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D’emblée, le mot « coeur » évoque l’organe des émotions, des sentiments, du ressenti humain en général, sinon, littéralement, le coeur humain ou animal avec son sang et ses artères. Bien que, pour la plupart, le coeur soit resté un concept secondaire en philosophie, on le trouve partout présent à travers les siècles et ses évocations sont aussi fortes que multiples. Chez Platon, il est cette partie intermédiaire et régulatrice de l’âme souvent associée aux humeurs alors que chez Aristote, il est l’origine et le centre de la vie. Plus tard, il apparaît chez La Bruyère comme l’unique élément capable de réconcilier les choses. Le coeur se trouve également souvent associé aux facultés morales, notamment chez Kant, où il est question de bon ou de mauvais coeur. Concept fort de l’époque romantique, Gœthe suivi par Schiller voit le coeur comme un moyen de perception interne. Mais depuis la modernité, force est d’admettre que c’est essentiellement à Pascal que la notion du coeur se trouve associée en raison de sa célèbre citation : « Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point ; on le sait en mille choses[1] ». Bien que le concept de coeur soit marginal dans la philosophie de Schopenhauer — et que c’est sans doute pour cette raison qu’il a peu ou pas fait l’objet d’une étude spécifique chez les commentateurs — ce concept constitue néanmoins une porte d’entrée particulière à la métaphysique de la volonté. La notion du coeur chez Schopenhauer nous permet de mieux comprendre les manifestations de la force inconsciente qui nous anime.

Les explications que Schopenhauer donne sur le coeur sont plurielles et éparses dans son œuvre, mais se développent surtout dans les chapitres XIX et XX des Compléments du Monde[2] et renvoient à une distinction fondamentale entre le coeur et la tête qui, depuis toujours, existe de différentes manières en philosophie, à savoir entre les passions et la raison, entre ce qui est inconscient et conscient, entre la subjectivité et l’objectivité, entre ce qui est fondamental et secondaire, entre ce qui constitue le véritable moi et ses manifestations particulières ou, en clair, entre la volonté et la représentation[3]. Toutefois, chez Schopenhauer, l’interprétation du coeur a ceci de très particulier : le coeur est d’abord compris comme un organe du corps lié à la vie organique, fait de chair et de sang et ses premiers battements sont l’expression première de la volonté telle qu’elle s’affirme dans le corps du vivant[4]. Et même si Schopenhauer utilise le concept de coeur suivant les symboliques qu’on attribue généralement à cet organe depuis des siècles, comme l’amour, la morale, les passions, la vie ou le noyau intime du soi, le coeur comme symbole reconduit toujours au coeur organique et donc, à une physiologie comprise comme l’expression du principe métaphysique du monde : la volonté de vivre. Ainsi, pour Schopenhauer, le coeur ne saurait être une faculté de connaissance comme c’est le cas chez Pascal. Et pourtant, la philosophie de Schopenhauer propose un coeur qui a aussi ses « raisons » que la « raison » ignore[5]. Quelles sont ces « raisons » ? Et que peut signifier le coeur dans le cadre d’une métaphysique de la volonté ?

Si, comme le prétend Schopenhauer, sa philosophie est « une Thèbes aux 100 portes[6] », y entrer par le coeur dévoile tout particulièrement les rouages intérieurs de la vie humaine, en partant du ressenti premier, en passant par les affects et en remontant ainsi jusqu’à la connaissance de sa propre essence qui ouvre la voie du salut et de la liberté. Il s’agit, ultimement, de la croisée des destins entre la tête et le coeur : le dialogue intérieur. Ainsi, grâce à son caractère particulièrement polysémique — ce qui n’est pas forcément le cas des autres organes dans la philosophie de Schopenhauer —, le coeur permet de relier en un point (incarné) les différentes dimensions du déploiement de la volonté de vivre chez l’individu.

Cet article poursuit deux principaux objectifs : 1) étudier la notion du coeur selon ses différentes acceptions dans l’œuvre de Schopenhauer afin d’en retracer le fil d’Ariane fondateur ; et 2) examiner les implications d’un coeur entendu à la fois comme symbole et comme synonyme de la volonté.

Ainsi, nous verrons combien la définition physiologique du coeur chez Schopenhauer est essentielle et primordiale à la compréhension de toutes les acceptions du terme que propose le philosophe. En effet, qu’il s’agisse de la bonté du coeur ou des affaires de coeur, ultimement, il est toujours question du coeur en tant qu’organe, c’est-à-dire de la volonté de vivre qui prend racine à même le corps dans ses activités les plus élémentaires, inconscientes et nécessaires à la vie et qui nous définissent en tant qu’individu. Le coeur charnel est le « je » fondamental, le radical de l’être humain, ce qui agit sans qu’on l’ait voulu ni choisi. Il est l’explication de notre propre phénomène, de ce que nous sommes, sentons et ressentons dans notre corps.

I. Cet organe infatigable comme symbole et synonyme de la volonté

D’abord, le coeur se définit comme organe dans la philosophie de Schopenhauer. Il est ce muscle nécessaire à la circulation sanguine et dont le mouvement incessant est indissociable du mouvement de la vie. Très loin de la métaphore lyrique, le coeur est d’abord entendu, compris et étudié en tant qu’il est incarné : « Le coeur fait partie du système musculaire aussi bien que du système sanguin ou vasculaire […][7] ». Schopenhauer le désigne comme « premier moteur ». Ses mouvements se produisent spontanément de manière interne et sans motifs ; ils ne sont pas engendrés par une cause externe. Les mouvements du coeur sont l’expression originelle de la volonté de vivre[8]. Comme le précise Schopenhauer : « Le mouvement du coeur, inséparable de celui du sang, est lui aussi un mouvement originel, même s’il est occasionné par le besoin d’envoyer du sang dans les poumons ; il est, dans cette mesure, indépendant du système nerveux et de la sensibilité […][9] ». En admettant que le coeur n’est pas immédiatement conditionné par les nerfs, Schopenhauer dissocie le coeur du cerveau ; il déclare l’indépendance du coeur par rapport à la tête. Déjà, dans le corps, « le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point » puisque le coeur ne relève pas de l’organe des facultés intellectuelles. Il se meut par ses battements sans lien direct au cerveau et donc, sans liens directs avec la connaissance.

