Corps de l’article

INTRODUCTION

Caractérisé par une histoire relativement récente dans les prescriptions officielles de la francophonie et une didactisation semée d’embûches largement documentées par la recherche au fil des ans (p. ex. Dumais, 2014; Nolin, 2013; Nonnon, 1999; Wirthner et al., 1991), l’oral est souvent présent dans les classes uniquement en tant que support ou médium[1] d’enseignement, et il est généralement soutenu par des pratiques d’enseignement peu nombreuses et peu diversifiées. Bien que la communication orale soit aujourd’hui légitimée comme l’une des quatre compétences de la discipline français dans les prescriptions ministérielles québécoises pour le primaire (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2011b; Ministère de l’Éducation du Québec, 2006), plusieurs zones d’ombre persistent en ce qui a trait à son enseignement et à la formation initiale et continue la concernant au Québec. C’est surtout le cas pour le primaire, pour lequel quelques recherches ont contribué à décrire des pratiques effectives d’enseignement et d’évaluation de l’oral (Allen, 2017; De Grandpré, 2016; Dumais et al., 2015; Soucy, 2019). Peu d’études descriptives québécoises ont cependant été menées pour documenter les pratiques du personnel enseignant du primaire relativement à l’oral, à l’exception de la recherche de Nolin (2013) et, plus récemment, de celle de Dumais et Soucy (2020)[2]. En l’état des connaissances sur la question, il nous est apparu pertinent de nous y intéresser pour contribuer à son étude. La présente contribution est donc l’occasion de présenter les résultats d’une étude exploratoire menée au printemps 2018 auprès de personnes enseignantes du primaire exerçant dans le Bas-Saint-Laurent, au Québec, à propos de leurs pratiques d’enseignement et d’évaluation de l’oral, de leurs représentations ainsi que de leurs expériences et de leurs besoins de formation à ce sujet. Après avoir présenté certains aspects de notre problématique ainsi des éléments de notre cadre conceptuel, nous détaillerons les étapes de la démarche méthodologique sous-tendant notre projet ainsi que les résultats obtenus.

PROBLÉMATIQUE

Au Québec, la communication orale fait partie des compétences du français, langue d’enseignement, au primaire (Ministère de l’Éducation du Québec, 2006) et représente 20 % de la note accordée à la discipline (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2011a). Les prescriptions ministérielles la concernant insistent sur l’importance de faire vivre aux élèves des situations d’interaction verbale variées, liées à leurs « besoins personnels, scolaires et sociaux », en vue de favoriser le développement de cette compétence (Ministère de l’Éducation du Québec, 2006, p. 80). La recherche en didactique de l’oral va d’ailleurs dans ce sens : au cours des dernières années, de nombreuses études se sont intéressées à l’oral réflexif (p. ex. Plessis-Bélair, 2008, 2018), pragmatique (p. ex. De Grandpré, 2016) ou spontané (p. ex. Dumais et Soucy, 2020; Plessis-Bélair et al., 2017) favorisant les échanges entre les élèves et avec l’enseignante ou l’enseignant. Or, les résultats issus de recherches s’étant penchées sur l’enseignement et l’évaluation de l’oral montrent que l’exposé oral individuel demeure l’activité la plus utilisée au Québec (Dumais et Soucy, 2020; Lafontaine et Messier, 2009; Nolin, 2013; Sénéchal, 2016) comme ailleurs dans la francophonie (Dumortier et al., 2012; Sales-Hitier et Dupont, 2020), et ce, à travers toute la scolarité obligatoire. 

