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Le concept d’échange symbolique occupe une place de choix dans la théologie de Louis-Marie Chauvet. Il lui permet de penser en profondeur l’alliance — au sens théologique du terme — entre Dieu et l’humain qui travaille la ritualité chrétienne, notamment le sacrement de l’eucharistie. La liturgie eucharistique n’est pas le seul lieu de cette alliance qui se joue au coeur de l’histoire, au coeur des histoires de chacune, de chacun[1]. La liturgie eucharistique est plutôt au service de cette alliance qui la déborde et qui se joue pour l’essentiel en dehors d’elle, dans la vie quotidienne bien humaine et dans les relations qui la traversent.

Chez Chauvet, ce concept d’échange symbolique fait partie d’un ensemble théorique complexe autour du « symbolique » qui trouve une part de son inspiration dans le structuralisme français. Les diverses théories qu’il convoque contribuent d’une manière ou d’une autre à penser ce qu’il nomme la « médiation du symbolique[2] ». Elles sollicitent également la théologie à remettre au creuset tant ses concepts que sa manière de travailler.

Selon Chauvet, la pointe de la nouveauté apportée par le structuralisme français n’est pas tant de penser la médiation en elle-même, ce que les meilleurs théologiens d’hier n’ont cessé de faire. Elle consiste plutôt, et plus fondamentalement, à prendre en considération l’impact de la médiation du langage sur la pensée. D’entrée de jeu, dans son maître-ouvrage Symbole et sacrement, Chauvet nomme en ces termes la « loi de l’ordre symbolique qui travers[e] tout [son] parcours : impossible de rien (com)prendre sans s’y reconnaître soi-même toujours-déjà (com)pris comme sujet » (p. 8). En tant qu’« actes de langage », les sacrements et l’intelligence de ce qui s’y joue ne peuvent qu’être affectés par cette médiation du symbolique. Plus encore, les sacrements attestent de façon singulière qu’il n’y a pas d’accès immédiat à Dieu. Bref, aux yeux de Chauvet, la théologie des sacrements doit prendre elle aussi le « tournant langagier ». Elle a même une contribution unique à y apporter.

Cette intuition le conduit à passer tour à tour par la philosophie, la psychanalyse, la linguistique, l’anthropologie et la sociologie pour penser « le symbolique » et développer sa théologie fondamentale de la sacramentalité de l’existence chrétienne qui est aussi, comme cela vient d’être mentionné, une théologie de l’alliance. Cependant, l’abondance des chemins ouverts, par-delà les fécondités du croisement, alourdit considérablement son propos théorique et tend parfois à porter ombrage à son analyse plus concrète du procès d’échange symbolique qui dynamise l’alliance.

Dans ce qui suit, je travaillerai à distinguer l’échange symbolique du carrefour théorique dans lequel le concept est inséré. Concrètement, il s’agira d’abord de présenter un de ces chemins théoriques explorés par Chauvet dans Symbole et sacrement et ce, en portant une attention spéciale à la réaction des lecteurs qui ont commenté ce chemin en particulier. À partir de ce dossier, il sera alors possible de voir comment la manière dont Chauvet théorise prête flanc à des critiques — parfois sévères — pouvant venir de toutes parts. Cette première étape permettra ensuite de se pencher sur l’hypothèse de la pertinence d’un resserrement théorique autour de l’échange symbolique, c’est-à-dire autour de la réciprocité rituelle, du symbolisme, de l’alliance, du lien social et de la grâce tels que l’anthropologie culturelle et sociale en parle, en lien avec le don. Les autres écrits de Chauvet permettront alors de constater ce qui est moins évident lorsque Symbole et sacrement est considéré isolément. Évidemment, il ne s’agit pas de suggérer que le chemin théorique de l’échange symbolique est le seul possible ni même le meilleur. Il s’agit seulement de lui donner du relief, car tout en étant inséré dans un ensemble théorique dense, il occupe une place de choix chez Chauvet. Plus largement, l’itinéraire de Chauvet témoigne aussi à sa façon des défis que rencontre tout théologien cherchant à dialoguer avec les sciences humaines et sociales ; il se retrouve rapidement à la croisée de chemins qui, bien qu’ils se croisent, ne conduisent pas tous au même endroit.

I. Les voies de la phénoménologie et de l’herméneutique avec ses critiques contradictoires

Dans le premier chapitre de son maître-ouvrage Symbole et sacrement, partant de la définition du sacrement comme « signe » et plus encore de la notion connexe de « causalité » introduite par saint Thomas pour qualifier l’efficacité du sacrement, Chauvet ouvre la question de la métaphysique comme type de pensée à dépasser. Il pose ensuite les jalons de son propre concept de « symbolique » en poursuivant un dialogue avec Martin Heidegger.

1. Heidegger et la médiation du langage

Chauvet voit « chez Heidegger un discours de la grâce » qui, selon lui, exprime « toute la démarche » du philosophe.

Car l’Être, sans mesure ni calcul, sans explication ni justification (« la rose est sans pourquoi. Elle fleurit parce qu’elle fleurit »), est pure grâce, pur don. Entendons : pure donation du « donné qui ne donne que sa donation, mais qui, se donnant ainsi, pourtant se retient et se soustrait ».

p. 65[3]

Ce discours de la grâce a ceci de particulier qu’il s’accompagne d’une attitude de « désappropriation[4] » (p. 65). La grâce se reçoit et s’accueille ; on ne peut la retenir. Entrer dans son mouvement, celui de la donation, requiert de (la) laisser aller (et venir).

Suivant Chauvet, cette « attitude gracieuse » à laquelle la philosophie est appelée à se convertir permet de penser en profondeur la médiation du langage, car c’est d’abord lui qui est concerné par la « dé-maîtrise » à l’égard de l’être et de sa vérité. Non d’abord « instrument […] d’information », le langage est prioritairement « appel, vocation » (p. 60). Il est ce par quoi, sur fond d’absence, toute chose est appelée à « venir-en-présence ». Bien avant de servir la pensée, le langage est le lieu de naissance de l’humain. Le langage a donc une fonction première « non instrumentale » (p. 92).

Comme le corps, le langage n’est pas un instrument, mais une médiation : c’est en lui qu’advient l’homme comme sujet. L’homme ne lui préexiste pas, il s’élabore en son sein. Il ne le possède pas comme un « attribut », fût-il de première importance, il est possédé par lui. Le langage ne vient donc pas traduire après coup une expérience humaine préalable ; il est constitutif de toute expérience comme expérience humaine, c’est-à-dire signifiante.

p. 92

Si je parle, c’est que « ça parle », c’est que d’autres ont parlé avant moi, ayant été eux-mêmes parlés et habités par un langage les précédant. L’origine se dérobe au langage au même titre que le fondement se dérobe à la pensée. « Il n’y a donc pas de trésor-valeur à saisir au bout du chemin » (p. 59).

Suivant Chauvet toujours, il y a une « homologie » entre l’« attitude “gracieuse” » (p. 78) du philosophe méditant le retrait de l’Être (barré), et celle à laquelle est convié le théologien devant le Dieu crucifié. Les deux sont appelés à consentir à la médiation, c’est-à-dire à accueillir ce qui, tout en se donnant, se dérobe à eux. Pour l’un comme pour l’autre, « il s’agit de faire le deuil de ce que tout en nous s’acharne à laisser croire, à savoir que nous pourrions nous arracher à la médiation du symbolique, nous situer hors discours, appréhender le réel de manière immédiate en passant par-dessus la tradition culturelle et l’histoire de notre désir » (p. 86). Chauvet connaît les réserves de Heidegger à l’égard d’une telle transposition de la philosophie à la théologie, et il se défend de « baptiser l’Être heideggérien ». Mais il ne peut s’empêcher d’y voir une inspiration : « […] la pensée de l’Être nous semble ouvrir une voie pour la théologie » (p. 70)[5].

