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La revue Recherches amérindiennes au Québec a participé activement à l’une des aventures les plus excitantes de l’histoire de l’archéologie québécoise : la découverte de sites archéologiques associés aux premières occupations humaines du territoire. C’est dans la revue que nous avons appris qu’il existait des sites très anciens au Québec, des sites associés à la période paléoindienne. Au début on se forçait pour dépasser la barrière de 8000 ans avant le présent (toutes les dates dans ce texte sont non calibrées). Quand cette barrière a été franchie, les archéologues se sont attaquées à la barrière de 10 000 ans, et celle-ci a été franchie aussi. Toute cette aventure s’est déroulée dans les pages de la revue au courant des années 1980, 1990 et 2000. Et il est fascinant, en 2021, de regarder vers l’arrière et de constater jusqu’où nous sommes rendus aujourd’hui dans nos connaissances sur ces premiers occupants, les Paléoindiens, et comment notre science a évolué rapidement en si peu de temps. Ce court texte reprend les points saillants de trois articles clés publiés dans la revue pour présenter cette aventure archéologique de chez nous.

Notre aventure comporte deux principaux acteurs, deux archéologues qui ont consacré leurs carrières à l’archéologie du Québec et qui ont souvent publié leurs découvertes dans les pages de Recherches amérindiennes au Québec : Pierre Dumais et Claude Chapdelaine. Les trois textes que nous abordons démontrent qu’en archéologie, il faut souvent compter sur la chance, mais ce qu’il faut surtout c’est de la persévérance. Ces deux archéologues montrent par le biais de leurs articles comment on peut proposer un scénario pour reconstituer l’histoire ancienne des peuples autochtones qui ont occupé le territoire après le retrait des glaces et que, par un travail de terrain soutenu et de la persévérance, on peut finalement démontrer que le sol québécois recèle autant de merveilles archéologiques anciennes que chez nos voisins américains au sud et ontariens à l’ouest.

Ces trois articles représentent chacun un bond dans notre compréhension de la période paléoindienne. Les textes sont essentiellement descriptifs et présentent pour la première fois au public de nouveaux sites archéologiques et les artefacts qui y ont été retrouvés. En même temps, on voit dans chacun des articles le noyau d’un programme de recherche sur les sites paléoindiens du sud-est du Québec qui s’épanouira au courant des décennies qui suivront. Ces programmes de recherche seront réalisés rapidement et publiés surtout sous forme de monographies qui permettront de mettre les sites dans leur contexte archéologique et environnemental (Chapdelaine 1994, 2007 ; Dumais 1988). Les trois articles commentés ici incluent une discussion assez détaillée du contexte environnemental qui encadre le site archéologique. Une attention particulière est portée à l’évolution du paysage physique après le retrait du glacier (niveaux des eaux marines et des lacs ou mise en place de terrasses marines et systèmes hydrographiques, par exemple). Cette attention au contexte environnemental est typique pour la recherche centrée sur les Paléoindiens en Amérique du Nord. L’environnement étant très changeant et dynamique à la fin du Pléistocène et au début de l’Holocène, on présume que les chasseurs-cueilleurs de cette période devaient composer avec plusieurs défis et que, dans une certaine mesure, ces « contraintes » environnementales devaient influencer leur schème d’établissement, leur technologie et leur organisation sociale.

En 1985, la revue a publié un numéro consacré aux premières occupations humaines du Québec, du Maine et de l’île du Prince-Édouard sous la direction de Claude Chapdelaine (vol. 15, nos 1-2). Le titre du numéro était certes évocateur – Des éléphants, des caribous… et des hommes. La période paléoindienne – et aussi un peu ambitieux étant donné nos connaissances limitées sur ces groupes en 1985 et le peu de sites archéologiques connus dans la région. Dans ce numéro, Pierre Dumais et Gilles Rousseau ont présenté trois sites archéologiques localisés dans le nouveau parc du Bic longeant le fleuve Saint-Laurent dans la région du Bas-Saint-Laurent (« Trois sites paléoindiens sur la côte sud de l’estuaire du Saint-Laurent », 1985, vol. 15, nos 1-2). Ces sites, par leur emplacement géographique sur des anciennes terrasses marines, ont poussé l’archéologue et le géomorphologue à proposer qu’ils étaient très anciens, probablement datant de l’intervalle 8000 à 9000 AA et donc associés aux Paléoindiens récents. Ces groupes paléoindiens récents étaient mieux connus dans la région voisine de la Gaspésie grâce aux recherches effectuées par José Benmouyal (1981, 1987) et avant lui, dans les années 1960 et 1970, par l’abbé Roland Provost (Mimeault 1991).

