Corps de l’article

1. Introduction

Dans une étude précédente (Defacq 2017), nous avions tenté de mettre un peu d’ordre dans la manière dont le livret[1] anglo-américain était accueilli en France. Notre réflexion s’était uniquement basée sur le théâtre musical[2] produit pour la scène française, excluant ainsi le film musical. Au terme de notre contribution, nous avions mis en lumière l’existence de trois stratégies de traduction : l’adaptation complète, l’adaptation partielle et la non-adaptation. Même si notre analyse se voulait générale, nous avions toutefois constaté que l’adaptation complète du livret, c’est-à-dire l’adaptation du texte source dans une langue seconde, se révélait être la tendance principale. Il convient ici de préciser que le terme adaptation l’emporte haut la main sur celui de traduction quand il s’agit de théâtre musical. Puisque le livret mélange dialogue, musique et chansons destinés à la création scénique et musicale, ce qui implique une compréhension immédiate « où aucun retour en arrière n’est possible » (Seide 1982 : 60), l’adaptateur scénique doit prendre le risque de s’écarter du livret original afin d’obtenir un texte cible efficace en termes de compréhensibilité, de chantabilité et de jouabilité. À ce propos, Johan Franzon (2005 : 265) affirme sans ambages : « In song translation, adaptation may well be the only possible choice. » Il faut produire une traduction qui s’adapte à la musique, sonne bien et reste proche du sens initial, c’est-à-dire qu’elle transmette des effets comparables. Comme l’indique Nicolas Engel, réalisateur, scénariste et adaptateur scénique : « Mon travail consiste à retrouver le souffle de la chanson et à amener les spectateurs vers une émotion similaire » (communication personnelle). Il reproduit ainsi l’ensemble tout en maintenant la forme de l’original et en l’installant sur une base musicale préexistante.

Depuis des années maintenant, la traduction chantable attire l’intérêt des chercheurs. Peter Newark (1993 : 21) se méfiait déjà de ce mode de traduction en précisant : « Sung words are the least translatable of all words. » Si nous partons de l’idée que traduire des paroles n’est qu’une affaire de fidélité et d’équivalence, ce serait fort méconnaître la véritable nature de la tâche. L’adaptateur de chansons doit effectivement rendre des mots, mais il doit aussi et surtout prendre en compte un nombre considérable de paramètres musicaux et linguistiques, tels que les sons, les rythmes, la durée des notes, la tonalité et la prosodie (cf. Gorlée 2005 ; Susam-Sarajeva 2008 ; Apter et Herman 2016). Tout cela est déterminant dans la mise en musique des paroles cibles.

Le présent article entend analyser le sous-titrage et l’adaptation scénique des chansons d’une pièce de théâtre musical afin de mettre en lumière comment les contraintes techniques imposées à ces deux modes de traduction affectent les choix du sous-titreur et de l’adaptateur scénique, en particulier sur les plans syllabique et rimique. En somme, comment les syllabes et les rimes, deux soucis majeurs qui guettent le sous-titreur et l’adaptateur scénique, et pourtant si importants pour le dynamisme des chansons, sont-elles modifiées lorsqu’elles sont présentées au moyen de deux techniques différentes ? Pour entreprendre une telle étude, nous nous intéresserons à The Wizard of Oz, et plus particulièrement aux chansons présentes conjointement dans le film de Victor Fleming[3] en 1939 et la pièce de théâtre musical d’Andrew Lloyd Webber et de Tim Rice en 2011. Nous introduirons d’abord les techniques traductives comme le doublage et le surtitrage, ce qui nous amènera à aborder quelques réflexions théoriques sur la traduction chantable. Puis, nous nous pencherons sur notre corpus.

2. Méthodes de traduction audiovisuelles et scéniques

2.1 Doublage, sous-titrage et surtitrage

La traduction audiovisuelle (TAV) est un terrain d’investigation privilégié des théoriciens de la traduction. Depuis que la Warner a donné naissance au cinéma parlant en 1927, les techniques de traduction qui lui sont associées n’ont cessé d’évoluer. Yves Gambier (2004 : 5) explique que la TAV est « une traduction sélective avec adaptation, compensation [et] reformulation. » Avant d’en arriver à une telle remarque, nous trouvions une multitude d’attitudes face à la TAV, que les chercheurs avaient tendance à limiter au doublage et au sous-titrage. En 1939, Jean Renoir considérait « le doublage comme une monstruosité, comme une espèce de défi aux lois humaines et divines » (cité dans Martin 1984 : 100). Quant à Thomas Rowe, il doutait de la scientificité de ce type de traduction et s’insurgeait contre cette pratique : « The activity is a bastard offshoot of phonetics and has nothing to do with translation » (Rowe 1990 : 117). Le sous-titrage n’est pas non plus épargné, puisque le traducteur Alan Wildblood (2001 : 21) affirme catégoriquement : « le sous-titre n’est pas une traduction[4]. » Cette attitude pessimiste est certainement justifiée par la singularité de la TAV. En effet, si le traducteur essaye d’appliquer les procédés de traductions usuels à ce média, il découvrira que les difficultés fondamentales comme les images, les sons et les paroles vont le freiner dans sa tâche. Jorge Díaz Cintas et Aline Remael (2007) se sont ainsi intéressés à ce problème et ont énuméré plusieurs stratégies (la réduction textuelle, la condensation, la reformulation et l’omission) permettant de passer d’une langue orale à une langue écrite.

Parmi les douze modes de traduction recensés par Gambier (2004), seuls trois nous intéressent : le doublage, le sous-titrage interlinguistique (open caption) et le surtitrage (traduction d’oeuvres théâtrales ou lyriques). Nous les confrontons à l’adaptation scénique, que nous prenons ici au sens strict et au sens large : au sens strict, il s’agit de la transposition d’une oeuvre écrite à l’écran ; au sens large, elle correspond au passage d’une langue source à une langue cible. Dès lors, chacune des quatre techniques choisies pose des problèmes différents. Par exemple, le doubleur doit tenir compte du « synchronisme des lèvres » (Le Nouvel 2007 : 19). L’adaptateur scénique doit considérer les informations paralinguistiques telles que la gestuelle, les expressions et la musique. Nous développerons ce dernier point ultérieurement. Quant au sous-titreur et au surtitreur, ils doivent prendre en compte la longueur des phrases, pour ensuite les inscrire au bas de l’écran, pour l’un, ou au-dessus de la scène, pour l’autre. Précisons toutefois que des différences subsistent. Le sous-titreur doit respecter « un temps d’affichage de 6 secondes au maximum [pour] un sous-titre complet de deux lignes constitué [sic] de 14-16 mots » (Franzelli 2013 : 68) ; il ne dispose pas de son écran et doit insérer sa traduction sur une image, soit après la production visuelle. Le surtitreur, pour sa part, utilise « au maximum deux lignes, limitées chacune à 45 caractères » (Syssau 2020 : 91) ; il possède son écran et assiste aux répétitions afin d’ajuster son texte en fonction de ce qui se déroule sur scène. Le surtitreur de Homenaje a los malditos[5], Bruno Péran (2010 : 70) note justement : « Le surtitrage ne doit pas traduire le texte destiné à la mise en scène, mais plutôt le texte issu de la mise en scène, résultat des interprétations combinées des différents agents de la création que sont le metteur en scène et les comédiens. » Par cette remarque, il rappelle que traduire pour la scène implique similairement de réécrire les dialogues et les chansons afin de servir au mieux la scène.