En effet, le cerveau dépend du système nerveux central alors que le coeur ne dépend pas directement des nerfs mais relève du système ganglionnaire, ce qui renvoie à l’irritabilité et non pas à la sensibilité, comme c’est le cas du cerveau. La distinction établie entre la tête et le coeur renvoie donc aussi à la distinction entre l’irritabilité et la sensibilité[10]. Pour Schopenhauer, l’irritabilité désigne les fonctions végétatives internes alors que la sensibilité désigne ce qui est tourné vers l’extérieur et qui permet les représentations intuitives. La sensibilité qui dépend du système nerveux renvoie donc à l’intuition qui, elle, dépend de l’intellect. Dans la philosophie de Schopenhauer, l’intellect correspond à l’organe qu’est le cerveau[11]. C’est pourquoi, comme le souligne Ugo Batini : « […] le cerveau peut être principalement conçu comme l’organe de la représentation[12] ». Déjà, on peut comprendre que le cerveau est davantage un organe lié à la représentation, au monde extérieur, alors que le coeur reste le domaine de la volonté qui s’agite et s’anime au tréfonds de soi de manière inconsciente, indépendant de toute faculté de connaissance. Comme l’avait remarqué Ugo Batini, Schopenhauer établit une séparation physiologique nette entre la volonté et la représentation[13]. Cette distinction apparaît ici très clairement entre l’organe de la volonté, le coeur, et l’organe de la représentation, le cerveau.

Le coeur n’est pas le seul organe que Schopenhauer dissocie des fonctions cérébrales. De façon plus tranchée encore, il oppose le cerveau aux organes sexuels : « […] les parties génitales sont le véritable foyer <Brennpunkt> de la volonté, et ainsi le pôle opposé au cerveau, ce représentant de la connaissance, c’est-à-dire de l’autre côté du monde, le monde comme représentation[14] ». La différence entre l’organe vital et les organes génitaux réside dans le fait que le coeur assure la vie et la survie d’un individu pendant que les organes génitaux assurent la survie de l’espèce. Ces deux organes sont tout aussi fondamentaux dans l’affirmation aveugle de la volonté de vivre dans le corps, dans l’explication physiologique de la métaphysique que nous propose Schopenhauer. Toutefois, c’est parce que Schopenhauer dépasse le cadre de la physiologie lorsqu’il utilise le mot « coeur », mais toujours pour y revenir, que cet organe est particulier dans sa philosophie. En effet, et comme nous le verrons, le coeur représente à la fois le corps inconscient, la subjectivité, les tendances morales, les affects et la volonté métaphysique comme principe de toute chose, alors que les organes génitaux — bien qu’ils soient le symbole suprême de la volonté de vivre dans le corps parce qu’ils visent à transcender l’individu pour assurer la pérennité de l’espèce — restent relativement limités à la reproduction et à la survie de l’espèce. Une étude sur le coeur permet donc une analyse plus détaillée des implications d’une « physiologisation » de la métaphysique que nous offre la philosophie de Schopenhauer.

Comme en témoigne le chapitre XIX des Compléments, le coeur a tout d’originel. En raison de ses fonctions végétatives et inconscientes, il est la manifestation la plus primitive et la plus immédiate de la volonté dans le corps. Le coeur bat, spontanément, qu’on le veuille ou non, jusqu’à notre mort et son mouvement ne dépend pas de causes extérieures, mais bien intérieures. C’est pourquoi Schopenhauer affirme aussi que :

C’est à bon droit que le coeur, ce primum mobile [premier moteur] de la vie animale, a été choisi comme le symbole et même comme synonyme de la volonté, en tant qu’il est le noyau primitif <Urkern> de notre phénomène et qu’il le désigne par opposition à l’intellect qui, lui, est véritablement identique à la tête[15].

En tant qu’organe, le coeur occupe donc la place centrale dans la physiologie humaine : il en est le « noyau primitif » en comparaison avec ce qui ne l’est pas, la tête. Ici, il s’agit moins de lire une opposition entre la tête et le coeur que d’y voir une hiérarchie physiologique à l’intérieur d’un corps qui comporte un coeur et une tête. C’est précisément ce que nous laisse découvrir ce passage : « La tête et le coeur désignent l’homme tout entier. Mais la tête est toujours l’élément second, l’élément dérivé ; car elle n’est pas le centre, mais seulement l’efflorescence suprême <höchste Efflorescenz> du corps[16] ». D’abord, il y a le coeur qui s’incarne dans les fonctions organiques, en tant que mouvement originel de la volonté et comme un élément premier en soi et ensuite, il y a la tête ou l’intellect, cet élément secondaire qui se développe et s’exerce en tant que fonction de la volonté. Si la tête constitue le degré le plus élevé de la manifestation de la volonté, elle reste tout de même secondaire : l’intellect est soumis à la volonté aveugle qui se manifeste sous forme d’affects, d’inclinations, de pulsions et d’instincts et d’abord, dans un corps « inconscient ». En ce sens, les facultés intellectuelles restent précaires parce qu’elles ne peuvent pas s’exercer indépendamment de la volonté qui nous habite. Dès lors, la tête reste soumise au coeur, tout comme les représentations dépendent de la volonté, d’où le titre « Du primat de la volonté sur l’intellect » donné au chapitre XIX des Compléments du Monde et dans lequel se trouve plus largement présentée la théorie schopenhauerienne du coeur et de la tête.

