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J’ai voulu commémorer la remarquable contribution de Sylvie Vincent à l’ethnohistoire, comme discipline, ainsi qu’à l’histoire des peuples autochtones du Québec, en abordant la question des épidémies en Eeyou Istchee, soit sur la côte est de la baie James. Ma compréhension de la manière dont les Cris font ressortir ces épisodes dans leurs récits oraux s’appuie sur la position théorique de Sylvie Vincent. Celle-ci adhère aux principes énoncés par des pionniers tels que Jan Vansina (1985) qui exprimaient le besoin de poser un regard critique tant sur l’histoire orale que sur l’histoire écrite et la société (1992 : 6). Vincent a clairement démontré l’importance de la tradition orale comme axe central de l’histoire d’un peuple et de son caractère culturel propre. De plus, forte de sa familiarité avec la culture innue, elle a toujours cherché à partager ses idées et ses connaissances avec un plus vaste public.

Encore habitée par le contexte de la pandémie Covid-19, j’écris ces lignes en m’étonnant de n’avoir jamais été interpellée par la série d’épidémies mortelles rapportées dans la documentation écrite par des commerçants et des missionnaires, alors même que je colligeais des faits historiques concernant cette région. Qui plus est, les quelques témoignages oraux que j’ai consultés, peu nombreux il est vrai, ne semblaient pas non plus s’attarder sur les épisodes répétitifs de maladie et de mortalité qui ont affligé les Cris : c’est plutôt la famine qui prédomine dans les récits. Richard Preston a constaté la même chose lorsqu’au cours de sa recherche ethnographique il a travaillé en collaboration avec John Blackned et d’autres, dans les années 1960. Preston note qu’« [u]ne sérieuse pénurie de gibier a coïncidé avec ces maladies. Étonnamment, ajoute-t-il, on ne trouve que très peu de mentions de ces maladies bien que les dommages qu’elles ont causés ont été bien documentés... » (2001 : 374). Après avoir passé en revue l’ensemble des épidémies récurrentes, je me suis tournée vers les analyses de Vincent sur la culture innue pour comprendre pourquoi la famine tenait plus de place dans les récits que les maladies. Voisins géographiques et linguistiques des Cris, les Innus ont sûrement, dans le passé, partagé des origines communes avec eux. Pour tenter d’expliquer pourquoi les famines ont été plus présentes dans les récits cris, je m’appuierai donc sur la compréhension de la vision du monde des Innus, telle que décrite par Vincent.

À l’époque de la traite des fourrures – on parle ici de la fin des années 1600 jusqu’à la moitié du xxe siècle –, les Cris de la Baie-James[1] vivaient de chasse, de pêche et de cueillette. Habitants de la forêt boréale, ils dépendaient de la pêche en rivière et sur les lacs, de sauvagine et d’autre gibier tel que le castor, et comptaient sur des petites hardes de caribou des bois. Ceux qui résidaient à la limite de la forêt – des Cris et des Naskapis[2] – chassaient le caribou, abondant dans la toundra. La répartition des caribous et autres gibiers variait sur le vaste territoire entre la baie James et l’Ungava. Il pouvait y avoir d’abondantes récoltes dans une région mais pas dans l’autre, et la situation pouvait s’inverser selon les aléas du climat et des cycles animaliers (Preston 2001 : 382).

Le commerce des fourrures qui avait cours depuis le début des années 1600 en Nouvelle-France ne concernait que peu les Cris – qui vivaient très loin des rivières s’écoulant vers le sud. En 1603, Samuel de Champlain a été le premier à en cartographier l’un des trajets canotables (voir Biggar 1922, I : 124). L’arrivée en 1668-1670 de la Hudson’s Bay Company (HBC) à Fort Charles (plus tard appelé Rupert House et aujourd’hui Waskaganish) a transformé les Cris en « trappeurs-commercants » à temps partiel, surtout pour ce qui est du castor. Cette activité, nouvelle pour eux, a un tant soit peu altéré certaines de leurs stratégies de chasse et de façonnage d’outils ou même réorienté certains apprentissages. Malgré cela, les Cris ont maintenu leurs principales stratégies de subsistance et leur mode de vie. Il est fort probable que leur quête de nourriture ait passé bien avant le commerce de fourrures. Ce n’est que vers la fin des années 1800 que les rations d’urgence emmenées avec eux sur le territoire ont commencé à inclure de petites quantités de farine, une denrée alors disponible aux postes de traite.

Les Cris ont maintenu leurs campements d’hiver, qui étaient de trois à cinq familles, alors que les campements d’été, installés autour de rapides poissonneux, comportaient plus de familles. Les campements des Cris du Nord et des Naskapis qui, à chaque saison, chassaient les milliers de caribous de la toundra, ont pu comporter un grand nombre de gens jusqu’au déclin du nombre de caribous vers la fin du xixe siècle. L’établissement de postes de traite sur la côte de la baie James, et plus tard à l’intérieur des terres, ainsi que le besoin croissant de main-d’oeuvre au poste de la HBC, incita quelques familles cries à s’y installer ou, à tout le moins, de s’établir à proximité. D’abord considérés « main d’oeuvre locale »[*] par la Compagnie, ils furent plus tard décrits comme « gens de la côte » dans les rapports. Jamais nombreuses, les communautés cries rassemblées autour des postes de traite assuraient leur subsistance, pour la plupart, grâce à leurs immenses territoires de chasse, ce qui les amenait à parcourir de grandes distances. Tout au long des décennies après la fin de la Seconde guerre mondiale, le gouvernement fédéral a pourvu les communautés du Québec nordique de cliniques de santé et d’écoles en encourageant les Cris à s’y installer à l’année (Zaslow 1979 : 108 ; Preston 2012 : 381). L’obligation pour les enfants d’aller à l’école, décrétée par la Loi sur les Indiens, a aussi attiré des familles dans les communautés.