La recherche descriptive de Nolin (2013) a néanmoins montré que malgré cette prépondérance de l’exposé oral, les élèves du primaire étaient placés en contexte d’interaction verbale (p. ex. la causerie, la discussion en sous-groupe) selon ce qui a été mentionné par une large proportion de son échantillon[3]. Si ces données semblent pointer dans la bonne direction, d’autres sont plus préoccupantes : les genres nécessitant l’utilisation des technologies, comme les capsules radio ou Internet ou l’audioguide, étaient très marginalement exploités. Comme la recherche date d’il y a quelques années, il est toutefois possible que la situation ait changé. Enfin, les résultats de cette enquête par questionnaire, essentiellement quantitative, mettaient également de l’avant le fait que 65 % des répondantes et répondants « enseignent » souvent ou assez souvent l’oral en donnant des consignes. Qualifiée de « traditionnelle » (Dumais et al., 2017), cette façon de faire, critiquée par la recherche (p. ex. Dolz et Schneuwly, 1998/2009; Dumais et al., 2017; Lafontaine, 2001), pourrait être le reflet de pratiques anciennes « sédimentées » dans les nouvelles (Schneuwly et Dolz, 2009). Comme les pratiques sont en interaction avec les représentations professionnelles, il importe de s’intéresser à ces dernières pour mieux comprendre les premières (Talbot et Arrieu-Mutel, 2012). Ajoutons qu’il a d’ailleurs souvent été fait mention de l’inconfort ressenti par les membres du corps enseignant vis-à-vis de l’enseignement et de l’évaluation de l’oral (Dumais, 2014; Lafontaine et al., 2007; Soucy, 2020) sans que ce « malaise » soit spécifiquement étudié.

Au début des années 2000, constatant que peu de membres du corps enseignant avaient été spécifiquement formés à l’enseignement de la communication orale dans le cadre de leur formation initiale, Messier (2004) a établi un lien entre le manque de formation et les pratiques lacunaires d’enseignement de la communication orale. Considérant que la situation a beaucoup évolué dans les universités québécoises en ce qui a trait à la formation initiale en didactique de l’oral au cours des dernières années, il est cependant possible que cette lacune ait été palliée et que cela ait une incidence sur les pratiques mises en oeuvre et sur les représentations de l’objet « communication orale ».

Devant ces constats, il nous est apparu essentiel de nous intéresser aux pratiques d’enseignantes et d’enseignants des trois cycles du primaire relatives à la communication orale, à leurs représentations ainsi qu’à leurs expériences et à leurs besoins de formation afin d’avoir un meilleur portrait de la situation actuelle. C’est donc ce que notre recherche exploratoire visait à décrire.

CADRE CONCEPTUEL

Pour être en mesure d’atteindre les objectifs spécifiques susmentionnés, deux éléments clés doivent être explicités : les pratiques d’enseignement et les représentations.

Les pratiques d’enseignement

L’intérêt pour les pratiques a une importance certaine pour la recherche en éducation (Talbot, 2004; Talbot et Arrieu-Mutel, 2012) ou celle en lien avec les différents objets de la didactique du français (p. ex. Dolz et Simard, 2009; Lafontaine et Messier, 2009; Lord, 2012; Nolin, 2013; Sénéchal, 2012). Leur étude permet de rendre compte de la façon dont s’enseigne une discipline, « [aide] à mieux comprendre les effets des prescriptions ministérielles et [donne] des indications quant au travail à entreprendre ou à poursuivre en formation initiale ou continue » (Lord, 2012, p. 33-34).

À l’instar de Lord (2012), nous avons choisi d’utiliser le concept de pratiques d’enseignement, car « dans une tradition matérialiste, le mot pratique fait référence non seulement à l’action, mais [également] à l’activité mise en oeuvre pour transformer » (p. 34). Le travail du personnel enseignant a en effet ceci de particulier qu’il porte sur les processus psychiques des élèves : « ce sur quoi [le personnel enseignant] travaille sont des modes de penser, de parler et d’agir qu’il doit transformer en fonction de finalités définies par le système scolaire » (Schneuwly et Dolz, 2009, p. 31). Précisons, de surcroît, que nous avons choisi d’utiliser ce concept pour ne parler que des pratiques des enseignantes et des enseignants dans la classe, en situation pédagogique (Legendre, 2005), plutôt que celui de pratiquesenseignantes, qui couvre l’ensemble de leurs pratiques professionnelles (p. ex. les réunions d’établissement ou avec les parents, la correction, la conception de projets pédagogiques, etc. [Clanet et Talbot, 2012, p. 5]).