La prise en compte de la médiation du langage à la suite de Heidegger — que Chauvet nomme à son tour « la médiation du symbolique » — ouvrirait finalement sur une théologie de type « herméneutique » qui, justement, prend acte du fait que toute parole est située et précédée par un langage déjà parlé. « En théologie chrétienne, le “qui est Dieu ?” est inséparable du “qui parle de ce Dieu ?” » (p. 71). Avec le tournant herméneutique, si une intelligence croyante est possible, celle-ci demeure liée à l’humanité de la personne qui parle, car c’est à travers elle que Dieu se révèle.

2. L’herméneutique selon Paul Ricoeur et Claude Geffré

S’il est une chose d’ouvrir le chantier de l’herméneutique à partir de la phénoménologie d’Heidegger, il en est une autre d’y faire son chemin à travers ses nombreuses versions et critiques[6] et d’y accoler le concept de « symbolique ». Dans les débats qui ont tour à tour opposé l’herméneutique selon Paul Ricoeur à « la “théorie critique des idéologies” autour de J. Habermas », à « la théorie du “texte” et de la “lecture” issue des courants structuralistes » et à « la “grammatologie” de J. Derrida » (p. 71), Chauvet n’hésite pas à prendre d’un côté ou d’un autre les éléments qui lui permettent de définir le symbolique. Ainsi du concept d’« écriture » qu’il emprunte à Derrida pour penser la précédence de la matière et du corps sur la parole.

Chauvet revient toutefois de manière constante à Ricoeur[7], et il fait sienne l’idée selon laquelle un texte est une « proposition de monde », qui n’est ni le monde de l’auteur ni celui du lecteur, mais un monde autre, propre au texte considéré comme « œuvre » structurée et située. Suivant Chauvet, de sa rencontre avec toutes ces théories, l’herméneutique ricoeurienne a appris à « respecter la médiation de la lettre et à abandonner le dualisme traditionnel entre la “compréhension” et “l’explication” : “L’explication est désormais le chemin obligé de la compréhension”[8] ». Elle a aussi su éviter l’écueil de la réduction du sens aux « effets de sens » d’un texte, tout comme le piège d’une « herméneutique romantique et psychologisante », qui cherche « derrière le texte », dans l’intention de l’auteur, un sens déjà donné et plein (p. 72).

En se rangeant du côté de Ricoeur, Chauvet endosse du même coup la réception théologique de cette version particulière de l’herméneutique qui a été opérée par Claude Geffré. Ainsi pensée et pratiquée, la théologie chrétienne n’a plus pour tâche de reprendre et de transmettre le dépôt de la foi, conçu alors comme une sorte de « noyau invariant » ou de « sens originaire », elle a plutôt comme mandat de « produire, à partir notamment du texte des Écritures, de nouveaux textes, c’est-à-dire de nouvelles pratiques qui permettent l’émergence d’un nouveau monde ». En prenant le tournant herméneutique, la théologie cesse de succomber à « l’illusion d’un invariant sémantique » et fait du travail au coeur des médiations concrètes son seul travail[9]. Elle passe ainsi « du métaphysique au symbolique[10] ».

3. Trop ou pas assez ?

Chauvet traverse somme toute assez rapidement cette question de la théologie comme herméneutique et celle du lien entre théologie et phénoménologie. Il l’a d’ailleurs regretté[11], car une part importante de la réception de Symbole et sacrement touche ces questions.

Cela n’empêche toutefois pas plusieurs lecteurs d’apprécier positivement son apport. Glenn P. Ambrose voit dans sa théologie des sacrements une véritable contribution à l’édification du « paradigme postmoderne[12] ». Ambrose fait ressortir positivement sa référence à la phénoménologie — Heidegger, Merleau-Ponty — tout en accentuant l’écart avec les autres sources. Il place par contre l’influence de Mauss et de Lévi-Strauss au même niveau que la phénoménologie heideggérienne, c’est-à-dire qu’il la considère comme étant « absolument fondamentale[13] ». Timothy M. Brunk, de son côté, accentue lui aussi l’importance de Heidegger à côté de celle de Mauss[14].

Si donc cet aspect de sa pensée est apprécié par plusieurs, la référence à Heidegger est considérée par d’autres comme étant « exagérée[15] », ou comme un facteur d’égarement[16]. Elle conduit aussi plusieurs lecteurs à tenter un rapprochement ou une distinction avec la phénoménologie de Jean-Luc Marion. Dans Symbole et sacrement, Chauvet réfère à quelques reprises à L’idole et la distance de Marion, mais dans une proportion somme toute assez faible par rapport à la « grammatologie » de Derrida. Ses lecteurs semblent avoir entretenu le dialogue avec Marion plus qu’il ne l’a fait lui-même, notamment à travers la question du don et de la donation, l’approche phénoménologique de Marion étant à distinguer du don réciproque comme échange symbolique tel qu’en parle Mauss[17].

Le concept de « mèontologie symbolique » (p. 510-513) — et plus tard le concept de « fonction méta », emprunté à Stanislas Breton[18] — a aussi été remarqué et discuté. Chauvet le met de l’avant pour éclairer la manière dont son approche phénoménologique traite la question de l’ontologie sans tomber dans l’onto-théologie. Selon David N. Power, ce concept et l’idée de « trace » qui l’accompagne montrent qu’il ne confond pas phénoménologie et ontologie[19].

Tout comme pour la phénoménologie, la référence à l’herméneutique et à Ricoeur chez Chauvet a fait couler beaucoup d’encre. Elle est souvent mise de l’avant et perçue positivement par ses lecteurs. On y présente alors le théologien des sacrements comme un « passionné d’herméneutique[20] ». Même dans un article plutôt critique à l’égard de la tradition herméneutique, Joris Geldhof présente Chauvet « comme le théologien qui a introduit, intégré […] les principes du “tournant herméneutique” (ou linguistique) de la pensée dans la théologie des sacrements ». Plus encore, il considère la pensée de Mauss sur le don comme étant son principal détour herméneutique : « Chauvet met le modèle herméneutique en œuvre et à l’épreuve en le confrontant aux sciences humaines et en particulier à l’anthropologie ». Geldhof va encore plus loin lorsqu’il présente Chauvet comme un « théologien, fasciné par Mauss et son Essai sur le don[21] ». Suivant Lieven Bœve cette fois, Chauvet fait « vraiment […] une herméneutique de l’existence chrétienne » et son « concept d’“homologie” (et non pas d’“analogie” […]) » réussit à éviter la dissolution de la théologie dans la philosophie[22].

Mais Chauvet n’est pas perçu par tous comme un « bon » représentant de l’herméneutique. Ainsi de Vincent J. Miller qui voit un écart entre la version qu’en offre Ricoeur et celle plus heideggérienne que développerait Chauvet. Les notions de « symbole » et de « langage » telles que les développe Ricoeur offriraient selon lui plus de « ressources » critiques pour évaluer les symboles qui ne sont jamais à l’abri d’être déformés ou « corrompus[23] ».

4. Les lectures contradictoires d’Yves Labbé et de Roland Sublon

Yves Labbé, de son côté, discerne chez Chauvet « les indices d’un oubli de l’herméneutique[24] ». Sa critique est sévère, et aux dires de Chauvet lui-même, son article figure parmi les « contributions » qui lui « ont particulièrement posé question[25] ». Pour cette raison, il convient de s’y pencher un peu plus longuement.