Les épidémies qui circulaient dans le Nord canadien

Il est certain que les peuples autochtones qu’ont rencontrés, au début du xviie siècle, les Européens qui se sont installés au Québec, ont parfois souffert de maladies. Bruce Trigger a fait remarquer l’importance, chez les Hurons, des chamanes et des sociétés de guérison ayant des fonctions curatives (1976 : 81). On pourrait s’attendre à ce que des pathogènes puissent davantage proliférer chez des agriculteurs que chez des populations de chasseurs plus dispersées. Si l’on peut imaginer qu’il y a eu des infections endémiques, dont certaines auraient résulté d’une transmission d’animal à humain, les études archéologiques ne révèlent en rien l’importance qu’ont eue les maladies avant l’arrivée des Européens, tant chez les agriculteurs que chez les chasseurs-cueilleurs (Waldram, Herring et Young 2006 : 31).

Quelques travaux mentionnant des maladies répandues dans les régions nordiques jusqu’aux années 1800 sont à signaler. Dans sa remarquable et très complète étude des épidémies du Petit Nord[3], Paul Hackett impute l’augmentation des épidémies à la compétition entre la Compagnie du Nord-Ouest et à l’expansion de la traite des fourrures vers l’intérieur du territoire (2002 : 120, 125). À la même époque, l’expansion des établissements américains dans la région des Grands Lacs a contribué à la progression des maladies, surtout à partir des années 1830, moment où les bateaux à vapeur ont commencé à circuler. Comme l’a fait remarquer Hackett, une telle réduction du temps de voyagement a contribué à l’augmentation des occasions d’infection (ibid. : 162). L’isolement relatif de la baie James – à l’est comme à l’ouest – et de ses populations dispersées l’a en quelque sorte protégée des épidémies plus dévastatrices comme celle de la variole de 1779-1783, si répandue dans le Nord canadien. Toutefois, selon Victor Lytwyn, l’épidémie de variole de 1782-1783 a réduit de moitié la population d’environ 2000 personnes qui occupait les basses terres à l’ouest de la baie d’Hudson (2002 : 124). Cette épidémie s’est arrêtée à Albany, n’a pas touché Moose Factory sur la côte ouest de la baie James, ni la région à l’est de la baie James (Hackett 2002 : 117). Aussi tôt que 1671-1672, le Père Albanel voyageant dans la région du Lac-Saint-Jean a rapporté à quel point la variole avait décimé la population (Thwaites 1896-1901, 56 : 203-206). Pourtant, lorsqu’il a voyagé sur la côte de la baie James il ne fait nullement mention de maladie. Il demeure quand même possible que les ancêtres des Mistissinis et des Waswanipis, plus proches de la région du Lac-St-Jean et du Saguenay, aient contracté la variole, mais on n’en sait rien.

Deux siècles plus tard, les Cris ont été vaccinés contre la variole par les employés des postes de la HBC. Hackett rapporte qu’après la terrible épidémie de 1837, la Compagnie a amorcé l’« ambitieux » projet de vacciner chaque autochtone résidant à proximité de ses postes entre la baie James et le Pacifique. Voici la directive qui a été envoyée par le négociant en chef de Rupert House en 1839, dans une lettre au négociant en poste à Waswanipi[4].

[…] il apparaît que l’Honorable Compagnie, animée par son esprit philanthropique habituel, devant l’épidémie de variole sévissant dans certains des districts nordiques, a envoyé une bonne quantité de vaccins... dans le but de vacciner les Autochtones et autres résidents de ses établissements qui n’avaient pas encore eu la chance de recourir à cette mesure préventive. Je vous envoie donc... une petite quantité [de vaccins] dans un pot avec les indications d’usage... Je suis toutefois d’opinion que les résidents de votre établissement devraient avoir accès en premier à cette manoeuvre, la raison et le but de cela pouvant être expliqués aux Indiens afin qu’ils viennent d’eux-mêmes pour être vaccinés et ainsi que l’on évite que, dans leur ignorance, ils aient l’impression que la mort causée par quelque autre cause puisse avoir été induite par ce qu’on leur a fait, pour eux, une bien nouvelle « intervention ».

HBCA B.186/b/37, March 5, 1839, notre trad.

Il faut se rappeler que ces maladies, connues grâce aux documents écrits, provenaient du vieux continent. Les Autochtones n’avaient aucune immunité contre elles, et les infections, souvent mortelles, se répandaient rapidement. Des maladies telles que la rougeole, la varicelle, la scarlatine et la polio – que l’on considère comme des maladies infantiles – affectaient les adultes autant que les enfants qui, souvent, en mouraient. Les Cris ont aussi été de tristes victimes de « syndémies » (terme utilisé par Davies 2021) alors que plusieurs maladies les affectaient en même temps. La baie James offrait un terrain vierge à tous ces pathogènes d’origine européenne. Le négociant de Fort George s’est dit époustouflé du nombre de mortalités dues à l’une de cette variété de maladies : « Il est surprenant de voir que ces gens guérissent aisément de blessures qu’on croirait fatales alors qu’ils meurent si rapidement d’épidémies de grippe ou d’autre affection moins grave. » (HBCA B.77/a/56, 1919, fo. 41) Les écrits du Révérend W.G. Walton suggèrent un indice de la gravité de la situation chez les Cris, lorsqu’il rapporte que, durant ses trente-deux ans de service comme pasteur anglican chez les Cris de Fort George et de Grande-Baleine, 357 Cris et Inuit sont morts de famine ou de maladie dans l’Ungava (Robinson 2016 : 60)[5]. En plus des effets physiques des maladies et de la mortalité qui s’ensuivait, Hackett nous rappelle les conséquences psychologiques importantes vécues par les survivants, un fait que nous comprenons mieux maintenant que nous vivons avec la Covid-19.