Les pratiques dont il est question dans la présente contribution sont déclarées : nous cherchions, par nos questions, à faire émerger le discours des participantes et des participants sur leur agir professionnel, soit le « dire sur le faire » recueilli dans le discours du personnel enseignant (Clanet et Talbot, 2012, p. 7). Il ne s’agit pas de ce qui peut, à contrario, être qualifié de pratiques effectives qui, elles, sont observées in situ dans le contexte naturel de la classe.

Les représentations

Selon la théorie du noyau central d’Abric (1994), les préconnaissances influencent les pratiques d’enseignement : on enseignera, effectivement, plus facilement ce que l’on sait déjà ou ce que l’on croit savoir. Aussi importe-t-il, lorsqu’on veut mieux comprendre des pratiques déclarées, de s’intéresser également aux représentations des personnes interrogées.

Nous avons choisi de nous intéresser aux représentations sociales, qui renvoient à une idée, à propos d’un objet de connaissance, généralement partagée au sein d’un groupe d’individus dans une culture, dans une société donnée (Abric, 1994; Doise, 1992; Guimelli, 1994; Jodelet, 1989). La vie en société étant déterminée par l’activité pratique, les représentations individuelles et collectives ne peuvent être dissociées des activités humaines, qui doivent être appréhendées à l’articulation du social et de l’individuel (Moscovici, 1961). Ainsi, les représentations sociales ont une double dimension cognitive et sociale, en ce sens qu’elles « ne sont pas exclusivement d’essence psychologique et donc complètement sous le contrôle interne de l’individu » (Nguimbi, 2009, p. 28) : l’opinion publique, les traditions, la culture, l’environnement immédiat, etc., sont autant de choses qui peuvent influencer la construction d’une représentation (Jodelet, 1989). Dans le cas de la communication orale, les expériences vécues comme élève, la formation initiale du personnel enseignant, ses diverses expériences professionnelles et son ressenti dans ces situations sont autant de choses ayant pu alimenter les représentations de cette activité, raison pour laquelle nous avons choisi de nous y intéresser.

DÉMARCHE MÉTHODOLOGIQUE

Afin d’accéder à une verbalisation des pratiques déclarées et des besoins de formation, ainsi qu’aux représentations des enseignantes et enseignants, nous avons choisi la méthode d’entretien de groupe, que nous définirons après avoir présenté notre échantillon. Nous préciserons ensuite la méthode et les outils d’analyse des données que nous avons privilégiés.

Échantillon

Notre échantillon était composé de onze enseignantes[4] des trois cycles du primaire exerçant dans le même établissement scolaire du Bas-Saint-Laurent, au Québec, une région éloignée des grands centres. Les participantes comptaient toutes plus de 13 années d’expérience en enseignement au moment de la réalisation de la recherche et avaient toutes suivi leur formation initiale dans la même université, soit celle de la région, qui n’offre pas de cours spécifiquement consacré à la didactique de l’oral au primaire. Aux fins des entretiens, les participantes ont été réparties en deux groupes : un regroupant une enseignante de chaque année du primaire (n = 6), et l’autre comptant une enseignante de la première jusqu’à la cinquième année (n = 5).