2.2 Traduction chantable

Le deuxième volet de notre réflexion concerne l’étude de la traduction des chansons. Jusqu’à présent, les chercheurs s’intéressaient plus volontiers à l’opéra, délaissant par conséquent le théâtre musical. Or, cette tendance s’est amplement inversée et les écrits dans le domaine se sont accrus. Un article éloquent nous vient de Franzon (2008 : 376), qui distingue cinq choix de traduction :

  1. leaving the song untranslated ;

  2. translating the lyrics but not taking the music into account ;

  3. writing new lyrics to the original music with no overt relation to the original lyrics ;

  4. translating the lyrics and adapting the music accordingly […] ;

  5. adapting the translation to the original music.

Bien que ces options semblent être disponibles à l’adaptateur scénique, ce sont en réalité les directives de la production qui l’amèneront à opérer telle ou telle stratégie. Citons, à titre d’illustration, Grease (1972)[6] de Jim Jacobs et Warren Casey. Son adaptation française[7], réalisée en 2008 par l’auteur-adaptateur Stéphane Laporte, s’appuie sur deux stratégies : d’une part, la préservation de tubes cultes (You’re The One That I Want) pour permettre aux Français de fredonner les chansons qu’ils (re)connaissent ; d’autre part, l’adaptation de quelques chansons (We Go Together) afin de faire avancer l’action. En effet, Cohen et Rosenhaus (2006 : 63) affirment : « Good theater songs move the show and its characters in their journeys. » À n’en pas douter, les chansons sont des éléments dramaturgiques incontournables, et si Laporte s’aventure à les adapter, ce n’est pas par orgueil, mais en raison de l’exigence des producteurs. Il se souvient : « C’était une demande expresse des producteurs qui voulaient laisser en anglais les tubes de la partition d’origine. (J’ai eu quelques regrets, mais en fin de compte pas tant que ça) » (communication personnelle). Ses explications attestent du pouvoir de décision du metteur en scène. De ce fait, parmi les cinq options citées par Franzon, il faut reconnaître que la dernière se présente comme la plus régulière.

Il est important de préciser que le concept d’adaptation renferme une certaine particularité. Le livret cible peut découler du travail d’un seul adaptateur scénique, comme Chicago (1975)[8] adapté en 2018 par Nicolas Engel[9], ou d’une équipe, comme Barnum (1980)[10] adapté en 1993 par Jacques Collard (dialogue) et Charles Level (paroles)[11]. Cette collaboration démontre que l’adaptateur scénique n’est pas comme « un remplaçant ou un représentant de l’auteur mais comme [un] membre d’une équipe de création, à l’oeuvre aux côtés des autres membres de la compagnie, tout au long du processus de production » (Gregory 2010 : 9). La coopération peut aussi se faire au sein du dialogue ou des paroles. Les chansons de Cats (1981)[12], pour ne donner qu’un exemple, ont été rendues en français par l’adaptateur scénique Ludovic-Alexandre Vidal et le metteur en scène et auteur Nicolas Nebot en 2015[13]. Écoutons ce dernier :

[p]our ma part je suis auteur et non traducteur. Quand je fais une adaptation, je suis un auteur avec un Harrap’s et non un traducteur avec un dictionnaire de rimes. Je viens de la chanson, d’où mon affinité pour les lyrics. Dans mon cas, quand je choisis de collaborer (ce qui n’est pas toujours le cas), c’est pour l’envie d’échanger avec un collègue. Cela peut être également pour des questions de planning car on travaille plus vite à deux que seul.

Communication personnelle

L’adaptation des paroles est une opération difficile en ce qu’elle requiert un savoir linguistique et musical, et donc une maîtrise de deux systèmes de signes. Partant de cette constatation, Low (2005 : 185) élabore le Pentathlon Approach : « A deliberate balancing of five different criteria – singability, sense, naturalness, rhythm and rhyme. This balancing should be central to the overall strategy and also a guide to microlevel decision-making. » En somme, l’adaptation dépendrait de l’équilibre entre ces cinq critères, qui ne se fait qu’au prix de sacrifices. Concrètement, l’adaptateur scénique peut abandonner les rimes pour se concentrer sur le sens. Il sélectionne ainsi les aspects qu’il suppose essentiels afin d’offrir des paroles respectant le plus fidèlement possible les intentions initiales. L’aspect intéressant du travail de Low (2017 : 80) est la mise en place de ce qu’il nomme une box of tricks à laquelle l’adaptateur scénique peut recourir :

  • modulation (for example the switch of perspective when you translate “Remember” as “Don’t forget !”) ;

  • compensation in place (inserting a detail in a different line […] because you couldn’t fit it in the same line) ;

  • generalisation (superordinate words, such as “birds” for “robins”) ;

  • particularisation (subordinate words, such as “toes” for “feet”) ;

  • near-synonyms (adjacent terms, such as “hares” for “rabbits”) ;

  • substitute metaphors ;

  • dilution (reducing the number of complexity of items) ;

  • repackaging ;

  • condensation ;

  • changing the kind of utterance.

Même si ces astuces présentent l’avantage de guider l’adaptateur scénique dans son travail, Low laisse de côté les éléments non verbaux acoustiques ou optiques que sont le décor, les déplacements, les gestes, la voix et les expressions faciales. Kaindl (2005) cherche à prendre en compte ces aspects et s’adosse alors au modèle d’analyse musicale de Philip Tagg. Celui-ci suggère une méthode d’analyse hermético-sémiologique :

The first methodological tool is a checklist of parameters of musical expression. […] In drastically abridged form (from Tagg 1979, pp. 68-70), the checklist includes :

  1. Aspects of time […].

  2. Melodic aspects […].

  3. Orchestrational aspects […].

  4. Aspects of tonality and texture […].

  5. Dynamic aspects […].

  6. Acoustical aspects […].

  7. Electromusical and mechanical aspects […].

Tagg 1982 : 47-48

Kaindl (2005 : 245-246) affirme : « [Tagg’s] approach can also serve as a starting point for a translation-relevant analysis. » Il est clair que la traduction chantable n’est pas qu’une simple recherche de mots, mais que c’est l’écriture d’un texte où chaque expression doit respecter les critères de prosodie et d’accentuation musicale. À ce propos, Laporte explique :

[l]’exigence rimique est cruciale. Bien souvent elle a été travaillée avec soin par le parolier d’origine pour refléter au mieux la pensée du personnage, et faire en sorte que la musique la sert parfaitement. Quant à la prosodie, elle est en général d’une importance majeure. La prosodie française est très limitée, en tout cas moins complexe que la prosodie anglaise. Donc je tente de “faire au mieux” afin que des mélodies typiquement anglo-saxonnes n’aient pas trop à souffrir d’un changement de langue.