Avant de discuter d’herméneutique, Labbé établit quelques constats à partir de sa lecture de Symbole et sacrement. Il insiste d’abord avec une touche d’ironie sur l’abondance des « dossiers » ouverts et sur « l’ampleur du propos[26] ». Il signale notamment la place prépondérante des sciences humaines, tout en faisant ressortir le statut particulier de « l’anthropologie culturelle » par rapport aux autres disciplines :

[…] la contribution des sciences humaines emprunte moins aux linguistiques du discours qu’à l’anthropologie culturelle. Distingué par le contre-don, ou réversibilité de l’échange, le procès d’alliance des sujets se soutient non d’une plénitude mais d’un manque, lequel associera la grâce à la non-valeur[27].

À ses yeux, le « procès de l’onto-théologie » et le concept d’« échange symbolique » — sur-analysé par Jean Baudrillard, remarque Labbé[28] — sont « les traits les plus appuyés[29] » de cet ouvrage théologique postmoderne. Labbé s’interroge toutefois sur la compatibilité de ces deux horizons et s’en prend à ce qu’il considère comme une « convocation théologique des philosophies et des anthropologies sans les soumettre à la critique, dès lors qu’elles se recommandent de la fin de la métaphysique ». Labbé invite aussi Chauvet à un « discernement […] plus vigilent » et à une meilleure « critique » des sources philosophiques et anthropologiques qu’il convoque, pour éviter le « risque permanent » de « mise en contradiction » auquel il « cède à l’occasion ». L’histoire du rapport de la théologie à la philosophie n’en fut pas un de dépendance, mais « d’interdépendance » et, suivant Labbé, elle invite à plus de prudence[30].

Labbé voit en Chauvet un théologien qui cherche à nouer un échange avec les pensées de son temps. Son geste est traditionnel ; il est même honorable et nécessaire. Par contre, selon lui, il ne va pas sans danger, car lorsque la théologie est confrontée aux « provocations postmodernes du pensable », elle risque « d’oublier les déterminations chrétiennes de la théologie » et de « se satisfaire de considérations formelles sur la culture et la foi[31] ». Comment, en théologie, recevoir la postmodernité ? Telle est la question que porte Labbé et qu’il adresse à celui qui propose de repenser les sacrements suivant la voie du « symbolique[32] ». Après une analyse approfondie, il tranche.

À travers cette libéralité envers les sciences de l’homme, je ne disputerais pas à L.-M. Chauvet d’avoir soulevé le problème d’une dérive théologique de l’ordre symbolique, par réduction du message au code, ou du théologal à l’anthropologique. C’est pourquoi il est [sic] procédé au sauvetage de l’herméneutique. Mais ce sursaut, en définitive, demeure inefficient, tant pèse la proscription de l’onto-théologie[33].

En clair, selon Labbé, la théologie chez Chauvet « s’oublie […] dans l’anthropologie symbolique » et elle se « détourne de connaître celui qui s’est manifesté[34] ». Et si Chauvet tente de « sauver » l’herméneutique à travers son concept de symbolique, ce serait trop peu trop tard, car il concède trop au langage et à ses analyses. Par conséquent, il perdrait l’ontologie, car « plus l’herméneutique s’est constituée au milieu du langage, plus elle a libéré son implication ontologique. L’œuvre philosophique de P. Ricoeur en apporte le meilleur des témoignages. » Toutefois, à la différence de Ricoeur, en proposant une définition du symbole indépendante du signe, Chauvet méconnaîtrait la « capacité » du langage à véritablement « proposer un monde, à partir d’une inscription réglée des signes en un corps textuel[35] ».

Tout ce parcours conduit finalement Labbé à présenter sa propre « reprise herméneutique de l’ontologie[36] ». Selon lui, mieux vaut pour la théologie « reprendre les chemins de l’analogie[37] » que de les quitter une fois pour toutes et se perdre. Il faut, dit-il, « rendre au langage à la fois l’éthique et l’ontologie », car par-delà l’efficience du symbole, la révélation ouvre sur une « référence[38] ».

Dans sa « Relecture de Symbole et sacrement », en réponse à Labbé, Chauvet est revenu brièvement sur sa propre approche herméneutique. Dans ce texte, il recentre son propos sur l’herméneutique selon Ricoeur — les « médiations longues », le « monde du texte », « se comprendre devant le texte[39] » — en mentionnant qu’il aurait eu avantage à la suivre de plus près. Mais il ne revient pas sur le rapport entre symbole et signe et sur la place du référent. D’accord avec Labbé sur une certaine pertinence de l’analogie de l’être en théologie, il réitère cependant sa critique. Il y a bien une structure d’accueil de la Parole de Dieu en l’humain, mais celle-ci ne peut plus être pensée comme autrefois, tel un donné qui va de soi. À ses yeux, l’homologie d’attitude entre le philosophe méditant l’Être barré — Heidegger — et le théologien pensant le Dieu de la Croix demeure valable et pertinente, car elle fait des médiations — du symbolique — le passage obligé pour toute pensée. La question de l’être ne disparaît donc pas avec la médiation du symbolique, selon Chauvet, mais elle change considérablement. De même pour l’analogie, qui n’en sort pas indemne[40].

Alors que Labbé soupçonne Chauvet de perdre l’herméneutique en la coupant de l’ontologie, Roland Sublon, tout à l’opposé, juge durement son approche de « la théologie comme une herméneutique[41] ». Il repère chez lui les indices d’une tentative désespérée, proprement ricoeurienne, pour « sauver le sens[42] ». À ses yeux, Chauvet comme Ricoeur ont tous les traits de ces « philosophes et théologiens en mal de consistance[43] ». Le détour de l’herméneutique et du symbole leur permet alors, en quelque sorte, d’assurer la « référence extra-linguistique[44] ». La critique de Symbole et sacrement faite par Sublon est très sévère.

On s’attendait au départ à quelque entreprise de déconstruction permettant de desserrer les liens que toute pesanteur institutionnelle ne manque pas de tisser, on assiste en fait à une brigue rythmée sur le pas processionnel d’Echternach, ayant pour effet la mise en condition d’un « sujet » dont la reconnaissance exige la soumission à l’imaginaire d’un triple corps, social, traditionnel et cosmique. Le dépassement de l’onto-théologie conduit ainsi à construire une psycho-socio-théologie fondant une morale de groupe, elle-même entée sur une communauté linguistique justifiant « un “nous” communautaire présidé par un ministre reconnu comme légitime ». En ce nous social commun, « tous s’y retrouvent ». Le sacrement, fût-il déclaré « présence par mode d’Ouvert » s’apparente à l’initiation dont la psychanalyse retrouverait les lois fondamentales[45].

À cette prise de position tranchée de Sublon est liée une démonstration qui passe par une lecture serrée de Lacan et par une critique de Chauvet sur son emploi des catégories du psychanalyste[46].

II. Transition : le lecteur de Chauvet à la croisée des chemins

La réception d’une œuvre en dit autant sinon davantage sur celui ou celle qui critique que sur l’œuvre en question. En cela, la réception des travaux de Chauvet ne fait pas exception. Toutefois, la manière dont ce dernier convoque les auteurs et leurs disciplines — par sauts, avec des retours constants sur la notion de « symbolique » qui devient par conséquent très chargée — amplifie cette tendance. Ainsi de son recours théologique à l’herméneutique de Ricoeur pour penser la « médiation du symbolique » qui a conduit ses lecteurs à une grande variété d’appréciations. Labbé et Sublon en sont même arrivés à des lectures radicalement opposées.