Les maladies épidémiques rapportées en Eeyou Istchee

Comme l’a fait remarquer Hackett (2002 : 239), une plus faible densité de population au Petit Nord a limité la fréquence de résurgences épidémiques, ainsi que l’immunité acquise au contact de ces maladies, à l’exception de l’influenza pour laquelle il n’y a de toute manière aucune immunité collective (Krammer 2019). Cela prenait un certain temps pour que naissent un nombre suffisant d’individus vulnérables (en anglais « significant susceptibles »), c’est-à-dire sans immunité acquise, qui soient affectés par la rougeole, la varicelle, la scarlatine, etc. En réapparaissant, ces maladies devenaient épidémiques.

La plupart des inscriptions dans les registres des postes de traite ne faisaient que de brèves allusions à ces éclosions épidémiques, omettant les détails qui auraient permis de suivre leur dispersion ou d’identifier leur source sur la côte est de la baie James. On ne notait souvent que la présence de « maladie ». Par exemple, le négociant en chef, George Gladman, fait rapport au Gouverneur Simpson à propos de ceux qui venaient commercer au poste de Waswanipi en 1851 :

Durant les quatorze dernières années, la mort a été bien occupée chez les Indiens de ce Poste, emportant des familles complètes – le père, deux ou trois de ses fils – même s’ils n’ont pas eu à souffrir de maladies malignes telles que le choléra, la variole, ou d’autres semblables, ni d’accidents mortels... La présence constante de maladie chez les Indiens du poste Michiskun a causé une diminution de revenus...

HBCA B.186/b/58, 10 Aug. 1851, fo 15d, notre trad.

Les postes situés à l’intérieur du territoire tels que Waswanipi, Mistassini, Michiskun (Megiscane) étant les plus proches voisins des établissements européens, ces Cris constituaient par conséquent une population plus vulnérable. Les archives de la HBC concernant ces postes demeurent plus incomplètes que celles des postes côtiers, mais elles attirent notre attention par un taux probablement plus élevé d’infections graves dans cette région intérieure. De plus, ces marchands n’ont pas tous mentionné ou spécifié quelles maladies ils observaient. On trouve les termes « maladie » et « mal épidémique » dans les journaux de bord des postes (HBCA B.59/a/120, Feb 1, 1835). Puisque ces journaux ne rapportaient principalement que des informations sur la traite des fourrures, les données sur les maladies n’ont sans doute été consignées que dans une correspondance qui n’existe plus. Ou bien peut-être que les gérants de poste n’y accordaient de l’importance que si un grand nombre de gens tombaient malade, affectant ainsi la quantité de fourrures à vendre.

Je ne discuterai pas ici des maladies moins courantes – la scarlatine, la varicelle, la diphtérie et la polio – malgré les difficultés et la mortalité qu’elles ont causées. Je cherche plutôt à comprendre à quel point les Cris ont été affectés par des maladies plus mortelles telles que la rougeole, la tuberculose et l’influenza.

La rougeole (« rubeola », ou « red measles »[*], (le virus le plus virulent et mortel) n’a pas été si fréquente autour du Petit Nord et dans la région de la rivière Rouge (au Manitoba) en 1846 (Hackett 2002 : 202, 209). Ce n’est qu’en 1900 qu’on en trouve mention pour la première fois en Jamésie, à Moose Factory : « Un attelage de chiens arriva à Rupert House en rapportant qu’une épidémie de rougeole y faisait des ravages […] dix-neuf morts et de nombreux malades ». Il semble que des voyageurs provenant du Témiscamingue les auraient contaminés (B.186/a/108, Dec. 16, 1900). Deux ans plus tard, la rougeole a de nouveau éclos à Moose Factory, provenant de Missinaubie. L’établissement de Rupert House a ainsi été frappé de cette maladie au mois de septembre alors que trois chasseurs, Ed Corston, Joseph et Peter Chilton, ont attrapé la rougeole de chasseurs originaires de Fort George à leur retour de Moose Factory. On craignit alors que tous les gens de Rupert House l’attrapent aussi, et c’est bien ce qui arriva – et plusieurs enfants et adultes en moururent. En novembre, le journal du poste consignait le décès de quatorze personnes du poste et de cinq autres qui vivaient sur la côte. À Eastmain, les gens ont aussi attrapé la rougeole et certains en sont décédés (HBCA B. 186/a/8, Sept. 30, Oct 13, Nov. 21, Nov. 4, 1902).