Méthode et outils de collecte des données

Nous avons choisi la méthode de l’entretien de groupe[5], qui se définit comme un échange entre des individus d’un groupe assez restreint (de 5 à 15 personnes) portant sur un sujet donné et visant la collecte d’informations sur ce sujet (Baribeau, 2009). Notre choix s’est porté sur l’entretien de groupe, car il « permet d’éviter de soumettre les personnes aux seules questions du chercheur, pour accueillir celles qui interpellent les membres du groupe en relation avec l’objet de discussion » (Morrissette, 2011, p. 14). En plus de favoriser l’émergence d’éléments non anticipés, cette méthode nous a également offert des occasions d’obtenir des réponses plus précises et plus nuancées par les interactions, les relances, les reformulations et les demandes de clarification entre les participantes.

Un entretien d’une durée d’environ 60 minutes a eu lieu pour chacun des deux groupes. Avec l’accord de toutes les enseignantes, l’intégralité de chaque entretien a été captée de façon audiovisuelle à l’aide d’une caméra. Les entretiens ont été conduits à l’aide d’un guide d’entretien divisé en trois axes : 1) les pratiques d’enseignement de la communication orale; 2) les représentations relatives à l’oral; 3) les expériences de formation initiale en communication orale et les besoins de formation continue la concernant. Le tableau 1 présente les éléments qui ont fait l’objet d’un questionnement dans chacun des axes. Les questions utilisées pour ce faire étaient toutes accompagnées de pistes de relance.

Tableau 1

Axes et catégories du guide d’entretien

Axes et catégories du guide d’entretien

-> Voir la liste des tableaux

Méthode et outils de traitement et d’analyse des données

Les données audiovisuelles ont fait l’objet d’une transcription littérale. Nous avons opté pour la transcription orthographique, soit une transcription sans ponctuation, exception faite des formes interrogatives que nous avons préféré marquer par un point d’interrogation pour faciliter leur repérage. Aux fins de cette transcription, un code alphanumérique a été attribué à chaque enseignante afin de préserver leur anonymat[6].

Nous avons choisi de réaliser une analyse de contenu (Bardin, 2003), soit une méthode d’analyse de données qualitatives s’appliquant à des discours très variés et étant fondée sur la déduction et l’inférence (Wanlin, 2007). En raison du nombre restreint d’entretiens réalisés, nous avons procédé par traitement manuel des données transcrites. Les réponses des enseignantes ont d’abord été organisées selon les trois axes tirés du guide d’entretien : 1) les pratiques; 2) les représentations; 3) les expériences et les besoins de formation. Par la suite, les données ont été regroupées autour de catégories prédéterminées associées à chacun de ces axes, puis codées. Ce faisant, nous avons pu, par exemple, réunir toutes les données relatives à la catégorie « fréquence » de l’axe « pratiques », même celles qui étaient apparues plus loin dans les échanges (qu’au moment où la question associée a été posée).

RÉSULTATS

Les résultats de cette recherche sont présentés selon les trois grands axes du guide d’entretien (cf. tableau 1). Il sera d’abord question des pratiques d’enseignement et d’évaluation de l’oral des enseignantes interrogées, puis de leurs représentations de cet objet. Enfin, leurs expériences et leurs besoins de formation seront décrits.

Pratiques déclarées d’enseignement et d’évaluation de l’oral d’enseignantes du primaire

D’entrée de jeu, nous avons questionné les enseignantes sur leurs pratiques d’enseignement et d’évaluation de la communication orale. Nous présentons les quatre éléments qui ont fait l’objet d’un questionnement pour ce premier axe de l’entretien.