Il serait pertinent d’analyser avec la même attention les différentes voies psychanalytiques, linguistiques et anthropologiques que Chauvet emprunte plus ou moins longuement dans Symbole et sacrement pour penser la médiation du symbolique. Mais de manière générale, que découvrirait-on ? On constaterait de plus près l’abondance des chemins théoriques empruntés pour penser le symbolique. Quant à la littérature secondaire, les résultats seraient eux aussi assez similaires.

Plus précisément, du côté de la psychanalyse, on constaterait que Chauvet s’est intéressé à la mise à distance du réel par le langage à la suite de Jacques Lacan, en reprenant occasionnellement ses concepts de symbolique, de réel et d’imaginaire qui, chez lui, font système. On constaterait également qu’il a exploré la question de l’avènement du sujet à travers le schème initiatique tel qu’en parle Antoine Vergote (p. 102)[47].

Du côté de la linguistique et des théories du langage, on verrait cette fois ressortir des références à Émile Benveniste sur « l’acte du discours » et sur les « pronoms personnels » (p. 92), ou des développements sur les « actes de langage » tels que J.L. Austin les approfondit (p. 139-142) ; cela, toujours pour penser cette même médiation du symbolique. Plus encore, il ressortirait de l’enquête une distinction entre signe et symbole élaborée à partir des analyses de Jean Baudrillard sur « l’économique politique du signe » : « La différence entre signe et symbole nous apparaît ainsi comme homologue à celle qui existe entre le principe de la valeur d’objet qui régit le marché et le principe, hors-valeur, de communication entre sujets qui régit l’échange symbolique[48]. » Cette distinction n’a pas manqué d’être critiquée par l’historienne de la linguistique, Irène Rosier-Catach :

Séparer la relation à la chose de la relation à autrui serait méconnaître l’unité de la définition augustinienne telle que l’ont comprise les médiévaux, ôter leur raison d’être à toutes les discussions sur la primauté de l’une ou l’autre des relations, à celles sur la double vérité du signe ou sur le rôle de l’intention. […] Le signe médiéval n’est donc pas purement dans l’ordre objectif de la valeur, du rapport au signifié, puisqu’il pose toujours aussi cette relation interpersonnelle entre celui qui le produit et celui qui le reçoit. Il est aussi dans l’ordre de l’arbitraire et de la non-valeur, régi par le pacte, que l’on donne comme un trait du symbole[49].

Chauvet a d’ailleurs répondu à Rosier-Catach, mais plutôt que de défendre la légitimité de sa distinction entre signe et symbole, ce sur quoi elle remet sa théorie en question, il revient sur le geste de Thomas d’Aquin et ce, afin de préciser les éléments par rapport auxquels il a cherché à prendre ses distances. Il s’en prend alors non à la catégorie de « signe », mais plutôt à celle de « causalité[50] ».

Enfin, du côté de l’anthropologie culturelle et sociale, on verrait que les chemins ouverts sont encore nombreux. Une réflexion sur le procès d’échange symbolique inspirée de l’Essai sur le don de Marcel Mauss qui analyse les rituels sociaux de dons réciproques ressortirait de l’ensemble (p. 104-107), avec tout de même plusieurs développements s’appuyant sur Claude Lévi-Strauss et sa conception de l’ordre symbolique et de l’efficacité symbolique (p. 184-185, notamment). Le rapport entre le mythe et le rite figurerait aussi au rang des points discutés par Chauvet qui a recours tantôt à Lévi-Strauss, tantôt à Victor W. Turner, sans évoquer les écarts significatifs entre leurs points de vue (p. 132, 368)[51]. On verrait aussi comment Chauvet, bien que critique à l’égard des thèses de René Girard sur le sacrifice, lui a néanmoins répondu à partir de son propre concept d’« anti-sacrifice » (p. 309-318). La psycho-anthropologie d’Antoine Vergote referait surface pour penser cette fois la corporéité et la « symbolique primaire » (p. 364-380). Les études rituelles ne seraient pas en reste non plus, car elles permettent à Chauvet de penser « l’acte de symbolisation » à l’œuvre dans les sacrements, dans ses différentes dimensions : la rupture symbolique, la réitération et la programmation symbolique, l’économie symbolique de sobriété, la symbolique indicielle (p. 338-361). Par rapport à d’autres développements sur le symbolique, ceux-ci ressortiraient probablement comme ceux où il apparaît le plus clairement que Chauvet n’ignore pas l’ambivalence ou l’« ambiguïté » des rituels (p. 345-347). Certes, par la voie théorique, le théologien des sacrements souligne avec plus d’insistance les chances de la médiation symbolique par le rituel, mais lorsqu’il théorise la médiation rituelle dans sa dimension pratique, il revient à plusieurs reprises sur ses risques spécifiques.

De façon générale, la part théorique de l’œuvre de Chauvet ressort très clairement de la littérature secondaire. On en souligne tantôt l’ampleur démesurée[52], tantôt l’importance à partir de son ancrage pastoral et liturgique[53]. Chose certaine, cette littérature reflète bien les difficultés liées à la manière dont Chauvet procède pour théoriser. Devant l’abondance des chemins, ses lecteurs ont tendance à s’arrêter à une ou deux voies théoriques parmi l’ensemble, selon leurs champs d’expertise respectifs. C’est un peu comme si chaque lecteur arrivait à un certain moment à la croisée des chemins. Mis en quelque sorte face à eux-mêmes devant les nombreux embranchements, les lecteurs doivent choisir et prendre position. Comme Chauvet ouvre tous ces chemins en fonction de son questionnement théorique autour du symbolique, il laisse derrière lui des espaces interprétatifs dans lesquels les lecteurs s’attardent, en prenant la chance d’avancer davantage sur tel chemin ou sur tel autre. Il en résulte des appréciations fort variées et parfois opposées autour d’un même point.

III. La structure anthropologique d’échange symbolique et son « intérêt théologique »

Dans son dialogue avec l’anthropologie culturelle et sociale, Chauvet a été un précurseur, dans la mesure où il a contribué à ouvrir de nouveaux chemins. Des théologiens spécialistes de saint Thomas d’Aquin ou formés en philosophie, il y en a plusieurs. Moins nombreux, ils sont aussi tout de même quelques-uns à avoir tenté un dialogue avec les diverses théories psychanalytiques[54]. L’héritage augustinien a également contribué à garder vivant un certain questionnement d’ordre linguistique dans les cercles théologiques. Mais la rencontre de la théologie avec l’ethnologie et l’anthropologie semble avoir pris davantage de temps et ce, malgré une proximité quant à la dimension « religieuse » des phénomènes étudiés. On peut aussi penser que c’est précisément cette proximité qui a pu empêcher le dialogue, comme si la rencontre entre théologie et anthropologie avait eu un petit quelque chose d’incestueux dans les années qui ont précédé celles de Chauvet. Quoi qu’il en soit, plus que d’autres, Chauvet a pris le risque d’explorer ce terrain. Il a certes eu quelques prédécesseurs tels qu’Antoine Vergote et Jean-Yves Hameline, mais il a aussi apporté une contribution originale et substantielle.

Il importe aussi de signaler que le climat intellectuel de la période structuraliste durant laquelle Chauvet a élaboré sa théorie du symbolique valorisait les transactions théoriques, tout comme l’école française de sociologie et d’anthropologie. En effet, Durkheim n’a-t-il pas été formé en philosophie, tout comme Claude Lévi-Strauss ? La pensée du premier, toute sociologique soit-elle, ne prend-elle pas à certains moments une tournure philosophique ? De plus, le structuralisme pétri de linguistique de Claude Lévi-Strauss n’a-t-il pas suscité de vifs débats dans le camp des philosophes et alimenté la réflexion de plusieurs d’entre eux ? Il faut donc insister sur le fait que Chauvet n’a pas été le seul à théoriser comme il l’a fait.

