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Ce beau livre paru en coédition italo-canadienne prolonge la magnifique exposition que le Musée des beaux-arts d’Ottawa a consacrée à l’image posthume de Friedrich Nietzsche (1844-1900), du 18 avril au 25 août 2019. L’instigateur et l’auteur principal de ce projet original est le Professeur Dr. Sebastian Schütze, de l’Université de Vienne. Le propos de Friedrich Nietzsche et les artistes du nouveau Weimar porte essentiellement sur la postérité du philosophe, qui a connu une sorte de culte profane après son « effondrement » du 3 janvier 1889 et surtout à la suite de son décès à Weimar, après dix années de mutisme, le 25 août 1900[1]. Cette admiration collective s’est développée progressivement et de diverses manières : bien sûr par les écrits eux-mêmes et leurs rééditions, par la création des archives Nietzsche à Weimar sous la mainmise maladroite de sa sœur Elisabeth Förster-Nietzsche, mais aussi par le travail d’artistes admiratifs comme le Norvégien Edward Munch, qui a réalisé plusieurs dessins et des toiles à l’effigie de Nietzsche au début du xxe siècle (p. 33, 109, 111, 113). Beaucoup de ces portraits — parfois énigmatiques — montrant le philosophe retraité ont ensuite servi de couvertures aux rééditions posthumes de ses livres ; pensons à la traduction française de Ecce Homo. Comment on devient ce que l’on est[2]. La ville de Weimar est alors devenue un lieu de convergence et de « pèlerinages culturels » au début du xxe siècle : non seulement pour des philosophes en herbe et autres penseurs voulant consulter des archives et côtoyer des émules et disciples de l’auteur du Crépuscule des idoles, mais également pour des artistes qui voulaient s’inspirer de sa pensée pour créer une iconographie nietzschéenne, basée sur son image et sa vision dionysiaque du monde. Identifiant un moment-charnière dans l’élaboration de cette postérité, Sebastian Schütze distingue deux phases dans la représentation que les artistes contemporains en ont faite, passant vers 1895 d’un portrait compatissant d’un vieillard affaibli à celui d’un être triomphant : « […] du philosophe malade au héros prophétique de la modernité » (p. 25). Les dizaines de reproductions contenues ici pourraient se ranger selon l’une ou l’autre de ces deux catégories.

Les projets non réalisés autour de la mémoire de Nietzsche sont tout autant révélateurs du degré de vénération et des fabulations démesurées de certains membres du premier cercle des Nietzschéens, dans les premières années du xxe siècle. Voici un des exemples donnés par Sebastian Schütze : « [Henry] Van de Velde conçoit une succession d’avant-projets, tous plus ambitieux les uns que les autres, qui aboutissent à un vaste ensemble monumental constitué d’un temple et d’un stade pouvant accueillir plus de 50 000 disciples nietzschéens » (p. 35). Cependant, ce projet pharaonique de stade ne sera jamais amorcé.

L’autre chapitre de Friedrich Nietzsche et les artistes du nouveau Weimar est consacré à la réception de quelques écrits de Nietzsche aux États-Unis, chez des intellectuels du xxe siècle comme Walter Kaufmann et Allan Bloom, mais aussi dans une frange alternative (presque underground) de la culture de masse américaine (p. 47). Avant d’identifier quelques penseurs nord-américains ayant été influencés par les œuvres de Nietzsche, Jennifer Ratner-Rosenhagen (de l’Université du Wisconsin) rappelle pertinemment le mouvement inverse à partir d’un exemple bien connu. Préconisant une comparaison qui pourrait s’apparenter aux Études atlantiques, on revient sur l’intérêt du jeune Nietzsche pour certains écrits du philosophe américain Ralph Waldo Emerson (1803-1882), auteur d’un essai sur La conduite de la vie[3] ; mais le propos de ce chapitre dont l’intitulé évoque très largement « le Nouveau monde » se concentre en fait de manière exclusive sur seulement quelques intellectuels états-uniens (p. 39). Aucune mention n’est faite des autres pays d’Amérique, et pas même du Canada. Néanmoins, l’argumentation est précise et instructive ; en outre, on découvre la transcription de quelques-unes des annotations de la main de Nietzsche à propos de différents passages — particulièrement appréciés par le philosophe allemand — des essais d’Emerson (p. 40). Fort à propos, on préfère employer le terme « affinités » plutôt que celui d’« influences » (p. 41). Nietzsche reconnaissait dans les exposés d’Emerson des raisonnements qu’il avait lui-même formulés : « Emerson. Jamais je ne me suis senti aussi à l’aise, aussi chez moi dans un livre […]. Je n’ai pas le droit d’en faire l’éloge, je le sens trop près de moi » (Nietzsche, cité par Jennifer Ratner-Rosenhagen, p. 41). En guise de complément, une photographie reproduit deux pages (indéchiffrables) de ses annotations manuscrites, à partir d’un exemplaire personnel de la traduction en allemand des essais d’Emerson, exemplaire déposé aux archives Nietzsche (p. 69).

