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À l’image de leur objet, les études revuistiques constituent un champ faible, c’est-à-dire une discipline au contour flou dont le corpus est trop souvent négligé et marginalisé. Tandis que la discipline anglo-saxonne des periodical studies considère d’emblée l’objet-revue sur son propre terrain et à travers sa matérialité particulière, les chercheuses et chercheurs en littérature, sciences sociales et humanités doivent s’affranchir de l’opprobre qui frappe ce registre mineur et revendiquer sa pleine légitimité puisque « dans l’histoire de l’imprimé, le livre a dominé et continue de dominer » (p. 65).

Hors du cercle restreint des revues savantes qui sont évaluées à l’aveugle par les pairs et qui forment des vecteurs de standardisation des disciplines universitaires constituées intramuros, la variété des revues (qu’elles soient d’idées, littéraires ou artistiques) échappe à toute classification restrictive ou hâtive. Comme le souligne Lucie Robert, exemples à l’appui : « Le champ des revues ne forme […] pas un tout homogène » (p. 50). Ni savant ni profane, le vaste corpus des revues extramuros est tissé d’expérimentations diverses tant sur le plan de la forme que du fond et confère à leurs comités et collectifs de rédaction, aussi ambitieux qu’éphémères, « le pouvoir et même le devoir d’infléchir le discours » (p. 48).

Dans le premier tiers du 20e siècle, l’espace des revues québécoises fixe quelques grands modèles qui distinguent la revue d’idées, foncièrement politique, visant à produire une orientation idéologique et les revues artistiques ou littéraires qui, tout en se consacrant à la critique ou la création, « représentent le volet non engagé du discours politique » (p. 59). L’ouvrage de Guay et Nadon se penche sur plusieurs titres ayant marqué le dernier siècle et consacre des chapitres distincts aux revues d’idées (La Relève, Cité libre, Parti pris, Mainmise, Têtes de pioche, Dérives), aux revues artistiques ou littéraires (Objectif, Séquences, Le Quartanier), aux revues satiriques (Croc, La Conspiration dépressionniste) ainsi qu’au panorama exhaustif de la presse gaie. Chacune à leur manière, ces revues sont traversées de lignes et de noeuds. Produire une revue, c’est tenir une ligne, défaire et refaire des fronts idéologiques; c’est aussi confronter et nommer des noeuds – traumatismes, blessures, tabous et mythes qui sont travaillés, retravaillés, transmis, retransmis. Des noeuds comme des impasses, des quadratures du cercle et des échecs qu’on ne subsume pas par la magie dialectique, surtout lorsque de tels noeuds sont constitutifs de discours qui survivent à leurs revues.

L’essor des études revuistiques au Québec est quant à lui plus récent. À partir des années 1970, rappellent Guay et Nadon, le fait que des universitaires (tant professeurs qu’étudiants) « s’intéressent, fondent ou collaborent à des revues est le corollaire d’une augmentation des études sur cette forme » (p. 13). La porosité des registres, nous y revenons toujours, tout comme l’hétérogénéité des acteurs de la scène des revues se vérifient « tant sur le plan des collaborateurs que du lectorat (universitaires renégats et amateurs éclairés) » (p. 28). D’ailleurs, ce qui caractérise chacune de ces tentatives singulières, c’est que « [par] opposition au livre, la revue vit d’un projet collectif » (p. 48).

La prise en compte de la socialité (comités, collectifs, réseaux) et de la matérialité (format, mise en page, esthétique) qui sont coextensives du discours des revues est probablement la marque la plus distinctive et la plus prometteuse des études revuistiques. Michel Lacroix souhaite que la recherche québécoise cesse de négliger la « matérialité même dans le procès de signification » (62). Nous nous accordons avec lui pour dire qu’il faille nécessairement refuser la religion du texte qu’impose le texte de la religion propre aux approches conservatrices et idéalistes à l’étude de la pensée. Légitimer l’objet-revue, c’est lutter « [c]ontre les conceptions du texte comme inaltérable unité concrète, dont l’interprétation viendrait déplier la polysémie » (p. 63), et ce, sans se référer à tout ce que la production et la réception des idées implique concrètement (processus éditoriaux, réseaux, formats, diffusion, prix, périodicité, etc.).

En somme, ce dont Relire les revues québécoises témoigne, c’est qu’à l’encontre du primat du livre, de la figure auctoriale et de la vie de l’esprit, il est possible de restituer et d’étudier le discours social par l’entremise des revues, des collectifs et de la matérialité du langage. Avec cet ouvrage essentiel, le champ faible des études revuistiques, auquel nous préférerions l’appellation de champ ouvert ou horizontal, fait un pas de plus vers sa consolidation. L’introduction riche et fort bien documentée de Guay et Nadon démontre sans l’ombre d’un doute qu’un pôle contemporain de la recherche, tant au Québec que dans la francophonie internationale, y contribue à coups de thèses, collectifs, colloques et parutions savantes. L’état des lieux de ces travaux proposé d’entrée de jeu par les codirectrices fait office de bilan, mais surtout de point de départ à la recherche qui vient.