Ceci étant dit, sa manière de faire va aussi de pair avec certaines limites. Même si le structuralisme de Lévi-Strauss a inspiré toute une génération d’intellectuels, on oublie souvent que le principal intéressé a résisté à discuter des implications philosophiques de son « anthropologie structurale ». De ce point de vue, le débat avec Paul Ricoeur fait plutôt figure d’exception, même s’il a fait couler beaucoup d’encre[55]. Plus encore, du côté de l’anthropologie culturelle et sociale, la recherche récente a mis en relief la figure de Marcel Mauss, longtemps laissée dans l’ombre de son oncle Durkheim et de son célèbre disciple Lévi-Strauss. On redécouvre l’originalité de sa pensée, moins portée vers la systématisation, tout comme son impact sur le développement de l’anthropologie et de la sociologie en lien avec la question du don rituel, nommé « échange symbolique » par Chauvet[56].

Parmi ses lecteurs, Jean-Louis Souletie remarque d’ailleurs la centralité de ce chemin théorique spécifique. « Ainsi l’échange symbolique dans la théologie sacramentaire de Louis-Marie Chauvet est la figure de cette relation qui échappe selon l’auteur à la résurgence d’une figure ontologique de l’être dépendant des notions de présence ou de référence[57] ». C’est toutefois en dehors de Symbole et sacrement que l’importance de l’échange symbolique dans la théologie de l’alliance de Chauvet apparaît le plus nettement. Ce qui, au départ, pouvait apparaître comme une intuition parmi d’autres est devenu, avec les années, une intuition « particulièrement intéressante[58] ». La problématique de l’échange symbolique semble ainsi avoir repris du relief avec les années.

1. L’échange symbolique dans Du symbolique au symbole. Essai sur les sacrements (1979)

Rétrospectivement, on peut aisément affirmer que Du symbolique au symbole (1979) a préparé Symbole et sacrement (1987). En effet, on y retrouve un bon nombre des intuitions qui ont par la suite été reprises et développées dans le maître-ouvrage. Quelques particularités méritent tout de même d’être signalées.

D’abord, ce n’est pas tant ce qui s’y trouve qui frappe l’attention que ce qui ne s’y trouve pas. Alors que la critique de la théologie sacramentaire de saint Thomas d’Aquin ouvre l’argumentation de Symbole et sacrement et prend un chapitre entier, elle se trouve ici réduite à sa plus simple expression, dispersée à travers quelques pages. La « voie thomiste de la causalité efficiente instrumentale » est même présentée comme « la plus appropriée » de son temps. Et s’il y a bien un appel à la rupture par rapport à la voie scolastique et métaphysique, elle semble requise essentiellement pour des raisons herméneutiques.

Mais, si affinée qu’elle soit par l’analogie, voire même si corrigée qu’elle soit par le personnalisme, comme l’a tenté, voici vingt ans, E. Schillebeeckx dans son ouvrage Le Christ, sacrement de la rencontre de Dieu, elle demeure trop étrangère, selon nous, à la culture contemporaine pour satisfaire le questionnement radical actuel sur le rapport de l’homme et de Dieu dans les sacrements[59].

L’appareillage philosophique heideggérien mobilisé dans Symbole et sacrement pour justifier la rupture se fait aussi plutôt discret dans ce livre[60].

Ensuite, l’attention que Chauvet accorde lui-même au caractère « risqué » de son « essai » — qu’il juge lui-même comme étant « trop partiel[61] » — apparaît aussi de manière plus évidente. En effet, le vocabulaire entourant le concept de « symbole » est présenté dans Du symbolique au symbole comme étant difficile et confus, et ce, dès l’ouverture du tout premier chapitre.

La notion de symbolisme est aujourd’hui si étroitement attachée à la psychanalyse, les mots « symbolique », « symboliser », « symbolisation » si souvent utilisés, et dans des sens si divers, les problèmes enfin qui concernent la pensée symbolique, la création et le maniement des symboles dépendent de tant de disciplines (psychologie, linguistique, épistémologie, histoire des religions, ethnologie, etc.), qu’il y a une difficulté particulière à vouloir délimiter un emploi proprement psychanalytique de ces termes et à en distinguer plusieurs acceptions[62].

Cet extrait placé en exergue, Chauvet le commente ainsi :

Ce constat de relative imprécision, que font J. Laplanche et J.-B. Pontalis, quant à l’acception des termes de « symbolique », « symbolisme », « symbole » dans les diverses disciplines qui en font usage, complique singulièrement la tâche que nous nous proposons dans cet ouvrage : tenter d’approcher théologiquement les sacrements à partir de ces actes de langage particuliers que sont les figures symboliques. Aussi une clarification de vocabulaire est-elle souhaitable d’entrée de jeu, au risque de rebuter quelque peu le lecteur par le caractère inévitablement « sec » et abstrait de ces précisions terminologiques. Les pages qui suivent devraient permettre de leur donner une consistance plus concrète et plus vivante[63].

Chauvet distingue alors entre « le symbolique », « la symbolique » et « le symbolisme ». Et par rapport au premier, les deux autres concepts semblent avoir un statut secondaire[64].

D’entrée de jeu, il associe « le symbolique » — substantif masculin — à « l’ordre de la culture » et au propos de Lévi-Strauss sur le don. Par ailleurs, il relie directement ce concept anthropologie de don à celui d’échange symbolique.

Selon C. Lévi-Strauss, [la culture] repose sur des « structures fondamentales de l’esprit humain » qui « sont au nombre de trois : l’exigence de la règle comme règle ; la notion de réciprocité […] ; enfin le caractère synthétique du don (qui) change les individus en partenaires ». Le symbolique désigne donc le rapport social d’échange[65].

Le propos de Lévi-Strauss sur l’ordre symbolique, mais d’abord et surtout sur l’échange symbolique, apparaît donc ici comme étant le point de départ de sa réflexion sur « le symbolique ».

Une fois l’association faite entre ces concepts, le symbolique ne tarde toutefois pas à prendre une extension large, tributaire de la variété des points de vue disciplinaires.

On peut considérer [le rapport social d’échange] soit, d’un point de vue sociologique, comme procès (processus) réversible de réciprocité — don/contre-don — (J. Baudrillard), soit, d’un point de vue psychanalytique, comme registre psychique de l’échange, de la réciprocité, de l’altérité (J. Lacan), soit, d’un point de vue structural, comme système culturel rendant possible ce rapport d’échange.

C. Lévi-Strauss[66]

Curieusement, Marcel Mauss est absent de cette définition. On peut soumettre l’hypothèse qu’il en est ainsi parce que Chauvet a été conduit à Mauss par l’intermédiaire de ces différents penseurs[67].

Si Chauvet est bien conscient de la variété des points de vue sur « le symbolique » et du risque d’imprécision que cette variété engendre, il va de l’avant malgré tout.

Mais pourquoi employer le terme de « symbolique », au risque de compliquer un peu plus les choses, au lieu de parler, plus simplement, comme tout le monde, d’« échange réciproque » ou de « culture » ? Parce que l’échange (de mots, de femmes, de biens) n’est pas un simple attribut parmi d’autres de l’homme social, comme on pourrait se l’imaginer, mais le lieu même de son avènement. Parce que la culture n’est pas un simple secteur de l’activité sociale, mais l’ordre préétabli, le milieu (la médiation), qui instaure un ensemble d’individus comme société humaine. Le symbolique prend donc d’emblée l’échange culturel comme système (Lévi-Strauss), du point de vue du sujet ou, en perspective psychanalytique, comme registre, distinct du « réel » et de l’« imaginaire » (Lacan). L’approche de l’homme par ces trois registres marque l’avènement d’une anthropologie fondamentalement neuve qui bouleverse l’humanisme classique[68].

