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Entrer dans le monde de Sylvie Vincent, c’est découvrir une femme généreuse à la modestie tranquille, une fidèle amie des Autochtones du Québec, surtout de ses chers Innus, et une anthropologue qui n’a jamais cessé d’accompagner les Premières Nations dans leur marche vers plus de justice et de liberté. Sans doute parce qu’elle a creusé son propre territoire intérieur dans l’espace du Nutshimit innu, on trouvait en Sylvie comme une odeur d’épinettes de la taïga venue de ses rencontres répétées, pendant plus d’un demi-siècle, avec les communautés innues de la Côte-Nord. Au terme de sa vie, Sylvie portait aussi au-dedans d’elle-même une sorte de douleur, tant elle avait fait siennes les souffrances que la violence destructrice des colonisations française et britannique a infligées aux Autochtones. Au terme d’années d’études consacrées aux relations que les Innus entretiennent avec leur territoire, Sylvie a écrit : « Le Nutshimit est moins le lieu qui permet de se dire Innu que celui où l’on rêve de se réfugier pour comprendre ce que c’est d’être Innu » (2009 : 267). En assimilant le Nutshimit à un refuge où se révèle l’identité, Sylvie me semble avoir entr’ouvert sa réflexion du côté de sa propre intériorité.

Tout retour sur la vie de Sylvie doit commencer par reconnaître que son ethnographie s’est constamment appuyée, dans une respectueuse fidélité, sur la parole vive des Innus, femmes et hommes, auprès de qui elle a recueilli contes, récits historiques et histoires de vie, souvent racontés en langue innue. En réponse à ma récente demande d’écrire une préface pour un livre à paraître, Sylvie m’a répondu : « Je me vois davantage comme une technicienne obstinée à recueillir ce que les Innus nous disent d’eux-mêmes – d’une partie de leur identité – qu’à m’élever au-dessus de la mêlée pour réfléchir aux conséquences des relations ambiguës que le Québec entretient avec les Premières Nations ». Ces mots écrits par Sylvie deux mois avant que la mort l’emporte, je les lis aujourd’hui comme une sorte de testament intellectuel dans lequel elle définit son éthique de l’écoute et la position de respect que l’anthropologue doit adopter dans ses relations avec les Autochtones.

L’infatigable Sylvie qui a travaillé avec plusieurs dizaines d’aînés à Nutashkuan, Ekuanitshit, Pessamit, Pakut-shipu et Unaman-shipu, Uashat et Mani-utenam me semble avoir voulu exprimer, dans cet ultime message, son refus de se substituer à l’Autochtone en prenant la parole à sa place ; elle disait aussi sa réserve face aux grandes synthèses produites par une certaine anthropologie académique. Avec l’appui linguistique de la poète Joséphine Bacon, Sylvie a dépensé ses forces – elle s’est même physiquement usée – en réalisant des analyses rigoureuses, fines et précises qu’elle a appliquées aux récits, mythes, contes et légendes que ses collaborateurs et collaboratrices innus lui ont transmis. Elle a démontré la richesse d’une approche méthodologique fondée sur une écoute, dans la longue durée, de ce que les Innus disent au sujet de leurs représentations de la vie et de la mort, de leurs relations au territoire et aux animaux qui y vivent, des transformations que la christianisation a fait subir à leur spiritualité chamanique et de la portée de sens de leurs mythes dans le monde d’aujourd’hui. La mise en place de rapports égalitaires avec des « informateurs » que la durée a transformés en amis a permis à Sylvie d’opérer un véritable virage dans la manière de pratiquer l’anthropologie auprès de, et avec, les Autochtones.