Nature et fréquence des activités de communication mises en place

Bien que nous nous attendions à ce que les participantes fassent tout de suite mention de l’exposé oral, ce sont la causerie et d’autres situations orales plus spontanées qui ont d’abord été nommées par plusieurs enseignantes. La plupart d’entre elles ont, en effet, dit faire une causerie par semaine, traditionnellement le lundi matin. Il s’agit d’un moment au cours duquel les élèves sont invités à raconter leur fin de semaine ou, dans certains cas, à échanger sur un sujet de leur choix (p. ex. leur sport préféré). Dans la classe d’une participante qui enseigne en deuxième année, les élèves animent, à tour de rôle, la « routine du matin » dans le cadre de laquelle ils présentent le jour, la date, la température ainsi que le menu du jour. Une autre participante demande parfois à ses élèves de première année de choisir un sujet dont ils devront parler pendant leur collation. Elle précise qu’elle n’impose pas cela chaque jour, car elle souhaite que ses élèves puissent parler librement pendant ce moment : « […] c’est une petite chose qu’on fait pas tous les jours parce que je veux qu’ils soient bien aussi de parler pendant la collation mais… à l’occasion » (E1-1).

Toutes les participantes ont dit faire réaliser des « communications orales classiques » à leurs élèves. Lorsque nous les questionnons à ce sujet, elles précisent qu’elles font référence à des exposés oraux. De façon générale, les élèves qui sont plus autonomes (2e et 3e cycles) reçoivent une grille de suivi pour l’élaboration de leur exposé. Cela leur permet, selon les enseignantes, de connaître les étapes qui les séparent de leur exposé : par exemple, effectuer une recherche pour réaliser une affiche, imprimer des images, écrire un plan, etc. Les plus petits, quant à eux, sont souvent invités à présenter quelque chose (leur animal, leur objet préféré), surtout en début d’année pour « faire connaissance ». Les mêmes thèmes ont tendance à revenir : les vacances d’été à la rentrée, les saisons et les fêtes (Halloween, Noël, Pâques), les projets menés en classe (p. ex. un projet sur les pays mènera à un exposé sur un pays). La plupart des participantes ont mentionné qu’auparavant, les exposés étaient souvent préparés à la maison, mais qu’elles tendent de plus en plus à rapatrier la préparation en classe pour éviter l’ingérence des parents dans celle-ci. Si les enseignantes reconnaissent que l’aide du parent est souvent bénéfique, surtout pour les petits, elles ont souligné que le fait de demander à l’élève de se préparer à la maison faisait en sorte qu’il y avait beaucoup d’inégalités dans ce qui était rendu, étant donné l’apport des adultes dans la préparation. Certaines enseignantes ont dit en être venues à se demander si la note donnée représentait réellement la compétence de l’élève ou plutôt sa capacité à « performer » lors d’une présentation préparée par son parent.

Enfin, lorsque nous les avons questionnées relativement à la compréhension orale, les participantes nous ont dit que celle-ci était plus mobilisée que réellement travaillée, notamment lors des présentations orales individuelles réalisées devant la classe. Les enseignantes demandent aux élèves d’être attentifs afin de, par exemple, nommer un élément qu’ils ont appris ou aimé dans la présentation de leur camarade ou de lui poser une question pour avoir plus de détails sur certaines choses : « ils [sont] obligés d’écouter au moins au début pour être capables de nommer au moins une chose qu’ils [ont] apprise en regardant et en écoutant » (E4-2).

Pratiques d’évaluation de la communication orale

De façon générale, les participantes nous ont dit ne pas évaluer la première prise de parole formelle de l’année scolaire (généralement un exposé oral) pour laquelle elles formulent plutôt des commentaires constructifs. Cette évaluation formative en contexte formel semble toutefois n’être réalisée qu’en début d’année, puis les évaluations deviennent systématiquement sommatives. En effet, selon les réponses des participantes, elles ne donneraient de la rétroaction formative qu’au fil des interactions quotidiennes : « […] c’est sûr qu’on fait beaucoup de formatif ici et là qu’on n’arrête pas un moment pour dire “on enseigne” […] c’est plus au quotidien […] » (E3&4-1). Lorsqu’elles évaluent de cette façon, au quotidien, les enseignantes disent ne pas utiliser de grille ou d’outils d’observation et se baser plutôt sur leur connaissance des élèves : « […] on les connaît… […] on est capable de dire “untel c’est comme ça untel c’est comme ça”… moi non plus j’ai pas de grille » (E5&6-1). En contexte « formel », les enseignantes disent toutefois utiliser une grille dans laquelle les mêmes critères, concernant la pertinence, le volume, le débit, le vocabulaire, le registre de langue et le regard, semblent revenir d’une fois à l’autre.