Ces quelques passages viennent appuyer l’hypothèse interprétative mise de l’avant jusqu’à présent. D’une part, l’échange symbolique apparaît non seulement comme étant central chez Chauvet, mais au point de départ de son argumentation. Au plus simple, l’échange symbolique, c’est l’« échange réciproque ». D’autre part, et tout aussi clairement, cet échange symbolique apparaît soudé au concept plus large et général de « culture », tout en lui étant distinct. Et le « symbolique » comme « ordre » semble jouer un rôle dans le rapport complexe entre ces concepts. Plus encore, l’« ordre symbolique » tend chez Chauvet à être identifié à l’ordre plus général de la culture, ce qui n’a pas manqué d’éveiller quelques soupçons critiques chez ses lecteurs. Chauvet semble avoir été marqué par l’ambition théorique de Lévi-Strauss pour penser ensemble la communication des mots, des dons et des biens. La psychanalyse et Lacan sont aussi placés côte à côte avec Lévi-Strauss et son point de vue anthropologique.

Certaines influences de Chauvet apparaissent aussi plus clairement dans ce livre écrit en 1979. C’est le cas de Lévi-Strauss et d’Edmond Ortigues, mais davantage encore de Baudrillard. Son nom apparaît dès l’ouverture du livre, comme cela vient d’être souligné, mais également à la toute fin. En effet, le dernier chapitre — sur cinq — traite de l’inscription de la liturgie chrétienne dans la « société de consommation » et prend appui sur les analyses de Baudrillard. Cette question, liée à l’hypothèse d’un « étouffement de l’échange symbolique » dans cette société, est développée un peu plus longuement que dans Symbole et sacrement, avec un accent pastoral plus marqué[69].

Chauvet s’arrête aussi un peu plus longuement pour penser théoriquement la question de l’ambivalence[70]. Cependant, il considère davantage l’ambivalence des symboles que celle de l’échange comme tel. Il associe également l’ambivalence à la gratuité, sans s’interroger sur la compatibilité ou sur l’articulation de ces deux caractéristiques[71]. Car comment un cadeau offert et reçu dans l’ambivalence — il est « toujours amour et agression », dit Baudrillard[72] — peut-il en même temps être gratuit ?

2. L’échange symbolique dans Les sacrements. Parole de Dieu au risque du corps (1993)

Le livre Les sacrements (1993) peut quant à lui être présenté comme une version réduite et « moins technique[73] » de Symbole et sacrement (1987). Dans sa recension, John F. Baldovin le présente comme un « résumé » du maître-ouvrage qui a la caractéristique d’être « plus accessible[74] ». Du même avis, Veronica C. Rosier remarque cependant des différences dans l’argumentation logique et semble préférer celle du livre plus récent, davantage centrée selon elle sur les études rituelles[75].

Dans ce livre, la critique de la théologie sacramentaire de saint Thomas se trouve une fois de plus considérablement réduite — quatre pages —, tout comme les discussions philosophiques.

La question de l’échange symbolique occupe également la partie centrale du livre — troisième partie sur cinq —, ce qui tend à la mettre encore davantage en évidence. Baldovin considère cette partie comme un apport original[76]. Si nouveauté il y a par rapport à Symbole et Sacrement, elle se trouve sans doute dans l’insistance sur l’échange symbolique et son « intérêt théologique » pour penser la grâce et l’alliance.

  • Les sacrements sont des médiations ecclésiales d’échange entre l’homme et Dieu. Les penser théologiquement à partir du modèle de l’échange symbolique que nous venons de dégager est intéressant à plus d’un titre.

  • (1) D’abord, il apparaît que l’on a affaire à une problématique relativement homogène à la grâce, puisque, dans les deux cas, nous nous situons en deçà de ou par-delà la « valeur » ; plus homogène à la grâce, en tout cas, que la problématique classique, laquelle, si fortement purifiée qu’elle soit par l’analogie, demeure fondamentalement marquée par un schème de type productionniste.

  • (2) Ensuite, puisque l’espace originaire de l’échange symbolique est le langage, plus précisément la communication de paroles entre sujets, nous sommes amenés à comprendre l’efficacité des sacrements sur le registre de l’efficacité de parole. […]

  • (3) L’articulation entre les « moments » ou « postes » de l’échange symbolique a plusieurs avantages théologiques.

  • — D’abord, elle fait bien apparaître que le don ne doit rien au contre-don. Or, dans les sacrements, le poste du don est occupé par l’action gratuite de Dieu. Sous cet aspect de « gratuité », la grâce de Dieu n’a rien d’un dû et n’est pas mesurée à l’aune des mérites humains. Dieu en a la pure initiative, celle qui lui vient de l’amour.

  • — Ensuite, la « réception » de la grâce de Dieu comme grâce, et non pas comme autre chose, requiert (relation d’implication) le contre-don de la foi, de l’amour, de la conversion du coeur, du témoignage de vie. On l’a dit précédemment : Dieu seul, dans les sacrements, et non pas la foi (pas plus que les autres conditions subjectives de l’existence authentiquement chrétienne) est la mesure du don ; par contre, la foi est la mesure de la réception du don comme don[77].

Chauvet poursuit alors avec les deux concepts de « gratuité » et de « gracieuseté » qu’il développe davantage que dans Symbole et sacrement (1987). C’est alors la participation humaine au mouvement de la grâce qui s’en trouve accentuée.

Sous ce dernier aspect [de gracieuseté], la grâce occupe non seulement le poste du don de Dieu, mais également celui du contre-don par le sujet croyant. La reconnaissance de ce dernier envers Dieu est d’ordre gracieux si ce qu’il a reçu est bien le don gratuit de Dieu, et pas autre chose : il répond à l’amour par l’amour, et non pas par le calcul. Faute de quoi, le sujet croyant pervertirait sa relation avec Dieu en la vivant sur le registre du marchandage — ce qui serait nier le don de Dieu comme grâce[78].

On le voit, la possibilité d’une réception faussée, ambivalente ou difficile du don vertical de la grâce est ici envisagée théoriquement, ce qui est nouveau. Car si dans d’autres textes il envisage ce « schème de concurrence entre Dieu et l’homme », c’est généralement en lien avec la pratique des sacrements, ou en lien avec la question du sacrifice, mais jamais en lien avec sa théorie de l’échange symbolique.

Étrangement, Chauvet insiste aussi sur le contre-don comme « obligation » et comme « marque de la réception » : « […] il n’y a “réception” (du don comme don) que moyennant l’implication obligée d’un contre-don ». Et on peut s’interroger sur ce point, car à trop insister sur la nécessité d’un « minimum de reconnaissance », que reste-t-il de la gratuité et de la réponse d’amour[79] ? S’il y a lieu de penser que la grâce rend possible le contre-don d’une réponse d’amour, dans quelle mesure cette réponse peut-elle être obligée, ou requise ? Et si la foi est « la mesure de la réception du don comme don » (nos soulignés), ne risque-t-on pas de retomber du même coup dans une logique du calcul ?

Mais quoi qu’il en soit de ces quelques imprécisions, il semble clair dans cet ouvrage qui a été publié — dans sa version française — six ans après Symbole et sacrement que Chauvet a franchi un pas de plus dans l’importance qu’il accorde à l’échange symbolique pour penser la grâce comme dynamique de reconnaissance.

