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La rédaction de ce texte a pris une tournure particulière alors que tous les protagonistes dont il sera question ici sont décédés dans les deux dernières années. Nous désirons rendre ici hommage à ces quatre anthropologues, dont les travaux peuvent être considérés comme fondateurs de RAQ et de l’anthropologie au Québec. En effet, l’importante contribution de Rémi Savard, Sylvie Vincent, José Mailhot et Serge Bouchard a eu une influence profonde et durable sur les générations d’anthropologues formés au Québec qui les ont suivis. Dans le champ de l’anthropologie algonquiniste, ces auteurs ont eu une influence si importante qu’il est impossible aujourd’hui d’entamer une discussion sur les cosmologies algonquiennes au Québec sans se référer d’une façon ou d’une autre aux travaux de ces collaborateurs du Laboratoire d’anthropologie amérindienne (LAA). Sans vouloir refaire l’histoire de ce regroupement de chercheurs – une histoire qui appartient pour le moment davantage à la tradition orale qu’à l’histoire écrite – nous chercherons à exposer le contexte qui a permis sa formation et sur lequel s’est appuyé son programme. Si le LAA a eu une existence limitée dans le temps – de la fin des années 1960 au milieu des années 1970 – on peut malgré tout parler d’un véritable programme de recherche qui s’est déployé au-delà même de l’existence concrète du Laboratoire.

Quel était ce programme de recherche ? On pourrait rapidement le qualifier ainsi : comprendre les cultures autochtones à partir de leurs propres termes, et ce, en vue d’appuyer leur affirmation politique. Une visée éminemment anthropologique, convenons-en. Dans un premier temps, ce programme de recherche s’est surtout intéressé à des considérations propres au structuralisme, soit la mythologie, la ritualité, les classifications animales et les êtres autres qu’humains, comme on peut le voir dans les trois textes dont il est question ici (voir aussi Savard 1969 ; 1985 ; 2004 ; Mailhot 1971 ; Vincent 1976). Dans un deuxième temps, les collaborateurs du LAA se sont aussi intéressés à des questions relevant davantage de l’anthropologie sociale comme la parenté et l’organisation sociale (Mailhot 1993 ; Savard 1971), les récits de vie (Bouchard 1977 ; Vincent 1983), la politique (Savard 1981 ; Savard et Proulx 1982), mais aussi l’histoire (Savard 1996 ; Mailhot 1996 ; 2004 ; Vincent 2009). Notons également que certains textes et ouvrages des collaborateurs du LAA ont réuni les deux approches, combinant une analyse cosmologique à une analyse politique et sociale. C’est le cas, entre autres, du livre Le rire précolombien dans le Québec d’aujourd’hui de Rémi Savard (voir aussi Vincent 1977 et 1991). On pourrait voir dans ces travaux l’aboutissement logique du programme de recherche du LAA en ce que la démarche anthropologique et ethnographique permet de traduire des conceptions autochtones issues d’un mode de vie traditionnel dans le but de les mettre en dialogue avec leur affirmation politique contemporaine.

Les textes du LAA qui ont servi de base à la présente réflexion sont parus dans le numéro « Signes et langages des Amériques » dirigé par José Mailhot, Jacques Morissette, Luc Racine, Rémi Savard et Sylvie Vincent. Ce recueil d’essais inspirés par le structuralisme comprend des textes portant sur les Innus, les Senecas, les Kwakwaka’wakw ou Kwakiutls et les Quechuas. Le motif de la page couverture représente le Mishtapeu d’un chasseur de la bande d’Ungava tiré du livre Naskapi, the Savage Hunters of the Labrador Peninsula de Frank G. Speck

Les textes du LAA qui ont servi de base à la présente réflexion sont parus dans le numéro « Signes et langages des Amériques » dirigé par José Mailhot, Jacques Morissette, Luc Racine, Rémi Savard et Sylvie Vincent. Ce recueil d’essais inspirés par le structuralisme comprend des textes portant sur les Innus, les Senecas, les Kwakwaka’wakw ou Kwakiutls et les Quechuas. Le motif de la page couverture représente le Mishtapeu d’un chasseur de la bande d’Ungava tiré du livre Naskapi, the Savage Hunters of the Labrador Peninsula de Frank G. Speck

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La présentation du Laboratoire d’anthropologie amérindienne

Il nous semble important de souligner que les trois textes dont il sera question ci-dessous sont précédés d’une présentation (LAA 1973) dont les coauteurs semblent être les trois membres du LAA : Rémi Savard, José Mailhot et Sylvie Vincent. D’emblée, ceux-ci situent leur projet de recherche dans un cadre qu’ils qualifient de « très ancien » : les rapports entre la langue et la culture qu’ils entendent explorer dans une perspective sémiotique à partir de trois domaines : le récit, le rituel et le lexique.

