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Je ne sais pas exactement où et quand j’ai rencontré Sylvie Vincent pour la première fois. Je pense que c’était dans un café terrasse de la rue Saint-Denis à Montréal, dans les années 1980. À l’époque, j’étais un jeune anthropologue néophyte, fraîchement diplômé de l’Université Memorial à Terre-Neuve, mais avec une expérience limitée du travail, chez les Innus de La Romaine et de Sheshatshiu. J’avais appris presque immédiatement, en commençant à travailler avec les Innus, qu’il était absolument nécessaire d’avoir une maîtrise fonctionnelle du français et de connaître le plus rapidement possible les travaux de chercheurs québécois et québécoises tels que Sylvie, mais aussi Serge Bouchard, Paul Charest, Pierrette Désy, Richard Dominique, Lynn Drapeau, José Mailhot, Rémi Savard, et d’autres. Leurs travaux ont souligné avec force la nécessité de reconnaître dès le départ les vastes liens historiques territoriaux et de parenté des Innus-Iyiyiuch sur l’ensemble de la péninsule Québec-Labrador, autrement dit le continuum linguistique-culturel des Innus-Iyiyiuch (Cris-Montagnais-Naskapis).

Je considère Sylvie comme une autorité en matière d’idéologie religieuse innue, d’histoire et de tradition orales, de régime foncier et d’utilisation et d’occupation territoriale, de sorte que quiconque s’intéresse à l’organisation sociale, à l’histoire et à la culture innues doit consulter ses travaux. Dès le début, je me suis tourné vers Sylvie pour obtenir des données et des analyses sages sur ces questions, et plus tard dans ma carrière j’ai prêté une attention particulière à ses publications liées à l’utilisation et l’occupation territoriale innues. Tout au long de ma carrière, j’ai pris note de ses collaborations avec divers co-chercheurs innus, notamment Joséphine Bacon, Gloria Vollant, Philomène Jourdain et Suzanne Tshernish (p. ex., Vincent et Bacon 2000). Ses collaborations de recherche avec Laurent Girouard, ainsi qu’avec les défunts Bernard Arcand, Serge Bouchard et José Mailhot, sont également remarquables (voir p. ex. Bouchard et Vincent 1984 ; Mailhot et Vincent 1982 ; Vincent et Arcand 1979).

Si je me souviens bien, je pense que j’ai d’abord appris les catégories narratives innues atanukan et tipatshimun grâce à Sylvie (ainsi qu’à son ancien professeur et collègue ultérieur, Rémi Savard).

Les atanukan rapportent la création du monde et les événements qui eurent lieu à l’époque où hommes et animaux n’étaient pas encore différenciés. Ils comprennent notamment le cycle du trickster Carcajou et racontent comment celui-ci donna leur forme définitive aux animaux, comment il nomma les arbres, comment naquirent les races, etc. L’autre catégorie est nommée tipatshimun […] les tipatshimun relatent des faits qui ont été vus et/ou vécus par des Indiens.

Vincent 1982 : 11-12 ; voir aussi Savard 1977 : 64-65

De même, je pense que c’est Sylvie, en collaboration avec son amie Joséphine Bacon, qui m’a donné les premiers détails utiles sur le kushapatshikan innu (tente tremblante) et sur divers êtres autres qu’humains, pseudo-humains et autres entités (Vincent 1973 ; Vincent et Bacon 1978). Son analyse de l’être cannibale Atshen, dont nous apprenons l’existence par le biais des atanukan et des tipatshimun innus, met en évidence l’influence structuraliste de Rémi Savard et donne un aperçu de l’univers ontologique radicalement différent des Innus à l’esprit traditionnel[1].