Fort George a pu constituer ce qu’on appelle aujourd’hui un « point chaud » de l’épidémie de rougeole. On dit qu’en octobre 1902 la rougeole était « plutôt répandue » au poste, probablement arrivée sur des bateaux en provenance de Moose Factory. Alex Loutit fut le premier à en souffrir à Fort George. Le gérant du poste, Donald Gillis, ajoute une note désespérée : « Puisque ces gens ne font pas ce qu’on leur dit de faire pour éviter la propagation, qu’ils l’attrapent donc tous et qu’ils aillent au diable. » (HBCA B.77/a//50, Oct. 1st, 1902)[6] L’hiver 1902-1903 fut une période difficile pour les Cris, non seulement à Fort George, mais aussi pour ceux qui vivaient le long de la côte plus au nord ou plus au sud. Aidé de sa femme métisse, Daisy Spencer, le renommé Révérend W.G. Walton, qui dirigeait la Mission anglicane entre 1894 et 1932, soigna les malades de son mieux. Bien qu’il ait reçu une certaine formation médicale durant ses années d’études en théologie, il n’a pas pu empêcher la rougeole de causer le décès de sa petite fille de cinq ans, ni empêcher sa femme et ses autres enfants de contracter la maladie. Walton a plus tard décrit cette période comme étant « une époque cruelle où chaque tente comportait une famille en deuil ». Il estime qu’une centaine de personnes en sont décédées à Grande-Baleine et à Fort George. En outre, on rapporte que le cimetière de Fort George était déjà plein en 1906 à cause de l’épidémie de rougeole (Morantz 2002 : 44). Gillies déclare que ceux qui résidaient à l’intérieur de Fort George « s’en sont sauvés », déduisant qu’ils n’avaient pas été décimés par la terrible épidémie de rougeole de 1902. Il rapporte leurs succès à la chasse, déplorant tout de même leur choix de gibier : « Mais alors qu’ils sont d’habitude de bons chasseurs de castor, ils ont été bien plus occupés l’hiver dernier à chasser le chevreuil, ce qui explique pourquoi on a moins de fourrures de castor... » (HBCA B.77/b/8, Annual Report for Outfit 1902)

Il y eut d’autres éclosions de rougeole. À Fort George en octobre 1919, les enfants des employés l’ont attrapée. Ces derniers étaient le plus souvent des Cris métissés, nés d’un père britannique et d’une mère de langue algonquienne. On n’entend jamais dire que les chasseurs cris ont souffert de la maladie, sans doute parce qu’en octobre ils auraient, pour la plupart, regagné leurs campements et y auraient été, par conséquent, peu exposés (HBCA B.77/a/57, Oct. 2, 1919). Mais la rougeole n’avait pas disparu pour autant. Elle réapparut en 1942 lors d’une épidémie dévastatrice qui occasionna quarante décès en deux semaines, puis une autre, moins grave, surgit en 1956 à Poste-de-la-Baleine (Morantz 2010 : 74). Chaque fois, des communautés spécifiques atteintes de la maladie sont identifiées et l’on est certain qu’elle s’est propagée aussi dans d’autres communautés ainsi que dans celles des Inuit plus au nord, parce que les gens voyageaient tous le long d’un même trajet côtier vers leurs lieux d’approvisionnement. On rapporte ainsi la présence de rougeole en Ungava, à Fort Chimo en 1943 (Morantz 2010 : 92, note II).

La tuberculose fut à la fois chronique et endémique à Moose Factory à partir de la moitié du xixe siècle (Preston 2001 : 376, citant Herring et Hoppa 1997 : 121), mais aussi sur la côte est de la baie James, et c’est à Rupert House, en 1842, qu’on atteste pour la première fois la présence de la tuberculose.

22 janvier : Je suis attristé d’apprendre que deux de nos Indiens de la côte est de la baie James, au-delà d’Eastmain, sont très malades, et je crains que l’un d’eux ne puisse survivre. Les Indiens disent qu’il mourra d’un dos fracturé mais j’en déduis qu’il s’agit de la scrofule (tuberculose), très présente dans cette région.

HBCA B. 186/a/64, 1842, notre trad.

En juin 1899, les rapports disent que cette maladie « pourrit » tout le district. Un peu plus tard on dit que la moitié des gens sont « exténués à cause de la scrofule » (HBCA B. 186/a/107, 15 juin, 26, 1899). La scrofule est une forme de tuberculose dont les bactéries causent des symptômes en dehors des poumons ; il en découle une inflammation des ganglions du cou, causant des lésions externes (Grybowski et Allen 2020). Cela pouvait également affecter les poignets comme c’est arrivé en 1938 à un homme de Rupert House hospitalisé à Moose Factory (B. 186/a/113, June 16). Les bactéries peuvent ensuite se répandre dans les poumons. De plus, des symptômes apparaissent, tels que la fièvre, la perte de poids et la faiblesse. Dans son mémoire de maîtrise, Geneviève Kroes (1998 : 75) a fait l’examen des éclosions de maladies à Fort Chimo entre 1866 et 1903, et elle ne parle de tuberculose que lorsqu’il n’y a aucun doute que les gérants de poste de traite parlaient de scrofule. Ainsi elle cite le cas d’une jeune fille, en 1883 : « Presque tout son visage avait pourri, l’os paraissait… »

La tuberculose a sévi à la Baie-James avant que la population ne soit relocalisée dans des communautés dans les années 1940. Toutefois, la surpopulation et la mauvaise qualité des maisons n’a fait qu’exacerber la prévalence de la maladie. Le manque d’eau potable et l’hygiène douteuse ont aussi contribué au problème. Parce qu’ils ne passaient plus l’hiver dans leurs campements, les Cris dépendaient désormais de nourriture achetée en magasin. Manger de la bannique au lieu de consommer de la viande a causé des déficits nutritionnels, ce qui a constitué un autre facteur contribuant à leur vulnérabilité face à la maladie. Un rapport de santé écrit en 1951 par le Docteur Bertram Harper des Affaires indiennes fait la distinction entre les Cris côtiers et ceux de l’Intérieur :

Ces gens qui consomment de la nourriture du terroir sont en bien meilleure santé et bien moins sujets à la maladie – surtout pour les maladies pulmonaires et d’autres formes de tuberculose – que ceux qui vivent près des postes et qui ont adopté une diète de farine, de sucre et de thé.

