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Il est des ouvrages en phase avec les débats sociaux, politiques et théoriques de l’heure. L’avenir du passé en est un. Sa publication survient au moment où dans l’espace public se posent la question de l’identité et celle de la perte des repères historiques chez les jeunes. L’identité de sexe ou de genre est par exemple matière à discussion dans leurs rangs, comme l’est également l’identité nationale dans un contexte où est mis en cause le nationalisme ambiant, et ce, par-delà l’arène politique. Le sentiment d’appartenance, susceptible de fournir une « sécurité ontologique » (Giddens) aux individus, connaît des ratés au Québec comme ailleurs. L’identité chez les jeunes, en raison même de leur âge et de leur position sociale, devient une affaire personnelle et, de ce fait, relève d’une « identité plurielle ».

En sociologie, l’identité se conçoit théoriquement en termes de subjectivation ou d’individualisation et l’on convient, de nos jours, qu’elle se forme à l’échelle individuelle, chacun tendant à se définir de son propre chef. Il importerait dans cette veine d’agir par soi-même en cherchant à se soustraire aux contraintes extérieures à sa propre personne et en revendiquant des droits individuels. Ces droits, certes octroyés dans le feu de luttes collectives, contribueraient néanmoins à la fragmentation, pour ne pas dire l’effritement de l’identité, de l’identité nationale plus particulièrement. Mais qu’en est-il exactement dans les faits? L’ouvrage de Stéphane Lévesque et Jean-Philippe Croteau envisage le sujet à la lumière d’une étude solide, rigoureuse et fort bien étayée, écrite de surcroît dans une langue claire et soignée.

Nos auteurs s’emploient dans ce livre à répondre à trois questions : quelle est la vision historique des jeunes francophones au Québec et en Ontario? Partagent-ils un patrimoine mémoriel et historique commun? Ont-ils recours au passé pour se forger une identité citoyenne? À cette fin, l’étude cherche à saisir la notion de Canada français en acte chez les adolescents, élèves au secondaire, à la lumière du récit qu’il leur est demandé de produire sur cette invitation toute simple : « Raconte-moi l’histoire des francophones au pays comme tu la connais. » L’exercice les pousse à mettre en oeuvre leur mémoire et leur connaissance du passé sur le fond desquelles se forme une trame narrative qui « comprend un ensemble de références faisant sens à propos de la conception de l’histoire de la nation » (p. 1). Il s’agit, en d’autres mots, de se pencher sur la transmission de l’histoire nationale en demandant à plus de 600 élèves des écoles de langue française du Québec et de l’Ontario de raconter dans leurs propres termes l’histoire des francophones comme ils la connaissent, telle que les programmes scolaires en vigueur la leur ont notamment transmise. Outre les différences observables entre les deux groupes d’élèves, l’étude met au jour d’une part le « rapport des jeunes au passé collectif » et d’autre part le « lien, souvent confus, entre la mémoire et la conscience historique » (p. 12). Elle révèle effectivement l’écart entre l’histoire des francophones sciemment narrée par les jeunes et celle élaborée officiellement par les historiens patentés et correspondant à la conscience historienne.

Sur le plan méthodologique, un corpus a été tiré de deux échantillons de convenance d’élèves du Québec et de l’Ontario en fin d’études secondaires et fraîchement émoulus de leur programme d’histoire nationale. Au total, 635 élèves – 385 au Québec et 250 en Ontario – ont bien voulu répondre à l’invitation et ainsi collaborer à l’entreprise de nos chercheurs. La population ciblée se répartissait géographiquement en ville (à Montréal et Ottawa), en périphérie urbaine et en zone rurale afin d’atteindre la représentativité démographique de la francophonie dans l’une et l’autre provinces. Avant de jeter leur texte sur papier, les élèves étaient priés de préciser certaines caractéristiques démographiques (genre, âge, langue maternelle, langue parlée à la maison, lieu de naissance, etc.). Les auteurs de l’étude ont dû composer avec des biais liés aux groupes en présence, par exemple la prépondérance du français comme langue parlée à la maison au Québec par rapport à l’Ontario.

L’analyse des récits collectés a d’abord été opérée à l’aide de méthodes qualitatives destinées à « reconstituer le coeur du récit historique en déterminant les visions ou “noeuds de l’intrigue” qui structurent la trame narrative » (p. 33) sous les traits de ce que les analystes appellent les « orientations narratives » que représentent l’expérience francophone, la nation canadienne, la modernisation (vision du passé inspirée de l’histoire sociale mobilisée pour décrire le passage vers la société moderne en termes de « progrès »), la perspective autochtone, le présentisme (vision anhistorique ou orientée vers le présent, pouvant inclure une prise de position personnelle), l’expérience de vie, la vision descriptive, la vision inclassable. Sur l’élan, l’étude qualitative des récits s’est muée en une analyse de contenu par mentions factuelles, lesquelles peuvent être calculées en pourcentage et présentées sous forme de tableaux combinant les dates, les évènements, les personnages de premier plan, les institutions sociales, etc. Force est de souligner que nos deux auteurs se font un devoir d’exposer largement les opérations qui président au traitement des données, opérations qui ne manquent pas de donner puissance et richesse aux résultats de l’analyse.

En réponse aux trois questions de départ, l’enquête amène ses deux responsables à conclure que « loin d’être détachés et ignorants du passé, les [jeunes qui ont bien voulu y collaborer] ont construit des récits historiques qui sont signifiants pour eux et leur communauté d’appartenance » (p. 213), récits révélant « l’influence de l’identité [francophone] sur la représentation des faits du passé et sur les savoirs auxquels ils ont eu recours pour structurer une vision du passé collectif » (p. 213). Ce sentiment identitaire francophone chez les élèves québécois et ontariens renforce en somme « le caractère homogène des groupes francophones et anglophones », faisant en sorte que, par exemple, « chez les jeunes québécois, le sentiment d’appartenance fort [au Québec] consolide leur perception du pays basée sur la dichotomie Québec/Canada et ce faisant renforce la vision homogène de ces groupes identitaires : Québec français et Canada anglais » (p. 233).

Ces résultats, parmi d’autres, viennent ainsi singulièrement nuancer les explications des « chercheurs qui annoncent le passage du Canada français à une francophonie bilingue, pluriculturelle et mondialisée […] brossant le portrait du nouveau francophone comme un être individualiste et indépendant des contingences de la mémoire et du passé, qui choisit de faire partie de la communauté francophone en fonction de ses appartenances et de ses allégeances multiples » (p. 214). La conclusion, on le devine, a de quoi tempérer le multiculturalisme cher aux Trudeau père et fils et la critique du « nationalisme méthodologique » (Beck) populaire dans certains courants théoriques en sociologie. L’avenir du passé est décidément un ouvrage en phase avec les débats de l’heure et dont la lecture s’impose pour qui veut y prendre part.