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Je remercie Recherches amérindiennes au Québec de me donner l’opportunité, à l’occasion de son 50e anniversaire, de me remémorer le projet de publication du numéro « Chamanismes des Amériques » (vol. xviii, nos 2-3, 1988). L’histoire de ce numéro thématique remonte à bien loin. Nous sommes en 1986, je suis doctorant au département d’anthropologie de l’UdeM. Je rédige une thèse qui porte sur la vie rituelle des Achuar de l’Amazonie péruvienne sous la direction de Lionel Vallée. Je suis depuis peu membre du Comité de rédaction de Recherches amérindiennes au Québec à la suite de l’invitation de sa présidente Sylvie Loslier. Lecteur et abonné de la revue depuis la fin de l’adolescence, je découvre alors l’univers de RAQ de l’intérieur. La revue a pignon sur la rue de Saint-Vallier, coin de Bellechasse, dans un local situé au rez-de-chaussée et qui donne directement sur la rue. Marcelle Roy, adjointe à la rédaction hors du commun qui m’a épaulé tout au long de la préparation du numéro, y travaille tous les jours de la semaine en plus de gérer les fréquentes consultations du centre de documentation de la revue qui constituait à l’époque une précieuse et rare source d’informations sur les questions autochtones en dehors du milieu universitaire. Les réunions du Comité de rédaction me mettent en contact avec un univers entièrement nouveau et constituent pour moi une riche école de formation au monde de l’édition. C’est en apprenant à évaluer des articles et des projets de numéros thématiques que je me suis progressivement mis à envisager de proposer un projet à mes collègues du Comité.

L’idée d’un numéro portant sur le thème du chamanisme a émergé de l’analyse des données que j’avais récoltées en Amazonie péruvienne dans le cadre d’un projet de recherche dirigé par Lionel Vallée, et qui portait sur les impacts de l’introduction de la biomédecine chez les Achuar. J’avais développé quelques hypothèses et certaines convictions bien préliminaires lors de la rédaction de mon examen de synthèse doctoral, au printemps 1986, en répondant à une question qui me demandait de comparer mes données de terrain portant sur la pratique du chamanisme chez les Achuar avec les données concernant deux autres sociétés, l’une arctique et l’autre nord-américaine. De cette comparaison, je devais dégager un modèle général en insistant sur les similitudes, les différences et leurs transformations dans le temps. Tout un défi auquel j’avais consacré un peu plus d’une soixantaine de pages en me penchant sur les Toungouses de Sibérie et les Pima-Papago du sud-ouest de l’Arizona.

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Les Achuar ont une théorie très particulière sur la santé et sur la maladie. Au moment de mon séjour, ils utilisaient des remèdes à base de plantes et de quelques médicaments commerciaux lorsqu’une personne présentait des symptômes légers, dits sungkúr, au tout début d’un problème de santé. Si les symptômes persistaient plus de trois ou quatre jours ou s’il s’agissait de symptômes graves, alors ils invoquaient une autre catégorie, qu’ils nommaient játa (maladie grave, mort, décès). Le traitement de cette dernière relevait essentiellement des chamanes qu’il fallait s’empresser de consulter pour obtenir un diagnostic afin de déterminer si les symptômes étaient liés à un conflit non résolu ou encore à une rencontre avec un iwianch, une entité malveillante. Rien n’était fortuit dans ce système étiologique puisque, selon les Achuar, játa découlait toujours d’une intention malveillante.

L’idée m’est venue de réunir des contributions portant sur plusieurs aires régionales des trois Amériques à commencer bien entendu par le Nord-Est américain. J’avais conçu une grille thématique à partir d’interrogations qui découlaient de mon terrain chez les Achuar et que j’ai soumise aux contributeurs potentiels, contactés par courrier. Internet venait à peine de voir le jour et n’était pas encore accessible à l’époque. Cette grille a très certainement joué un rôle dans la « lisibilité » du numéro, soulignée par Carole Bouchard (1988). Je souhaitais que le point de vue des chamanes et de leurs collectifs soit au centre de ce numéro. Parmi les questions que je désirais voir traiter par les auteur-e-s, le lien établi par les chamanes avec leurs entités-auxiliaires m’intéressait particulièrement. L’initiation des chamanes était, bien entendu, au coeur de cette question. Chez les Achuar, elle consistait en l’acquisition et l’incorporation de fléchettes nommées tsentsak, transmises aux humains par les Tsunki, des êtres aquatiques à l’origine des pouvoirs chamaniques. Il s’agissait dans mon esprit de réfléchir de façon comparative aux fondements de l’institution chamanique.