Si l’on examine les manières de manger des différents êtres dont il a été question aux chapitres précédents, il apparaît que l’anthropophagie est le propre de ceux qui vivent au loin, à Tshistashkamuk. Pour un homme, se mettre à devenir cannibale c’est rejoindre ceux de la terre hostile. Le concept d’Atshen peut donc être vu comme une façon de marginaliser, de rejetter [sic] à l’extérieur de la péninsule humaine ceux qui n’acceptent pas les règles de la vie en société. Tuer Atshen c’est tuer le danger qui vient de l’intérieur, de la même façon que tuer les Kamitshetit signifiait se protéger contre les mondes extérieurs. La réflexion sur Atshen et le cannibalisme devrait se poursuivre dans le contexte global des représentations que les Montagnais se font d’eux-mêmes et des autres.

Vincent et Bacon 1978 : 171

L’une des prémisses les plus importantes de l’anthropologie, à savoir l’obligation de donner un sens à l’altérité d’un point de vue émique, en essayant avant tout de donner un sens à leur monde à l’aide de leurs catégories, rituels et autres pratiques symboliques, est intimement liée au travail de Sylvie. Comme elle le note, « [s]i l’histoire, dans une société donnée, est véhiculée par la tradition orale, une analyse qui se voudrait “émique” devrait rendre compte de la place de cette histoire dans l’ensemble des oeuvres orales et en même temps être attentive aux classifications véhiculées par la langue » (Vincent 1982 : 8). Cette approche méthodologique est le fondement du travail de Sylvie sur la tradition orale et l’histoire des Innus : par exemple son important texte en collaboration avec Joséphine Bacon, Le récit de Uepishtikueiau, sur l’histoire des Innus à Québec et l’arrivée des Français, telle que racontée par les Innus eux-mêmes (Vincent et Bacon 2003).

C’est également le fondement de l’enquête menée par Sylvie, avec sa regrettée collègue José Mailhot, sur les concepts innus liés au droit foncier et à la propriété (Mailhot et Vincent 1982). Leur analyse du discours innu portant sur ce sujet, y compris une analyse sémantique des termes tipenitamu et kanuenitamu, les a conduites à la conclusion suivante, à savoir que :

… la catégorie « propriété » n’existe pas comme telle en montagnais [Innu] et que la relation que nous concevons comme spécifique entre l’individu et les biens dont il est propriétaire est conceptualisée en montagnais comme étant identique à de nombreuses relations de pouvoir qui existent dans l’univers. Ce pouvoir est conçu par les Montagnais comme un contrôle mental que le sujet exerce sur l’objet, celui-ci soit-il matériel ou immatériel. Pas plus d’ailleurs que les autres biens matériels, la terre n’est la propriété de qui que ce soit.

ibid. : 67

De toute évidence, les profondes différences ontologiques entre les Innus et les peuples industriels d’origine européenne se trouvent, non seulement dans le domaine de l’idéologie religieuse, mais aussi en ce qui concerne nos concepts de propriété, ainsi que nos droits et responsabilités envers la terre et ses habitants, qu’ils soient humains ou non.

Au fil des ans, en travaillant sur divers projets de recherche avec les Innus et en vivant parmi eux, j’ai eu de nombreuses occasions de vérifier les données et les analyses de Sylvie par rapport à ma propre expérience et à ce que j’ai appris de mes amis et consultants innus. Avec une certaine base de connaissances dans un coin de ma tête, dérivée en grande partie de Sylvie et de ses collaborateurs, je suis resté attentif aux données corroborantes ou contradictoires liées aux croyances des Innus dans les maîtres des animaux et les pratiques chamaniques telles que le kushapatshikan, les catégories narratives atanukan et tipatshimun, et les concepts liés aux droits d’accès aux terres et aux ressources. J’ai du mal à penser à des divergences significatives entre mes propres données et celles présentées par Sylvie dans ses publications de recherche. Par exemple, dans une étude majeure sur le kushapatshikan, Sylvie note que l’officiant de la tente, le kakushapatak, communique avec les maîtres des animaux mais seulement avec l’aide de son Mishtapeu (1973 : 70). Mes propres discussions avec des Innus de Sheshatshit et de Natuashish/Utshimassit ont corroboré toutes ses conclusions sur les Mishtapeuat (Armitage 1992 : 73). On pourrait donc dire que mes efforts de recoupement au fil des ans ont produit des résultats favorables à la réputation de Sylvie en tant qu’anthropologue diligente et crédible.