Utilisation de matériel audiovisuel pour soutenir le développement de la compétence à communiquer oralement

Les enseignantes interrogées disent ne pas vraiment utiliser les technologies dans le cadre des activités de communication orale qu’elles proposent à leurs élèves. Une seule participante mentionne faire parfois réaliser un bulletin de nouvelles par ses élèves, qui jouent alors différents rôles (p. ex. les sports, la météo). Elle capte le tout de façon audiovisuelle, ce qui a, selon elle, un effet positif sur ses élèves : « ils sont filmés donc là j’amène ma caméra pis je les filme… pis après ça on écoute ça pis les enfants ils trouvent ça vraiment génial de se voir pis là de s’entendre » (E3&4-1). Elle souligne qu’elle ne réalise toutefois pas cette activité chaque année et qu’elle ne filme pas ses élèves pour toutes leurs prises de parole, notamment en raison du temps que cela nécessite : « parce que t’sais tu prends le temps de mettre du temps à ton horaire pour les présentations pis il te faut le même à ton horaire à un autre moment pour le réécouter… fait que tu peux pas le faire à toutes les fois ».

De façon générale, les participantes ont dit avoir recours à des outils technologiques principalement pour permettre aux élèves de mener leurs recherches et de se documenter en vue d’un exposé oral, de même que pour la réalisation d’un support visuel informatisé (p. ex. PowerPoint).

Représentations d’enseignantes du primaire à propos de l’enseignement et de l’évaluation de la communication orale

Après avoir questionné les participantes sur leurs pratiques d’enseignement et d’évaluation de l’oral, nous les avons interrogées sur leurs représentations liées à la compétence à communiquer oralement. Les quatre éléments abordés pour cet axe sont présentés.

Place et rôle de l’oral en classe

Si, de façon générale, les enseignantes interrogées reconnaissent que plus de place devrait être laissée à l’oral en classe, elles s’accordent toutes pour dire qu’elles ne le font pas, et ce, principalement par manque de temps : « ce qui manque c’est du temps d’enseignement vraiment beaucoup […] d’arrêter et de dire “là aujourd’hui on pratique pis on met en place les stratégies de communication orale”… t’sais ça on le fait pas » (E1-1). L’une des participantes mentionne être fortement influencée par la pondération ministérielle, qui accorde moins d’importance à l’oral[7]. Et sur ce point, ses collègues sont unanimes : elles avouent ouvertement allouer beaucoup plus de temps à la lecture et à l’écriture. Une participante souligne que l’oral n’a « pas autant d’importance que… le français écrit ou le français lecture » (E5&6-1) et une autre indique passer « beaucoup plus de temps à travailler l’écriture et la lecture que la communication orale » (E2-2). Certaines enseignantes reconnaissent toutefois qu’en accordant plus de temps à l’oral, une certaine forme de transfert pourrait s’opérer vers l’écrit : « un enfant qui va très bien s’exprimer à l’oral va très bien s’exprimer à l’écrit en général… fait que c’est sûr qu’on devrait mettre plus d’emphase là-dessus […] » (E3&4-1).

En ce qui a trait au rôle de l’oral dans leur classe, la plupart des enseignantes interrogées le qualifient d’outil d’enseignement. À plusieurs reprises, elles font également référence à leur rôle de modèle linguistique (Ministère de l’Éducation du Québec, 2001) en mentionnant se donner en exemple, corriger les élèves lors de leurs prises de parole et leur donner de la rétroaction à l’oral dans le quotidien de la classe.