La réalisation de ce numéro m’a permis d’avoir de riches échanges avec les auteurs des textes – qui ont généreusement accepté de jouer le jeu et de répondre en partie à la grille de rédaction que je leur avais soumise (voir fig.). Plusieurs de mes professeurs à l’UdeM ont accepté avec enthousiasme de collaborer au numéro : Pierre Beaucage, Norman Clermont et Louise Paradis. Fait cocasse, deux auteurs aux noms homologues Gilles Brunel† et Gilio Brunelli ont également collaboré à ce numéro[1]. Je tenais beaucoup à inclure un texte consacré à la pratique du chamanisme chez les Innu. Jean-René Proulx, qui était alors mon collègue au comité de rédaction de RAQ, a relevé ce défi avec brio en présentant des témoignages tirés du film Mémoire battante d’Arthur Lamothe. Dans une note, Jean-René précisait qu’il avait bénéficié pour ce faire de la collaboration d’Arthur Lamothe, de Rémi Savard, de José Mailhot, de Joséphine Bacon et de Mathieu André. Une liste de noms qui se passe de commentaires… Je me rappelle de longues conversations téléphoniques passionnantes avec Bernard Saladin d’Anglure ou encore un lunch dans un café de l’avenue Gatineau en compagnie de Marie-Françoise Guédon… J’ai également eu de riches échanges par courrier avec Jean-Pierre Chaumeil, que j’avais eu le plaisir de rencontrer à Iquitos en Amazonie péruvienne quelques années auparavant. La lecture de son livre Voir, savoir, pouvoir. Le chamanisme chez les Yagua du Nord-Est péruvien fut pour moi une révélation[2]. J’ai aussi eu de nombreux échanges avec le regretté Donald Morris Bahr (1940-2016), de l’Arizona State University. À la lecture de son livre consacré au chamanisme des O’odham [Pima] du Sud-Ouest américain (Bahr et al. 1974), j’avais été frappé par le fait que les pouvoirs des chamanes étaient associés à l’acquisition et à l’incorporation, au moment de leur initiation, de cristaux de quartz, généralement au nombre de quatre, considérés comme étant de la salive solidifiée de I’toi, le chamane ancestral. Donald Bahr avait rapidement accepté mon invitation et il fut l’un de ceux qui appliqua le plus consciencieusement la grille de rédaction suggérée aux auteurs. Engagement, rigueur et passion sont les mots qui me viennent à l’esprit quand je pense à tous ces collègues chevronnés.

Un texte non sollicité m’avait causé quelques difficultés. Il s’agissait d’un récit composé à la première personne qui racontait le voyage initiatique au Mexique d’une universitaire montréalaise réputée et sa très brève rencontre avec une chamane qui lui avait offert de lui enseigner la pratique. L’auteure se présentait comme une chamane et se situait elle-même entre Carlos Castaneda et Jeanne Favret-Saada. Elle ne possédait cependant ni le talent littéraire du premier, ni la sensibilité ethnographique et analytique de la seconde. J’ai refusé le texte de la manière la plus diplomatique possible, mais l’auteure est revenue à la charge avec une proposition de « notes de terrain » que j’ai dû refuser à nouveau. Pas étonnant que la première phrase de mon introduction au numéro fut : « Le chamanisme est plus que jamais à la mode ». Elle traduisait une préoccupation qui m’a accompagné tout au long de la production du numéro : proposer des interprétations anthropologiques et sociologiques du phénomène et un regard critique sur l’engouement suscité à l’époque par des auteurs d’ethno-romans à succès tels que Carlos Castaneda, Florinda Donner, Lynn V. Andrews et par le manuel d’apprentissage du chamanisme à l’usage des Occidentaux, de l’anthropologue Michael Harner.