Sans être une chronique ni un résumé de son œuvre, ce Friedrich Nietzsche et les artistes du nouveau Weimar permet d’explorer une période méconnue de la vie du philosophe correspondant à ses dernières années de maladie et la courte période ayant suivi son décès ; cependant, ce ne sont pas seulement les livres en soi ni les fragments ultimes de Nietzsche qui servent ici de matière première ou de fil conducteur, mais ce seraient plutôt les perceptions et les représentations émanant de quelques artistes et admirateurs appartenant à la génération qui lui aura succédé. Bien que généreusement illustré, le propos ne se limite pas à une simple étude en histoire de l’art ni à une biographie illustrée. Ce n’est pas non plus une étude exhaustive sur la postérité de Nietzsche puisque le propos se limite au tournant du xxe siècle. S’il y a eu au cours du siècle dernier de nombreuses études sur le travestissement de l’œuvre nietzschéenne durant les années 1930[4], on n’en trouve pas autant (du moins en français) portant sur la période couverte ici. Relativement peu de textes de Nietzsche sont cités ou étudiés ; ce n’est pas le but de l’ouvrage. Toute la dernière moitié du catalogue regroupe des portraits reproduits sur une pleine page, judicieusement contextualisés et analysés. Si on voulait le situer parmi la panoplie d’ouvrages proposant sa biographie illustrée, on pourrait affirmer qu’il s’agit sans conteste du plus beau livre consacré à Nietzsche.

Sur le plan visuel, on peut découvrir dans Friedrich Nietzsche et les artistes du nouveau Weimar de nombreuses photographies d’époque montrant l’intérieur des archives Nietzsche, à Weimar, ou encore une carte postale ancienne à l’effigie de Nietzsche, datée de 1903, et différents portraits anciens dont certains sont peu connus (p. 18). Mais c’est la quantité des œuvres réunies — une trentaine de bustes, bronzes, tableaux et portraits — qui impressionne dans ce catalogue soigné qui semblerait presque exhaustif quant aux œuvres, images et autres monuments consacrés à Nietzsche mais également à l’imaginaire de Zarathoustra tel que visualisé par ses contemporains. Sur le plan éditorial, les éditions 5 Continents ont réalisé un travail admirable quant à la mise en page, la qualité du papier et le rendu des illustrations. On ne leur reprocherait que la petitesse de certaines des reproductions dans la première moitié (p. 13, 31, 40). La traduction effectuée par Christine Dufresne rend le texte très fluide et vivant. C’est un des rares livres sur Nietzsche que l’on verrait bien dans une bibliothèque publique, mais aussi sur les rayons d’une bibliothèque universitaire ; il permet de comprendre l’admiration de beaucoup d’Allemands pour ce « philosophe national » qui, pourtant, n’appréciait pas toujours ses compatriotes. Les mêmes coéditeurs ont publié simultanément une version en anglais, sous un titre similaire : Friedrich Nietzsche and the Artists of the New Weimar.