Son refus d’une histoire aseptisée du passé, toute à la gloire du colonisateur, a fait naître en Sylvie un discours dénonciateur, fort et soutenu, à l’égard de la prévalence absolue du récit blanc qui s’est imposé dans l’écriture de l’histoire nationale du Québec. En 1978, Sylvie a fait paraître, avec Bernard Arcand, un ouvrage majeur dénonçant l’image négative des Autochtones véhiculée par les manuels utilisés dans les écoles du Québec ; ces deux auteurs ont aussi montré que les manuels scolaires – véritables véhicules de l’histoire nationale officielle – effacent complètement les points de vue des Autochtones sur leur propre passé. Dans Le récit de Uepishtikueiau : l’arrivée des Français selon la tradition orale innue (2003) paru en français et en innu-aimun, Sylvie démontre que les textes de Champlain sur la fondation de Québec ne sont pas les seuls à abriter la « vérité » et qu’il faut impérativement les compléter par les récits dans lesquels les Innus disent ce que leurs ancêtres ont ressenti et pensé lorsqu’ils ont vu des « hommes poilus » s’installer à proximité de leur camp d’été de Uepishtikueiau. En s’inscrivant dans l’approche des ethnohistoriens qu’elle prolonge et radicalise, l’oeuvre anthropologique de Sylvie répond à la question fondamentale que pose l’insertion des mémoires réprimées dans le récit national du Québec. Cette question l’a conduite à s’interroger à la fois sur les conséquences de la domination coloniale sur les Autochtones et sur les processus de refoulements collectifs chez les colonisateurs.

En reparcourant l’histoire biographique de Sylvie, j’ai été amené à repenser à l’expérience fondatrice que ses quinze premières années de vie dans une Afrique du Nord alors en plein processus de libération ont pu représenter pour Sylvie. Née à Casablanca – affectueusement nommée Casa –, Sylvie venait d’avoir quinze ans lorsqu’elle s’est installée au Québec en 1956. Se pourrait-il en effet que ses premières années dans un Maghreb colonisé l’aient sensibilisée au fait que toute colonisation tend à cacher les horreurs qu’elle fait subir aux colonisés ? En publiant les récits oraux dans lesquels les Innus dénoncent les injustices subies aux mains des colonisateurs, Sylvie fait écho, me semble-t-il, à l’esprit des Damnés de la terre (1961) de Frantz Fanon ; on ne retrouve pas, il est vrai, le nom de Fanon dans les écrits de Sylvie mais je persiste à croire que sa dénonciation d’une histoire québécoise gommant la vision autochtone du passé a surgi sous la plume de Sylvie parce qu’elle avait entrevu, dans son jeune âge, la face obscure du colonialisme. Arrachée à sa terre natale, c’est à un travail de reconstruction identitaire que Sylvie s’est adonnée au Québec à partir, sans doute, de la mémoire héritée du Maroc qui la rendait d’emblée sensible au danger d’effacement des dominés.

Les positions intellectuelles critiques qui traversent toute l’oeuvre de Sylvie Vincent pourraient fort bien avoir trouvé un renforcement – si ce n’est leur source même – dans la vie de couple et dans l’environnement familial que Sylvie a construit avec son mari, le journaliste Denis Vincent, qui a été un grand militant nationaliste et un syndicaliste engagé. Faut-il rappeler ici que Sylvie du Crest – son patronyme avant de devenir Sylvie Vincent – s’est installée au Québec au moment même où le puissant mouvement de transformation politique et culturelle propulsée par la Révolution tranquille faisait exploser la créativité dans tous les domaines. Sylvie a toujours situé sa réflexion sur le devenir du Québec en précisant que notre société possède un profil particulier qui lui a été imposé par la position de « colonisateurs-colonisés » des Québécois ; elle ajoutait souvent : « On sait cela depuis longtemps mais je ne crois pas que les Québécois aient tiré toutes les conséquences de l’ambiguïté qu’un tel statut produit dans les esprits. » Sylvie et Denis ont créé au sein de leur famille qui compte trois enfants – Thierry, Nadine et Gaëlle –, un environnement intellectuel imprégné de loyauté à l’égard de l’Autre et d’engagement dans la défense de la langue française. Le fait que Nadine soit devenue une linguiste universitaire spécialisée dans l’étude du français parlé au Québec a certainement à voir avec les intérêts prévalant dans l’espace de la famille où elle a grandi.