Leur conception du récit est alors influencée par les propositions émises par Claude Lévi-Strauss dans son article séminal « La structure des mythes ». Le récit fait sens à partir de « paquets de relations » qui se déploient dans un temps qui est réversible. Les auteurs soulignent sa « puissante dimension religieuse : à ce niveau limite du discours humain, l’homme se nie comme émetteur et tend à attribuer le message à un locuteur surnaturel (révélation) », ce qui permettrait de « fonder dans l’absolu la vision toute arbitraire du monde à laquelle l’homme a accès par le prisme de sa langue » (LAA 1973 : 10). Le rituel est également présenté à la faveur du tournant linguistique comme un mode de discours qui prend la forme d’un système de signes où se confondent le verbal et le non-verbal. Il utilise toute la langue tout en étant interprété par elle. Les auteurs postulent qu’il existe une homologie de structure entre le mythe et le rite tout comme entre la langue et la culture. Ils adhèrent ainsi à un programme de recherche portant sur les schèmes conceptuels qualifiés de « modèles conceptuels » (ibid.) où la culture est conçue comme « un système de relations entre des concepts » qui permettrait la recherche de « codes mentaux ». L’analyse du lexique permettrait en ce sens de décrire une culture particulière dans les termes mêmes de cette culture.

Les auteurs de la présentation précisent que leur réflexion découle de discussions informelles portant sur l’analyse structurale du récit de l’enfant couvert de poux, dans lequel apparaissent diverses espèces animales, notamment le castor, ainsi que l’étiologie du rituel de la tente tremblante. Un séminaire hebdomadaire amorcé au printemps 1972 a été consacré à la discussion de ce récit. La liste des participants à ce séminaire, mentionnée dans une note de bas de page, inclut notamment Joséphine Bacon, Serge Bouchard, Martine Landriault, Luc Racine et Marcel Détienne[1].

Structure du récit, du lexique et du rituel dans « Signes et langages des Amériques »

Dans « Structure du récit », Rémi Savard aborde le récit innu de l’enfant couvert de poux dans toute sa complexité structurelle et symbolique. Voulant discerner les mécanismes de la « grammaire narrative » innue, ce texte de Savard pose une réflexion sur la façon d’envisager et de découper les enchaînements d’images des mythes autochtones. Partant du constat que l’analyste étranger est ultimement contraint de débuter son analyse d’un point de vue étique, Rémi Savard soutient qu’un inventaire étique des images mythiques, lorsqu’il est confronté au texte, permet « d’en arriver à éliminer, à confirmer ou le plus souvent à préciser ces inventaires, et d’accéder à l’organisation émique » (Savard 1973 : 19). C’est donc à partir de cette remarque méthodologique que Savard entame l’analyse du récit de l’enfant couvert de poux et divise les images présentes dans le mythe selon qu’elles se déploient sous un registre sonore ou sous un registre visuel. Sans résumer le détail de l’analyse, mentionnons qu’à partir de ce premier découpage, Savard est en mesure de discriminer les différents thèmes qui marquent la structure du mythe. Il explique ainsi comment le récit de l’enfant couvert de poux instaure les relations écologiques entre humains et animaux, notamment celles entre mangeurs et mangés, les êtres humains étant à la fois des mangeurs de gibier tout en étant eux-mêmes mangés par les poux. Le mythe fait également la narration de l’émergence des grandes périodicités du monde. En effet, à l’issu du récit, les oiseaux de l’été sont libérés et les animaux de l’été et de l’hiver s’entendent pour partager les saisons. L’alternance des saisons amène avec elle la temporalité et donc d’autres grands cycles tels que la migration des oiseaux, le cycle de la vie et de la mort, etc. Signalons que Savard reprendra l’analyse de ce récit dans un livre intitulé La Forêt vive paru en 2004. Le récit est désormais intitulé : « L’enfant abandonné : l’origine de l’été »[2].