Parfois, je suis parvenu à des conclusions similaires à celles de Sylvie par des moyens indépendants, en me basant sur ma propre expérience avec les Innus (et leurs conseillers juridiques) dans le cadre de recherches consultatives, de négociations de revendications territoriales et d’interactions quotidiennes. L’exemple suivant est la conclusion qu’elle a tirée concernant le problème des soi-disant « chevauchements » de revendications territoriales.

On aura compris qu’à mon avis, le chevauchement territorial ne faisait pas partie du droit coutumier des Algonquiens du Québec dont il est question ici. Leurs territoires comportaient des frontières qui n’étaient ni complètement ouvertes (et donc inexistantes), ni complètement fermées (au risqué de figer la vie économique et sociale entre des murs hermétiques)… Aujourd’hui, aucune entente définitive n’a encore été signée entre les gouvernements et les Innus. Par contre, chaque communauté s’est affairée à délimiter son territoire. Les cartes ainsi produites ne respectent pas toujours les limites des territoires traditionnels et peuvent aller jusqu’à englober des régions qui n’ont été que parcourues ou visitées par certains Innus de la communauté en question.

Vincent 2016 : 98-99

Ce problème de chevauchement, ancré comme il l’est dans la politique globale de revendications territoriales du gouvernement canadien et soutenu par les gouvernements provinciaux, a largement contribué à de graves tensions politiques, voire à des conflits, entre les groupes autochtones, même ceux qui ont une histoire et des relations de parenté étroitement partagées. De nombreux groupes, et leurs conseillers juridiques, continuent de minimiser ou d’ignorer carrément la distinction importante entre « utilisation » et « occupation » territoriale, un problème que Sylvie a bien élucidé, en particulier pour les lecteurs francophones (voir Usher 1992 : 11, 12).

Sylvie a toujours été une collègue très fidèle, qui le plus souvent répondait avec enthousiasme et rapidité à sa correspondance et s’efforçait de répondre à diverses questions savantes liées aux Innus. De plus, elle avait une passion pour le travail de « détective » en ce qui concerne diverses questions tangibles liées à l’histoire des Innus et de leurs voisins ilyiyiuch (alias eeyous, cris, naskapis). Je me suis parfois beaucoup appuyé sur les idées, les opinions et les preuves que Sylvie a apportées sur ces questions, notamment en ce qui concerne l’idéologie religieuse et l’histoire des Innus. En voici quelques exemples.

En 2003, Sylvie a répondu à mes questions sur les variantes de deux atanukan innus que le journaliste américain Lawrence Millman (1993) dit avoir obtenues des Innus du Labrador. Il a intitulé l’un de ces atanukan « Wolverine Creates the World », et l’autre « Tciwetinowinu ». Voici l’une des réponses de Sylvie :

À mon avis, Millman se classe parmi ces auteurs qui se croient au-dessus de leurs sources (qu’ils ne citent pas correctement) et au-dessus de la tradition orale (qu’ils se permettent de triturer, résumant les récits, les déconstruisant et les reconstruisant à leur façon). Millman a utilisé le même stratagème dans son autre livre : A Kayak Full of Ghosts [1987]. Cette façon de modifier sciemment les récits était courante au xixe siècle (voir, p. ex., l’article de Parkhill sur Charles G. Leland) et je croyais que cela se terminerait avec la venue du magnétophone et d’un certain souci méthodologique insufflé par l’anthropologie. Mais non ! Il y a de nombreux exemples aujourd’hui de ce gâchis. On « réécrit », « reraconte » les récits autochtones comme s’ils ne se suffisaient pas à eux-mêmes à tel point que l’on compte sur les doigts de la main les recueils vraiment fiables.

