ouvrage Le petit guide de la grande concertation : Création et transmission culturelle par et avec les communautés (2016) allait nous permettre de poser un regard méthodologique et analytique sur un vaste ensemble d’expérimentations et d’en ordonnancer les diverses étapes de travail pour l’atteinte d’une véritable action concertée entre partenaires autochtones et allochtones au regard de la transmission du patrimoine culturel des Premières Nations et des Inuit. La dynamique de la concertation ne hiérarchise ni ne classifie les savoirs exprimés, elle en reconnaît plutôt la diversité pour chacun des membres d’un groupe et pour chacune des nations. Le véritable guide s’avère le groupe en marche qui, dans le processus d’un projet, voyage à travers les étapes et choisit ses chemins de traverse. Dans une démarche créative, organique, chaque savoir se multiplie, qui plus est, il est changeant, voire mutant. Nos actions n’ont pas toujours une même convergence et ce vaste jeu de Lego, où chaque individu dépose sa brique, se construit par le processus dynamique de la concertation et de la création.

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Le numéro « Récits de savoir partagés par l’art et la création en milieu autochtone » boucle une trilogie avec deux autres publications ci-haut nommées : le petit guide méthodologique démonte et démontre diverses étapes d’un projet à faire, et la publication de Voix, Visages, Paysages rend hommage à la parole donnée par de nombreux participants de la grande concertation et ce, sans l’interpréter. Chaque part de la trilogie ne va pas sans l’autre, les trois s’interpellent tout en demeurant distinctes, autonomes, car elles sont destinées à des publics différents dans des approches différentes. 

Nous avons très peu publié, emportés par l’action des projets sur le terrain, mais il était inévitable que ce soit dans une revue savante que soit transmise une certaine synthèse de nos travaux de recherche. La revue Recherches amérindiennes au Québec est un incontournable sur les questions autochtones. Pour la publication de ce numéro, il fallait réussir à répondre à la fois aux exigences scientifiques de la revue et à notre engagement en art et en création. Le numéro devait refléter les deux côtés de la même monnaie, comme le souligne Jacques Kurtness dans la préface : art et science pour une préhension globale du monde. À vrai dire cette tentative de contact avec l’anthropologie était peut-être une bravade, un défi interdisciplinaire et scientifique mettant à l’épreuve la recherche-action que nous avions menée. Le numéro allait-il se tenir, considérant que notre travail engage en un même acte plusieurs niveaux d’action ne pouvant se détacher l’un de l’autre ? Dans notre recherche-action, longtemps nous nous sommes demandé si l’action n’avait pas trop dilué la part de la recherche. Nous réalisons aujourd’hui que l’action est recherche. 

Le travail du temps est notre posture, notre spirale, où rencontres communautaires et approches méthodologiques se fondent (dans les deux sens de fondre et de fonder) les unes les autres. Après trente années de recherche-action-création sur le terrain, et après la diffusion par différents médiums de tout ce matériel voulant rendre hommage à la parole autochtone, publier un ensemble d’articles de nos principaux collaborateurs pouvait apporter un éclairage nouveau à notre travail dans ses divers angles d’approche et ses différents champs de pratique : en art, en pédagogie, en évaluation de projets, en partenariat et ce, dans plusieurs communautés et plusieurs pays, dont le Brésil.

Design, Art et Cinéma. Trois agents d’empowerment

Il est essentiel de souligner que l’art et la pensée du design sont l’embryon constitutif de DCM. S’il y a un angle à privilégier pour bien mesurer la portée du numéro Récits de savoirs partagés par l’art et la création en milieux autochtones, c’est en regard de la valeur des pratiques de design traditionnelles autochtones pour la formation de futurs designers. Pour ce faire, Élisabeth Kaine a développé une pédagogie basée sur la mise en relation de différentes identités en contexte universitaire et en communautés autochtones. Au-delà de l’apprentissage de techniques originales, les artefacts autochtones conservés en musée sont des vecteurs de savoirs, de contenus à interpréter et à transmettre comme catalyseurs de la pensée des humains. Ces connaissances pratiques et ces philosophies du design autochtone, outrageusement oubliées, devaient intégrer l’histoire de l’humanité et l’enseignement du design. Trois questions ont guidé la création d’un outil pédagogique et de transmission, la banque de données « Design et culture matérielle » (1991) qui présente quatre cents objets choisis dans les collections de musées canadiens : comment trouver d’autres voies que celle tracée par le design moderniste pour l’enseignement du design ? Comment convaincre les artisans autochtones que leur culture n’est pas que traditionnelle, qu’elle a engendré de véritables chefs-d’oeuvre de l’histoire du design et qu’ils ont droit à la création contemporaine ? Comment faire en sorte que ces quatre cents artefacts révèlent les connaissances qu’ils avaient à transmettre, entre autres, à de jeunes designers allochtones ? C’est par le biais de deux cents items d’information par artefact que cet outil numérique d’analyse et de création a stimulé la conception de nouveaux objets qui furent intégrés à la banque de données, s’ajoutant au corpus des artefacts muséaux pour permettre de nouvelles comparaisons, de nouvelles inspirations, de nouveaux liens entre passé et présent et entre cultures. Non seulement le design est-il un art, mais aussi une démarche interdisciplinaire sachant exprimer tout un monde dans la production d’un objet, laquelle requiert observation, perception, conception. L’approche de Design et culture matérielle favorise une prise de conscience du participant envers ses ressources potentielles par tout un dispositif de création favorisant l’expression d’une culture vivante.