3. « Parole et sacrement » (2003) : de la parole au don

Dans le long passage qui vient d’être cité, Chauvet précise que « l’espace originaire de l’échange symbolique est le langage, plus précisément la communication de paroles entre sujets ». Il convient de s’arrêter un bref instant sur cette question à partir d’un article intitulé « Parole et sacrement » qui a été publié en 2003, donc seize années après Symbole et sacrement, car on y voit bien comment le concept de « parole » rejoint directement ses réflexions anthropologiques sur le geste de don.

L’argumentation est calquée sur celle de Symbole et sacrement, mais avec de légers changements au niveau du vocabulaire. Partant d’un questionnement sur la grâce, l’auteur présente de manière critique la causalité sacramentelle chez les scolastiques et chez Thomas d’Aquin. Il invite du même coup à passer non plus du métaphysique au symbolique, mais « de l’instrumental au symbolique ».

D’emblée, nous sommes portés à parler théologiquement de la grâce en termes de relation, et de relation « symbolique », c’est-à-dire de communication entre sujets. Peut-être le concept le plus adéquat, dans cette perspective, est-il celui de « parole ». Encore faut-il s’entendre sur le sens que nous lui donnons[80].

Chauvet distingue alors, à la manière de Benveniste, entre « parole », « langue » et « discours ». Il reprend également les catégories d’Austin, pour rapprocher la « parole » de l’« acte illocutoire » et de son « effet intralinguistique ». Brièvement, il fait aussi référence à la « dialectique du sens et de l’événement » propre à la théorie du discours de Ricoeur, pour rapprocher la parole de l’« événement ». À travers la question du désir et du sujet, il pointe aussi en direction de Lacan et de la psychanalyse. Enfin, il identifie l’efficacité de la parole à celle de l’« efficacité symbolique ».

Chauvet termine cependant sa présentation du concept de « parole » en traitant de ses « modalités diverses ». C’est à ce moment qu’apparaît le geste du don, non comme un type de parole parmi d’autres, mais comme le prototype d’une « parole accomplie », adressée par le corps. De manière inversement proportionnelle, la modalité « verbale » de la parole tend à s’effacer devant sa modalité gestuelle, que « cristallise » le cadeau offert.

Quoi qu’il en soit, plus la parole est importante, par exemple lorsqu’il s’agit d’aider quelqu’un à retrouver confiance en lui-même ou à reconnaître que lui aussi est aimé, et plus les mots paraissent manquer de poids. Ce déficit, on le compense alors spontanément par le geste (poignée de mains, embrassement, enlacement), lequel n’est pas autre chose que la parole incorporée ; en bien des cas d’ailleurs, le geste suffit : les mots paraîtraient déplacés, parce que trop courts… Mais si le geste a l’avantage de visibiliser la parole, il n’en demeure pas moins aussi fugace et évanescent qu’elle. Le cadeau peut alors prendre le relais : en tant que parole (relativement) durable, il est le témoin d’une affection, d’une amitié, d’une reconnaissance qui voudrait ne pas passer. Mais le cadeau peut être « empoisonné » (cf. l’ambivalence de Gift : « cadeau » en anglais, « poison » en allemand). La parole d’estime, de confiance, d’amour qui se cristallise dans l’objet offert peut être pervertie et ne vient à sa vérité que dans son rapport au « corps » ou à l’existence de celui qui l’offre. En définitive, c’est le « corps » même qui est parole en tant que vie donnée pour que l’autre vive (le conjoint, l’enfant, les personnes ou groupes auxquels on consacre une partie de sa vie…) ; vie donnée au jour le jour dans l’exigeante fidélité que cela requiert ou donnée de manière radicale dans le sacrifice que l’on peut faire de sa vie « pour ceux qu’on aime ». Telle est sans doute la parole accomplie : celle qui ne fait qu’un avec le « corps livré » dans la violence du sacrifice ou dans la patience du quotidien[81].

Sa définition de la « parole accomplie » culmine donc dans le geste du don, un geste au potentiel ambivalent qui est ici clairement évoqué. Malheureusement, un peu plus loin dans l’article, cette même ambivalence passe en note de bas de page. Une fois de plus, dès que l’« échange symbolique » est associé au sacrement chrétien, l’ambivalence tend à s’effacer pour faire place au « paradigme du “hors-valeur”[82] ». Comme cela a déjà été mentionné, il y a tout de même des ressources chez Chauvet pour penser cette ambivalence. Ce sont, dit-il, la Parole et l’Esprit qui convertissent le rituel et qui en font un sacrement de la grâce[83].

Mais quoi qu’il en soit de ce point précis, cet article publié en 2003 montre surtout comment au fil des ans, l’échange symbolique est toujours présent :

[…] cet échange symbolique est particulièrement intéressant pour penser le mystère de la relation entre Dieu et l’homme dans les sacrements. Bien entendu, il n’est et ne peut être qu’une approche du mystère, de même que le fut celle, différente, des Médiévaux. Mais c’est une approche, nous semble-t-il, plus adéquate parce que plus homogène à cette « grâce » qu’ils considéraient comme la « réalité » du sacrement (res sacramenti)[84].

Non seulement l’échange symbolique est toujours présent, mais il est devenu central, étant associé directement à ce nouveau chemin de pensée que tente d’ouvrir Chauvet pour penser la grâce et la foi comme « relation » entre Dieu et l’humain.

4. Un regard rétrospectif sur son propre parcours (2002)

Quelques années avant sa retraite, dans le cadre d’un article publié en 2002 et dédié à Joseph Doré, Louis-Marie Chauvet a fait la relecture de son propre parcours intellectuel. Il a alors jeté un regard sur le contexte qui a contribué à façonner son travail.

D’entrée de jeu, l’article évoque le « tournant épistémologique » des « années 70 », et la « rencontre » de la théologie avec les « sciences humaines » dont il a été l’occasion. Chauvet rouvre alors rapidement les divers chemins qu’il explore dans Symbole et sacrement sur la question du symbolique, en insistant sur le concept de « médiation », présenté comme « le concept qui cristallise au mieux les effets des sciences humaines sur [son] propre discours théologique ». « La “médiation”, qu’elle soit linguistique, psychique ou sociale, est désormais devenue un “incontournable”. » La pensée de Paul Ricoeur ressort aussi comme ayant aidé Chauvet à s’orienter dans ce « débat » qui n’allait pas sans ébranler « l’épistémologie même de la théologie ». L’enjeu a été pour lui de « percevoir que la déconstruction opérée par les sciences humaines n’aboutissait pas, ou pas nécessairement du moins, à la dissolution du sujet, mais permettait au contraire sa reconstruction, dans la mesure du moins où l’on acceptait de le penser, ce sujet, au sein des médiations linguistiques, psychiques et sociales[85] ». De par son propre ancrage disciplinaire — il est professeur de théologie sacramentaire — son attention s’est portée sur « ces médiations matérielles, corporelles et institutionnelles que sont les sacrements ». Ceux-ci n’ont pas l’exclusivité de la médiation dans le christianisme, mais ils « ont la particularité de figurer comme tel, donc de manière paradigmatique, le caractère médiat de tout rapport chrétien à Dieu ». Leur remise en question contemporaine témoigne de la difficulté du passage par les médiations et de leurs « ambiguïtés[86] ».

C’est à ce moment que Chauvet évoque on ne peut plus clairement l’apport spécifique et inégalé de « l’anthropologie » pour ses propres recherches.