Ceci étant dit, à propos des deux variantes dont tu me parles… Il faudrait savoir si Millman a recueilli des versions similaires auprès d’autres personnes, car un conteur peut bien se tromper et mélanger deux histoires. Il faudrait connaître aussi le contexte de ses enregistrements (si enregistrements il y a) et de la traduction de ces récits (s’ils lui ont été racontés en innu)… [P]our résumer ma réponse : non, je n’ai pas entendu ces deux variantes. Elles ne me paraissent pas complètement incongrues, mais je ne les citerais pas car Millman ne me paraît pas procéder de façon rigoureuse.

Courriel de S. Vincent à P. Armitage, 5 janvier 2003

Pour sa propre défense, Millman a déclaré que ce qui a été publié dans le livre était une parodie. L’éditeur est intervenu dans sa production de diverses manières répréhensibles. Par exemple, il avait voulu publier différentes versions du même mythe, mais l’éditeur l’a obligé à abandonner cette idée. Il a été forcé de populariser le livre en combinant des éléments de différents mythes, etc. Des galères non éditées ont été envoyées à l’imprimerie sans qu’il les relise, ce qui a entraîné de nombreuses erreurs. Comme il était sous contrat, il a ressenti une grande pression au moment d’accepter les exigences de l’éditeur. Il s’est plaint de son traitement et a ensuite mis fin à sa relation avec l’éditeur (L. Millman, comm. pers., 17 déc. 2003). Et ainsi de suite...

En avril 2004, j’ai écrit à Sylvie pour lui demander conseil sur la définition des termes liés à l’idéologie religieuse innue, cela dans le contexte d’un rapport que je préparais pour la Nation innue du Labrador concernant les sites d’importance religieuse sur leur territoire (Armitage 2007). Dans sa réponse, elle a notamment expliqué pourquoi elle trouvait réducteurs certains aspects de mes définitions :

En ce qui concerne Mishtapeu, comme tu le sais, on peut aussi communiquer avec lui en dehors de la kushapatshikan (certains pouvaient le voir et, par ailleurs, il communique des messages par les rêves). D’autre part, est-ce que seuls les chamanes pouvaient avoir un Mishtapeu ? Enfin, est-on sûr qu’il n’y a qu’un seul Mishtapeu ? Voilà pourquoi je trouve la phrase « “Mishtapeu” signifie l’esprit gardien du chaman dans la tente tremblante » réductrice. 

En ce qui concerne les « esprits », personnellement j’essaie d’éviter ce terme car il risque d’entraîner une comparaison avec les esprits de la religion catholique. Je ne suis pas sûre, par exemple, que les Natuapanu, les Memekueshu, les Uapanatsheu, les Katshimaitsheshu, etc. doivent être considérés comme des « esprits ». Les Innus les considèrent comme des êtres humains. Pour ce qui est de ceux qui sont proches du monde animal ou végétal, Ruth Whitehead [1989] parle de « personnes » (Killer Whale Person, Horned Serpent Person, etc.) [voir, notamment l’introduction de Stories from the Six Worlds]. On peut aussi employer êtres, entités...