Ressenti en lien avec l’enseignement et l’évaluation de la communication orale

Lorsque nous avons questionné les enseignantes sur ce qu’elles ressentent lorsqu’il est question de la communication orale, elles ont presque toutes dit éprouver une forme de malaise. Il s’agit d’un état que les participantes associent principalement à l’évaluation de l’oral :

Ben moi je me sens pas compétence dans ce domaine-là… je le fais pis j’ai l’impression de le faire selon ce que je pense qui est correct… t’sais les grilles du Ministère… ça dit pas – c’est souvent moi qui les ai modifiées à mon goût… est-ce que je suis correcte? […] Est-ce que la pondération que j’ai mise sur ma grille… que j’ai modifiée un peu est bonne? C’est toujours notre jugement… On aurait la même grille (pointe sa collègue de droite) on ferait le même élève dans deux classes séparées pis on n’aurait pas la même note (E5&6-1).

Les enseignantes disent également qu’elles n’osent pas faire échouer un élève qui ne répondrait pas aux attentes : « […] même s’il est en difficulté souvent on… on va comme plus le faire passer… t’sais il va avoir du 60 » (E4-2). Elles mentionnent qu’elles craignent de ne pas arriver à justifier une note inférieure aux parents : « […] il faudrait avoir vraiment les outils pour le justifier aussi aux parents… parce que le parent à qui tu veux faire passer un échec en communication orale amène-les tes traces pis amène-les tes outils pour vraiment justifier […] » (E2-2).

Enfin, les participantes mentionnent ressentir de l’inconfort relativement au caractère artificiel de l’exposé oral, souvent appris par coeur, qui ne serait pas représentatif de la réelle compétence des élèves à communiquer oralement. Si elles sont conscientes qu’il leur faudrait changer cette façon de faire, et ne pas systématiquement demander aux élèves de présenter à l’avant de la classe, elles hésitent à sauter le pas :

T’sais si on le faisait pas on sentirait qu’il y a de quoi qu’on fait pas… fait que peut-être que oui il faudrait se diriger vers autre chose pis se dire que c’est plus au quotidien pis que c’est moins souvent formel mais on sentirait… « Hey j’ai-tu fait ce qui faut? Là il en a-tu fait assez? » (E4-2).

Expériences et besoins de formation en communication orale d’enseignantes du primaire

Finalement, nous avons souhaité en savoir plus sur les expériences de formation initiale et continue en communication orale des enseignantes, de même que sur leurs besoins de formation. Aucune participante n’a eu de cours ou de portion de cours consacré à la didactique de la communication orale dans le cadre de sa formation initiale. Le centre de services scolaire qui emploie les enseignantes interrogées ne leur a jamais proposé de formation sur le sujet. Si certaines ont déjà vu une conférence portant sur l’oral dans le programme d’un congrès auquel elles assistaient, elles ne l’ont pas choisie. Les participantes aux deux groupes de discussion ont toutefois reconnu avoir de réels besoins de formation continue en communication orale. Elles nous ont dit qu’elles aimeraient savoir, avant toute chose, comment bien enseigner l’oral, notamment en s’appuyant sur de nouvelles façons de faire, mais sans que ce soit du « clé en main », car elles ont besoin de savoir « comment l’utiliser », donc de bénéficier d’un accompagnement. Elles mentionnent, en outre, éprouver de la difficulté à bien circonscrire les attentes qu’elles devraient avoir lors des prises de parole des élèves : « […] moi j’ai mis un B mais t’sais c’est-tu vraiment un B? T’sais on attend quoi comme volume? Ou on attend quoi comme articulation pour un enfant de deuxième année? » (E3&4-1). Et, selon les participantes, cela a directement à voir avec le manque ou l’absence d’enseignement, raison supplémentaire, pour elles, de souhaiter être mieux outillées en ce sens. Finalement, elles nous ont dit être conscientes que le malaise qu’elles ressentent presque toutes lorsqu’elles évaluent leurs élèves en communication orale est surement lié à un manque de formation, raison pour laquelle elles aimeraient également être mieux outillées relativement à l’évaluation.