Communication personnelle

Il s’agit ainsi, pour Laporte, de comprendre la manière dont la pièce de théâtre musical est construit pour arriver ensuite au même résultat en français. Il ajoute : « Il faut tenir compte des mots et de la culture pour que le spectateur de la langue cible reparte de la représentation avec plus ou moins le même vécu que celui de la langue originale » (communication personnelle). Là réside l’élément majeur de la traduction chantable que Franzon (2005 : 266) appelle format : « Formatting is what may transform a useless (literal) lyric translation into a singable and performable one. » Ici, l’auteur fait une distinction entre fidelity, soit la traduction littérale des paroles, et format, à savoir sa mise en scène. La visée du présent travail est de montrer que la production d’un théâtre musical rassemble plusieurs éléments multisémiotiques que l’adaptateur scénique doit impérativement prendre en compte.

Ce rapide panorama nous montre que les réflexions théoriques se croisent et se complètent. Toutes concourent à aider l’adaptateur scénique à trouver des solutions permettant d’obtenir des paroles qui : (1) s’assoient le plus naturellement possible sur une musique préexistante ; (2) transmettent des effets comparables ; et (3) s’intègrent sur scène.

3. Une pièce de théâtre musical mythique : The Wizard of Oz

The Wonderful Wizard of Oz est né sous la plume de Baum en 1900. Ce premier volet d’une série de treize volumes raconte les aventures de Dorothy, une fillette de douze ans qui vit au Kansas avec son oncle et sa tante. Un jour, une tornade avale sur son passage la maison, le chien et Dorothy, puis les envoie dans le merveilleux pays d’Oz. Dorothy voulant rentrer au Kansas, la sorcière du Nord, Glinda, lui conseille de parler au magicien. Sur son chemin, elle rencontre l’épouvantail, l’homme de fer et le lion, qui décident de l’accompagner. Ils veulent demander au magicien ce qui leur manque : un cerveau, un coeur et du courage, respectivement. Mais le magicien se révélera être un imposteur et ce sera finalement Glinda qui aidera Dorothy à rentrer chez elle.

Voici résumée l’histoire d’une oeuvre qui a suscité dès sa parution plusieurs adaptations dans la langue source. En 1902, Baum s’associe avec le compositeur Paul Tietjens pour offrir la première adaptation musicale. Bien que le titre éponyme reste inchangé, des différences entre le livre et la pièce de théâtre musical extravagant (musical extravaganza) subsistent. Baum (1904, cité dans Hearn 2000 : lviii) raconte avec regret : « The original story was practically ignored. […] The dialogue rehashed, the situations transposed, my Nebraska wizard made into an Irishman. […] Toto was replaced by a cow named Imogene. » En dépit de ces variantes textuelles, la pièce de théâtre musical rencontrera un beau succès au Hamlin’s Grand Opera House. D’autres adaptations musicales suivront, mais c’est la version de 2011 du compositeur Llyod Webber et du parolier Rice qui retient notre attention. Les deux auteurs ont conservé l’ossature du film de Fleming, qui avait lui aussi jeté son dévolu sur cette histoire en 1939. Le film offrira des chansons mémorables, avec des paroles d’Edgar Yipsel Harburg sur une musique composée par Harold Arlen.

4. Démarche d’analyse

Avant de commencer notre analyse des chansons, quelques remarques s’imposent. Premièrement, le terme adaptateur peut désigner les auteurs travaillant avec les deux techniques de traduction retenues, à savoir le sous-titrage et l’adaptation scénique. Dans les deux cas, ils doivent s’écarter du texte source afin de produire un texte compréhensible et efficace. Fréderic Génicot, sous-titreur et gérant de Babel Subtitling, remarque :

[l]e sous-titrage est au croisement du texte et de l’image, mais aussi de l’écrit et de l’oral. […] [Ce] n’est pas une traduction au sens strict. On ne parle ainsi pas de “traducteur” mais d’adaptateur. C’est condensé, résumé, mais pas trop non plus, car on recherche l’essence du message et l’on tente de conserver la manière dont il est prononcé. Le rôle de l’adaptateur est de donner l’essentiel du message dans un timing précis correspondant aux quelques secondes d’une réplique.[14]

Génicot met l’accent sur un aspect primordial du sous-titrage : sa lisibilité. Il faut effectivement « condenser [chaque phrase] pour ne garder que l’essentiel de l’information à transmettre » (Boiron et Syssau 2020 : 8). Le sous-titreur effectue d’abord un travail de traduction, c’est-à-dire qu’il prépare le texte de sous-titrage ; puis, il l’adapte au besoin. Brigitte Hansen, administratrice de la Société civile des auteurs multimédia (Scam), préfère « le terme d’“auteur” ou de “traducteur-adaptateur” pour qualifier [leur] profession » (cité dans Labrunie, 2020[15]). Ces termes siéent tout aussi bien à l’adaptateur de théâtre musical. Engel raconte :

[q]uand je travaille sur mes textes, j’ai vraiment le sentiment de bricoler un petit objet. Je n’arrête pas de barrer, de changer, de réécrire et de tout décaler lorsque je décide de mettre un mot sur une note particulière. C’est un travail d’une grande minutie puisque chaque terme est pensé pour répondre, le plus fidèlement possible, aux attentes des metteurs en scène et des chorégraphes. Sur Le Fantôme de l’Opéra, dès que j’avais une première version d’une chanson, je la jouais avec Dominique Trottein (directeur musical) et Véronique Bandelier (metteur en scène résident). Concrètement, nous prenions deux chanteurs et nous la testions au piano. C’est à ce moment-là qu’ils me disaient si tel son sur telle note ne fonctionnait pas ou si tel mot sur telle ligne mélodique était trop difficile, voire inchantable. Je le savais souvent moi-même, mais j’avais parfois besoin d’être avec eux pour mieux me rendre compte que ce que j’avais écrit n’était pas évident à chanter. Je retravaillais alors mon texte et j’écrivais autre chose.