La raison pour laquelle Schopenhauer voit dans le coeur le vrai centre de la vie ainsi que le symbole et le synonyme de la volonté est simple, il reconnaît dans l’activité organique du coeur les attributs fondamentaux de la volonté : tout comme la volonté, le coeur est infatigable, son mouvement est incessant et inlassable. Si la volonté ne cesse jamais de vouloir, le coeur, lui, ne cesse jamais de battre. « Ce caractère infatigable, elle [la volonté] le partage sur toute la durée de la vie avec le coeur, ce primum mobile [premier moteur] de l’organisme qui, pour cette raison, en est devenu le symbole et le synonyme[17] ». La tête, quant à elle, a besoin de repos et doit par moments suspendre son activité, notamment, dans le sommeil. C’est alors que les activités intellectuelles, bien que chères et même essentielles à la vie humaine, apparaissent comme secondaires parce qu’elles sont dépendantes d’une activité plus fondamentale : celle du coeur. Plus précisément, Schopenhauer affirme que :

Durant le sommeil, toute connaissance et toute représentation cessent totalement. Le noyau de notre être, son élément métaphysique, qui est nécessairement présupposé par les fonctions organiques puisqu’il en est le primum mobile [le premier moteur], est seul à n’avoir pas droit à une pause, puisque la vie ne doit pas s’arrêter, d’autant que, étant aussi un élément métaphysique et, par suite, incorporel, il n’a pas besoin de repos[18].

C’est pourquoi Schopenhauer voit dans le coeur organique l’activité fondamentale et nécessaire à toute autre activité au sein d’un même corps : le coeur est cet élément premier et fondamental chez le vivant animal duquel tout le reste dépend. C’est aussi parce que le coeur, en tant qu’il est incarné, manifeste toujours déjà cet élément métaphysique en soi, la volonté, que Schopenhauer comprend aussi le coeur comme le centre de l’être, le noyau de l’individu, le point central et premier de toute subjectivité. C’est alors que la dimension physiologique du coeur renvoie à la dimension existentielle de la vie humaine. Le déploiement de la subjectivité individuelle ne s’opère que sur le fond de ce coeur en tant qu’il renvoie à la volonté que nous incarnons.

II. Subjectivité et intériorité : le moi véritable

Selon Schopenhauer, c’est dans le coeur et non la tête que se trouve le « moi véritable », c’est-à-dire la subjectivité radicale de l’individu. C’est sans détour que Schopenhauer affirme que : « L’homme réside dans le coeur et non dans la tête[19] ». Avec cette hypothèse, Schopenhauer effectue non seulement un renversement de paradigme par rapport à la conception de l’être humain de ses contemporains, mais aussi, par rapport à celle majoritairement admise depuis les Grecs et fortement réitérée par Descartes dans la modernité, à savoir que ce qui distingue l’être humain des autres espèces vivantes, c’est sa faculté de penser et qu’en cela réside le propre de l’être humain[20]. Bien sûr, pour qu’il y ait une conscience de soi, un « je » capable de « se » penser, le sujet a besoin de recourir à la tête, à l’intellect, de posséder une faculté de connaissance, ce que Schopenhauer conçoit comme le « sujet connaissant » (Subjekt des Erkennens), c’est-à-dire le sujet capable de faire advenir le monde par la représentation. Mais pour Schopenhauer, le sujet connaissant n’est pas l’élément essentiel de la subjectivité humaine, et ce, même s’il est nécessaire à la connaissance de soi. En effet, la tête est un élément secondaire au service de la volonté et non pas l’élément premier. Le « véritable moi » se trouve dans ce qu’il y a de premier et d’originaire : la volonté infatigable, dont le synonyme et le symbole est le coeur. C’est dans le passage suivant que Schopenhauer explique pourquoi notre « moi véritable » ne peut pas être le sujet connaissant ni résider dans notre faculté de connaissance :

[…] nous sommes, il est vrai, habitués à considérer le sujet de la connaissance, le je connaissant, comme notre moi véritable, qui s’alanguit le soir, s’évanouit dans notre sommeil […]. Cependant, il ne s’agit que d’une fonction cérébrale et non de ce moi qui nous est le plus propre. Notre véritable moi, le noyau de notre être, est ce qui se loge derrière le moi connaissant et qui ne connaît au fond rien d’autre que le vouloir et le non-vouloir, la satisfaction et la non-satisfaction, avec toutes les modifications de la chose que l’on nomme sentiments, affects et passions. Voilà ce que produit cet autre moi qui, lui, ne dort pas quand l’autre dort, qui demeure intact quand l’autre s’éteint dans la mort[21].

Ce « moi » qui ne dort pas est le « sujet voulant » (Subjekt des Wollens), c’est-à-dire la volonté qui constitue le fond de notre être véritable et qui s’incarne d’abord dans le corps, à commencer par le coeur et ses mouvements qui, pendant le sommeil, ne cessent jamais leur activité. Parce que notre corps, même dans ses fonctions végétatives, est de part en part manifestation de la volonté, et qu’il s’éprouve comme tel, comme ce qui toujours veut et tend vers la vie[22], c’est la volonté qui est le véritable moi, cette subjectivité première indissociable de tout sentir, de tout vouloir. C’est pourquoi Schopenhauer affirme que « l’homme réside dans le coeur et non dans la tête ». Lorsque nous regardons en nous, nous nous trouvons toujours comme voulant[23]. C’est pourquoi le sujet voulant est notre subjectivité radicale et non pas le phénomène de la volonté qui permet la connaissance de soi, qui a besoin de repos[24] et que Schopenhauer appelle le sujet connaissant. Comme l’avait déjà remarqué Günter Zöller, dans son article traitant du soi (self) chez Schopenhauer :

Contrairement à l’intellect qui génère des images et des pensées sur les choses (représentations), la volonté ne concerne rien d’autre et rien qui soit en dehors d’elle-même : elle est le domaine de notre expérience personnelle affective, — quelque chose qui est senti ou vécu plutôt que d’être par nature quelque chose qui représente ou qui est représenté[25].

