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C’est dans le sillage du colloque « Heidegger aujourd’hui. Actualité et postérité de sa pensée de l’événement », ayant eu lieu à Québec du 20 au 23 septembre 2017[1], que paraît désormais le collectif Heidegger aujourd’hui. Actualité et postérité de sa pensée de l’événement, dirigé par Sophie-Jan Arrien et Christian Sommer, contenant vingt-trois contributions originales à la recherche heideggérienne en français, dont la plupart sont tirées de conférences prononcées lors du colloque susmentionné. L’ouvrage constitue un aperçu panoramique de l’état des recherches concernant la genèse, l’évolution et l’aboutissement de la pensée de Heidegger après son opus magnum de 1927, Être et temps, et a fortiori à partir de ce qui est désormais connu sous le nom de « pensée de l’événement » dans les années 1930 puis 1940. En effet, le public ayant désormais accès à la quasi-totalité des cours, conférences et autres réflexions écrites du penseur publiés dans les quelque 102 tomes de l’édition complète de son œuvre, la Gesamtausgabe, il sembla alors nécessaire à la communauté de recherche francophone s’étant construite autour de la philosophie de Heidegger de faire, en quelque sorte, le point sur ce qui est actuel pour nous au xxie siècle, et ce, dans l’ensemble des domaines que le penseur a approfondi au cours de sa carrière de plus d’un demi-siècle, soit la question de l’être, de l’histoire, de la technique et du Dasein, pour ne nommer que celles-là.

Après une présentation générale d’un peu plus d’une dizaine de pages par ses directeurs qui nous restitue tant le contexte académique et historique du colloque que celui, médiatique et polémique de ce qu’il convient désormais d’appeler « l’affaire Heidegger », l’ouvrage nous propose d’emblée la contribution de Sophie-Jan Arrien, « De la destruction phénoménologique à la destruction poiétique », dans laquelle l’auteure confronte la transition entre le Heidegger des années 1920 et celui des années 1930, arguant que, de la positivité phénoménologique qui caractérisait comme sol la destruction à l’œuvre dans l’analytique du Dasein, le penseur va ensuite abandonner toute référence à l’objet de la donation phénoménologique pour plutôt travailler à une destruction poiétique sans sol — si ce n’est la poésie hölderlinienne lue arbitrairement comme un texte sacré — et caractérisée surtout par un hubris démesuré, par exemple dans les Beiträge zur Philosophie. Nous lisons ensuite Jeffrey Andrew Barash, qui, dans « L’histoire de l’être comme mythologique politique », nous restitue sa compréhension de la Seinsgeschichte comme récit mythologique et national où les dieux doivent prendre la place traditionnellement accordée à la rationalité, fragilisée selon Heidegger par son universalisation en règne du faire (Machenschaft). Cette parution nous offre aussi la contribution de Robert Bernasconi, « Guérir de la dévastation. Le rôle de la métaphysique du mal de Schelling dans la transformation de la pensée de Heidegger », qui explore — comme le titre l’indique — la contribution de la lecture de Schelling au développement de la pensée heideggérienne de la dévastation de la terre, du langage et de l’homme à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Ryan Coyne, pour sa part, nous entretient dès lors des échos d’une conception nietzschéenne du politique dans les cahiers personnels et récemment parus du penseur, dans son papier intitulé « La “Grande politique” et la question de la survie dans les Cahiers noirs de Heidegger ». Le collectif nous mène par la suite vers Françoise Dastur et son « La “Destruktion” heideggérienne et l’avenir de la pensée », qui va prendre la Destruktion à l’œuvre dans les années 1930 avec générosité herméneutique afin d’en expliciter la nécessité, les présupposés et la langue en vue de la pensée à venir. Dans son texte « Quand ne pas dire c’est faire », David Espinet se confronte à l’attente d’une éthique nouvelle que pouvait ressentir le lecteur d’Être et temps en 1927 en le mettant en relation au silence « ontologique » de Heidegger devant les atrocités commises par le régime nazi. Sylvaine Gourdain, pour sa part, nous livre une réflexion sur l’Ereignis et le retrait (Entzug) qui en est constitutif dans « Le retrait, la dissimulation et l’apparent ». L’ouvrage permet ensuite au lecteur d’apprécier la contribution de Jean Greisch, « Prométhée déchaîné. Le “dernier” Heidegger et nous », où l’on retrouve une propédeutique à une enquête sur la question du mal radical qui s’articule dans le lexique heideggérien autour du concept de « Dévastation » (Verwüstung), et qui prend la forme surprenante d’une analyse tant de la situation herméneutique de la génération actuelle des interprètes académiques de Heidegger que des aveuglements historiques de ce dernier, que l’auteur retrouve dans les Cahiers noirs parus récemment. François Jaran évalue subséquemment l’évolution de la présentation heideggérienne du Dasein entre Sein und Zeit et les Beiträge zur Philosophie, mettant l’accent sur sa « déshumanisation », non pas au sens moral ou éthique du terme, mais au sens d’une migration de son topos dans un sujet humain en 1927 vers celui de l’ontologie fondamentale dans les années 1930 et 1940. Dans le texte suivant, « Penser l’histoire après le tournant », l’auteure Servanne Jolivet examine avec minutie le rapport entre Ereignis et histoire dans la pensée heideggérienne postérieure aux années 1930. Giulio Mellana traite à son tour du rapport entre Heidegger et le théologien et mystique rhénan Maître Eckhart à partir de deux concepts structurants, la « sérénité » (Gelassenheit) et la « pauvreté » (die Armut), dans son écrit « Qui est l’Eckhart de Heidegger ? ». La courte contribution de Jean-Luc Nancy, « Heidegger, août 2018 », traite du rapport ambigu entre Heidegger et le national-socialisme — antisémitisme dans les Cahiers noirs, antinazisme « déchaîné » dans les Beiträge découlant de la déception du penseur voyant que le mouvement nazi ne reproduisait, in fine, que les traits de la métaphysique qu’il cherchait tant à dépasser — et est suivie d’un court appendice daté « juin 2020 ». Le collectif se poursuit avec Étienne Pinat, dont la contribution intitulée « Continuer la recherche » constitue un état de l’art restituant avec finesse les développements de la recherche heideggérienne dans le monde francophone entre la fin des années 1990 et aujourd’hui. Ce texte, qui coupe en quelque sorte l’ouvrage en deux, permet de situer le colloque de 2017 ainsi que le présent ouvrage dans le sillage d’une longue tradition de recherche. Le thème de la science est ensuite mis au-devant de la scène par Dominique Pradelle, qui va dans « La méditation heideggérienne sur l’historicité des sciences » nous présenter une perspective plus épistémologique à partir de l’œuvre du penseur, mobilisant à cet effet des auteurs tels qu’Aristote, Foucault, Kant et Koyré. Christopher Sauder explicite pour sa part la provenance du paradigme heideggérien à partir de son interprétation de la pensée grecque dans « De la ποίησις à la φύσις ? », retraçant l’évolution de ce rapport heideggérien aux Anciens entre 1922 et 1930. Le texte suivant, « Langage et poésie. La lecture heideggérienne de Hölderlin et les Beiträge zur Philosophie », retrace l’influence de Hölderlin sur la méditation ayant abouti en 1936-1938 à la rédaction du second opus magnum de Heidegger. Pour ce faire, Alexander Schnell s’appuie entre autres sur le tome 39 de la Gesamtausgabe, Hölderlins Hymnen « Germanien » und « Der Rhein » de 1934-1935. Par la suite, la contribution intitulée « Que veut dire Ermächtigung ? » de Claudia Serban constitue un examen philologique assez précis du champ lexical de la puissance (Macht) chez le Heidegger des années 1930 et 1940. Paul Slama évalue ensuite la pertinence pour nous aujourd’hui d’un certain discours heideggérien sur le divin, abordant par exemple le concept luthérien de « Dieu caché » ainsi que l’apport du christianisme à la pensée de Heidegger, dans « Une figure psycho-théologique dans la pensée de Heidegger ». Le codirecteur de l’ouvrage, Christian Sommer, tente pour sa part une reconfiguration de la périodisation habituelle appliquée à l’œuvre de Heidegger par les commentateurs, dans « Heidegger I, II, III », où il restitue respectivement l’« aristotélisme phénoménologique » des débuts, la « mythologie de l’événement » des années 1930 ainsi que le « dernier » Heidegger, rappelant que si le « second » qui pose aujourd’hui problème de par son engagement politique, les textes publiés du vivant du penseur et postérieurs à ces fatidiques années trente permettent de nuancer cette controverse : il s’agit donc ici de jouer Heidegger III contra Heidegger II. Lisons ensuite « L’événement de la différence ontologique » de Claude Vishnu Spaak, qui mesure la progression du rapport du penseur à l’histoire de la métaphysique tout en abordant ce que l’on est en droit d’appeler « l’affaire Heidegger ». Dans « Renouveler le monde en sauvant la terre », Ovidiu Stanciu explore cette dichotomie propre à Heidegger entre « monde » et « terre » à partir du corpus de la pensée de l’Ereignis, et, en dialogue avec Michel Haar, nous mène vers la duplication du retrait sous les deux formes de l’Ereignis et de la Terre. Laurent Villevieille nous ramène ensuite sur le terrain épistémologique déjà défriché par Pradelle dans « Heidegger, philosophe des sciences ? », examinant dans le sillage de la phénoménologie en général le rapport entre philosophie et science tel que reconfiguré par le penseur. L’ouvrage se termine enfin avec « Métaphysique, technique et Révolution » du flamboyant Jean Vioulac, qui nous entretient de ce qu’il nomme la « catastrophe Heidegger », qui, répondant à la catastrophe du nihilisme de l’Occident, serait le propre d’un ratage heideggérien des causes et conséquences du nihilisme qui l’aurait mené, par exemple, à l’antisémitisme. L’auteur réinterprète plutôt l’Événement tant prophétisé comme « Révolution », se référant à Marx comme le penseur ayant proprement dépassé cette métaphysique qui constitue selon Heidegger le destin de la civilisation occidentale.

Ainsi l’ouvrage, à travers ses vingt-trois contributeurs, aborde la plupart des thèmes importants de réflexion de ce qui est communément appelé le « second » Heidegger, c’est-à-dire de l’œuvre qui fut la sienne à partir des années trente et au-delà. Le livre qui dépasse tout juste les 500 pages permet donc au lecteur d’envisager en un coup d’œil (Einblick) relativement rapide la quasi-totalité des objets de pensée qui furent privilégiés par Martin Heidegger à cette époque.