Communication personnelle

Son explication s’adosse à celle de Genicot, puisqu’elle démontre que le sous-titrage comme l’adaptation scénique s’effectuent en deux temps : une traduction suivie d’une adaptation. Comme le terme adaptateur englobe le travail des deux auteurs, il convient de les différencier. Par commodité de lecture, nous utiliserons sous-titreur pour renvoyer à l’auteur du sous-titrage et adaptateur scénique pour celui de la pièce de théâtre musical.

Deuxièmement, la parution du sous-titrage et de l’adaptation ne s’étale théoriquement que sur un an, car nous prenons en considération le sous-titrage de 2013 et l’adaptation de 2014. La première version française du film musical sort en France en 1946 : les dialogues sont doublés et sous-titrés en français, tandis que les chansons sont préservées en anglais et sous-titrées en français. En 2013, le sous-titrage de 1946 est repris et complété par Warner Studios. C’est donc sur cette version que nous avons travaillé[16]. Troisièmement, l’adaptation française du livret de Llyod Webber et de Rice est signée Stéphane Laporte. C’est l’adaptateur scénique lui-même qui nous a gracieusement confié son livret. Quatrièmement, Llyod Webber et Rice ont gardé neuf chansons du film de Fleming (1939). Ils en ont écrites huit pour la scène, supprimées une et rédigées une à partir de la partition originale, pour un total de dix-sept chansons dans la pièce de théâtre musical de 2011[17]. Les chansons étudiées ici, au compte de neuf, sont présentes conjointement dans le sous-titrage et l’adaptation scénique.

Une dernière précision paraît nécessaire : les références aux textes seront désormais indiquées par la mention VO (version originale) pour le film ou la pièce de théâtre musical de 1939/2011, ST pour le sous-titrage de 1946/2013 et AS pour l’adaptation scénique de 2014. Nous utiliserons également l’abréviation LM pour lignes mélodiques. Quant aux neuf chansons, elles seront simplement numérotées selon leur ordre d’apparition dans The Wizard of Oz.

Après ces clarifications, nous rappelons notre problématique, laquelle envisage le sous-titrage et l’adaptation scénique comme deux méthodes de traduction qui affectent les dimensions métrique et musicale des paroles. En particulier, nous voulons mettre en évidence les choix faits par le sous-titreur et l’adaptateur scénique sur deux aspects techniques : d’une part, la question syllabique et, d’autre part, la distribution rimique.

Partant, nous nous sommes d’abord livrée à un comptage précis du nombre de syllabes dans les chansons originales et leurs versions françaises. Pour le sous-titrage, nous avons respecté les règles traditionnelles de diction du phonème /ə/ intérieur et final établies par Jean-Claude Milner et François Regnault (1987/2008 : 32-33). Pour l’adaptation scénique, nous avons travaillé avec la partition musicale en inscrivant sous chaque ligne mélodique les paroles françaises de Laporte. L’extrait ci-dessous illustre notre démarche :

Figure 1

LM 6 dans If I Only Had a Brain[18]

LM 6 dans If I Only Had a Brain18

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Grâce à ce travail minutieux, nous avons obtenu des statistiques que nous avons répertoriées dans des graphiques et des tableaux afin de pouvoir les comparer, les commenter et en tirer des conclusions. Nous avons ensuite mené une analyse grossière, mais rigoureuse, des rimes dans les neuf chansons étudiées, ainsi qu’en témoigne l’exemple suivant :

Figure 2

LM 1-6 dans If I Only Had a Brain

LM 1-6 dans If I Only Had a Brain

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Ces constatations brutes nous ont permis de mieux cerner le comportement stratégique du sous-titreur et de l’adaptateur scénique face à ce même problème prosodique.

5. Trois éléments d’analyse

5.1 Distribution syllabique

La question de l’adaptation du théâtre musical est complexifiée par le désaccord entre

les tenants du sens (sense) et les partisans du son (sound). […] Les partisans du sound argueront sans doute qu’une des particularités du texte d’opéra provient du fait que, quelle que soit la langue dans laquelle il est chanté – celle du public ou une quelconque langue originale –, le facteur compréhension intervient relativement peu.

Degott 2015 : 26

Pierre Degott rappelle la dialectique qui structure l’approche traductologique de la traduction des textes lyriques : faut-il rendre la forme ou le contenu ? Ainsi pouvons-nous, à la suite de Dinda L. Gorlée, mentionner la dichotomie suivante : « Logocentrism, a view defending the general dominance of the word in vocal music [and] musicocentrism […] expressed in its opposite » (Gorlée 2005 : 8). En somme, nous avons d’un côté ceux qui « s’arrêtent à la lettre [et de l’autre] ceux qui visent à l’esprit en passant par la lettre » (Ladmiral 2004 : 16). Cette manière d’aborder la traduction chantable nous paraît quelque peu simpliste, puisque l’un ne va pas réellement sans l’autre. Il est vrai que l’adaptateur scénique ne peut délaisser le sens au détriment du son, dans la mesure où la compréhensibilité des paroles est indispensable au déroulement de l’intrigue. Il ne peut pas non plus négliger le son au profit du sens, car le spectateur vient écouter de la musique et les émotions qu’elle cherche à transmettre. Eugene Nida (1964 : 177) évoque ainsi deux exigences que requiert la traduction d’oeuvres lyriques : « (1) A fixed length for each phrase, with precisely the right number of syllables, (2) the observation of syllabic prominent (the accented vowels or long syllables must match correspondingly emphasized notes in the music). » Le terme syllabic prominent renvoie à l’accent tonique et au burden : « The “weight” of a syllable that determines both the minimum time required to sing it and the relative time it requires in comparison with the syllables beside it » (Apter et Herman 2016 : 17). Outre la nécessité de produire un équivalent textuel de l’original, exercice problématique en soi, l’adaptateur scénique doit donc veiller à la métrique musicale, soit l’emplacement des temps forts et des temps faibles. Éric Taraud, scénariste et adaptateur de théâtre musical, explique concrètement la difficulté de cette entreprise :

[l]es accents forts musicaux doivent – de préférence – tomber sur les accents toniques de la langue. En français, nous n’avons pas vraiment d’accents (nous les mettons naturellement en fin de mot) ; en anglais ce sera toujours good MORning. En français, c’est donc un peu du cas par cas. On va mettre l’accent sur maiSON et c’est la meilleure solution. Parfois (en fonction de la mélodie) MAIson passe tout aussi bien. Les Anglais n’ont pas cette liberté ; ils n’ont pas non plus les e muets. La bohèME. Aznavour aurait pu écrire la BOhème avec exactement la même ligne mélodique. Mais dans ce cas, sans le e muet. Il ne l’a pas fait. Aujourd’hui, on ne fait pratiquement plus de e muet (jugé ringard) alors que les Anglais ont tant d’accents sur l’avant-dernière syllabe. C’est un casse-tête pour le traducteur car le e muet est vieillot mais l’accent sur l’avant-dernière syllabe est bizarre à l’oreille…

Communication personnelle

Son explication, tout en soulignant la singularité du e muet, nous rappelle que la traduction chantable est un exercice abscons. L’adaptateur scénique navigue entre harmonie sonore et lisibilité pour offrir un texte qui puisse reposer sur une musique originellement composée pour une autre langue. Alain Perroux, conseiller et dramaturge au Festival d’Aix-en-Provence, partage ce point de vue et avoue qu’il n’y a pas de « solution parfaite. Toute traduction chantable est une solution de compromis. On essaie juste de faire en sorte que ce compromis soit le moins mauvais possible » (communication personnelle).