GRC RG18, vol. 85-86/048, box 56, file TA-500-8-1-34, fo 54, 18 sept. 1951

La présence de cette maladie sur la côte Est en 1950 est tout simplement « renversante » (Knight 1968 : 33) avec un taux allant de 4,6 à 6,3 %, à comparer avec le taux de la population blanche d’Ontario qui était de 0,15 % (Morantz 2002 : 191).

Preston écrit : « La tb est une blessure corporelle graduelle et cumulative qui cause de la faiblesse, ce qui rend encore plus difficile les déplacements constants typiques de leur vie nomade. » (Preston 2001 : 377) Des géologues passant dans la région ont observé, dès le début du xixe siècle, que la tuberculose sévissait partout mais que les Cris en faisaient fi, si bien que des gens qui étaient au stade avancé de la maladie « mouraient littéralement dans leurs attelages » (Leith et Leith 1912 : 60). Cela explique la raison pour laquelle la tuberculose ne tient pas davantage de place dans les archives de la HBC. La maladie affaiblissait graduellement les gens, contrairement aux autres maladies mortelles dont les conséquences meurtrières étaient plus immédiates.

Pendant toute la durée de la traite des fourrures, ce sont, pensons-nous, les Cris qui ont le plus souffert de l’influenza. Ayant relevé toutes les mentions de maladie aux postes de la Baie-James sur une période de près de deux cents ans (1743-1940), on peut affirmer que c’est l’influenza, ainsi que les rhumes plus ou moins sévères et la fièvre, qui sont le plus souvent mentionnés. Parlant de Fort George, Gillies écrivait : « L’influenza a pratiquement décimé les chasseurs de l’endroit. » (HBCA B.77/b/8, Aug. 5, 1900). Précisons que la maladie avait d’abord été nommément identifiée à Rupert House en 1860 (HBCA B.186/a/95, Aug. 12). Par ailleurs, si le country distemper désignait l’influenza, on peut conclure qu’il y eut, en des temps plus reculés, des éclosions mortelles d’influenza, comme celle de 1753 à Rupert House (HBCA B.59/a/22, Oct. 18).

Encore de nos jours, l’influenza est une maladie très contagieuse. De nouvelles souches apparaissent régulièrement, elles peuvent être mortelles et déclencher une épidémie, voire une pandémie. Comme le virus mute constamment, on ne peut développer une immunité durable, comme dans le cas d’autres maladies (voir Brody 2019). Hackett (2002 : 129) rapporte qu’une « maladie respiratoire virulente », qu’il dit être l’influenza, s’est propagée de Moose Factory au poste d’Albany en 1796. Cette maladie ne venait pas d’Europe, car la contagion est survenue avant l’arrivée des bateaux, qui avait habituellement lieu à la fin de l’été. D’ailleurs, dans les pages du journal de bord du poste d’Eastmain datées du 18 septembre 1796, on peut lire : « C’est une saison très mortelle, pratiquement aucun Anglais n’a été épargné par la maladie et de nombreux autochtones ont eu le rhume, des maux de gorge et de ventre et ont fait de la fièvre. » (HBCA B.59/a/73) Ce passage révèle que les Européens pouvaient eux aussi ne pas être immunisés et donc contracter des infections. Quelques jours plus tard, les gens avaient peine à sortir leurs filets de l’eau, ce qui compromettait leur survie. Hackett nous apprend qu’il en était de même à Moose-Albany.

Étonnamment, la grippe espagnole de 1918-1919 ne semble pas avoir atteint l’est de la baie James[7]. De fait, les journaux des postes de traite n’en font pas mention. De plus, dans un rapport de 1920 de la HBC, on précise que le « district de la Baie-James a été épargné par l’influenza et qu’il enregistre une importante diminution des pertes de revenu dues aux dettes des Indiens... » (HBCA RG3 Series 1/4, 1920, fo. 6). La faible densité de population et un heureux concours de circonstances ont empêché la maladie de s’y rendre. Mais, fatalement, au cours des années l’influenza a fini par atteindre les Cris et les Euro-Canadiens de la Baie-James, et plusieurs en moururent.

Si le poste de Moose Factory a été à l’origine d’épidémies, ceux de l’intérieur des terres de Waswanipi et de Mistassini l’ont aussi été. Des épidémies venues du Grand Lac et du Lac-Saint-Jean ont atteint ces postes de l’intérieur après que des compagnies minières et forestières se furent installées près de ces communautés. Puis, la contagion s’est propagée jusqu’à la côte, aidée en cela par des opérations de ravitaillement. Chaque année, les Cris de l’intérieur se rendaient à Rupert House pour s’approvisionner et y échanger leurs fourrures, ou à d’autres moments de l’année ils y allaient simplement pour transporter la poste (HBCA B.186/a/109, February 12, 1906). Hélas ! il n’y a pas de statistiques générales sur les décès, seulement des données ponctuelles sur l’un ou l’autre des postes de traite. C’est ainsi que l’on sait qu’il y eut treize décès à Grande rivière de la Baleine en 1946 (Honigmann 1962 : 11). Le plus souvent, les registres de sépulture de l’Église anglicane ne précisent pas les causes des décès. Rappelons que l’influenza reste encore aujourd’hui une maladie mortelle[8].