De toute évidence, Sylvie a partagé ce protocole terminologique avec d’autres chercheurs, qui utilisent des termes comme « other-than-human persons » (Hallowell 1960 : 23) « pseudo-humans » (Morantz 2002 : 3), « personnes non humaines » et « personnes autres qu’humaines » (Savard 2004 : 22 ; 2016 : 8). Quoi qu’il en soit, j’ai informé l’anthropologue norvégien, feu Georg Henriksen, de cette correspondance avec Sylvie en octobre 2006, et je lui ai dit que j’étais persuadé par son argument : « C’est pourquoi, lui ai-je écrit, j’ai utilisé le terme “êtres” pour faire référence à Memekueshu, Uapanatsheu, etc. Je fais référence à Missinaku, Uhuapeu et d’autres en tant que “maîtres” et non “esprits”. » (Lettre de P. Armitage à G. Henriksen, 3 oct. 2006, ma trad.) À l’époque, Georg était aux derniers stades d’une maladie incurable et je l’aidais à terminer une collection utile d’atanukan innus, de tipatshimun et de réflexions sur les modes de vie innus, y compris l’idéologie religieuse de Kaniuekutat, un ancien bien connu de Utshimassit (Davis Inlet), Labrador (voir Henriksen 2008). Malheureusement, en raison de sa maladie et de son manque de connaissance du français, Georg n’était pas en mesure d’examiner la littérature francophone pertinente, y compris les publications de Sylvie ; il est décédé en 2007 avant que nous ayons pu résoudre notre divergence d’opinion concernant le terme « esprit » et la terminologie connexe pour les êtres autres qu’humains[2].

Mathieu Menicapo et Arnold Dordelman, le compagnon de Herman J. Koehler, 1929

Mathieu Menicapo et Arnold Dordelman, le compagnon de Herman J. Koehler, 1929
Courtoisie de Ben et Edmund Koehler

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En août 2004, Sylvie a fourni des informations relatives aux guides innus de l’explorateur américain « gentilhomme » Herman J. Koehler, sur qui je menais des recherches à l’époque (Armitage 2010). Avant sa mort en 1931, alors qu’il tentait de se rendre de la baie d’Ungava à Davis Inlet en passant par Nutakuanan-shipu (la rivière Notakwanon), Koehler avait entrepris plusieurs mini-expéditions sur la côte nord du Québec. Mathieu Menicapo a guidé Koehler et ses compagnons de La Romaine à North West River au Labrador, en 1927, et de nouveau en 1929 sur la rivière Musquaro. Michel Grégoire et Wilfred Jourdain ont guidé Koehler et sa femme, Wilhelmina, le long de la Natashquan jusqu’à sa source en 1930. Sylvie a facilité mon contact avec les enfants survivants de Menicapo et d’autres membres de la famille qui avaient entendu parler de Koehler – et avec qui j’ai pu partager les photos des voyages de Koehler. Sylvie a également fourni les informations intéressantes suivantes :

Á propos de Mathieu Menikapu (aussi écrit Menekapo et de toutes sortes d’autres façons), peut-être te souviens-tu de cette merveilleuse carte qu’il fit pour Eleanor Leacock et qu’elle a publiée [Leacock 1969]… D’après mes données Mathieu est bien né en 1894 (le 27 août), donc il aurait bien eu 35 ans en 1929.

Á propos de Michel Grégoire. D’après mes données il avait à peu près le même âge (né le 10 novembre 1895). Tu trouveras, dans un vieil article de Rémi Savard quelques données sur sa famille (Savard 1975 : 59) […] Peut-être as-tu connu son neveu, à La Romaine (Thomas Grégoire, dont le père, qui s’appelait aussi Thomas Grégoire, était le frère de Michel Grégoire). Michel Grégoire parlait un peu anglais car, m’avait-il dit, il avait travaillé avec des Anglais (sans doute comme guide). C’est de lui que j’ai appris une bonne partie de ce que je sais sur la kushapatshikan [tente tremblante]. Je crois que lui aussi a été l’un des informateurs de Leacock.