C’est donc ce qui s’éprouve en soi de la manière la plus immédiate, la volonté, en tant qu’elle est affectée par la satisfaction ou la non-satisfaction — ce qui se manifeste dans les sensations, les sentiments et les passions — qui constitue notre intériorité. Ce véritable moi dont parle Schopenhauer redéfinit donc l’être humain comme un être essentiellement de pulsions, d’instincts et d’affects et non pas comme un être rationnel. C’est dans ce qui est ressenti directement en soi comme vouloir et non-vouloir que se trouve le véritable moi, et ce, bien avant que ce dernier puisse même se penser et connaître clairement l’objet de son désir ou de son non-désir.

Certes, entre le sujet connaissant et le sujet voulant, il n’y a pas d’opposition et encore moins une division ou une scission du sujet. Il y a plutôt deux forces issues d’une même racine où l’une domine l’autre[26]. Les deux font partie d’un tout : la conscience humaine. Et justement, si notre moi véritable réside dans la subjectivité radicale qui est un pur vouloir, sans le sujet connaissant, cette volonté reste aveugle, inconsciente, bien qu’elle soit toujours incarnée en soi. C’est bien parce que le sujet voulant et le sujet connaissant peuvent coïncider que la conscience de soi comme volonté devient possible, qu’il devient alors possible de « se » connaître, de saisir immédiatement « sa » propre essence. C’est ce que Schopenhauer appelle le miracle par excellence[27], c’est-à-dire la réunion instantanée du sujet connaissant et du sujet voulant qui permet la connaissance de soi. Cette connaissance est toute particulière parce qu’elle s’opère seulement dans le temps, par le sens interne et donc, ne procède pas selon l’espace et la causalité nécessaires à la représentation. Il s’agit de la forme de connaissance la plus immédiate qui soit. Ici, Schopenhauer nous explique que le sujet voulant ne devient pas l’objet du sujet connaissant parce que cela impliquerait littéralement deux sujets, alors qu’il n’y en a qu’un. Il s’agit bien plutôt d’une saisie immédiate du soi comme sujet voulant, que Schopenhauer ne peut pas expliquer autrement que par un « miracle ».

Ici, l’analogie est simple, le coeur est l’organe qui renvoie au sujet voulant et la tête, au sujet connaissant. Or, si la tête permet au coeur d’être connu, c’est toujours dans le coeur et non la tête que se trouve l’expérience affective du soi, de la subjectivité. C’est donc ce coeur compris comme manifestation première et immédiate de la volonté en soi — mais aussi comme symbole de la volonté — qui nous définit de part en part.

III. Le coeur immortel

Bien qu’incarné et propre à chacun, le coeur renvoie aussi à l’en-soi de tout phénomène : la volonté. C’est le rapport du coeur comme organe à l’essence de toute chose qui permet de conclure qu’au coeur de l’être humain se trouve aussi le coeur immortel de la nature.

Vous suivez une fausse piste

Ne pensez pas que nous plaisantons !

Le noyau de la nature n’est-il pas

Dans le coeur des hommes[28] ?

Cette métonymie empruntée à Gœthe et à laquelle Schopenhauer nous convie à l’ouverture des Compléments du livre II du Monde établit un rapport entre la dimension physique et métaphysique du coeur parce que le coeur organique de l’être humain porte aussi en lui le secret du monde. Comme l’avait écrit Rüdiger Safranski : « Le monde est l’univers de la volonté, et la volonté personnelle est le battement de coeur individuel de cet univers. Nous sommes toujours ce qu’est le tout[29] ».

Il ne faut pas oublier que, chez Schopenhauer, c’est par le corps que l’être humain parvient à connaître la chose en soi de tout phénomène. Certes, l’humain peut percevoir son corps de manière tout à fait semblable à tous les autres objets du monde, expérience par laquelle « son » corps est « un » corps parmi d’autres, mais cette connaissance objective de notre anatomie ne nous révèle rien de plus que tout ce qui se donne à voir dans le monde en tant que phénomène objectif. C’est bien parce que nous incarnons ce corps et que nous y accédons de l’intérieur, par une expérience directe et subjective, qu’il nous devient possible de percer le mystère de notre propre phénomène. Selon Schopenhauer, c’est précisément l’expérience interne de notre propre corps qui, par analogie, nous permet également de découvrir la volonté comme l’en-soi de tout phénomène[30]. Et c’est ainsi qu’il devient possible de concevoir le noyau de la nature comme étant aussi au « coeur » des hommes. L’essence de l’un est reconnue comme étant l’essence de l’autre. Ainsi, comme le dit Schopenhauer :

Dans cette double perspective, chacun se trouve être lui-même le monde tout entier, chacun est le microcosme et retrouve les deux faces de ce même monde, entières et inégales, en lui-même. Ce qu’il connaît ainsi comme son essence propre est cette même chose qui épuise l’essence du monde dans sa totalité, le macrocosme : celui-ci aussi est, comme celui-là, de part en part volonté et de part en part représentation, ne laissant, en dehors de lui, aucun reste résiduel[31].