Plusieurs articles de ce numéro consacrent donc une place importante à la pratique du design comme agent d’empowerment au sein des communautés autochtones. Le design comme pédagogie amène les créateurs d’objets à mieux saisir l’unicité de leur culture matérielle et à s’engager dans une production contemporaine qui en tient compte. La pratique de l’art et ses divers modes d’expression ouvrent un autre angle à l’importance de l’empowerment. Dans le portfolio intitulé « Porteurs d’espoir », des portraits/témoignages sont destinés à la pédagogie dans les écoles, dix artistes de différentes communautés autochtones expriment en quoi leur engagement en art s’avère être aussi un agent d’empowerment. Les sculptures sonores électroniques de Geronimo Inutiq répondent à une responsabilité culturelle et communautaire envers ses traditions, qu’il tente de transmettre à travers sa musique électronique. Lydia Mestokosho-Paradis interpelle la pensée métisse comme méthodologie de la création face au chaos identitaire auquel fait face aussi la peintre Eruoma Awashish, toutes deux exprimant leur art entre dualité identitaire et harmonie par la création. L’ethnologue brésilienne Marcela Coelho de Souza distingue deux formes de créativité, une occidentale de propriétarisation d’un travail apparaissant comme des extensions de sa propre identité, et une amérindienne où il s’agit de la constitution des personnes les unes par rapport aux autres et de leur construction relationnelle.  

Si l’esprit du design s’avérait l’incubateur de nos recherches en termes de culture matérielle, le cinéma viendra aviver l’empowerment en termes de culture visuelle et de représentation, voire d’autoreprésentation. Dans Leçon de cinéma pour notre époque. Politique du sensible, François Laplantine énonce ceci : « L’ethnographie et le cinéma sont des modes de connaissance par l’écoute et le regard. Pour l’un comme pour l’autre, les phénomènes sociaux sont des phénomènes visuels et sonores. » (2007 : 14) L’élaboration même d’un projet de recherche en transmission culturelle peut s’apparenter à l’écriture d’un scénario au cinéma. Il s’agit ici d’un scénario social rédigé par tous les participants sensibles à leur réalité et aux savoirs qu’elle sous-tend. Le cinéma peut visuellement documenter cette démarche. Notamment, la phase d’archivage et de documentation par la vidéo a un potentiel de recherche ; les archives visuelles attendent patiemment qu’on les délivre en les faisant devenir film. Dans Le goût de l’archive, l’historienne Arlette Farge énonce ainsi « que les archives livrent un non-dit. Dans la brièveté d’un incident provoquant du désordre, elles viennent expliquer, commenter, raconter comment “cela” a pu exister dans leur vie » (1989 : 13). 

Il n’y a pas de scénario préalable dans ce type d’entreprise qu’est la concertation dans une communauté ; il se construit au fur et à mesure qu’il se vit. Il en est ainsi des images tournées au fil des jours, laissant poindre leur projet vidéographique. Carl Morasse, dans son article « Des images d’archives justes ou juste des images d’archives ? » questionne l’ambivalence de toute image. Son film Indian Time « n’a jamais été réfléchi comme un documentaire au sens de documenter un sujet, il propose plutôt l’expérience d’une mise en relation interculturelle » (2018 : 66) où la puissance imageante de l’oralité des témoignages dépasse l’idée d’un simple transfert de contenu. Ana Carolina Estrela da Costa, doctorante en anthropologie à l’Université de Sao Paulo, ouvre une intéressante éclaircie entre pensée amérindienne et cinéma. Son essai de réflexion et d’analogie repose sur les réalisations de cinéastes maxacalis du Brésil. « L’anthropologie, comme le cinéma, est l’expérience esthétique et philosophique d’une altérité partagée entre ceux qui voient, ceux qui sont vus et ceux qui donnent à voir » (Da Costa 2018 : 167). 

Ce numéro est hétéroclite, différentes voix s’y expriment, sous divers modes : témoignages, réflexions méthodologiques des approches collaboratives, évaluation, portfolio artistique. Sa rédaction a permis de rassembler ce qui nous semblait épars, d’entrevoir du système, non pas un système ni le système mais bien du système, mis en branle par une démarche globale de collaboration par la concertation et ce, en s’inspirant de la conception méthodique du design. 

C’est par la création que nous sommes allés à la rencontre de l’Autre. Ce numéro a-t-il réussi cette rencontre souhaitée entre anthropologie et création ? Ce croisement-frôlement entre anthropologie et création aura permis que nous ne restions pas confinés dans nos créneaux respectifs mais que nous nous rencontrions à la fois dans nos ressemblances et nos différences. La création constitue le coeur et le moteur de nos actions. Nous espérons que notre numéro aura convaincu de sa pertinence comme levier de changement.

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