Le traitement des maladies contagieuses

Les Cris avaient certes leur propre pharmacopée, composée de substances dérivées du monde végétal et animal (voir Preston 2001 : 326). Leur usage et les pratiques spirituelles qui leur étaient associées répondaient aux besoins qu’ils avaient avant les épidémies. Les maladies étaient alors vues comme l’expression de forces malfaisantes, de sorte que la guérison dépendait de divers pouvoirs et influences (Bell 1886). Précisons qu’aucun médecin blanc n’a fréquenté la partie orientale de la Baie-James avant la fin des années 1920. À partir de ce moment, lors de sa tournée annuelle des postes de traite établis sur la côte, le bateau de la HBC avait à son bord un médecin du gouvernement qui disposait de quelques jours dans chaque communauté pour voir les malades. Dans les années 1930, des médecins venaient en avion passer quelques jours à Mistassini et à Waswanipi (Morantz 2002 : 189-190). À la demande des Cris, c’est la HBC qui a fourni les médicaments et certaines connaissances sur des remèdes maison. Les premiers hôpitaux se sont établis à Fort George tôt dans les années 1900 ; c’étaient des hôpitaux de mission, dirigés par le clergé, catholique et anglican. Avant le milieu du xxe siècle, la médecine européenne était également incapable de traiter les maladies infectieuses à l’origine des épidémies, sauf si l’on exclut le vaccin contre la variole. On était alors réduit à administrer diverses potions et poudres, en espérant ainsi soulager les symptômes. Dans le récit de Ronnie Sheshamush sur une épidémie d’oreillons à Grande rivière de la Baleine et à Richmond Gulf, on apprend que les pères oblats, qui étaient sur place depuis les années 1940, avaient identifié la maladie mais que rien ne pouvait la guérir (Marshall et Masty 2013 : 334-335). Les groupes vivant à proximité des postes de traite s’y sont probablement approvisionnés en nourriture, tentes et vêtements.

D’après certains, le mode de vie des Cris aurait favorisé la propagation des maladies issues de l’Ancien Monde. Dans son rapport de 1931 sur la situation sanitaire, présenté à l’Agence de la Baie-James, le département des Affaires indiennes met en cause leur hygiène négligée et leurs tentes communautaires (leur vie en commun) [AI RG10 file 480/12-17, Locator x310, fo. 10]. Le géologue A. P. Low relève un autre point important : « La mortalité est surtout causée par des maladies pulmonaires, en raison de leur exposition au froid et à l’humidité et du fait qu’ils ne sont chaussés que de mocassins faits de peau, laquelle absorbe l’eau comme un papier buvard. » (Low 1896 : 47) Pour sa part, Hackett (2002 : 234) affirme que l’usage de la tente à suerie, l’exposition à l’eau froide ou l’application sur le corps de mousses détrempées étaient autant de traitements inefficaces.

Les épidémies ont brisé tellement de vies. Aujourd’hui, les autorités sanitaires provinciales en sont à considérer les besoins en aide psychologique pour combattre le désespoir engendré par la pandémie de COVID-19. Or, pendant toutes ces années où les épidémies ont sévi, les Cris aussi ont souffert de stress psychologique encore plus important : le fait de réaliser que leur médecine traditionnelle n’arrivait pas à combattre la maladie a certainement porté un dur coup à l’estime qu’ils avaient d’eux-mêmes et à leur sentiment d’autonomie. En 1780, un marchand de la HBC a dit des Cris d’Eastmain qui avaient survécu à une famine qu’ils étaient sans vigueur (spiritless) [HBCA B.59/a/56, May 30]. La mort a fauché les forces vives qui assuraient la survie des familles et qui transmettaient aux jeunes générations le complexe système des activités de subsistance. C’est ainsi que, durant l’épidémie de rougeole de 1902 à Fort George, un chasseur ayant perdu sa famille nucléaire était « le seul capable de partir à la recherche de nourriture dans le camp de 16 ou 17 [personnes]» (HBCA B.77/a/50, Nov. 29, 1902). Maladies et famines se sont comme liguées, pour réduire les communautés à l’impuissance. Les Cris ont été entraînés dans un cercle vicieux : la maladie engendre famine et malnutrition – qui à leur tour donnent prise à la maladie.

Discussion

Après plus d’un siècle de maladies et de décès à répétition, je trouve étrange qu’il y en ait si peu de traces dans la tradition orale actuelle et dans les journaux des postes de la HBC. Dans ma propre base de données tirées des archives de la compagnie, j’ai dénombré 1355 mentions du mot « famine » et 133 du mot « faim ». Mais, toujours selon ce baromètre grossier, seulement 45 cas de maladies contagieuses ont été enregistrés dans tous les postes entre 1753 et 1940. Ce même « biais » existe dans la tradition orale.

De passage à Fort Chimo en 1893, Low a été horrifié d’apprendre que la famine avait sévi durant l’hiver 1892-1893 : la chasse au caribou avait été mauvaise et environ cent cinquante Naskapis en sont morts. Low a blâmé la HBC de ne pas avoir fait davantage. À son retour à Ottawa, lui et George Dawson, son supérieur de la Commission géologique du Canada, ont porté cette catastrophe à l’attention du public. Et c’est ainsi que le gouvernement a établi une politique de remboursement de la Compagnie pour l’aide qu’elle avait apportée (Shewell 2004 : 78-79). Cette tragédie avait alors été attribuée à l’absence de caribous sans que l’épidémie d’influenza soit mise en cause. Duncan Matheson, le gérant du poste, a écrit « qu’elle en a obligé plusieurs à cesser leurs activités jusqu’à trois mois » (Morantz 2016 : 59-60). Mais cette année-là n’a pas été dure seulement dans la région d’Ungava. En 1892, le négociant en chef du district de la rivière Rupert, William Broughton, rapporte que « durant les trois dernières années au moins 20 % des Indiens de l’intérieur résidant à Rupert House sont morts, la plupart de famine » (Morantz 2002 : 33). Par contre, ce même W. Broughton, écrit ceci dans son journal : « 14 déc. [1891]. L’épidémie, une forme bénigne de grippe, semble être fatale pour les Indiens... » (HBCA B.186/a/103, 1891). Broughton ne parle toutefois pas de famine.