Face au projet de souveraineté nationale qui circulait dans le Québec des décennies 1960 et 1970, Sylvie rappelait, en contrepoint, les points de vue des Autochtones que l’histoire canonique du Québec a soigneusement étouffés. Est-il permis de penser que les écrits de Sylvie ont visé, en partie tout au moins, à réveiller une nation québécoise oublieuse des rapports coloniaux de domination et d’exclusion des Premières Nations ? Pour Sylvie, la question du statut des Premières Nations dans le projet d’un Québec indépendant se posait d’autant plus que le Québec avait établi, au temps de la Nouvelle-France, de solides alliances avec les Autochtones sans avoir cependant jamais signé, à la manière des Anglais, aucun traité avec les Premières Nations. On imagine aisément Sylvie défendant l’idée, au cours des débats en famille, d’un nécessaire élargissement du projet de souveraineté, seule voie, pensait-elle, pour lutter efficacement contre la discrimination et le racisme à l’égard des Autochtones. La mort de Denis Vincent qui a eu lieu sept mois après que Sylvie ait été elle-même emportée exprime, on peut le penser, la force du lien qui les unissait.

Sylvie et moi, nous nous sommes d’abord rencontrés autour de notre intérêt pour la littérature orale que les sociétés transmettent, au fil des générations, à travers la parole des conteurs, des griots et des bardes. Tout comme Sylvie, j’ai fait une large place au recueil des contes dans ma pratique ethnographique ; comme elle, j’ai réfléchi, à partir des idées de l’africaniste Jan Vansina, aux problèmes que pose la transmission de la tradition orale ; et j’ai toujours été convaincu, comme elle l’était, que la sagesse d’un peuple est déposée dans sa littérature orale. Le conteur Marc Laberge – créateur en 1993 du Festival interculturel du conte du Québec – m’a rappelé que Sylvie se plaisait grandement à écouter la linguiste José Mailhot et lui-même lorsqu’ils envahissaient son bureau pour lui apprendre quelques contes. Au cours des années 1980, Sylvie a été une assidue des soirées où des conteurs non professionnels se donnaient rendez-vous – successivement à la Petite Ricane, puis à La Chaconne et enfin au Bistro d’autrefois – pour se raconter les uns aux autres et sans effets théâtraux des contes venus de tous les continents.

Peut-être ces soirées lui plaisaient-elles parce qu’elles lui permettaient de ressentir, cette fois dans le décor de la ville, l’ambiance des échanges spontanés à travers lesquels les conteurs et les conteuses se relient aux villageois chez les Innus de la Côte-Nord. Je revois Sylvie, silencieuse et nostalgique, plongée dans une écoute méditative de ces histoires souvent philosophiques venues de tous les coins de la planète. Sylvie connaissait de très nombreux contes mais elle n’aimait pas se mettre en scène et se transformer en conteuse, sans doute parce qu’elle jugeait que sa voix douce et chantante ne se prêtait pas à ces performances. Que les contes aient été tragiques ou drôles, Sylvie se laissait volontiers séduire par les nuances de la parole vive et par le déroulement souvent inattendu des intrigues que les bons conteurs savent présenter. Au cours de ces soirées, Sylvie pensait peut-être à tous les récits oraux des Innus dont elle a su retirer, sans les trahir et sans les folkloriser, les principaux éléments à partir desquels les Innus structurent leur identité et organisent leur vision du monde et de l’histoire.

Sylvie Vincent a choisi de mener sa carrière d’anthropologue comme chercheure autonome, libre et indépendante, et comme consultante oeuvrant dans des compagnies privées – des « firmes », disait-on alors –, notamment en contribuant à créer, avec Serge Bouchard et d’autres collègues, la compagnie ssDcc – d’abord située au 6742, rue Saint-Denis et ensuite dans le Vieux-Montréal – qui a regroupé, au plus fort de ses activités, jusqu’à une douzaine d’anthropologues. Depuis un espace de travail totalement extérieur aux campus universitaires, Sylvie a été la cheville ouvrière de plusieurs équipes de « consultants » dont les travaux d’« anthropologie appliquée » ont été reconnus par les universités à cause de leur grande pertinence sociale et de la proximité établie avec les Premières Nations par ces « chercheurs autonomes ». L’influence des activités scientifiques de ces « compagnies » s’est aussi fait fortement sentir dans les milieux universitaires, notamment à travers la fondation en 1971 de la revue Recherches amérindiennes au Québec, création du Laboratoire d’anthropologie amérindienne (1970) regroupant des « chercheurs autonomes » et des universitaires, et le premier inventaire des sites archéologiques du Québec réalisé en 1966 par la Société d’archéologie préhistorique du Québec mise sur pied par Laurent Girouard.