De ce fait, le sous-titrage semble renfermer moins de contraintes que l’adaptation scénique puisqu’il n’y a pas lieu de se soucier des notes de musique. Comme le sous-titreur ne travaille pas avec la partition, il peut se libérer de la contrainte syllabique des paroles, en vertu des 35 frappes recommandées par ligne. Cette remarque suffit à montrer que les deux techniques traductives posent des problèmes différents de volume : la longueur des phrases pour l’une et l’exigence métrique pour l’autre.

Regardons la distribution syllabique dans la VO, le ST et l’AS :

Figure 3

Distribution syllabique

Distribution syllabique

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Ce graphique présente de manière synthétique le comportement du sous-titreur et de l’adaptateur scénique face aux syllabes : le sous-titreur réduit en moyenne le nombre de syllabes de 15 % par rapport à la VO, alors que l’adaptateur scénique en garde le même nombre. Cette constatation n’a rien de surprenant en soi, puisque le sous-titrage est confronté à la contrainte spatiale, tandis que l’adaptation scénique est soumise à la difficulté des notes de musique. Il est notoire d’avancer que l’ajout ou la suppression d’une note puisse introduire une appogiature, mais : « The immutability of the music is not sacrosanct. Six musical changes are usually deemed small enough to be permissible if done sparingly and with concern for aesthetic effect » (Apter et Herman 2016 : 17). Nonobstant, les changements musicaux sont rarement accordés et l’adaptateur scénique doit tout simplement trouver des subterfuges pour proposer un texte respectant la métrique de départ. Le passage qui suit fournit un exemple canonique de ce que nous avançons :

Figure 4

LM 1-4 et 78-79 dans Munchkinland

LM 1-4 et 78-79 dans Munchkinland

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Considérons en détail les paroles produites à la figure 2 :

Tableau 1

Mots, syllabes et caractères dans Munchkinland

Mots, syllabes et caractères dans Munchkinland

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Les données fournies nous amènent à dégager deux faits. Premièrement, l’équivalence syllabique entre la VO et l’AS est parfaite. Selon les besoins en syllabes, l’adaptateur scénique donne « une réalité syllabique, dans sa versification et dans sa musique » (Tuaillon 2008 : 29), au phonème /ə/ présent dans étoiLE. Il positionne effectivement une syllabe, en principe muette, sur la note de musique existante, le tout en prenant garde que la note en question puisse la supporter et ne pas heurter les oreilles des spectateurs. Puis, toujours dans l’AS, nous entendons souhaitent [swet], qui compte pour une syllabe. Ne disposant pas de la note nécessaire pour chanter les deux syllabes [suɛt], l’adaptateur scénique opte donc pour la chute du schwa final. Rappelons que « les règles d’effacement de schwa sont les mêmes dans la chanson et dans la conversation, mais alors que dans la conversation, certaines règles sont obligatoires et d’autres sont facultatives, dans la chanson, elles sont toutes facultatives » (Dell 1989 : 123). Cette particularité permet à Laporte d’utiliser à son avantage les règles d’effacement du schwa et, au passage, de respecter l’exigence métrique.

Deuxièmement, la réduction de mots est plus draconienne dans le ST que dans l’AS. En effet, la VO renferme un total de 51 mots graphiques, ce qui équivaut à 61 syllabes et 245 caractères. Dans l’AS, nous comptons 43 mots, pour 61 syllabes et 243 caractères, soit une diminution de 16 %. Le ST, pour sa part, n’en comporte pas plus que 26, pour un total de 38 syllabes et 143 caractères ; c’est donc une diminution de 49 %. Ces données montrent que le sous-titreur et l’adaptateur scénique se rencontrent ici sur un point : la nécessité de réduire ou de condenser les paroles de départ afin de répondre aux contraintes imposées, pour l’un, par l’écran et, pour l’autre, par la partition musicale. Ce serait toutefois une erreur de croire que la réduction quantitative des mots entraînerait impérativement un appauvrissement sémantique. Effectivement, dans les deux versions cibles, Glinda convie les Pitchouns à venir accueillir Dorothy, celle qui les a libérés de la sorcière. Le message est semblable, mais la manière de dire diffère.

Si le sous-titreur raccourcit considérablement les paroles de départ, il s’attache toutefois à respecter leur lisibilité et leur musicalité sonore. Regardons à nouveau les LM 1-4 (figure 5). Le sous-titreur abandonne les éléments jugés inutiles (the young lady et Kansas) pour laisser les images parler. Il ne calque pas la monorime de départ (are/star/far/star), mais choisit d’insérer une rime en [e] avec venez/accourez, puis une seconde en [aj] avec hommage/nuage. Au final, il fournit un équivalent textuel musical dont le spectateur a besoin pour apprécier et comprendre les paroles. De surcroît, « l’accès au sens est […] facilité par tous les procédés qui sont peut-être abusivement appelés la grammaire du film, comme le jeu des plans, les focalisations, les raccords dont la signification est tout à fait compréhensible pour tout spectateur averti » (Tomaszkiewicz 1993 : 266-67). Cette affirmation est à rapprocher de celle d’Ève Vayssière (2012 : 2), pour qui « le sous-titre dépend en grande partie de deux contextes : un contexte intrafilmique, c’est-à-dire à l’intérieur de l’oeuvre elle-même, et un contexte extrafilmique dans lequel le film s’insère. » Les informations contextuelles intrafilmiques, comme les dialogues, les images et le son, constituent dans ce cas « une somme d’informations qui autorisent une économie discursive » (Eng 2007 : 32). Dans le ST, donc, le sous-titreur omet les informations induites par les images pour laisser le spectateur écouter la musique.