Avec le recul, il ne fait aucun doute que la très grande popularité et le succès des ventes de ce numéro, rapidement épuisé[3], sont liés à cet intérêt populaire, à l’époque, pour le chamanisme. En témoigne un compte rendu paru au début de l’année 1989 dans le Guide Ressources, un influent magazine québécois de la mouvance de la contre-culture, du « Nouvel Âge » et des pratiques alternatives, qui saluait la parution du numéro en le qualifiant de « remarquable » et d’« extraordinaire » (Lemieux 1989). De façon révélatrice, l’auteur avait fait sauter le pluriel dans l’intitulé du numéro – « Chamanismes des Amériques » devenant « Chamanisme des Amériques ». Je tenais à ce « chamanismes » au pluriel, et j’en revendique encore aujourd’hui la primeur dans le titre d’une publication, bien que certains attribuent, à tort, à Jane Atkinson (1992) ce premier usage du terme au pluriel[4]. Pour moi, le pluriel indiquait un refus d’essentialiser le phénomène en le considérant au singulier, à la suite de l’historien des religions Mircea Eliade et de bon nombre d’anthropologues, comme une expression archaïque de l’attitude magico-religieuse d’une hypothétique première humanité. Il s’agissait plutôt de souligner son actualité et sa très grande diversité géographique, historique, sociale et politique en insistant sur l’agir et le point de vue de ses praticiens.

Grille de rédaction soumise aux auteurs du numéro sur le chamanisme

Grille de rédaction soumise aux auteurs du numéro sur le chamanisme

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Le numéro a fait l’objet de mentions et de recensions dans divers médias, dont la revue Sans réserve, le journal La Presse, la revue Horizons interculturels, le bulletin Le Nigog +, le journal Forum de l’Université de Montréal, la revue L’Ethnographie et la revue L’Homme. Emmanuel Désveaux (1989 : 157) écrivit : « La richesse ethnographique de cette publication mérite d’être soulignée. Abondamment illustrée et bien présentée, elle fera rapidement référence ». Carole Bouchard (1988) évoquait : « Une grande rencontre avec les esprits du monde chamanique ». Lily Tasso (1988), dans sa chronique du journal La Presse, écrivit : « Pour connaître davantage et comprendre un peu mieux ceux et celles qui, les premiers, ont peuplé nos terres, la lecture de cette publication s’impose. » Avec une pointe d’humour, Chantal Mantha (1988) souligna que le numéro « n’intéressera pas que les anthropologues, mais bien tous ceux et celles que l’inconnu attire. On n’y trouve pas de recettes pour guérir, prévoir l’avenir ou faire pleuvoir, mais peut-être dans les bibliographies… » Robert Lacombe (1989) rédigea un long compte rendu du numéro dans la revue L’Ethnographie. Il écrivit, en conclusion :

[…] ce numéro spécial sur Les chamanismes des Amériques offre une grande richesse d’expériences, une somme de résultats de travail sur le terrain. Ce recueil d’articles nous semble fort important pour une meilleure connaissance du chamanisme ancien et actuel. C’est pourquoi nous espérons vivement que, comme l’a fait naguère L’Ethnographie, les Recherches amérindiennes au Québec lui donneront bientôt, en guise de suite, un second volume !

ibid. : 150[5]

Inutile de préciser qu’aucune autre de mes publications n’a fait l’objet d’une telle réception en dehors du milieu académique…

Je pense qu’un autre élément lié au succès des ventes de ce numéro est sa page couverture qui était illustrée par une gravure en couleur sur pierre et pochoir de l’artiste inuite Jessie Oonark (1906-1985) intitulée « A Shaman’s Helping Spirits ». J’étais tombé sur une reproduction de cette magnifique gravure en feuilletant un numéro de la revue Inuktitut de l’été 1986 dans le centre de documentation de RAQ. La succession de Jessie Oonark a gracieusement accordé à la revue la permission de reproduire l’oeuvre. Intitulée « A Shaman’s Helping Spirits » par l’artiste, cette gravure illustrait parfaitement une dimension essentielle des textes réunis dans le numéro et qui concernait les liens qu’établissent les chamanes avec leurs esprits ou entités auxiliaires lors de l’initiation et, par la suite, dans tous les contextes de leurs pratiques. Lors de la sortie du numéro, je me souviens de la réaction enthousiaste de la regrettée Sylvie Vincent qui me confia qu’elle le trouvait très beau.

