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En 2016, plus de 47,7 milliards de pages Web étaient référencées par Google et moins de 0,1 % de ces pages étaient traduites par des professionnels. GoogleTranslate, à lui seul, peut traduire au quotidien dix fois plus de mots que tous les traducteurs professionnels du monde. Ces chiffres surprenants, assénés en page 2, donnent le ton. Après deux décennies d’études de l’impact des progrès technologiques sur la traduction, l’intention de cette monographie est de dresser un portrait descriptif des pratiques actuelles et d’analyser leurs implications potentielles sur la traductologie et ses nombreuses sous-disciplines. Plus précisément, l’auteur s’intéresse aux traductions participatives (crowdsourcing) et collaboratives, y compris à la postédition de contenus traduits par GoogleTranslate. Il nous rappelle ensuite que, si toutes les paires de langues ne sont pas égales (puisque les machines ont besoin d’énormes corpus pour gagner en efficacité et que les bénévoles sont plus nombreux dans certaines communautés linguistiques), la traduction devient visiblement une pratique plus collaborative que jamais, d’où la nécessité de l’étude.

Le chapitre 1 s’arrête moins sur les définitions de la traduction participative (l’une des traductions de crowdsourcing, terme né en 2006) que sur ses composantes (p. 14) : les bénévoles, la tâche et le « donneur d’ouvrage » sont clairement définis ; les participants reçoivent une compensation connue à l’avance ; tout le processus s’opère en ligne après un appel à candidatures plus ou moins ouvert. Il est intéressant de noter que cette définition disqualifie Wikipédia, contrôlée par les utilisateurs et non par un « donneur d’ouvrage » (mais l’auteur n’exclut visiblement pas le fansubbing, ce qui paraît contre-intuitif). Jiménez-Crespo se tourne ensuite vers les diverses approches participatives et présente (trop rapidement peut-être) deux typologies, selon les tâches. Ces deux modèles ne sont, à prime abord, pas destinés aux traductologues, mais s’avèrent généralement acceptés par les chercheurs spécialisés en crowdsourcing, et Jiménez-Crespo les précise ici en tenant compte de la place de la traduction. Selon Estellés-Arolas et González-Ladrón-De-Guevara (2012) : résolution d’un problème (ce qui comprend une certaine compétition entre les bénévoles) ; collaboration de type brainstorming (GetSatisfaction) ; création collaborative de contenus (où s’inscrit la traduction) ; financement participatif (Kickstarter, GoFundMe) ; partage d’opinions (Goodreads, Yelp). Selon Brabham (2008, 2013) : découverte et gestion de savoirs ; recherche ; création supervisée par les pairs ; tâches partagées (dont la traduction). Ces deux typologies sont d’autant plus intéressantes que la définition du crowdsourcing n’est pas encore parfaitement établie, puisque les opportunités de collaboration et d’appel au public ne cessent de se développer, notamment sur Internet. Enfin, le reste du chapitre discute plus spécifiquement des particularités de la traduction participative.

Le chapitre 2 présente les différentes phases de la traduction participative : avant l’Internet, les débuts du Web (1980-1995), les débuts de la traduction participative (1995-2005), sa généralisation (2005-2010), puis sa monétisation (depuis 2010). Chaque époque est discutée en détail, avec des exemples à l’appui, et fournit un aperçu intéressant d’une tendance qui n’est, finalement, pas si récente qu’on pourrait le croire (la traduction de Wikipédia, par exemple, a débuté dès 2001).

Le chapitre 3 s’intéresse à plusieurs aspects. Pour débuter, l’auteur décrit en détail le déroulement des opérations traductives collaboratives et prend plusieurs exemples : Facebook ; Kiva et Trommons ; TED et Amara ; le fansubbing. Il se tourne ensuite vers la postédition en traduction participative puis vers le rôle de la motivation. Dans ce chapitre, si l’on a un peu l’impression de sauter du coq à l’âne, la lecture demeure intéressante en tout temps et plante le décor pour les chapitres suivants, qui reprennent souvent des éléments discutés ici afin de poursuivre la discussion sous un angle différent. Cela donne l’impression que les chapitres se répondent les uns aux autres et fait en sorte qu’une lecture linéaire (plutôt que de lire les chapitres au gré des envies) est conseillée, du moins pour les débutants dans le domaine.