Figure 5

LM 1-4 dans Munchkinland

LM 1-4 dans Munchkinland

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Les données et les exemples étudiés montrent les positions, à la fois différentes et symétriques, du sous-titreur et de l’adaptateur scénique vis-à-vis de la distribution syllabique des paroles. Si le sous-titreur et l’adaptateur scénique travaillent sur les mêmes lignes mélodiques, ils doivent prendre des décisions en fonction des contraintes induites par leur support cible : l’écran et la partition musicale. Le sous-titreur réduit le nombre de syllabes, tandis que l’adaptateur scénique garde ce même nombre et manipule les règles d’effacement du schwa afin de pouvoir respecter la métrique de départ. D’un point de vue comparatif, il nous semble que le sous-titreur a plus de marge de manoeuvre que l’adaptateur scénique puisqu’il ne doit pas prendre en compte la métrique initiale avec autant de rigueur. Il doit tout de même veiller à « la durée rationnelle maximum de l’effort visuel et cérébral que l’on peut demander au spectateur pour lire un sous-titre » (Laks 1957/2013 : 9). Ce paramètre d’ordre physiologique est effectivement un élément constitutif du sous-titrage car il oriente souvent le sous-titreur dans le redécoupage de ses phrases.

5.2 Sous-titres d’une et deux lignes

Sous-titrer s’avère complexe, car le travail d’adaptation ne peut se limiter qu’à la recherche de mots justes. Il doit également « répondre à des contraintes […] esthétiques (il ne doit pas être trop prégnant, s’écrire sur deux lignes maximum, et proposer des césures logiques) » (Boiron et Syssau 2020 : 8). Là résident les exigences intrinsèques du sous-titrage, ce qui nous amène à nous pencher sur la distribution des sous-titres dans le ST, résumée ci-dessous :

Tableau 2

Distribution des sous-titres

Distribution des sous-titres

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De toute évidence, le sous-titreur privilégie les sous-titres d’une ligne puisqu’ils représentent près de 67 % du nombre total. Par cette préférence, il a peut-être voulu :

(1) libérer l’image d’une entité qui suit « la règle de discrétion [consistant à] ne pas brouiller ce qui demeure pour tout cinéphile l’essentiel, la lecture filmique » (Becquemont 1996 : 146). À ce stade, il nous paraît bon de rappeler que le spectateur vient, au départ, voir un film et non lire une histoire. Mais, lorsque le sous-titrage lui est imposé, « chaque réplique devrait idéalement correspondre à un sous-titre. [Il] a tendance à vérifier la fiabilité des sous-titres par rapport aux répliques de VO, c’est pourquoi il s’attend à ce qu’à chaque changement de réplique, il y ait un changement de sous-titre » (Franzelli 2013 : 72). La synchronisation avec les plans et le son est essentielle. Par conséquent, le ST renferme plus de sous-titres que de lignes mélodiques, ainsi qu’en fait foi l’exemple suivant :

Figure 6

ST dans Over the Rainbow

ST dans Over the Rainbow

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Par un gros plan sur Dorothy, les 5 sous-titres courts coïncident avec les 2 lignes mélodiques de la chanson. Le rapport paroles/sous-titre est respecté car le sous-titreur multiplie intelligemment les sous-titres afin qu’ils apparaissent et disparaissent avec les phrases chantées.

(2) limiter le temps passé à lire les paroles. Il est vrai que : « When there is a high percentage of two-liners […] the viewer will have more to read » (Lomheim 1999 : 193). Comme les capacités de lecture du sous-titre diffèrent en fonction de chacun, nous ne retiendrons que la synthèse qu’offre Franzelli (2013 : 68) :

[l]e spectateur moyen (entre 14 et 65 ans) peut lire entre 150 et 180 mots à la minute, c’est-à-dire 2 ½ à 3 mots par seconde. Cela signifie qu’un sous-titre complet de deux lignes constitué [sic] de 14-16 mots peut rester à l’écran 5 ½ secondes ; à cela s’ajoute entre un ¼ et une ½ de [sic] seconde nécessaire pour le cerveau [sic] cerveau pour commencer à traiter le sous-titre, ce qui donne un temps d’affichage de 6 secondes au maximum. Ce délai ne devrait pas être dépassé car cela causerait la relecture automatique du sous-titre.

Franzelli (2013 : 68) précise aussi que, « pour éviter une relecture, le temps d’affichage peut être réduit si le texte est facile à lire d’un point de vue lexical et synthétique. » Une telle affirmation se conçoit bien. Et c’est probablement ces paramètres temporels qui ont amené le sous-titreur à privilégier les sous-titres d’une ligne. Mais si ces derniers aident à la compréhension des chansons, ils détournent aussi les spectateurs de la bande-son et des images car ils le contraignent à baisser tout le temps la tête.

À l’exigence syllabique s’ajoute une autre contingence comme la contrainte rimique, que Boiron et Syssau résument en ces termes : « Le sous-titrage des chansons est un cas particulier. Le rythme, le nombre de pieds sont importants pour les accompagner le mieux possible, mais il faut toujours privilégier le sens : on ne va pas le sacrifier pour faire une jolie rime » (2020 : 9). De cette remarque, nous viennent deux questions : est-ce que l’abandon de la rime, dans les sous-titres, est la tendance ? Est-ce que cette stratégie peut être également envisageable dans l’adaptation scénique ?

5.3 Distribution rimique

De manière générale, la préservation d’un équilibre entre la dimension sémiotique des paroles et la disposition des mots sur l’écran, pour l’un, et sur la partition, pour l’autre, est un souci majeur qui guette tous les adaptateurs de chansons. Outre la nécessité de devoir restituer le sens, ils doivent se préoccuper du problème phonologique qu’est la rime. Sur ce point, Taraud confesse : « Les rimes et le nombre de syllabes sont les deux éléments qui rendent ce travail si difficile » (communication personnelle). Il faut effectivement parvenir à écrire un texte sur une musique qui a été originellement composée pour une autre langue. Engel d’ailleurs nous dit très bien : « En français, on aurait souvent besoin de plus de syllabes et donc de plus de notes pour dire plus ou moins la même chose qu’en anglais. Mais on se rend vite compte qu’on ne pourra pas tout mettre. Donc on fait des choix ! » (communication personnelle). Le problème évoqué rejoint celui du sous-titreur car il doit lui aussi offrir une traduction respectant le principe d’intelligibilité faisant appel aux « capacités cognitives [du spectateur] » (Franzelli 2013 : 66). En somme, tous deux écrivent un texte compréhensible et musical.