L’article de Dumais et Rousseau est surtout mémorable parce qu’il propose un lien étroit entre les Paléoindiens récents du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie et les ressources de la mer, en particulier l’exploitation de mammifères marins comme les phoques. Bien que ces sites n’aient pas livré de restes osseux, la localisation systématique des sites sur des terrasses marines faisant face à la mer suggérait pour Dumais et Rousseau une adaptation maritime des Paléoindiens récents, ce qui était tout à fait nouveau comme mode de vie proposé pour des Paléoindiens dans le Nord-Est. D’autres chercheurs offriront par la suite des interprétations similaires pour la Nouvelle-Angleterre, notamment Robinson (2012) et Spiess (2019).

Le deuxième article que j’aborde ici est écrit par Claude Chapdelaine et Steve Bourget et il présente le site paléoindien récent de Rimouski (« Premier regard sur un site paléoindien récent à Rimouski (DcEd-1) » 1992, vol. 22, no 1). Le site fut découvert lors de travaux d’archéologie préventive en préparation de l’aménagement d’une nouvelle autoroute qui allait contourner la ville de Rimouski. L’emplacement géographique du site sur une flèche littorale à 86 mètres d’altitude a fait réaliser aux archéologues que le site devait être assez ancien.

Le site était très grand, étalé sur au moins trois aires d’occupation. L’équipe a fouillé et décapé un total de 485 mètres carrés et récupéré 132 outils et 25 000 éclats. Parmi les outils récupérés, il y avait des pointes à retouches parallèles typiques du Paléoindien récent et presque identiques aux pointes de style Sainte-Anne décrites par Benmouyal en Gaspésie (Benmouyal 1987). Notons que les auteurs proposent une adaptation basée surtout sur l’exploitation du caribou, ce qui ne correspondait pas au modèle proposé au Bic par Dumais et Rousseau pour les mêmes groupes, à seulement 20 km de distance. Chapdelaine et Bourget font valoir l’importance des études multidisciplinaires (géomorphologie, pédologie, palynologie) qui devront être approfondies si on veut vraiment comprendre ce site important. Au moment de sa publication, l’aspect le plus frappant pour les archéologues était l’obtention de deux datations au radiocarbone pour le site, dont une qui dépassait 8000 ans AA. Pour la première fois, les archéologues du Québec avaient franchi le seuil de 8000 ans AA !

Le troisième article présente en primeur au public le premier site fouillé au Québec avec des pointes à cannelure, et donc le premier site datant clairement du Paléoindien ancien. Il s’agit du site Cliche-Rancourt, situé dans la région de Mégantic, en Estrie, et fouillé par Claude Chapdelaine et l’équipe de l’école de fouilles de l’Université de Montréal (« Des chasseurs de la fin de l’âge glaciaire dans la région du lac Mégantic : découverte des premières pointes à cannelure au Québec », 2004, vol. 34, no 1). Cette découverte, et l’article qui a suivi, a causé une commotion dans la communauté archéologique québécoise. L’article décrit les aires de fouille sur le site et les occupations. De fait, le site semble contenir plusieurs occupations dont au moins une datant du Paléoindien ancien, mais aussi des occupations datant du Paléoindien récent ou de l’Archaïque ancien. Chapdelaine décrit la situation géographique du site qui est à proximité de cols de 430 m d’altitude permettant aux Paléoindiens de traverser les montagnes et de circuler entre les bassins versants de la Chaudière et de la Kennebec. La stratigraphie du site retient particulièrement l’attention de l’auteur, car elle révèle que des artefacts y sont enfouis profondément (> 40 cm). L’enfouissement relatif des artefacts permet à Chapdelaine de proposer que l’occupation datée du Paléoindien ancien serait enfouie à plus de 15 cm de profondeur, alors que l’occupation plus récente, datant probablement du Paléoindien récent, serait dans la couche première de 0 à 15 cm de profondeur. Seulement deux pointes à cannelure ont été trouvées, en 2003. Les deux partagent la morphologie des pointes dites Michaud-Neponset, ce qui place le site dans une tranche de temps allant de 10 500 à 10 200 ans AA. L’archéologie québécoise avait (enfin) franchi le seuil de 10 000 ans AA !