Courriel de S. Vincent à P. Armitage, 16 août 2004

En septembre 2006, j’ai écrit à Sylvie pour lui demander son avis sur l’identité et la localisation territoriale du peuple auquel les Innus du Labrador et du Québec font référence sous le nom d’Uapamekushtuiunnat (au pluriel). J’ai noté que j’avais lu le rapport qu’elle et Joséphine Bacon ont préparé pour Parcs Canada, Les récits de type historique dans la tradition orale... (2000), et j’ai noté leur discussion sur Uapamekushtu. Je lui ai demandé : « Es-tu absolument sûre que les Uapamekushtu auxquels vos informateurs font référence sont des « Cris » par opposition aux Innus des terres dénudées de la rivière à la Baleine (Whale River) ? Quelles sont les preuves de l’attribution aux Cris ? »

J’ai fait valoir qu’il existe une confusion dans la littérature liée aux Innus concernant l’emplacement géographique d’Uapamekushtu, un toponyme basé sur le mot innu uapameku, qui signifie « baleine blanche, béluga »[3]. La confusion porte sur deux rivières du nord du Québec dont les noms sont liés à la baleine : la Grande rivière de la Baleine, qui se jette dans la baie d’Hudson, et la rivière à la Baleine, qui est située entre la rivière Caniapiscau et la Mushuau-Shipu (rivière George) et se jette dans la baie d’Ungava. Le village cri de Whapmagoostui (qui signifie « baleine blanche ») est situé à l’embouchure de la Grande rivière de la Baleine, et certains Innus résidant à Kawawachikamach (par exemple les familles Sandy et Mameamskum) ont des liens historiques avec ce village. Cependant, des preuves indiquent une utilisation des terres par les Innus dans le bassin hydrologique de la rivière à la Baleine, à l’est de l’ancien poste de traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson à Fort McKenzie. Par exemple, l’entrée du journal de James Clouston du 10 juillet 1920 se lit comme suit :

Nous avons parcouru 10 milles vers le sud et sommes arrivés à la tente d’un Indien. L’Indien était en train de chasser quand nous sommes arrivés, et peu de temps après il est rentré. Après lui avoir donné quelques affaires, j’ai commencé à converser avec lui et j’ai appris qu’il y a environ dix jours vingt Indiens et leurs familles se sont séparés de lui pour aller à l’est vers une rivière appelée Wapameg, où les cerfs traversent plus vite qu’à cette rivière [c’est-à-dire la Caniapiscau].

Davies 1963 : 56, ma trad.[4]

En plus du journal de Clouston, j’ai également mis en jeu les données de Frank Speck (1931 : 593) et de William Duncan Strong (Leacock et Rothschild 1994 : 43, 60), et j’ai fait remarquer à Sylvie que l’un des ancêtres innus les plus connus du Labrador, originaire de la région d’Uapamekushtu, est Charlie Rich (Tshakashue) dont l’héritage comprend de nombreux petits-enfants à la fois à Natuashish et à Sheshatshiu. Les informateurs de Kawawachikamach de Marc Hammond lui ont dit que « le père de Tshakashue fréquentait le territoire au nord-est de Fort McKenzie » (courriel de M. Hammond à P. Armitage, 20 février 2006 – souligné dans l’original). Il s’agit du bassin hydrologique de la rivière à la Baleine, mentionné dans le journal de Clouston sous le nom de « Wapameg ».

J’ai conclu par une question intrigante, à savoir pourquoi les chamans de ce groupe sont si fréquemment identifiés comme hostiles par d’autres Innus, de Utshimassit (Natuashish) à Sheshatshiu en passant par la Côte-Nord.

Sylvie a répondu en décembre 2006 après avoir approfondi la question avec un ou plusieurs Innus bien informés, à Matimekush (Schefferville).

J’ai vérifié à Schefferville si, pour les Innus, les Uapamekushtikunnuat sont des Cris ou des gens de Mushuau. Comme à Nutashkuan, les personnes questionnées à Matimekush me disent que le terme « Uapamekushtikunnuat » désigne les gens qui utilisaient la Grande rivière de la Baleine mais qu’il peut aussi avoir un sens plus large et désigner les Cris en général.

La rivière à la Baleine, quant à elle, est appelée Tetishkushueu-shipu (elle prend en effet sa source dans le lac Tetishkushueu – lac Champdoré) et, si cette rivière était utilisée autrefois par les Innus, on ne parlait pas, me dit-on, des « gens de la rivière Tetishkushueu ». Donc deux rivières avec des noms innus bien différents, du moins aujourd’hui.