Venons-en à un examen précis des rimes dans les chansons :

Figure 7

Distribution rimique

Distribution rimique

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Le graphique indique clairement une différence de traitement pour ce qui est des rimes entre le sous-titrage et l’adaptation scénique. Même si nous dénombrons un total de 75 rimes dans le ST et de 76 dans l’AS, nous remarquons que le sous-titreur et l’adaptateur scénique adoptent deux stratégies différentes. D’un côté, l’adaptateur scénique adopte une stratégie constante et régulière puisqu’il restitue les paroles en rimes. D’un autre côté, le sous-titreur louvoie entre l’ajout et la suppression rimique, mais sans qu’apparaisse réellement de stratégie générale de traduction. En effet, le cas par cas prédomine puisque la chanson 4, à titre d’illustration, subit une réduction rimique de 33 % tandis que la 2 se voit octroyer dix rimes supplémentaires, soit +48 %. Ces agencements rimiques sont certes regrettables, mais reflètent une façon d’aborder la traduction chantable. En effet, même si la rime est un moyen efficient de retrouver une musicalité contenue dans les paroles initiales, elle n’est cependant pas obligée de suivre le même modèle. Pour Low, cela ne fait aucun doute : « Song-translations do not always need as much rhyme as the source text » (2017 : 104). Le strict maintien rimique n’est donc pas obligatoire et l’adaptateur scénique peut s’en libérer afin de respecter d’autres critères plus techniques comme « la lisibilité psycholinguistique (readability) » (Gambier 2006 : 25).

L’exemple qui suit nous donne une bonne idée des deux positions du sous-titreur et de l’adaptateur scénique vis-à-vis de la rime :

Figure 8

LM 1-6 dans If I Only Had a Heart

LM 1-6 dans If I Only Had a Heart

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Les 6 lignes mélodiques se construisent sur un schéma tripartite faisant enchaîner des rimes plates féminines (kettle/mettle aux lignes 1 et 2) et des rimes croisées masculines (apart/heart aux lignes 3 et 6 ; presumin’/human aux lignes 4 et 5). Corrélativement, elles possèdent une métrique 8-7-6-7-8-7, soulignant un dynamisme rythmique que les croches viennent renforcer. Partant de ces observations, le sous-titreur se contente d’une seule rime en [ã] avec blanc/content aux lignes 1 et 2, tandis que l’adaptateur scénique s’attache à calquer la structure rimique de départ. Il remplace toutefois les deux rimes masculines des lignes 4 et 5 par des rimes féminines (pittoresque/presque). Ce changement, si léger soit-il, n’affecte pas l’aspect poétique des paroles. Selon nous, l’adaptation scénique a le mérite de transmettre des effets poétiques similaires au moyen d’autres rimes.

Il est tout aussi intéressant d’observer les différences textuelles entre le sous-titrage et l’adaptation scénique. Dans la VO, par exemple, un homme qui est une marmite vide devrait avoir du courage disparaît dans le ST pour laisser place à un bûcheron-en-fer-blanc qui devrait être heureux. Disparition également du sentiment d’anéantissement (I’m torn apart) que le je ne suis pas d’accord n’exprime pas. Le courage laisse alors sa place au bonheur. Dans l’AS, en revanche, l’adaptateur scénique utilise l’expression sortir de sa réserve afin d’évoquer l’idée de bravoure. Et il s’éloigne aussi du torn apart avec son souci majeur. Il décide toutefois de faire appel à l’adverbe en -eur [oeʁ] pour permettre la rime avec coeur, élément essentiel de cette chanson, le tout en l’installant sur la note blanche tenue. Le rendu de ces lignes mélodiques découle ainsi d’une modification sémantique afin de répondre à l’exigence rimique. « The making of singable translations is a very complex skopos because the target must fit the pre-existing music » (Low 2005 : 185). Si Laporte se livre à un travail de réécriture, ce n’est pas par pudeur, mais en raison de la perte rimique que la traduction littérale aurait pu provoquer.

Malgré ces variantes de traductions, les spectateurs apprennent, dans les deux cas, que le rêve le plus cher de l’homme en fer blanc est d’avoir un coeur. Le sous-titrage et l’adaptation scénique présentent bien le même message, mais la manière de le dire en est éloignée. En examinant ainsi les deux versions françaises des lignes mélodiques 1-6, nous remarquons que : (1) le sous-titreur délaisse la forme poétique des paroles au profit du contenu ; (2) l’adaptateur scénique préserve au mieux la structure rimique ; et (3) le sous-titreur et l’adaptateur scénique offrent un texte cible censé restituer le sens des paroles.

Un deuxième exemple nous permet d’explorer davantage ce fait. Il s’agit cette fois-ci de If I Only Had the Nerve :

Figure 9

LM 22-24 dans If I Only Had the Nerve

LM 22-24 dans If I Only Had the Nerve

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La subtilité de ces lignes se trouve dans le détournement phraséologique des trois comparaisons idiomatiques brave as a lion, gentle as a lamb et clever as a fox, pour créer un processus comparatif ludique et rimé dans lequel les trois acolytes de Dorothy s’imaginent être différents après avoir reçu du courage pour l’un, un coeur pour l’autre et un cerveau pour le dernier. Bien que la traduction littérale de ces comparaisons soit possible, elle ne permet pas la rime puisque blizzard/lizard/gizzard deviennent respectivement brouillard/lézard/gésier. Il apparaît donc que l’absence d’une rime, associée aux contraintes techniques imposées par l’écran et la partition musicale, amène le sous-titreur et l’adaptateur scénique à opérer des réagencements syntaxiques. En somme, ils doivent tordre la VO afin d’insérer un jeu comparatif ludique équivalent dans le ST et l’AS.

Regardons de plus près la LM 22 :

Figure 10

LM 22 dans If I Only Had the Nerve

LM 22 dans If I Only Had the Nerve

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Il va sans dire qu’un tel choix de traduction a du mal à s’insérer dans les deux supports cibles. En effet, même si le sens littéral est clair, il est difficile de soumettre les 42 caractères calculés au nombre de frappes recommandé, soit 35 ; et de condenser les 11 mesures obtenues sur une mesure à 7 temps. Et le tout en l’unifiant aux deux autres lignes par la rime. Mission impossible ! Dès lors, à la suite de ces problèmes de traduction à la fois métriques et mélodiques, le sous-titreur et l’adaptateur scénique s’accordent à reformuler les trois figures de style, mais par deux voies différentes. Dans le ST, le sous-titreur travaille la rime à l’échelle de distiques (guerre/ampère ; chien) et n’envisage donc pas les paroles dans leur ensemble. En effet, il multiplie les rimes au lieu de les unir. Cette recherche de sonorités l’a toutefois amené à utiliser des comparaisons peu courantes, voire surprenantes, comme intelligent comme ampère. Dans l’AS, en revanche, Laporte joue avec la rime /ov/. Il nous confie d’ailleurs : « C’est le mot fauve qui a dicté tous les autres. Au fur et à mesure, j’ai trouvé des rimes qui collaient au sens » (communication personnelle). Le lion se compare à un fauve, l’homme en fer blanc à une guimauve et l’épouvantail à une chauve-souris. La contrainte de la partition musicale oblige Laporte à modifier la tonalité. À nos yeux, l’adaptation scénique nous semble plus intéressante puisque Laporte obtient des décalques originaux qui respectent la base musicale, la prosodie et les effets recherchés par Harburg. Dans les deux cas, la restitution de ces paroles en rimes ne s’est pas faite sans sacrifices puisque le sens fut mis au second plan.