DISCUSSION

En réalisant cette recherche exploratoire, nous souhaitions avoir un meilleur portrait des pratiques déclarées, des représentations ainsi que des expériences et des besoins de formation de membres du corps enseignant des trois cycles du primaire québécois relativement à la communication orale. Rappelons que les données dont nous disposions jusqu’alors (avant 2018) étaient principalement issues de la recherche descriptive de Nolin (2013), qui était essentiellement quantitative et touchait peu aux représentations des personnes répondantes. De façon générale, les résultats que nous avons obtenus en lien avec les pratiques d’enseignement et d’évaluation de l’oral concordent avec ceux de Nolin (2013) : dans les classes de nos participantes, les activités de production orale sont favorisées par rapport à celles en compréhension, les technologies sont peu utilisées et l’évaluation est généralement réalisée en contexte formel à l’aide d’une grille « type » ou basée sur des observations dans le quotidien de la classe. L’utilisation des données relatives aux représentations que nous avons collectées nous a toutefois permis de mieux comprendre les pratiques déclarées par les enseignantes ayant pris part à notre recherche et de pousser plus loin nos interprétations.

S’il s’avère que certaines activités de production sont présentes tout au long du primaire (p. ex. la causerie, l’exposé oral), d’autres sont propres à certains cycles (p. ex. l’animation de la routine du matin, qui n’a été nommée qu’au premier cycle). Il en va de même pour la nature de l’accompagnement offert aux élèves dans la préparation d’une prise de parole formelle. Selon les réponses des participantes, l’autonomie de l’enfant dans cette préparation semble de plus en plus recherchée au fur et à mesure de son avancement dans son cheminement scolaire. À partir du deuxième cycle, les élèves reçoivent simplement une grille de suivi, ce qui se rapproche de l’« enseignement par consignes » relevé par Nolin (2013). Cette façon de faire fait écho aux représentations que les participantes partagent de la place et du rôle de l’oral dans la classe : étant principalement un outil d’enseignement à leurs yeux, l’oral ne semble pas avoir autant d’importance que la lecture et l’écriture. La valeur accordée à l’oral paraît toutefois fortement teintée par le manque de temps évoqué par les enseignantes interrogées. Comme la pondération ministérielle accorde une importance moindre à la compétence à communiquer oralement, les participantes semblent y voir la confirmation que le temps consacré à l’oral devrait, par défaut, être moins important que celui accordé à la lecture ou à l’écriture.

Il ressort toutefois de nos analyses que les enseignantes ayant pris part aux entretiens de groupe souhaiteraient être en mesure de faire plus de place à l’oral dans leurs pratiques d’enseignement, mais qu’elles ne se sentent pas suffisamment outillées pour le faire. Elles n’ont donc pas manqué de verbaliser leur grand besoin d’accompagnement en ce sens : plus que du « clé en main », elles disent avoir besoin de se sentir plus en confiance, voire plus autonomes lorsqu’il est question de communication orale. Il s’avère toutefois que les formations continues spécialisées en didactique de la communication orale ne sont pas encore très répandues ou facilement accessibles au personnel enseignant exerçant loin des grands centres, comme c’est le cas pour nos répondantes.

CONCLUSION

À la lumière des résultats obtenus, nous croyons qu’il est essentiel d’avoir une meilleure connaissance des pratiques et des représentations relativement à la communication orale, notamment afin de proposer des moyens plus concrets et plus réalistes d’intervenir auprès des membres du corps enseignant en répondant à leurs besoins réels. En plus de contribuer à documenter cette facette de la recherche en didactique de l’oral, des études telles que la nôtre sont susceptibles de permettre une amélioration de la formation initiale et continue des praticiennes et des praticiens pour l’enseignement et l’évaluation de la communication orale.