Or, et ici encore, l’anthropologie est particulièrement intéressante, un tel anti-objet [la grâce, à l’image de la manne] ne peut relever que de l’échange symbolique, et non de l’échange de marché. Sur ce point, le célèbre Essai sur le don de M. Mauss en 1924, remis en valeur par l’Introduction de Claude Lévi-Strauss (1950) à Sociologie et anthropologie (1973), est précieux. On en tire la conviction qu’au commencement était non pas l’échange de marché fondé sur la valeur (même si celui-ci a sans doute aussi toujours existé dans l’humanité), mais, plus fondamentalement, l’échange symbolique. Les travaux ethnologiques manifestent que celui-ci connaît des degrés divers, depuis le potlatch des Indiens jusqu’au simple cadeau dans nos sociétés, en passant par la kula des Mélanésiens. Si les degrés et formes de l’échange symbolique sont en effet divers, il semble bien que la structure en soit la même : structure ternaire de don/réception/contre-don, par opposition à la structure binaire de l’échange de marché fondée su [sic] l’équivalence entre don et contre-don. Parce que, comme dans le cadeau, l’échange symbolique est centré non sur la valeur comme telle de l’objet échangé, mais sur les sujets, lesquels, par le truchement de l’objet offert, s’échangent comme sujets, que ce soit, comme c’est plutôt le cas dans les sociétés traditionnelles, dans l’ordre de la suprématie du rang ou de la bonne renommée, ou bien, comme c’est plutôt le cas dans notre actuelle société, dans l’ordre de l’amour, de l’affection, de la reconnaissance, du pardon, etc. L’enjeu est donc que l’objet soit reçu non pas comme valeur calculable, mais par-delà toute valeur comme « offre » d’un sujet à autrui, c’est-à-dire comme don gratuit et gracieux. L’enjeu, c’est donc la réception. Or la réception d’un don comme don (et non comme valeur) s’effectue dans le moment même du contre-don, à savoir une marque de reconnaissance (« merci », sourire…). On ne reçoit qu’en « rendant » : en rendant grâce.

Encore une fois, il n’est pas question méthodologiquement et épistémologiquement de rendre raison de l’échange entre Dieu et l’homme dans les sacrements à partir de cette structure anthropologique d’échange symbolique. Mais on en voit l’intérêt théologique : puisque, de toute façon, il s’agit bien d’échange dans les sacrements (cf. l’admirabile commercium de saint Léon à propos de Noël), échange dont l’initiative revient à Dieu (gratuité), échange d’une réalité hors valeur (gracieuseté), n’est-il pas plus adéquat de penser théologiquement cet échange à partir de l’échange symbolique plutôt qu’à partir des analogies techniques qu’emploie saint Thomas (l’analogie menuisier/hache/lit ; ou encore peintre/pinceau/tableau), si purifiées qu’elles soient par l’analogie ? On voit en tout cas d’emblée ce que l’on gagne à penser ainsi : le discours sacramentaire s’ajuste au mouvement même de la prière liturgique, à commencer par la prière eucharistique, où l’Église ne reçoit le don de Dieu qu’en l’offrant (« faisant ici mémoire… nous t’offrons… ») […] le contre-don du « rendre », du « rendre grâce » est la marque de la réception du don comme grâce. Cela a d’ailleurs […] d’importantes conséquences proprement spirituelles, puisque la vie chrétienne devient alors un patient et interminable travail de conversion où l’on apprend peu à peu, dans le domaine de la prière, aussi bien liturgique qu’individuelle, à passer du registre de la valeur au registre de la grâce : il ne s’agit pas, dans les sacrements, de prendre à Dieu de la « valeur », fût-elle hautement spirituelle, mais d’ouvrir les mains pour y accueillir ce qu’il veut nous donner. Profonde école de déprise, ici encore[87] !

On retrouve dans ce passage récapitulatif un condensé de l’argumentation de Symbole et sacrement, mais dans lequel le chemin spécifique de l’échange symbolique apparaît dégagé de tous les autres chemins ouverts par Chauvet à propos du « symbolique ». Lorsqu’il résume sa propre pensée, Chauvet évite les détours et répond à sa propre question de départ — à quelle pensée de la grâce les médiations rituelles sacramentelles invitent-elles ? — à partir de la seule discipline anthropologique, en renvoyant aussitôt aux pensées de Mauss et de Lévi-Strauss. Et c’est bien l’« échange symbolique » qui est alors mis de l’avant, et non « le symbolique ».

Conclusion

L’hypothèse qui a présidé à l’examen critique des ouvrages de Chauvet et de quelques-uns de ses articles ne concerne pas l’orientation générale de son projet. Le dialogue soutenu avec les différents courants intellectuels de son temps doit même être salué, je pense. C’est plutôt la manière dont il procède pour penser « le symbolique » qui a été interrogée. Elle a bien sûr ses fécondités propres ; elle fait voir des parentés et saisit bien son temps et ce qui le travaille. Mais cette manière de faire s’accompagne aussi d’un risque que Chauvet ne semble pas ignorer complètement et qui consiste à « en dire à la fois trop et trop peu[88] ». La littérature secondaire l’a montré à sa façon, dans la mesure où Yves Labbé voit chez Chauvet les indices d’un « oubli » de l’herméneutique et de l’ontologie, alors qu’à l’inverse, Roland Sublon lui reproche de vouloir les « sauver ». Dans sa forme, la littérature secondaire est d’ailleurs assez constante, c’est-à-dire qu’on tend à reprocher à Chauvet ses approximations sur tel ou tel point. Pour reprendre le cas de Sublon, celui-ci jette un regard assez sévère sur son recours à la théorie psychanalytique lacanienne.

Assumant une certaine distance herméneutique par rapport aux années structuralistes durant lesquelles Chauvet a élaboré sa théorie du symbolique, le présent article a donc fait le pari qu’une manière possible d’honorer — dans la distance — son travail de défrichage est de ne prendre qu’un seul chemin à la fois, plutôt que de chercher à les prendre tous en même temps. Et il a été montré que si les anthropologues ne sont pas les seuls interlocuteurs de Chauvet, ils semblent bien être des interlocuteurs privilégiés. L’examen de quelques écrits en dehors de Symbole et sacrement l’a rendu manifeste. Car lorsque Chauvet synthétise ses travaux ou lorsqu’il fait le bilan de son parcours, il va à l’essentiel et, chaque fois, ce n’est ni la critique heideggérienne de l’onto-théologie ni la théorie girardienne du sacrifice qui ressortent et qui sont davantage développés, pas plus que la psychanalyse lacanienne ou la théorie linguistique d’Austin, mais bien l’échange symbolique.

À bien y penser, ce n’est peut-être pas tant un hasard si Chauvet a investi ce chemin de pensée. Bien sûr, les pratiques eucharistiques et l’alliance chrétienne sont à distinguer des pratiques de don cérémoniel telles qu’on les trouve dans les sociétés segmentaires. Mais en sont-elles complètement différentes ? Chauvet suggère que les gestes de don qui sont au coeur de l’eucharistie traduisent eux aussi des rapports de reconnaissance, et il montre bien que ces rapports n’ont pas été sans effet dans l’histoire quant au déplacement de la question de Dieu, mais aussi quant aux formes du lien social.

Plus largement, le parcours de Chauvet ne témoigne-t-il pas de manière éloquente du défi qui se dresse devant tout théologien qui, pour repenser l’alliance chrétienne aujourd’hui, choisit de le faire à partir de la mise en question de l’humain dans les sciences humaines ? Autant il peut être pertinent de travailler un carrefour théorique, autant il peut être fécond à un certain moment, pour continuer d’avance, de choisir un chemin, même si cela implique de renoncer à d’autres chemins.