Dans « Structure du lexique », Serge Bouchard et José Mailhot proposent une analyse des catégories innues de classification animale à partir d’une perspective à la fois influencée par l’ethnoscience américaine et par un structuralisme plus proche de La pensée sauvage que des Mythologiques. Ce travail conjoint est avant tout le fruit d’un travail indépendant des deux auteurs qui est tiré, pour Serge Bouchard, d’un mémoire de maîtrise (Bouchard 1973) et, pour José Mailhot, d’une thèse de doctorat qui n’a malheureusement jamais vu le jour (voir Mailhot 2021). L’analyse de Bouchard et Mailhot démontre que les Innus utilisent plusieurs systèmes de classification des animaux selon leur morphologie (animal à quatre pattes, animaux aquatiques, etc.), leur distribution spatio-temporelle (les animaux d’hiver, les animaux d’été, etc.), leur habitat et leur locomotion, mais aussi selon une hiérarchie de pouvoirs. Du point de vue de l’étude des cosmologies autochtones, cet article est particulièrement intéressant en ce qu’il pose l’importance de la notion de maître des animaux. Notant que cette notion n’a pas été traitée de façon systématique par l’anthropologie algonquiniste, Bouchard et Mailhot soulignent que la « relation chasseur-animal se transforme et devient beaucoup plus spirituelle puisque, si les animaux sont contrôlés par des chefs, le chasseur n’est plus le seul maître de son destin » (Bouchard et Mailhot 1973 : 65). De façon complémentaire, les deux auteurs s’intéressent à la hiérarchie des animaux à pouvoir maléfique (i.e. mantush), une classification qu’ils opposent, comme en porte-à-faux, à celle du pouvoir bénéfique (i.e. manido) chez les Ojibwas (voir Black 1967). De ces deux systèmes de classification, Bouchard et Mailhot concluent que la « classification hiérarchique du pouvoir maléfique s’insère dans une philosophie du pouvoir : elle serait la facette négative d’un système selon lequel l’homme se voit impliqué dans un univers dont le principe intégrateur est la distribution du pouvoir chez les êtres vivants » (ibid. : 65).

Dans « Structure du rituel », Sylvie Vincent propose une analyse du rituel de la tente tremblante en s’intéressant plus particulièrement au rôle qu’y tient la figure de Mishtapeu[3]. Vincent y adopte une approche du rituel qui est résolument structuraliste : « Le rituel est un langage et comporte des règles […]. En tant que langage, tout rite possède également une structure, exploite un certain nombre d’axes et de dimensions et établit entre eux des relations. » (Vincent 1973 : 71) Cette posture lui permet d’établir une véritable cartographie du rituel de la tente tremblante au centre de laquelle se situe l’officiant, cartographie marquée par les oppositions entre le haut et le bas, le jour et la nuit, le soleil levant et le soleil couchant, les êtres bienveillants et les êtres malveillants. Dans un deuxième temps, elle s’affaire à démêler un imbroglio qui a marqué l’anthropologie algonquiniste du début et du milieu du xxe siècle autour de la figure du Mishtapeu. Contrairement à Speck qui voyait en cette notion « l’âme » des chamanes, ou encore à Flannery et Cooper qui envisageaient cette notion comme « l’esprit de la tente tremblante », Vincent argumente de façon convaincante que les Mishtapeuat sont une collectivité d’entités non humaines englobées par un chef (i.e. utshimau) et qui sont dotées d’esprit (i.e. atshak) et constituées de chair et d’os. Sylvie Vincent pose les bases d’une réflexion sur le caractère à la fois singulier et multiple des esprits dans les cosmologies autochtones :

L’addition continuelle d’éléments nouveaux pour former un être unique de plus en plus grand selon un processus qui n’a aucune raison de s’arrêter traduirait l’idée d’infiniment grand, tandis que la subdivision continuelle d’un élément unique rendrait l’idée d’infiniment petit. L’idée d’une addition et d’une division qui pourraient se prolonger sans cesse me paraît contenue dans le concept de Mishtapeu de même que l’idée d’un tout qui reste lui-même quel que soit le nombre de ses parties.

ibid. : 82

En dernière analyse, Mishtapeu agit à titre de médiateur entre l’officiant et les maîtres des animaux qui se manifestent dans la tente tremblante, bref entre les autres qu’humains qui sont « garants d’un équilibre entre la vie et la mort » (ibid. : 82) et les humains.