Le chapitre 4 se concentre sur la traductologie cognitive (qui tente depuis plus de trente ans de savoir ce qu’il se passe dans le cerveau des traducteurs), et plus précisément sur les acteurs, les réseaux et les environnements de traduction. S’ensuit une discussion passionnante sur les différents facteurs qui influencent une traduction, professionnelle ou bénévole, puis sur la définition du professionnalisme (un traducteur bénévole jouit-il d’une expertise semblable à celle d’un professionnel ?) avant de conclure rapidement sur les implications des nouvelles découvertes sur la pratique et l’enseignement de la traduction.

Le chapitre 5 est en quelque sorte la suite logique du précédent et s’attelle à la question de la qualité des traductions participatives. Il débute sur un rappel fondamental : cette notion dépend profondément de chaque projet, selon des critères de temps et de ressources disponibles (notamment financières). Dans une seconde partie, l’auteur se tourne vers les différents aspects qui peuvent influencer la qualité, dont la connaissance préalable de théories de la traduction, la prise en compte du texte total comme unité d’évaluation, la nécessité de multiples étapes consécutives pour garantir l’atteinte du niveau attendu, etc. et discute quelques exemples de processus. La qualité est l’un des sujets les plus souvent débattus lorsqu’il est question de traduction non professionnelle et ce chapitre, l’un des plus longs de l’ouvrage, dresse un portrait juste, et novateur par certains aspects, de la situation.

Le chapitre 6 s’intéresse aux perspectives textuelles, discursives et linguistiques. Si le chapitre apporte tout de même certains éléments à la discussion, c’est aussi le plus prévisible, puisqu’il aborde la question de la définition d’un texte, de sa segmentation et de la localisation, mais il confronte traductions « conventionnelle » et participative selon ces différents aspects.

Le chapitre 7, qui porte sur le fansubbing, est légèrement différent des autres en ce qu’il cherche à démontrer en quoi la présence de traducteurs bénévoles sur le marché a fait évoluer les normes en vigueur dans l’industrie audiovisuelle. Plus précisément, le chapitre parle d’une exotisation des sous-titres (plutôt que de leur domestication), de la créativité des traductions et du positionnement du texte (y compris parfois par l’ajout de commentaires), des omissions et ajouts, des registres plus vulgaires et des standards de qualité. Tout comme les autres chapitres, il offre un aperçu général des dernières recherches dans le domaine, mais l’absence relative d’interdisciplinarité le distingue des autres.

Le chapitre 8 reprend la formule (très efficace) des autres chapitres et se concentre sur l’intersection de la traduction participative et de la sociologie. Il commence par débroussailler le domaine de l’approche socioculturelle en traductologie, avant de chercher à répondre à deux questions : quelles raisons poussent des bénévoles à traduire (motivation) et quels sont les profils de ces personnes ? À cette fin, l’auteur a réalisé une méta-analyse d’études antérieures et fournit les résultats d’une manière très claire (pages 220 à 225).

Pour finir, le chapitre 9 se tourne vers la formation en traduction, sous l’influence de la traduction participative. En effet, force est de constater que la traduction bénévole est l’un des outils à la disposition des enseignants, notamment par le biais de stages (souvent non payés) proposés pour compléter la formation des futurs diplômés, en leur permettant de découvrir la réalité de la profession. L’auteur cherche donc à dresser une liste de pratiques selon leur utilité dans le développement des compétences traductologiques, notamment en tenant compte de l’encadrement disponible. Ce chapitre vaut, à lui seul, le détour pour tout enseignant en traduction en quête de nouveaux modèles d’éducation expérientielle.

Avec seulement dix pages, le chapitre 10, intitulé « Conclusions » est le plus court, mais porte sur l’impact de la traduction participative sur la profession et sur la traductologie, en une tentative de prévoir ce que nous réservent les années à venir.

Notons pour terminer que l’introduction et les 35 pages de références sont un atout précieux pour toute personne qui commencerait à s’intéresser au sujet, tout autant que la clarté de l’écriture. La qualité des discussions et les nombreux sujets abordés retiendront, quant à eux, l’attention des lecteurs et lectrices plus expérimentés. Jiménez-Crespo se spécialise depuis longtemps dans la traduction collaborative, la traduction web et la localisation, entre autres, et il signe ici un ouvrage aussi facile d’accès que riche en contenu. Vous l’aurez compris, ce livre est assurément un incontournable.