Ce jeu de perspective entre le microcosme et le macrocosme nous renvoie encore à ce coeur en tant que chair, mais cette fois, en ce qu’il comporte de métaphysique, à titre de symbole et de synonyme de la volonté. Si l’on considère qu’en notre coeur réside aussi l’essence de tout ce qui existe et existera dans le monde, notre coeur apparaît dès lors immortel. Notre véritable moi se révèle impérissable puisque notre essence perdure à travers les autres phénomènes existants et perdurera à travers les autres phénomènes à venir, à travers les générations à venir. Le coeur représente ainsi l’essence propre à toute chose et qui survit à la mort[32]. Entre le noyau de la nature et le coeur des êtres humains, la différence ne relève pas de l’essence de l’un et de l’autre, puisqu’elle est commune, mais relève de la durée. Dans la nature (macrocosme), la volonté a l’éternité, chez l’individu (microcosme), elle a une durée limitée. Mais qu’importe la mort d’un être humain puisque, après tout, ce qu’il y a en son coeur existera pour l’éternité dans le monde, dans la nature.

Par ailleurs, c’est précisément cette capacité à reconnaître la volonté comme étant à la fois notre propre essence et celle de tous les autres phénomènes du monde qui ouvre la voie à la morale schopenhauerienne. En effet, celui qui saura se voir en l’autre, qui pourra se mettre à la place d’autrui et éprouver ses souffrances, celui-là témoignera de compassion. Et l’on dira de cette personne qu’elle a « bon coeur ».

IV. La bonté du coeur

C’est au paragraphe XX du texte intitulé Mémoire sur le fondement de la morale[33] que Schopenhauer lie spécifiquement le coeur à la bonté et donc, à la morale. D’emblée, la bonté du coeur renvoie à l’élément-clé et fondateur de l’éthique descriptive de Schopenhauer : la compassion[34], c’est-à-dire cette capacité de se représenter la souffrance d’un autre comme étant la sienne et de l’éprouver comme telle. Schopenhauer affirme que : « […] la bonté du coeur (Güte des Herzens) consiste en un profond sentiment de compassion universelle pour tout ce qui vit, mais en premier lieu pour l’homme […][35] ». Ainsi, aura bon coeur celui capable de compassion. Toutefois, cette capacité à témoigner d’une bonté du coeur ne relève pas d’un choix délibéré ni d’une réflexion ou d’un apprentissage moral. Il s’agit d’un état de fait : on a bon coeur ; on est égoïste ou on est méchant. En effet, en liant la compassion au coeur, Schopenhauer nous expose une fatalité morale du coeur puisque ce dernier renvoie au caractère subjectif d’un individu qui, lui, dépend de l’irritabilité du corps, à savoir la manière dont la volonté a de se manifester chez un individu particulier et, a fortiori, dans son corps.

Très clairement, Schopenhauer nous explique que les motifs altruistes viennent d’une impulsion (Antrieb) interne, liée au corps, c’est-à-dire à la réceptivité, aux excitations (irritabilité). Cette réceptivité dépend de la réaction spontanée et immédiate de la volonté telle qu’elle s’incarne dans le corps d’une manière particulière, individuelle. Il s’agit de la nature interne, d’une inclination, d’une singularité propre à chacun. C’est ce que Schopenhauer appelle le caractère. Ce dernier se révèle dans les actes isolés d’un individu particulier comme nature innée. C’est pourquoi Schopenhauer explique qu’on ne peut d’aucune façon changer cette tonalité fondamentale liée à la morale : elle dépend de la manière innée par laquelle la volonté se manifeste en soi, conformément à une nature primordiale et inchangeable. Soit on est bon, soit on ne l’est pas. Si on peut apprendre rationnellement à distinguer le bien du mal et ainsi savoir ce qu’il faut faire et ne pas faire pour témoigner de justice et de compassion (les deux vertus cardinales pour Schopenhauer), on ne peut jamais changer ce qui se trouve en soi, en son coeur[36]. Comme le dit clairement Schopenhauer : « La tête s’éclaire ; le coeur ne s’améliore pas[37] ». Ce qui motive la compassion dépend du caractère, de notre nature profonde et inexorable, c’est pourquoi on ne peut pas changer ce qu’il y a dans nos coeurs : « […] cela demanderait qu’on convertisse pour ainsi dire le coeur de quelqu’un à l’intérieur de son corps même, en bouleversant du tout au tout son tréfonds le plus intime[38] ». La bonté du coeur renvoie donc directement au coeur comme organe et c’est en ce sens que la pensée de Schopenhauer est originale : la conception schopenhauerienne de la bonté du coeur s’éloigne de l’aspect purement métaphorique du coeur comme symbole de la morale et nous replonge dans la chair et le sang. Cela s’explique par le fait que Schopenhauer tient à ce que sa métaphysique s’explique aussi toujours de manière physique. C’est pourquoi toute faculté intellectuelle ou morale doit pouvoir s’expliquer par une partie du corps. C’est ce qu’un passage des manuscrits nous révèle :

Parce que le corps <Leib> n’est que la face visible de la volonté et que l’intellect participe aussi de cet apparaître ; on devrait pouvoir trouver pour toute spécificité morale et intellectuelle d’un être humain une constitution particulière correspondante dans le cerveau ou dans le coeur, ou dans toute autre partie du corps, qui agirait comme la cause des actions découlant de cette spécificité[39].