Des décennies plus tard, les histoires orales recueillies par les anthropologues font toutes mention de privation extrême durant les années 1929 à 1932 alors que les populations de petit gibier se sont effondrées, en particulier celles des castors des régions côtières, qui sont disparues. Et c’est durant cette période que la bourse s’effondra elle aussi, entraînant le déclin du marché des fourrures. Il n’est donc pas étonnant que la maladie se soit propagée. Dans son rapport au sujet de son district, J.W. Anderson note que dix-sept Cris de Grande rivière de la Baleine sont morts en 1932 « d’une combinaison de maladie et de famine » (Morantz 2002 : 110). Quant aux récits de John Blackned, enregistrés par Richard Preston (2002 : 58-59), ils décrivent en détail la misère des familles que lui et son père ont rencontrées alors qu’elles vivaient en période de disette – mais aucune mention n’est faite d’une quelconque maladie. De plus, on peut trouver dans une variété d’ouvrages des récits faisant référence à la rareté du gibier et à la famine pendant cette sombre période ; citons ici Mind’s Eye (Marshall et Masty 2013), ainsi que la collection d’entrevues d’Archéotec (1978) sur Fort George et Grande rivière de la Baleine, ou les notes de terrain de Colin Scott (1977-1981) sur Wemindji. C’est ainsi que les communautés furent physiquement très diminuées, comme le souligne par exemple un récit de la collection Cree Way : « … il [un garçon de 15 ans] pouvait encore marcher, mais pas les autres hommes » (Cree Way Project, “Eastmain People”, fo 1). Ajoutons que Blackned précise que ce n’est pas tant la faim qui est à signaler, mais plutôt leur « incapacité physique à se déplacer en raquettes pour chercher de la nourriture » (Preston 2001 : 377).

Les Cris ont toujours été exposés à des déclins périodiques du caribou, leur principale source de nourriture. Ils ont donc développé des stratégies pour y faire face. Comme l’a noté Tanner (1978 : 153-157), l’hiver, les groupes de chasseurs se dispersaient sur le territoire en plus petits groupes familiaux tout en se déplaçant vers l’intérieur des terres. De plus, ils comptaient davantage sur la capture de poissons et de petits gibiers pour assurer leur subsistance et, au début du xxe siècle, ils ont commencé à trapper le petit gibier (martre, loutre, vison) en échange de denrées obtenues au magasin de la HBC. Les notes de terrain d’Archéotec (1978) et de Scott (1977-1981) attestent aussi ces stratégies de chasse et de dispersion. Malgré tout, certains n’ont pas échappé à la misère, comme ce groupe de trois familles qui ont connu la faim (HBCA B.59/a/35, Apr. 7, 1766), ou cet autre, composé de trois chasseurs et de quatorze femmes et enfants de Mistassini, qui sont tous morts d’inanition (HBCA B.59/a/35, Apr. 7, 1766). Il semble donc que les groupes de chasseurs ne se dispersaient pas tous. Se pourrait-il alors que ces groupes aient été atteints par un mal répandu, une contagion qui frappait des campements entiers, au point de les rendre incapables de chasser et de pêcher ? Le campement des voisins « immédiats » pouvait être à une cinquantaine de milles (Anderson 1961 : 107). Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que plusieurs sont morts d’inanition.

D’après l’analyse des journaux de poste par Mary Black Rogers (1987), plusieurs sens s’appliquent au mot « famine » selon que ses différents contextes ont pu être influencés par les relations de pouvoir entre commerçant et chasseur/trappeur. À partir de ce que racontaient des chasseurs qui avaient souffert de la faim, elle en a identifié trois : a) un sens littéral, c’est-à-dire lorsqu’ils manquaient véritablement de vivres ; b) un sens technique, alors qu’ils évitaient la famine en préférant chasser pour manger plutôt que pour accumuler des fourrures ou d’être réduits à manger les peaux des fourrures ; c) un sens de manipulation, lorsqu’ils se sentaient impuissants à convaincre un marchand, parfois incrédule, de leur faire cadeau de nourriture. Compte tenu de la récurrence quasi continuelle d’épidémies et de la rareté fréquente du gibier durant la première moitié du xxe siècle, la plupart des 1355 références à une période de famine (dans ma propre base de données) doivent être comprises, à n’en pas douter, au sens littéral.

Dans son étude visionnaire de la culture innue, Sylvie Vincent (1977) présente, non pas la perception des marchands de la famine, mais plutôt celle des Innus. Cet essai percutant, qui suivait la victoire du Parti Québécois en 1976, retrace leur histoire à travers la thématique de la famine. Vincent prévient le nouveau gouvernement de cesser de mettre en péril l’existence des sociétés autochtones en confisquant leurs terres et en éradiquant leur culture.

Pour les Innus, la famine est bien plus qu’une privation de nourriture (Vincent 1977 : 16 ; 1991 : 134-135). Avant l’époque où ils pouvaient acheter des vivres (comme de la farine, pour la bannique, ou comme provision d’urgence), les Innus étaient à la merci des aléas de la météo et de la chaîne alimentaire. Comme d’autres Algonquiens, ils ont développé une série de rites visant à apaiser les esprits des maîtres des animaux dans l’espoir de préserver et de localiser les sources de nourriture. Comme le dit la tradition orale, de lourdes sanctions étaient prévues afin d’assurer que ces règles soient respectées. Selon Vincent,

[…] leur culture faisait peser sur eux une menace non moins importante, celle des multiples êtres non humains qui se nourrissaient de chair humaine… Dans la tradition orale, tout semble se passer comme s’il avait fallu autrefois maintenir un difficile équilibre entre le risque de manquer de nourriture et celui de devenir soi-même la nourriture d’un autre. Comme s’il avait fallu s’approprier les sources alimentaires tout en tenant à distance les mangeurs d’homme […] celui qui meurt de faim risque de basculer du côté des mangeurs de chair humaine…