Les influences du Laboratoire d’anthropologie amérindienne

Au moment où paraît le dossier « Signes et langages des Amériques », l’anthropologie est une discipline encore jeune au Québec, tout comme la revue Recherches amérindiennes au Québec qui en est alors à son troisième volume. Le LAA construit son programme de recherche à partir de trois influences : le structuralisme lévi-straussien, l’anthropologie algonquiniste anglophone et les travaux du botaniste Jacques Rousseau (1905-1970). À propos de ce dernier, nous croyons qu’il ne faut pas sous-estimer son influence sur les chercheurs du LAA. Fait significatif, le premier livre de Rémi Savard – Carcajou et le sens du monde (1971) – est dédié à la mémoire de Jacques Rousseau, décédé un an auparavant. D’ailleurs, Serge Bouchard écrira, des années plus tard, au sujet de Rémi Savard : « Il a pris la relève de Jacques Rousseau, […] aussi désagréable, passionné, fou que le vieil homme aux cheveux blancs » (2010 : 40). Avant les années 1960, Jacques Rousseau est un des seuls chercheurs à publier des travaux en français à propos des peuples autochtones du Québec (Gélinas 2000 : 191). Anthropologue autodidacte, Rousseau a merveilleusement décrit différentes facettes de la culture des Cris du Lac Mistassini – qu’il a fréquentés dans le cadre d’expéditions botaniques – notamment leur gastronomie, leurs rituels, leur culture matérielle et leur spiritualité. Si Rousseau s’est fait anthropologue « sur le tard », il était toutefois bien implanté dans la communauté algonquiniste de l’époque, comme en témoigne sa volumineuse correspondance avec Alan Burgesse, John Cooper, Regina Flannery, Julius Lips, Edward S. Rogers, Frank G. Speck mais aussi avec des canons de l’anthropologie de l’époque tels que Claude Lévi-Strauss, Alfred Métraux et Franz Boas[4]. Ainsi, même si la contribution de Jacques Rousseau à l’anthropologie algonquiniste se situe principalement au niveau de la description ethnographique, on lui doit néanmoins l’idée du dualisme religieux, qui explique que les Cris sont à la fois animistes et chrétiens sans que cela soit vécu comme une contradiction (Rousseau et Rousseau 1952). Plusieurs ont également souligné l’engagement social qui a marqué ses travaux avec les populations autochtones du Québec (Gélinas 2000 ; Laverdière et Carette 1999 ; Tremblay et Thivierge 1986). Il nous semble que l’engagement social et politique dont ont fait preuve tout au long de leur carrière Rémi Savard, José Mailhot, Sylvie Vincent et Serge Bouchard s’inscrit dans la continuité de cet acte fondateur de l’anthropologie québécoise qu’est l’oeuvre de Jacques Rousseau. On peut donc dire que, de Jacques Rousseau, les chercheurs associés au LAA ont retenu une certaine posture vis-à-vis de la recherche qui s’est concrétisée par un engagement politique pour la reconnaissance des peuples autochtones au Québec et au Canada et par une prise de parole dans la sphère publique.

Il ne faudrait pas non plus sous-estimer l’influence profonde des algonquinistes anglophones ni, plus particulièrement, celle du travail de Mary Black-Rogers sur le programme de recherche entrepris par le LAA. Dans un texte en hommage à José Mailhot, Peter Armitage souligne que Mailhot considérait Mary Black comme une « maître à penser », et cette dernière avait séjourné à Montréal à l’invitation de Rémi Savard pour participer aux activités du LAA (Armitage 2020 : 102). Pour sa part, Serge Bouchard (1973 : 2) présente son mémoire de maîtrise en affirmant vouloir rendre compte des résultats de la thèse de doctorat de Mary Black consacrée à l’ontologie ojibwa, thèse qui, ajoute-t-il,« sous bien des aspects, a influencé la nôtre ». En effet, dès sa thèse de doctorat, Mary Black-Rogers avait pris un certain tournant linguistique – qui se distinguait toutefois du structuralisme lévi-straussien au profit de l’ethnoscience américaine. Ce sont les questions de sémantiques et de taxonomie qui marqueront ses travaux auprès des Ojibwas. Il faut aussi souligner que les travaux de Black-Rogers sont à situer dans une nouvelle vague de travaux algonquinistes. En effet, alors que ses prédécesseurs – les Speck, Cooper, Flannery et Skinner de ce monde – proposaient des recherches plus descriptives qu’analytiques, les travaux de Black-Rogers se situent plutôt dans la continuité de ce qu’avait amorcé Irving Hallowell (1960) – et qu’on pourrait même faire remonter jusqu’à Paul Radin (1914) –, en présentant des analyses appuyées par un cadre théorique plus développé et affirmé. Les travaux du LAA se situent donc dans cette lignée de travaux algonquinistes qui rompt avec le culturalisme américain au profit de nouvelles approches théoriques influencées par le cognitivisme et la linguistique. Notons aussi qu’à la même époque, l’alternative principale au tournant linguistique chez les algonquinistes était un matérialisme inspiré par l’écologie culturelle américaine (Charest 1980 ; Feit 1971) ou encore par le marxisme (Leacock 1958 ; Tanner 1979). Sans avoir ignoré ces travaux, ces deux approches n’ont pas eu une influence déterminante sur le programme de recherche du LAA.