Il apparaît ainsi clairement que c’est dans le coeur (et non dans la tête) que la morale puise sa source puisque c’est dans le corps inconscient que la tendance altruiste se manifeste d’abord comme impulsion, ou pas. La bonté dépend alors des singularités des manifestations de la volonté dans un corps. En elle-même, la volonté est amorale, elle veut en dépit du bien et du mal. Toutefois, dans ses manifestations particulières, plus précisément, dans les actes isolés d’un individu, on peut juger de son caractère. Il s’agit alors d’une manière spécifique qu’a la volonté de manifester son vouloir ou son non-vouloir chez un individu, et ce, en tant que la volonté est affectée dans le corps. C’est donc tant au sens métaphorique que physiologique qu’il faut entendre l’expression de « bonté du coeur » puisque c’est dans le coeur physique d’un individu que se manifeste d’emblée le caractère moral. Si le coeur est le siège de la bonté ou de la méchanceté, il est aussi à envisager comme ce qui renvoie aux sentiments.

V. Les affaires de coeur

Tout sentiment se présente chez Schopenhauer comme une affaire de coeur et non pas de tête. Il s’agit des mouvements et des états de la volonté telle que cette dernière se manifeste en nous dans son flux et reflux perpétuel de vouloir et de non-vouloir par le sens interne[40]. Ici, le coeur est surtout compris comme symbole et synonyme de la volonté. Schopenhauer nous dit que : « On assigne au coeur tout ce qui, dans son sens le plus large, est l’affaire de la volonté, comme le souhait, la passion, la joie, la douleur, la bonté, la méchanceté, et même ce que l’on a coutume de comprendre sous le terme d’“âme” <Gemüt> […][41] ». Ce qui est l’affaire de la volonté est tout ce qui vient l’agiter, l’exciter, l’intensifier et qui se traduira en soi comme sentiment. Le concept de sentiment chez Schopenhauer renvoie à toute forme d’affects, c’est-à-dire tout ce qui vient affecter la volonté et qui s’éprouve directement en soi comme plaisir ou déplaisir, comme satisfaction ou frustration, comme agréable ou désagréable. Toute forme de sentiment, qui inclut aussi les émotions, les passions et les sensations corporelles, n’est ni conceptuelle, ni abstraite[42]. Le sentiment est une forme d’intuition, voire de sensation, qui n’est pas encore entrée dans le champ des représentations abstraites. Il apparaît in concreto, directement en soi, comme objet de la conscience de soi[43]. Il désigne l’état dans lequel on s’éprouve et qui se donne directement à la conscience selon les mouvements de satisfaction ou d’insatisfaction de la volonté en soi. Par exemple, on se sent — en même temps qu’on se sait — triste ou joyeux, amoureux ou haineux, en proie à la colère ou à une grande compassion et tout cela dépend de la manière dont la volonté en soi est affectée. Même si ce qui affecte la volonté vient forcément d’une cause externe qui implique des facultés intellectuelles (vie animale), ce qui est affecté, c’est la volonté en tant qu’elle est incarnée dans notre corps, et derechef, dans la vie organique et ses fonctions végétatives ; notre coeur. C’est pourquoi le coeur compris comme symbole de la volonté dans l’explication des sentiments renvoie tout de même au coeur comme organe.

En citant Bichat, Schopenhauer tente de démontrer que : « […] les affects et les passions ont leur siège dans la vie organique, c’est-à-dire dans la vie cérébrale […][44] » ; et que : « La vie organique est le terme où aboutissent, et le centre d’où partent les passions[45] ». C’est donc toujours dans le corps que s’éprouvent les affects, mais aussi là où ils se manifestent. Chaque fois, les états de la volonté correspondent aussi à des perturbations organiques[46]. C’est ce qui explique, par exemple, que notre coeur s’emballe à la vue d’une personne que l’on désire, qu’il batte plus fort face au danger, ou encore, qu’une personne rougisse si elle est gênée ou furieuse. La vie organique reflète immédiatement l’état de nos humeurs, traduisant ainsi les mouvements de notre vouloir. Le coeur n’est pas le seul organe affecté par les mouvements de la volonté, mais il est certainement toujours impliqué dans l’expérience affective, et ce, bien avant que la tête n’ait pu comprendre ce qui se passe.

Associer les sentiments au coeur, c’est certainement pointer le corps, mais c’est aussi insister sur le côté pulsionnel, arationnel, inconscient, mais toujours immédiat et incessant de la volonté. C’est alors que l’opposition du coeur et de la tête apparaît plus nette et plus marquée. Au paragraphe 11 du Monde, Schopenhauer nous explique clairement que le sentiment s’oppose à la connaissance, à tout savoir. Même si, intuitivement, nous sommes conscients de quelque chose, cette chose n’est pas encore totalement entrée dans la représentation abstraite ; il ne s’agit ni d’un concept ni d’une connaissance. En clair, le sentiment appartient au sujet voulant et non pas au sujet connaissant. C’est dans le coeur que se trouve notre vie affective et non pas dans notre tête. Notre affectivité est d’ailleurs si puissante et si déterminante qu’il arrive qu’elle domine l’intellect, nous laissant alors apparaître comme des êtres de volonté beaucoup plus que de raison. Comme nous le dit Schopenhauer :

Commune est donc toute colère, toute joie démesurée, toute haine, toute crainte, bref, tout affect, c’est-à-dire tout mouvement de la volonté qui dans la conscience devient assez fort pour avoir le dessus sur la connaissance et faire apparaître l’homme plus comme un être voulant que comme un être connaissant[47].