Si nous résumons, le sous-titreur opte pour la recherche de comparaisons cocasses sans respecter la stricte subtilité rimique de départ, tandis que l’adaptateur scénique cherche à les rattacher par la rime. Sans conteste, la tâche du sous-titreur et de l’adaptateur scénique ne se réduit pas à la simple recherche de termes, mais elle revient à prendre le risque de s’écarter de la VO en lui faisant subir des transformations afin d’obtenir des effets comparables. Cette prise de distance ne peut être perçue comme une trahison, mais comme une forme de fidélité par rapport au texte source puisque le sous-titreur et l’adaptateur scénique insufflent le désir des auteurs d’insérer des comparaisons ludiques. Du coup, la traduction chantable rime avec trouvaille, inventivité et précision. Mais c’est aussi, pour reprendre Kaindl, une affaire de « bricolage » :

[t]he term “bricolage” can be applied in relation to verbal, vocal and musical appropriation. In the process of translation a number of elements, including music, language, vocal style, instrumentation, but also values, ideology, culture, etc., are appropriated from the source culture and mixed with elements from the target culture. The translator in this sense becomes a “bricoleur” who chooses various components of the multiple text which he combines and connects in order to form a new unified, signifying system.

2005 : 242

Il faut ainsi offrir un texte qui soit compréhensible, lisible et qui ne requiert pas d’effort d’écoute particulier. Sans doute est-ce là, au demeurant, leur meilleure façon de créer des nouveaux rapports ludiques avec le spectateur francophone.

Le simple relevé des rimes nous amène à confirmer les deux positions différentes de sous-titreur et de l’adaptateur scénique vis-à-vis des paroles. Le sous-titreur n’hésite pas à délaisser la forme versifiée des lignes mélodiques au profit du sens alors que l’adaptateur scénique s’attache à trouver dans la langue cible les sonorités qui se rapprochent le plus de celles de la langue source. Dans le sous-titrage, le facteur poétique intervient donc relativement peu – ou à moindre degré, alors qu’il occupe une place fort importante dans l’adaptation. C’est effectivement une représentation scénique destinée à flatter les oreilles des spectateurs. La configuration des paroles se voit alors modifiée en fonction du support qui les accueille.

6. Conclusion

Nous voilà arrivés au terme de notre réflexion sur les chansons dans The Wizard of Oz. Même si notre étude ne consistait nullement à juger le sous-titrage et l’adaptation scénique, il n’en reste pas moins qu’elle nous a permis de mieux cerner la singularité et la complexité de la traduction chantable. À plusieurs reprises donc, nous avons tenté de démontrer que le sous-titreur et l’adaptateur scénique ne jouaient pas sur les mêmes plateformes et que les deux techniques étaient contraintes de manière particulière : le sous-titreur ne devait pas prendre en compte avec autant de rigueur que l’adaptateur scénique la partition musicale. Ce faisant, les critères métriques et prosodiques furent plus ou moins priorisés en fonction du support qui les accueillait. Le sous-titreur, par exemple, a amputé les lignes mélodiques en vertu du nombre de frappes recommandé par ligne ; il a supprimé ce qui n’ajoutait rien à la bonne compréhension des chansons, libérant par conséquent l’écran d’un texte parasite ; et il s’est éloigné de la structure rimique de départ en rajoutant ou supprimant à sa guise des rimes. Pour sa part, l’adaptateur scénique devait écrire un texte sur une musique qui fut originellement composée pour une autre langue, c’est-à-dire qu’il devait garder l’esprit des chansons sans trahir la pensée musicale du compositeur. Il a ainsi rusé avec les règles d’effacement ou de prononciation du schwa pour répondre au critère syllabique ; il a imité, dès que possible, la structure phonique de départ afin de respecter le paramètre rimique ; et il a cherché de nouvelles tonalités en vue de retrouver « l’élégance sonore [du] texte [de départ] » (Degott 2015 : 36). Au final, Laporte remplit ce que Jakobson appelle la fonction conative du langage, « celle qui vise le récepteur. […] La traduction se doit d’être avant tout “efficace”, le mot d’ordre étant de ne jamais “perdre” son public » (Sardin, 2004 : 33). Tous les moyens sont bons pour respecter les intentions des auteurs. À cet égard, Amélie Veille, autrice-compositrice-interprète, nous explique :

[l]a traduction chantable est un travail stimulant […], de grande minutie et d’une grande précision. Comme il faut que le spectateur comprenne tout du premier coup, il n’y a aucun intérêt à traduire du mot à mot et à garder toutes les rimes. L’idée c’est de garder l’esprit et de finir chaque phrase avec un mot qui sonne bien sur l’accent tonique.

Communication personnelle

Le rôle de l’adaptateur scénique, tel qu’il est décrit par Veille et que nous avons démontré dans cette étude, consisterait à s’écarter du sens pour en restituer l’essence. Afin d’atteindre cet objectif, le réagencement sémantique serait donc nécessaire, plaçant l’adaptation dans le prisme de la fidélité. Engel renchérit :

[j]e pense que nous obtenons indéniablement de mauvaises adaptations si nous voulons, ou si nous devons rester trop proche du texte de départ. Lorsque nous cherchons à être trop fidèle à l’original, il n’en reste parfois plus rien. Le texte ne respire plus et les émotions sont presque inexistantes. C’est donc à ce moment-là que nous le trahissons ! Dès lors, il vaut mieux s’éloigner franchement du livret de départ pour se rapprocher plus facilement du sens.

Communication personnelle

L’adaptateur scénique ne peut évidemment pas aller à sa guise, mais doit se plier aux contraintes induites par la scène et se conformer aux directives préalablement reçues par les producteurs originaux.

Après avoir parcouru les questions syllabiques et rimiques, notre prochaine étude devrait porter sur le sens. Il est vrai que notre réflexion ne rentrait pas dans le détail de l’adaptation des deux versions françaises et de leur comparaison avec l’original. Elle ouvre toutefois une discussion sur la manière dont les contraintes techniques du sous-titrage et de la scène musicale peuvent modifier la perception des paroles.