Actualité de la thématique

Historiquement, la discipline anthropologique a fréquemment souligné le caractère problématique des concepts de chamane et de chamanisme et de leur utilisation à des fins d’analyse comparative. Des réticences avaient déjà été formulées au début du xxe siècle par Arnold Van Gennep (1923). Plus récemment, Håkan Rydving (2011) qualifia les études sur le chamanisme d’illusion scientifique[6]. Selon lui, un individu désigné par le terme « chamane » ne serait pas une personne mais un concept du discours scientifique en décalage avec la réalité. C’est aller un peu vite en affaire que de nier le caractère opérationnel de ces concepts qui ont permis des descriptions précises, denses et personnalisées de ces spécialistes – qui se caractérisent justement par leur singularité au sein de leur collectif. Dans la présentation du numéro, je soulignais d’entrée de jeu, avec Roberte Hamayon (1982 : 13), la « déconcertante diversité du chamanisme » mais également l’impression de profonde unité du phénomène qui se dégage d’une analyse comparative qui adopte un point de vue interne, c’est-à-dire celui de ses usagers.

Les concepts de force, d’énergie et de pouvoir sont omniprésents dans la littérature anthropologique consacrée au chamanisme sans qu’ils soient pleinement explicités, faute d’un modèle véritable. Pourtant, il m’apparaissait, à l’époque et plus encore aujourd’hui, qu’il s’agit d’une dimension centrale des systèmes d’agir et de pensée en question. Comme l’a souligné Roberte Hamayon, agir en chamane implique une reconnaissance de la part de la communauté. C’est que partout les chamanes affirment agir en fonction de puissances qui leur sont au départ extérieures mais qu’ils incorporent et deviennent capables de contrôler après une initiation qui est destinée à leur conférer de nouvelles compétences et expertises, bref un statut et des pouvoirs. L’initiation est fréquemment conçue comme une relation d’alliance matrimoniale établie avec une entité-auxiliaire : les chamanes sont réputés agir dans le domaine humain au nom des pouvoirs que leur confère cette dernière.

Au cours des dernières années, j’en suis arrivé à deux constats concernant les dimensions essentielles des chamanismes : 1) l’auxiliaire est généralement une entité prototypique, par exemple l’esprit ou l’entité-maître de l’espèce de l’animal auxiliaire en question (Crépeau 2015) ; 2) la transformation effectuée par l’incorporation de substances lors de l’initiation permet aux chamanes d’acquérir un statut asymétrique dans leur société. Cette « matérialisation du pouvoir » chamanique semble être très concrète, car elle a été rapportée dans diverses régions du monde (Crépeau 2007). Cette transformation est corporelle et mentale, sans distinction, puisque les cosmologies en question postulent l’unité corps-esprit et non la dualité cartésienne sujet-objet. Les substances proviennent d’entités prototypiques, plus précisément d’entités ancestrales qui garantissent l’autorité et les pouvoirs ainsi transférés aux fiduciaires des substances en question que sont les chamanes.

La littérature portant sur les chamanismes s’est considérablement accrue depuis la parution du numéro en 1988. Le thème est toujours très actuel et les questions qu’il soulève demeurent à peu près les mêmes, à commencer par une remise en question de la raison occidentale encore largement fondée sur le cogito cartésien. À la fois institutions sociales et méthodes, les chamanismes ont été et sont encore fréquemment réduits à un modèle de type magico-religieux. Cependant de nombreux auteurs, incluant ceux du numéro « Chamanismes des Amériques », ont souligné que les chamanismes constituent des forces historiques, sociales et politiques centrales pour penser le monde d’aujourd’hui et son devenir (Crépeau et Bousquet 2012 : 8).