Pierre Dumais a été un pionnier dans l’archéologie du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie, et il avait une passion pour les occupations anciennes du territoire québécois. Avec son collègue Gilles Rousseau, il a suivi son penchant pour l’étude des sites anciens et a découvert un site paléoindien au Témiscouata, qui demeure le plus vieux site de l’intérieur des terres dans toute la région (Dumais et Rousseau 2002). Ses recherches à La Martre et à Mitis (Dumais et al. 1996) lui ont permis d’approfondir le travail de Benmouyal en Gaspésie et ont ouvert la porte à une nouvelle génération qui a su prolonger jusqu’au présent l’étude des Paléoindiens récents en Gaspésie (Chalifoux 1999 ; Kolhatkar 2020). Finalement, il ne faut pas oublier que c’est aussi sa passion pour les Paléoindiens qui a amené Dumais et l’équipe d’Ethnoscop à se concentrer sur l’Estrie et qui a mené à la découverte du site Cliche-Rancourt en 1995 (Ethnoscop 1995).

Claude Chapdelaine est bien connu par les lecteurs de cette revue, et ses nombreuses contributions ne se limitent pas à la période paléoindienne. Mais il a été piqué par la « bibitte » du Paléoindien très tôt dans sa carrière, comme plusieurs autres archéologues d’ailleurs, en 1982 quand il est allé fouiller sur le site Paléoindien de Vail au Maine. Le site Vail est à seulement 30 km de la frontière avec le Québec et à 50 km du site Cliche-Rancourt. D’ailleurs, en 1985 Chapdelaine avait déjà signalé qu’il fallait chercher en Estrie si on voulait trouver un site du Paléoindien ancien (Chapdelaine 1985) ; ce fut une hypothèse prophétique ! Depuis ses recherches au site Cliche-Rancourt, Chapdelaine a continué à suivre les pistes des Paléoindiens en Estrie. Avec Éric Graillon, il a fouillé deux sites clés du Paléoindien récent : Kruger 2 et Gaudreau (Chapdelaine et Graillon 2020 ; Graillon et al. 2012). Ces sites sont importants, car ils comblent un vide dans la distribution géographique des Paléoindiens dans le sud-est du Québec et nous aident à relier les occupations de la Gaspésie et du Bas-Saint-Laurent avec celles du nord de la Nouvelle-Angleterre. Finalement, la fouille du site Cascades 5 nous a fourni pour la première fois un site de l’Archaïque ancien en Estrie, site qui est plus vieux que 8000 AA et qui permet pour la première fois de faire un lien concret entre les Paléoindiens et les populations archaïques qui les ont suivis dans le sud du Québec (Chapdelaine et al. 2015).

La recherche archéologique sur les Paléoindiens dans l’est de l’Amérique du Nord est aujourd’hui un domaine de recherche très dynamique (Chapdelaine 2012 ; Gingerich 2013, 2018). C’est surtout un domaine interdisciplinaire qui encourage les archéologues à travailler en étroite collaboration avec les collègues en palynologie, géomorphologie, pédologie et plusieurs autres sciences naturelles. Dumais et Chapdelaine ont été des pionniers dans cette archéologie interdisciplinaire liée aux Paléoindiens, et leurs publications dans cette revue ont permis d’incorporer cette archéologie du Paléoindien québécois à la grande trame du peuplement humain du continent. Trente-cinq ans après la parution du numéro de RAQ sur les Paléoindiens, nous constatons que la discipline a fait des avancées importantes dans la reconstitution de l’environnement, grâce à nos collègues géographes qui nous ont épaulés et accompagnés depuis 1985 (voir par exemple Chapdelaine et Richard 2017 ; Richard 2020). Nous en savons aussi beaucoup plus sur la faune de la période paléoindienne (par exemple Harington 2003 ; Occhietti et al. 2001), et sur le site Kruger 2 les archéologues ont récupéré près de 10 000 restes osseux, incluant des os de poissons, ce qui était auparavant inconcevable pour un site paléoindien dans le Nord-Est américain (St-Germain et al. 2020). Nos connaissances sur les premiers occupants du territoire ont évolué énormément durant les cinquante ans d’existence de la revue. Nous prévoyons que la revue participera à cette aventure durant les prochains cinquante ans, car le terreau québécois cache encore beaucoup de secrets à cet égard.