À l’occasion du cinquantième anniversaire (2011) de la fondation du département d’anthropologie de l’Université de Montréal, Sylvie Vincent a fait partie d’une table-ronde réunissant Serge Bouchard, Laurent Girouard, Bernard Émond, Daniel Chevrier et Sylvaine De Plaen, anthropologues ayant choisi de « pratiquer l’anthropologie autrement » qu’on le fait dans les milieux universitaires. Ces collègues qui mènent une vie professionnelle dans des compagnies de recherche ethnographique et archéologique, dans le journalisme, dans la consultation, dans le cinéma et en médecine et psychiatrie ont débattu des défis que pose la pratique de l’anthropologie en dehors du monde académique. J’ai encore en mémoire l’intervention de Sylvie au cours de laquelle elle a critiqué le Plan Nord lancé par le gouvernement de Jean Charest, dans lequel le Nord est présenté comme un territoire en grande partie vierge de toute présence humaine et qui justifiait par ce fait son droit d’envahir et d’exploiter ces terres. Son discours a évidemment remporté le plus grand succès auprès des étudiants.

Durant toute sa vie professionnelle, Sylvie est allée de contrat en contrat, les engagements se succédant et graduellement se superposant les uns aux autres. Les organisations avec lesquelles des contrats furent signés étaient tantôt gouvernementales – Office national du film, ministère de la Culture et des Communications, ministère des Affaires culturelles, Sûreté du Québec, Télé-université, Musée de la civilisation, Conseil de recherches en sciences humaines du Canada –, tantôt reliées aux Premières Nations – Conseil Attikamek-Montagnais, Conseil tribal Mamuitun, Institut culturel et éducatif montagnais, Mamit Innuat, et bien d’autres encore. Son dernier contrat, réalisé pour le Conseil de bande de Uashat-Maliotenam et qui s’est conclu en février 2020 – deux mois avant la mort de Sylvie –, portait sur les modes de fréquentation des territoires de chasse – le Nutshimit – de la part des familles innues de ces communautés. Dans cette recherche qu’elle a menée en collaboration avec José Mailhot et Laurent Girouard, Sylvie a pu s’appuyer sur la reconstitution des arbres généalogiques de ces familles et sur des données géo-référencées de leur présence effective sur le territoire. Les données de cette recherche ont aidé les Innus à forcer la signature d’une entente avec la compagnie Iron Ore Canada en septembre 2020 après des années de démarches juridiques. Dans un autre dossier, les recherches de Sylvie ont également permis de faire reconnaître par la Cour, dans une décision de février 2020, qu’une portion du territoire de la réserve de Uashat avait été illégalement revendue par suite de la mauvaise gestion du gouvernement.

Sylvie eut à peine le temps de se réjouir de cette victoire remportée, devant le tribunal, par les Innus de Uashat et de Mani-utenam. Dans le dernier message courriel que j’ai reçu de Sylvie, elle me disait se « sentir débordée », avoir du mal à « livrer la marchandise que les autres attendent d’elle » et être « fatiguée ». Elle ne savait pas encore que la vie de « consultante » qu’elle avait choisie s’achevait. Désormais, elle ne pourrait plus prendre la route du Nord ni passer de longues soirées à visiter ses amis innus. Et cette course contre le temps qui a été la sienne serait bientôt finie – il ne lui faudrait plus soumettre en vitesse un nouveau projet ni se lancer dans une nouvelle étude alors que le rapport de la recherche précédente n’était même pas encore écrit. Sylvie a vécu sa vie dans la liberté et l’indépendance, dans un souci constant de l’autre et dans une générosité qu’on trouve trop rarement chez les intellectuels et les savants.