Le LAA dans la longue durée

La principale influence du dossier présenté par le LAA dans « Signes et langages des Amériques » reste néanmoins le structuralisme de Claude Lévi-Strauss. Ayant fait ses études doctorales à Paris, Rémi Savard avait été grandement influencé par le structuralisme notamment en assistant aux séminaires du célèbre anthropologue. De retour à Montréal, dans un contexte où l’anthropologie québécoise naissante « prend le tournant linguistique […] dès sa naissance institutionnelle » (Crépeau 2004 : 388), l’orientation structuraliste de Savard se confirme et se transmet à ses collaborateurs du LAA. Il serait toutefois malaisé d’assimiler le parti pris structuraliste du programme de recherche du LAA à une simple reprise du programme structuraliste. En effet, bien que sensible au projet de Lévi-Strauss qui cherchait en dernière analyse à « dégager certains modes d’opération de l’esprit humain » (Lévi-Strauss 1971 : 571), l’orientation structuraliste des chercheurs du LAA ne perd jamais de vue le fait que l’analyse d’une « culture particulière qui s’effectue dans les termes mêmes de cette culture » (LAA 1973 : 10) se doit de prioriser le point de vue émique ou interne de cette dernière. Ainsi, l’analyse du récit de l’enfant couvert de poux conduit rapidement Rémi Savard au constat que le récit traite de « la bonne et de la mauvaise façon de se comporter » et de ce qu’il a désigné comme « la leçon écologique de Mistapew » – qui « oriente le comportement humain vers la juste mesure en toute chose » (Savard 1973 : 23). Savard précise que l’alimentation est le thème clé du récit – qui « seul fournit un critère univoque » (ibid.) – qui permet de relier les espèces animales à une même série. L’analyse du rituel de la tente tremblante de Vincent rejoint et confirme l’analyse de Savard en montrant que Mishtapeu enseigne aux humains leur rôle dans la chaîne alimentaire. Le rituel de la tente tremblante se révèle être un espace-temps neutre qui rend possible l’instauration d’un équilibre, toujours instable et menacé, entre les humains, leurs gibiers et les entités-maîtres des animaux qui protègent ces derniers des excès et abus des humains.

Plus largement, comme on peut le lire sur la page de garde du numéro « Signes et langages des Amériques », il s’agissait pour les chercheurs du LAA « d’atteindre aux règles de fonctionnement de la pensée amérindienne », afin de contribuer à la compréhension des fondements culturels de la lutte des Autochtones du Québec et d’ailleurs. C’est bien ce que Rémi Savard nous enseignait à l’Université de Montréal lorsque l’un de nous (Crépeau) a eu le privilège de suivre son cours consacré à l’imaginaire des Autochtones. C’est aussi ce que Rémi Savard a explicité lors d’un échange polémique avec l’anthropologue français Emmanuel Désveaux, en affirmant l’importance de s’intéresser au sens actuel des récits : « Car s’il convient de ne pas évacuer les discours mythiques et rituels actuels pour comprendre le destin d’un groupe, c’est bien parce qu’ils ont un sens pour leurs usagers. » (Savard 1987 : 141) On pourrait résumer la principale originalité des apports des travaux du LAA en soulignant de nouveau, avec Rémi Savard, qu’il est essentiel « de prendre simultanément en considération […] l’imaginaire des autochtones et la situation coloniale dans laquelle ils vivent » (Savard 1985 : 75).

Une histoire détaillée du LAA et de ses influences au sein de l’anthropologie francophone reste à écrire[5]. Cette histoire recoupera en grande partie celle de Recherches amérindiennes au Québec qui a vu le jour suite à une série d’événements survenus à l’Université de Montréal, évoqués par Rémi Savard (2016 : 17-18), qui conduiront un groupe de personnes associées au LAA à poursuivre leurs activités de recherche hors des murs de l’université. Ces événements ont mené à la cohabitation sur la rue Saint-Dominique à Montréal[6] des membres du LAA avec ceux de la Société d’archéologie préhistorique du Québec (SAPQ), fondée en 1965 par Laurent Girouard, Serge-André Crête et Gérald McKenzie. Cette cohabitation a permis la fondation en 1971, à l’initiative de Camil Guy et de Charles A. Martijn, de la revue Recherches amérindiennes au Québec (Girouard 2014 : 20 ; Savard 2016 : 18).