C’est en ce sens que, chez Schopenhauer, le coeur « a ses raisons que la raison ne connaît point ». Lorsqu’une émotion vive nous emporte, il arrive que nous ne sachions même plus ce que nous disons, ni même ce que nous faisons[48]. La tête est paralysée, incapable de nous faire « entendre raison ». Mais il y a aussi des cas où ce que nous voulons, nous le souhaitons tellement fort que nous empêchons l’intellect d’agir correctement et falsifions sa fonction. Il arrive que, portés par des sentiments forts, nous altérions nos jugements. C’est le cas notamment de l’espoir, ce que Schopenhauer appelle aussi une « folie du coeur[49] » : le coeur force l’intellect à tenir pour vraisemblable ce qui, au contraire, nous apparaîtrait improbable si nous laissions l’intellect remplir correctement ses fonctions[50]. Il en va de même pour le scientifique qui voit partout des signes de validation de ses recherches omettant de voir tout ce qui viendrait les contredire. Qu’il s’agisse alors d’une paralysie (l’intellect ne peut pas agir) ou d’une distorsion de l’intellect (falsification des jugements), il arrive que les sentiments dominent et influencent nos jugements tout comme nos réflexions, et ce, de manière inconsciente. Comme le dit Schopenhauer dans un passage important du Nachlaß : « Notre intérêt, quel qu’il soit, exerce, tout comme nos désirs, un pouvoir secret sur notre jugement[51] ». Autrement dit, ce que notre volonté veut, préfère, attend ou souhaite, influence nos pensées, nos croyances et même notre mémoire[52]. Ce « pouvoir » dont parle Schopenhauer, c’est la volonté qui le détient et qui l’exerce sur l’intellect ; ce que la volonté veut et qui l’avantage, elle force l’intellect à le prendre pour vrai, probable, vraisemblable[53]. Cette force hégémonique de la volonté n’apparaît pas clairement à la conscience, puisque cette dernière est tronquée, altérée ou temporairement annulée. Il s’agit en quelque sorte d’une influence inconsciente ou « secrète » de la volonté sur l’intellect[54]. Et c’est bien parce que nous n’avons pas conscience de ces processus affectifs « secrets » qu’ils opèrent[55]. Sinon, nous ne serions jamais aveuglés par l’amour ou par l’optimisme. Ce n’est qu’après coup, une fois l’émotion dissipée (que la volonté s’est calmée), que l’intellect nous permet de connaître la vérité, de voir la réalité, bref, de comprendre ce qui se passe ou ce qui s’est véritablement passé. Lorsque nous « retrouvons nos esprits », c’est toujours bien parce que nous les avions « perdus ». La suspension temporaire des fonctions de l’intellect, c’est précisément ce que Schopenhauer désigne par « le primat de la volonté sur l’intellect ». Nous sommes d’abord et avant tout des êtres de vouloir et non pas de connaissance ; des êtres de « coeur » plus que de « raison ».

Pour en venir à ce que Schopenhauer nomme plus spécifiquement les « affaires de coeur », l’amour romantique, il faut voir qu’il s’agit d’une illusion personnellement vécue au nom d’une génération future. Le sentiment amoureux rend aveugle au sens où il empêche la raison humaine de comprendre ce qui est véritablement en jeu. En effet, pour Schopenhauer, le sentiment amoureux n’est qu’une ruse de la volonté pour s’assurer la reproduction de l’espèce. C’est d’ailleurs pourquoi Schopenhauer préfère l’expression « amour sexuel » à « amour romantique ». Ce qui se cache derrière le sentiment amoureux n’est rien de moins qu’un instinct ou une pulsion de reproduction. Comme le dénote Schopenhauer :

Et si le commerce amoureux est appelé tout spécialement affaires de coeur [en français dans le texte], c’est parce que la pulsion sexuelle est le foyer de la volonté et que le choix qui en relève constitue la principale affaire du vouloir humain naturel […][56].

Si nous éprouvons sincèrement de l’amour pour une autre personne, et que c’est bien notre coeur que nous sentons s’emballer avec le désir amoureux, c’est toutefois la nature qui opère en nous, c’est-à-dire la volonté métaphysique du monde. Alors, que nous croyons poursuivre un bien personnel, il ne s’agit en fait, nous dit Schopenhauer, que du bien de l’espèce. Nous sommes alors littéralement trompés sur la nature du sentiment que nous éprouvons comme unique et personnel. Au lieu d’être un acteur, quelqu’un qui agit délibérément pour lui-même, nous ne sommes que les passeurs, les jouets passifs de la volonté de vivre à l’œuvre dans la nature. C’est en ce sens que le sentiment amoureux est différent des autres sentiments ; même s’il est personnellement vécu, il n’est pas spécialement « le nôtre », mais celui de tout être humain animé par cet instinct de reproduction. L’amour sexuel est un sentiment métaphysique au sens le plus strict du terme et il sert, à notre insu, l’unique but de la volonté, c’est-à-dire son affirmation éternelle dans des phénomènes singuliers. Et en cela résiderait le but ultime de la vie. Schopenhauer est radical à ce sujet :

La fin ultime de toute intrigue amoureuse, qu’elle soit jouée en brodequins ou en cothurnes, est réellement plus importante que toutes les autres fins de la vie humaine, et justifie par là cette profonde gravité avec laquelle tout un chacun la poursuit. Car ce qui s’y décide n’est rien de moins que la composition de la génération future[57].

Ainsi, les « affaires de coeur » revoient à l’instinct, à ce qu’il y a de pulsionnel en nous et non pas à ce qui est rationnel. Lorsqu’il s’agit des affects, l’intellect ne peut pas procéder correctement. Comme le dit Schopenhauer : « L’amour et la haine faussent entièrement notre jugement […][58] ». Dès lors, qu’il s’agisse de l’amour ou d’un affect d’une autre nature, c’est le coeur compris comme symbole de la volonté qui est en jeu et non pas la tête. Mais encore, c’est toujours le coeur comme organe qui est pointé, en tant qu’il incarne la volonté qui veut ou qui ne veut pas et qui nous pousse à réagir et à agir. Face à ce coeur la tête reste impuissante.