1977 : 16-17

C’est bien connu, d’après la littérature sur la croyance algonquienne en witiko/windigo (voir Preston 1980) et comme Vincent le rappelle, une personne qui a été cannibale sera possédée de cet esprit malfaisant, et désormais cet esprit ne pourra se satisfaire que de chair humaine. Avec la famine, plus de witikos se manifestent, ce qui expose la société à des dangers. Soulignons que Vincent (1977 : 22) a utilisé cette thématique de famine/cannibalisme pour conseiller au gouvernement de ne plus être « la société cannibale blanche et mettre en péril l’existence du fait indien ». Ainsi, une famine ne fait pas que causer des décès, elle menace aussi toute la société de terribles conséquences. Si la plupart des épisodes de maladie conduisaient à la famine, c’est cependant cette dernière qui, en raison des terribles conséquences qui lui sont associées, revêtait le plus d’importance dans l’esprit des Innus et des Cris – bien plus que la menace à leur bien-être représentée par la maladie.

Dans son ouvrage sur la conception de la santé selon les Cris, Naomi Adelson (2000 : 9-10, 101) fait écho aux propos de Vincent, mais en soulignant l’importance d’autres aspects. Elle signale qu’il n’y a pas de mot cri pour « santé », ayant le même sens que nous lui donnons. Pour les Cris de Whapmagoostui, la santé c’est « être en vie et se sentir bien » (miyupimaatisiiu). Cette conception transcende l’individu et définit ce qu’est « être un Cri ». Tout comme Vincent, Adelson soutient que les relations sociales sont prédominantes, mais selon elle, c’est l’État-nation qui, avec ses pratiques discriminatoires envers les Cris, est le véritable épouvantail (pwaat).

Conclusion

Inspirée par la pandémie de COVID-19, j’ai voulu savoir pourquoi les épidémies récurrentes et mortelles semblent avoir moins ennuyé les Cris que d’autres nations. Le plus souvent, selon ce qu’ils ont rapporté aux marchands de la HBC, ce sont plutôt des épisodes de famine qui ont causé des décès. D’ailleurs, ces périodes de famine ont été immortalisées dans leur tradition orale. Les différents niveaux d’analyse de la famine par Vincent, où les limites du réel et du surnaturel se confondent tout en soulevant le spectre d’êtres non humains mangeurs de chair, expliquent ainsi pourquoi Innus et Cris sont si terrorisés par la famine. La faim, qu’elle ait été causée par un manque de nourriture ou par l’incapacité de s’en procurer, suscitait donc la crainte du cannibalisme – et d’ailleurs, cela est bien documenté dans la littérature. Cette hantise semble quasi universelle dans les sociétés humaines – et comme Vincent l’exprime si bien à propos des Innus – est une menace directe au bien-être de la société. Pas étonnant, donc, que la famine ait été synonyme de grande mortalité pour les Cris de la Baie-James. La comparaison vaut ce qu’elle vaut, mais il est quand même intéressant de noter que notre propre réaction à la présente pandémie fut tout le contraire : un bon nombre des milliers de décès dans les résidences pour personnes âgées ont en fait été causés par la faim, alors qu’on les a plutôt attribués à la COVID-19 (Tu 2021).

Pendant plus de cinquante ans, Vincent a écrit des articles scientifiques sur l’histoire des Innus et sur la méthodologie qu’elle employait. Elle a ainsi attiré l’attention des ethnohistoriens sur les différents genres de récits innus (Vincent 1982 : 8). Mais il y a plus : pour chacun, il est nécessaire de comprendre et de tenir compte de la structure interne du récit, de sa logique et de ses symboles. Aussi, il ne suffit pas de connaître le système de pensée d’une culture, il fut aussi le comprendre. À ce propos, Vincent nous invite fort justement à nous questionner sur l’importance que nous accordons à l’arrivée des Blancs dans l’histoire du Québec et du Canada – et que nous divisons en l’« avant » et l’« après » homme blanc. Dans les récits innus, ce n’est pas cette arrivée en soi qui est significative. Les repères qui comptent pour les Innus sont plutôt : « du gibier seulement, pas de farine, des peaux seulement, pas de vêtements » (Vincent 1982 : 9). Ils divisent donc le temps en périodes qui sont définies par des changements dans les modes de vie, et non par des événements comme dans les récits historiques des sociétés occidentales (Vincent 1991 : 128).

Vincent se demande si les histoires des Innus et des Québécois pourront un jour se fusionner en un seul et même récit. Elle écrit :

La contradiction entre les systèmes de pensée autochtone et occidental doit-elle pour autant être jugée insurmontable ? Le fait que la construction euroquébécoise de l’histoire donne accès à un monde tellement différent (dans son organisation, dans ses objets, dans ses préoccupations) de la représentation que les Innus se donnent du passé signifie-t-il qu’il n’y a aucun passage possible de l’un à l’autre monde ?

Vincent 2002 : 104

Je ne suis pas sûre que même un Innu ou un Cri pourrait raconter l’histoire intégrale de sa nation. Cependant, grâce à sa vision de la culture innue et à cinq décennies passées à mettre en évidence la convergence de nos histoires respectives sous plusieurs aspects, Sylvie Vincent nous fait espérer qu’un jour les histoires des Autochtones et des Blancs seront traitées de manière équitable et qu’il en émergera une histoire pouvant représenter les visions autochtone et occidentale de notre histoire commune. Merci Sylvie !