Peut-être faudrait-il vérifier convenablement du côté des Naskapis et voir quel est le terme qu’ils utilisent, eux, pour désigner la rivière à la Baleine, ce que je n’ai pas eu le temps de faire. Ne se pourrait-il pas que les auteurs que tu évoques se soient trompés et aient mal compris ce que leurs interlocuteurs leur disaient ? Il ne me semble pas que leurs explications soient si claires que tu le voudrais. À mon avis, la question reste ouverte et je crois que tu ne devrais pas sauter aux conclusions trop vite malgré le caractère « fumeux » (hazy) (!!!) de la tradition orale. 

Je continuerai à m’informer au fur et à mesure que je rencontrerai des Aînés qui connaissent cette région. Si j’en arrive à une conclusion différente, je t’en avertirai. Merci pour ta question qui me permet d’approfondir le sujet.

Pour moi personnellement, quinze ans plus tard, la question reste ouverte, et je la poursuis périodiquement de manière opportuniste avec d’autres chercheurs ainsi qu’avec des Innus de différentes parties du Nitassinan. Les détails de cette discussion en cours attendront une publication future, mais je regrette que nous ne puissions plus solliciter l’avis de Sylvie, ni faire appel à son esprit perspicace et encyclopédique.

Voilà ! Ce n’est qu’un petit échantillon du genre d’échanges collégiaux que moi et de nombreux autres collègues avons eus et appréciés avec Sylvie Vincent au fil des ans. Elle était un membre important d’une petite cohorte de chercheurs engagés et travaillant dur, dont l’engagement et l’éthique s’étendaient non seulement aux peuples autochtones mais aussi à leur communauté de chercheurs. Nous devons remercier les Innus-Iyiyiuch de Nitassinan-Eeyou Istchee de nous avoir réunis et de nous avoir aidés à combler la grande solitude – anglophone-francophone – qui divise beaucoup d’entre nous.

En travaillant avec Sylvie et d’autres collègues de sa génération, on faisait partie d’une famille de gens du même avis, des personnes empathiques et compatissantes. Oui, nous avons partagé des données et des idées, et débattu de détails qui parfois auraient semblé, pour des étrangers, extraits des écrits de philosophes médiévaux se disputant sur le nombre d’anges capables de danser sur la tête d’une épingle. C’était une communauté qui partageait divers plaisirs mais aussi des défis personnels importants – et aussi, parfois, de la tristesse. Et ceci me revient en mémoire en relisant le courriel que Sylvie m’a envoyé le 3 février 2009, immédiatement après la mort de Bernard Arcand[5] :

Cher Peter. Je savais que Bernard était très malade mais j’ai appris son décès comme toi par la radio tout à l’heure. Nous venons de perdre quelqu’un qui aura marqué tous ceux qu’il a rencontrés, tous ceux qui ont eu le privilège de travailler de près avec lui et d’avoir son amitié. Je sais que, comme moi, tu es bouleversé en ce moment. C’est le temps des larmes et il n’y a pas grand chose à ajouter. Je voulais seulement te dire que je partage ta peine.

Merci Sylvie pour ta réponse rapide et aimante, comme d’habitude, et pour bien d’autres choses encore. Tshinashkumitin nimish, Sylvie ! C’est un privilège de t’avoir connue en tant que collègue de recherche et d’avoir eu ton amitié. Tu as passé le flambeau à une plus jeune génération de chercheurs, et tu laisses de très grandes chaussures à remplir. Nous ferons de notre mieux pour remplir ces chaussures, poursuivre ton bon travail et passer le flambeau à une autre génération encore. Nous nous joignons à ta famille pour partager leur douleur de ta mort, mais aussi le souvenir d’un membre exceptionnel de notre communauté.

[25 octobre 2021]