Conclusion : l’impossible dialogue du coeur et de la tête

Après avoir étudié le coeur sous diverses acceptions dans la philosophie de Schopenhauer, à savoir, et dans l’ordre, selon une perspective physiologique, existentielle, métaphysique, morale et affective, il semble clair que le concept de coeur, malgré ses charges symboliques, renvoie toujours au coeur comme organe à titre de volonté première incarnée en soi. Notre étude a aussi permis de mettre en lumière une part de l’influence inconsciente qu’exerce constamment la volonté de vivre sur nos actions conscientes. Mais jusqu’ici, une question demeure entière. En effet, même si Schopenhauer est clair sur la question du primat de la volonté sur l’intellect, et donc, du coeur sur la tête, une dernière question se pose : existe-t-il un moment où la tête et le coeur se rencontrent ? où ils entrent en dialogue ?

D’emblée, il serait tout à fait illusoire de parler d’un véritable dialogue intérieur chez Schopenhauer. Entre le coeur et la tête, c’est-à-dire entre la volonté et l’intellect, se trouve toujours un rapport de force, un jeu de pouvoir. Or, la relation qui peut s’établir entre le coeur et la tête relève essentiellement d’une dynamique physico-psychique. Elle se compose de tensions entre les manifestations inconscientes et les manifestations conscientes de la volonté qui relèvent toutes deux d’organes différents : le coeur et le cerveau. Pour la plupart, il s’agit davantage d’une lutte interne entre ces deux organes que d’un échange véritable. Le plus souvent, c’est la volonté qui l’emporte sur l’intellect[59], coûte que coûte, peu importe les coups bas, les tromperies, les illusions, la violence. La volonté, naturellement, fait de l’intellect son serviteur puisque c’est là l’ordre des choses. Toutefois, s’il arrive qu’un individu perce le mystère de la volonté, qu’il reconnaisse clairement et distinctement l’essence de la volonté et que cette dernière arrive à se connaître elle-même[60] en tant que chose en soi et essence de toute chose, là, et seulement là, la tête et le coeur pourront se rencontrer face à face, dans un duel dont l’issue ne pourra qu’être radicale : soit l’individu choisit d’affirmer délibérément la volonté qu’il incarne et vit, soit l’individu choisit de nier la volonté et mortifie sa propre essence.

L’autoconnaissance de la volonté, c’est-à-dire le moment où l’intellect arrive à nous faire voir, tel un miroir, la volonté dans son entièreté et non plus que dans ses phénomènes isolés, constitue un moment pivot dans la philosophie de Schopenhauer. Une fois que notre essence intime, comme l’essence de toute chose, se trouve complètement éclairée par l’intellect, deux options se présentent : « avancer en chœur » ou « aller à contrecoeur », — ce qui renvoie tragiquement à la célèbre question de cet Anglais si cher à Schopenhauer : To be or not to be ? La réponse à cette question constitue le seul moment de liberté pour l’être humain. Si nous n’avons pas choisi de vouloir parce que la volonté de vivre s’impose comme principe métaphysique dans le corps, lorsque la tête permet la connaissance de l’essence de nos rouages internes et de ceux du monde, il devient possible de choisir : affirmer ou nier la volonté[61]. Nous avons alors le choix de vivre en harmonie avec notre nature profonde, la volonté, ou de lui livrer une lutte sans merci jusqu’à la destruction.

Celui qui choisit d’affirmer la volonté souhaitera alors embrasser toutes les souffrances que la volonté aveugle et incessante le force à endurer au nom de la vie[62]. En ce sens, on pourrait prétendre que, littéralement, cette personne « écoute son coeur » puisqu’elle souhaite laisser libre cours à la volonté de vivre qui s’incarne en elle en tant qu’organe, pulsion, instinct et affect et choisit de succomber aux ruses de la volonté pour le maintien de la vie de l’individu et de l’espèce. C’est alors que tout de l’individu, sa tête comme son coeur, avancera à l’unisson dans la vie, vers la vie et pour la vie, mais au prix de souffrances perpétuelles.

Au contraire, celui qui, face à la révélation parfaite de la volonté de vivre, préfère l’abolition des souffrances incessantes à une vie de misère, celui-là pourra choisir de nier sa volonté, c’est-à-dire qu’il pourra consciemment choisir de réfréner les manifestations de la volonté en lui. La négation de la volonté est précisément la solution que Schopenhauer propose face à la douleur de vivre, face aux tourments de la vie humaine. D’abord, cette négation nous entraîne vers l’ascèse, vers un mode d’être où la volonté est contenue, réfrénée, puis anéantie[63]. Portée à son paroxysme, la négation de la volonté mène à la mort volontaire par la faim. Si cette négation peut se produire d’un coup, agissant comme un « quiétif [64] » qui fait que ce qui voulait en soi ne veut plus, la négation de la volonté relève généralement d’un processus de mortification de la volonté dont l’exercice exige une violence constante contre la volonté en soi pour taire tout vouloir[65]. C’est alors que la « tête » déclare la guerre au « coeur » puisque c’est la connaissance de la volonté qui permet la destruction de cette même volonté. Nier la volonté c’est donc retourner cette volonté contre elle-même jusque dans ses manifestations premières, involontaires et inconscientes et donc, aller consciemment contre le coeur qui bat sans relâche.

En somme, la rencontre du coeur et de la tête permet l’unique et l’ultime dialogue interne où tout est dévoilé. C’est à l’occasion de cette rencontre que tout se joue. Éclairé par la connaissance, l’individu doit trancher : écouter son coeur ou tenter de le détruire.